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Article de revue

Frictions sur la fiction

Danse française, 2000-2010

Pages 93 à 96

Notes

  • [1]
    Geisha Fontaine, Les Danses du temps. Recherches sur la notion de temps en danse contemporaine, Pantin, Centre National de la Danse, coll. « Recherches », 2004, p. 95.
  • [2]
    Tracey Warr et Amelia Jones, Le Corps de l’artiste, trad. de l’anglais par Denis Armand Canal, Paris, Phaidon, 2005, p. 13.
  • [3]
    Boris Charmatz et Isabelle Launay, Entretenir. À propos d’une danse contemporaine, Paris/Dijon, Centre national de la Danse/Les Presses du Réel, coll. « Parcours d’artistes », 2002, p. 101.
  • [4]
    Thierry Baë, Tout ceci (n’)est (pas) vrai, recréation 2009. Cette pièce pour six interprètes avait été créée au Centre Chorégraphique National d’Orléans en décembre 2003. Compagnie Traits de ciel, dirigée par Thierry et Marion Baë. Cf. <www.traitsdeciel.fr>.
  • [5]
    Thierry Baë, Journal d’inquiétude, création au festival Danse à Aix, Aix-en-Provence, en juillet 2005, et Thierry Baë a disparu, création au Centre Chorégraphique National d’Aix-en-Provence / Ballet Preljocaj, en janvier 2007.
  • [6]
    Yves-Noël Genod, La Descendance, créé pour le Sujet à Vif (Festival d’Avignon et la Société des auteurs et des compositeurs dramatiques, SACD), au Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph, Avignon, en juillet 2007.
  • [7]
    Domestic Flight de Christophe Haleb, créé au festival Instances, Espace des Arts, Scène Nationale de Châlon-sur-Saône, en novembre 2006. La Zouze, Compagnie Christophe Haleb, <www.lazouze.com>.
  • [8]
    Le P.A.R.D.I. (Plan d’Accompagnement à la Reconversion des Danseurs et Interprètes), Conception et interprétation : Agnès Pelletier, Pascal Rome, Compagnie Volubilis, 6 août 2008, Cour du Musée, Morlaix, dans le cadre du FAR festival organisé par Le Fourneau – Centre National des Arts de la Rue en Bretagne.
  • [9]
    Le P.A.R.D.I. (Plan d’Accompagnement à la Reconversion des Danseurs et Interprètes), Conception et interprétation : Agnès Pelletier, Pascal Rome, Compagnie Volubilis, 6 août 2008, Cour du Musée, Morlaix, dans le cadre du FAR festival organisé par Le Fourneau – Centre National des Arts de la Rue en Bretagne.
  • [10]
    Thomas Lebrun, Itinéraire d’un danseur grassouillet, création le 5 mars 2009 aux Subsistances à Lyon.
  • [11]
    Thomas Lebrun, Switch, création le 10 avril 2007 à Danse à Lille / CDC Roubaix.
  • [12]
    Il n’est pas possible d’être exhaustif et de citer tous les auteurs qui recourent aujourd’hui à ces procédés fictionnels. Certains, comme Anna Ventura, peuvent s’y aventurer indirectement (cf. son film Herida Superficial produit en 2007 à partir d’une performance réalisée en 2006) et d’autres plus directement tel Andrea Sitter avec UIAR, Une intense action restructurante (2007) ou La Reine s’ennuie (2005). Pour ces deux chorégraphes, l’enjeu n’est pas de créer une fiction, seulement de s’appuyer sur des situations fictionnelles… Mais on s’accordera que la nuance est légère !
  • [13]
    Ainsi peut-on citer le célèbre Bye Bye Belgium diffusé le 13 décembre 2006 par la RTBF. Mais l’on pourrait aussi penser au film de Laurent Cantet, Entre les murs, Palme d’Or à Cannes en 2008.

1Ce fut presque un dogme, le catéchisme, la doxa, il fallait être. Vrai, tangible, existant. Dix ans de danse contemporaine où le plateau fut le terrain d’un « être-là » heideggérien implacable. Sous la double influence des performances des plasticiens et des recherches d’une partie de la Judson Church, redécouverte au cours des années 1990, les chorégraphes européens de la dernière décennie du XXe siècle avaient refusé que la scène exprimât autre chose que ce qui s’y déroulait. Il est intéressant de se pencher sur les principes esthétiques de ce qui a été qualifié de Danse plasticienne, Danse conceptuelle ou Non-danse, ce dernier qualificatif, sans être le plus précis, étant celui qui fit florès. Il convient de retenir à quel point cette période a marqué l’éloignement l’une par rapport à l’autre de la danse et de la théâtralité. En se référant au mouvement Fluxus, au Body art et aux grandes figures de la performance comme Marina Abramović, les chorégraphes ont revendiqué la rupture avec les formes précédentes. « Le point commun entre ces nouveaux chorégraphes est bien la remise en cause de la composition chorégraphique et de ses référents, qu’ils considèrent comme des règles formelles arbitraires transformées en invariants » [1], explique la chorégraphe et théoricienne Geisha Fontaine. Le point crucial de cette remise en cause tient dans la fonction accordée au danseur, qui n’incarne désormais rien d’autre que lui-même. Il est un corps et le propos même de la pièce chorégraphique. Il se pense lui-même dans la danse, à l’instar de ce que feront certains plasticiens dont une critique écrivait qu’ils « ont voulu démontrer que le corps possède un langage et que ce langage du corps – comme d’autres systèmes sémantiques – n’est pas figé. Comparé au langage verbal ou au symbolisme visuel, le comportement du corps peut dire – volontairement ou non – beaucoup de choses » [2]. Aux danseurs interprétant un rôle, les chorégraphes vont préférer celui capable d’une présence, et faire montre parfois de violence vis-à-vis des formes théâtralisées. L’une des figures de la Danse conceptuelle, Boris Charmatz, écrit :

« Trop de rôles sexués et convenus sont joués, dans la vie comme sur scène, rôles parfois d’homme ou de femme, d’homosexuel ou d’hétérosexuel, qui parfois ne correspondent même pas à une envie de défendre quelque chose de spécifique. On est pris d’une espèce d’écœurement face à ces représentations chorégraphiques du couple qui apparaissent de manière obnubilante sur les scènes. Ces images d’hommes et de femmes, enfermés dans des fonctions irréversibles, s’enlaçant, surjouant et rejouant leur drame psychologique – déchirure, étreintes, retrouvailles, nouvelle séparation –, entérinent des modèles qui ne s’adressent qu’au sens commun. De ce fait, elles explorent très peu ce que peut un corps. » [3]
Il fallait donc un corps présenté comme tel, vrai, tangible. Avancer ne fût-ce que l’idée de la fiction revenait à occulter le corps derrière le costume – au sens propre – du rôle. Outre que cette recherche a conduit à force débats, sur la nudité en danse par exemple, elle supposait aussi un refus complet de l’illusion scénique et du rôle, ce qui revenait à bannir toute fiction de l’univers chorégraphique.

Nouvelles silhouettes narratives

2Pourtant, Tout ceci (n’)est (pas) vrai de Thierry Baë (2003, recréé en 2009 [4]), alternance de films et de scènes jouées, de danses et de conférences outrées, empruntant l’atmosphère blanche et chic des pièces conceptuelles, présente la danse de santé de Jules Amédée ou les danses retrouvées de Dora Valès. La fiction affirmée dans le titre ment, évidemment, tant ces deux figures présentées comme historiques ne le sont pas du tout et tant ce joyeux fatras où clochent les petits détails ne cherche guère à faire croire en sa valeur documentaire. Ce petit bijou de drôlerie de Thierry Baë fait suite à deux opus particulièrement remarqués du même chorégraphe, Journal d’inquiétude (2005) et Thierry Baë a disparu (2007) [5] qui procédaient d’une grinçante et débridée auto-fiction. Or dans auto-fiction, il faut entendre fiction… Et voilà le retour du rôle… Même tendance chez Yves-Noël Genod qui, pour La Descendance (2007) [6], s’est fait inventer une biographie par un auteur – Hélèna Villovitch –, sachant que la teneur de ce texte n’avait d’autre dessein que de servir de prétexte. Puis il se fait entourer d’une comédienne excessive, d’un enfant cabotin, et déverse sur le plateau un prie-dieu, un revolver, des courgettes, du champagne, une épée de chevalier, une perruque, et d’autres objets encore bien moins courants. Le tout pour souligner quelques travers du discours culturel à la mode. Les outils d’une auto-fiction sont présents et l’on note la réapparition d’un rôle. Il y aurait sans doute des correspondances à chercher entre cette tendance et certaines pratiques littéraires contemporaines.

3Mais le retour du rôle dans les démarches chorégraphiques contemporaines ne se limite pas à cette construction imaginaire de soi-même. Délirant, outré, transgenre tendance queer, Domestic Flight (2006) de Christophe Haleb [7] débouche sur un délire d’objets brandis et agencés en tous sens, dans le plus pur style conceptuel. Tout ceci dans le cadre d’une conférence aussi docte que documentée d’un soi-disant spécialiste universitaire américain présentant sa communication avec un aplomb inénarrable. Rôle endossé par un interprète remarquable au demeurant, et qui laisse à penser que la création de rôle ne se limite pas à la seule auto-fiction. Christophe Haleb est d’ailleurs coutumier de ces inventions fictionnelles autant que délirantes, dont témoignent aussi Résidence secondaire (2005), exposé déambulatoire traitant dans un capharnaüm réjouissant de la thématique de l’habitation, ou encore son projet photo-chorégraphique, Evelyne House of Shame (2008) [8], qui cherche à suggérer des fictions sensuelles dans des architectures désuètes, ou du moins décalées.

4Dans la même veine, on pourrait également citer Agnès Pelletier et son P.A.R.D.I. (Plan d’Accompagnement à la Reconversion des Danseurs et Interprètes)[9], ou les étonnantes propositions de Thomas Lebrun. Ce dernier peut ainsi proposer des rôles improbables de nutritionniste névrosée, de « danseur bien foutu anonyme » et de critique crypto-dépressif dans son Itinéraire d’un danseur grassouillet (2009) [10], ces silhouettes intervenant sous une forme qui emprunte encore à la théâtralité. Mais le même chorégraphe, dans un registre beaucoup plus chorégraphiquement écrit, dans Switch (2007) [11] par exemple, travaille sur la diffraction de l’identité. Les interprètes y endossent l’identité du chorégraphe en portant son masque, ce qui est une belle référence à la notion de rôle [12]

5On pourrait multiplier les exemples, parmi les plus jeunes des créateurs contemporains, de pièces chorégraphiques qui s’éloignent de la doxa anti-fiction de la danse plasticienne. Ce n’est peut-être pas encore un mouvement, néanmoins, c’est une tendance. Il n’est plus tant question de vérité auscultée au cœur du corps, que d’un mentir vrai, et en cela on peut sans doute parler d’un retour à une certaine théâtralité.

6Néanmoins, les leçons de la danse plasticienne n’ont pas été complètement oubliées. Si les chorégraphes cités redécouvrent le charme du simulacre, lequel n’a plus le pouvoir d’étonner, au moins depuis Aristote, ils n’en reviennent pas pour autant à de simples formes fictionnelles. Les situations sont élaborées en jouant sur des ambiguïtés de formes, en empruntant, par exemple, l’apparence de conférences qui se nourrissent ensuite de matériaux beaucoup plus dansés. Il ne s’agit plus de raconter une situation fictionnelle, mais de s’y glisser, de la faire exister sur le plateau puis de partir de cette réalité pour que les rôles soient présents. Ces exemples témoignent plutôt d’une persistance de la méfiance vis-à-vis des formes narratives. Cette forme nouvellement investie de théâtralité est dégagée de réelle action, réduisant la fable à un postulat et les protagonistes à des rôles flottants… On peut penser que le développement du docudrame ou docu-fiction qui marque l’univers cinématographique et télévisuel depuis quelques années [13] n’est pas sans rapport avec ce mouvement chorégraphique du renouveau de la théâtralité. Pas encore le signe d’une nouvelle danse, sans doute celui d’une époque, cependant.


Date de mise en ligne : 01/01/2018

https://doi.org/10.3917/etth.047.0093

Notes

  • [1]
    Geisha Fontaine, Les Danses du temps. Recherches sur la notion de temps en danse contemporaine, Pantin, Centre National de la Danse, coll. « Recherches », 2004, p. 95.
  • [2]
    Tracey Warr et Amelia Jones, Le Corps de l’artiste, trad. de l’anglais par Denis Armand Canal, Paris, Phaidon, 2005, p. 13.
  • [3]
    Boris Charmatz et Isabelle Launay, Entretenir. À propos d’une danse contemporaine, Paris/Dijon, Centre national de la Danse/Les Presses du Réel, coll. « Parcours d’artistes », 2002, p. 101.
  • [4]
    Thierry Baë, Tout ceci (n’)est (pas) vrai, recréation 2009. Cette pièce pour six interprètes avait été créée au Centre Chorégraphique National d’Orléans en décembre 2003. Compagnie Traits de ciel, dirigée par Thierry et Marion Baë. Cf. <www.traitsdeciel.fr>.
  • [5]
    Thierry Baë, Journal d’inquiétude, création au festival Danse à Aix, Aix-en-Provence, en juillet 2005, et Thierry Baë a disparu, création au Centre Chorégraphique National d’Aix-en-Provence / Ballet Preljocaj, en janvier 2007.
  • [6]
    Yves-Noël Genod, La Descendance, créé pour le Sujet à Vif (Festival d’Avignon et la Société des auteurs et des compositeurs dramatiques, SACD), au Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph, Avignon, en juillet 2007.
  • [7]
    Domestic Flight de Christophe Haleb, créé au festival Instances, Espace des Arts, Scène Nationale de Châlon-sur-Saône, en novembre 2006. La Zouze, Compagnie Christophe Haleb, <www.lazouze.com>.
  • [8]
    Le P.A.R.D.I. (Plan d’Accompagnement à la Reconversion des Danseurs et Interprètes), Conception et interprétation : Agnès Pelletier, Pascal Rome, Compagnie Volubilis, 6 août 2008, Cour du Musée, Morlaix, dans le cadre du FAR festival organisé par Le Fourneau – Centre National des Arts de la Rue en Bretagne.
  • [9]
    Le P.A.R.D.I. (Plan d’Accompagnement à la Reconversion des Danseurs et Interprètes), Conception et interprétation : Agnès Pelletier, Pascal Rome, Compagnie Volubilis, 6 août 2008, Cour du Musée, Morlaix, dans le cadre du FAR festival organisé par Le Fourneau – Centre National des Arts de la Rue en Bretagne.
  • [10]
    Thomas Lebrun, Itinéraire d’un danseur grassouillet, création le 5 mars 2009 aux Subsistances à Lyon.
  • [11]
    Thomas Lebrun, Switch, création le 10 avril 2007 à Danse à Lille / CDC Roubaix.
  • [12]
    Il n’est pas possible d’être exhaustif et de citer tous les auteurs qui recourent aujourd’hui à ces procédés fictionnels. Certains, comme Anna Ventura, peuvent s’y aventurer indirectement (cf. son film Herida Superficial produit en 2007 à partir d’une performance réalisée en 2006) et d’autres plus directement tel Andrea Sitter avec UIAR, Une intense action restructurante (2007) ou La Reine s’ennuie (2005). Pour ces deux chorégraphes, l’enjeu n’est pas de créer une fiction, seulement de s’appuyer sur des situations fictionnelles… Mais on s’accordera que la nuance est légère !
  • [13]
    Ainsi peut-on citer le célèbre Bye Bye Belgium diffusé le 13 décembre 2006 par la RTBF. Mais l’on pourrait aussi penser au film de Laurent Cantet, Entre les murs, Palme d’Or à Cannes en 2008.

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