Notes
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Aziz Chouaki, Une virée, Paris, Balland, 2004. Mise en scène : Jean-Louis Martinelli. Scénographie : GillesTaschet. Costumes : Patrick Dutertre. Lumières : Marie Nicolas. Son : Philippe Cachia. Assistanat à la mise en scène : Emanuela Pace. Coiffures et maquillages : Françoise Chaumevrac. Avec Zakariya Gouram, Hammou Graia, Mounir Margoum. Production Théâtre Nanterre-Amandiers (Nanterre) et Théâtre National de Bretagne (Rennes). Création le 12 novembre 2004 Théâtre Nanterre-Amandiers (Nanterre).
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UBU Scènes d’Europe, Spécial théâtre d’Algérie, n. 27-28, 2003, p. 47.
1Une virée a été créé par Jean-Louis Martinelli au Théâtre Nanterre-Amandiers durant l’hiver 2004 [1]. Le metteur en scène avait commandé ce texte à Aziz Chouaki après avoir lu L’Étoile d’Alger, un roman paru chez Balland en 2002. Ce qui avait séduit Jean-Louis Martinelli dans l’écriture du romancier et dramaturge algérien, c’est sa capacité à trouver une forme qui soit profondément adaptée à ce qu’elle décrit. Dans Une virée, se trouvent intimement conjointes construction dramaturgique, langue incisive et poétique, réflexion sur la situation de l’Algérie contemporaine et mise en perspective métaphysique.
2La pièce, qui se déroule à Alger, met en scène trois personnages, trois jeunes garçons réunis pour une errance qui durera le temps d’une nuit. Au fil de la pièce, leur identité se révèle par bribes, au hasard des dialogues et des apartés. L’action se déroule en quatre « panneaux », qui découpent autant d’étapes dans la soirée : le bar, le stand d’alcool clandestin, la voiture, la plage. La fermeture du bar détermine la mise en route des personnages, mais ce mouvement n’a d’autre but que de leur faire retrouver leur point de départ : on boit, on va chercher à boire, on boit. Les actions des personnages restent enfermées dans un mouvement cyclique, qui traduit la stagnation de leur situation. Il n’y a pas d’autre mouvement pour eux que le déplacement dans l’espace. Le temps, lui, n’entraîne aucune évolution. L’errance concrète de ces trois jeunes garçons fonctionne comme une métaphore de leur errance psychique et métaphysique. Les personnages avancent comme des pantins aveugles : « On sait pas où on va, mais on y va », déclare Mokhtar en éclatant de rire. La situation initiale, très concrète, et la présence sensible de ces trois personnages acquièrent une portée universelle et métaphysique.
3Le texte d’Aziz Chouaki s’inscrit dans la lignée du théâtre de Beckett : comme les clowns tristes d’En attendant Godot, ces errants sans but et sans avenir continuent à avancer et à rire. L’émotion qu’ils dégagent naît de l’énergie qu’ils déploient au cœur même de la dérive, de la force vitale qui les habite malgré les morts, de l’humour dont ils font preuve dans le désespoir. Parce que tout ce qui constitue le monde semble s’être écroulé autour d’eux, ce qui reste est comme l’essence de l’humain. L’Algérie d’aujourd’hui apparaît alors comme un laboratoire expérimental dans lequel l’humanité est portée à ébullition et s’évapore jusqu’à ce que ne demeure au fond que l’essentiel. Tout ce qui entoure les trois garçons est d’ailleurs comme en évaporation : dans un brouillard imaginaire, les protagonistes s’adressent de temps en temps à des personnages invisibles pour le spectateur, qui constituent un monde extérieur impalpable. Le mélange des registres est l’un des éléments qui, introduisant le conflit au sein même de l’écriture, permet de traduire dans le texte l’épaisseur contradictoire de la vie.
4Finalement, ce qui a eu lieu dans cet espace de temps vide qui sépare le début de la pièce de sa fin, ce n’est pas rien. C’est ce presque rien qui est la fiction, cet amas de mots qui forment un univers parallèle au monde réel. Des dialogues entre les personnages, de leurs apartés, naissent des images, des mondes fantasmagoriques qui remplissent le néant et lui donnent ce sens minimal et ponctuel qui fait vivre malgré la conscience du vide. Entre la fiction et la vie, Aziz Chouaki montre que la frontière est ténue. À travers ses personnages, il pose la question de ce que serait un monde sans images : « Et alors, c’est quoi un film ? C’est la vie, les trucs de tous, des conneries, des trucs bien. […] Ce qu’on vit c’est un film », dit Mokhtar. Face à un monde qui se brise et qui broie les individus, la fiction est l’ultime rempart, le lieu d’une fuite mais aussi d’une résistance, d’une créativité subjective qui s’approprie ce qui l’entoure. La langue d’Aziz Chouaki réalise cette unité entre les éléments épars d’une culture et d’une histoire déchirées, en mélangeant les trois langues qui ont fait l’Algérie – le français, l’arabe des rues et le kabyle. Ce mélange va au-delà d’un panaché de vocabulaire ; il s’agit également de croiser les rythmes, les sonorités, les syntaxes, pour faire entendre une parole inouïe, éloquente dans sa forme même.
5Né en 1951 dans un petit village de Kabylie, Aziz Chouaki a quitté l’Algérie en 1991 pour venir s’installer en France, où il a continué à écrire et à publier, à la fois des romans, de la poésie et du théâtre. De sa triple culture, algérienne, kabyle et française, il a gardé le goût de l’hybridation qui se traduit dans la langue qu’il emploie, qu’il qualifie lui-même de « patchée » :
« Autrement dit, cela donne un noyau kabyle avec, autour, du français qui vient de l’école et de l’arabe dialectal qui est le parler de la rue. C’est après cette langue que je cours dans ce que j’écris. J’essaye d’en saisir l’empreinte. Cette langue patchée, arlequin, bâtarde, est d’une incroyable modernité littéraire, du pur Joyce. Quand je suis en période d’écriture, les quatre langues [que je pratique] crient : « Présent ! » dans ma tête. Ensuite, c’est un subtil ensemble de protocoles inconscients qui font que le verbe va sonner arabe, ou bien tel adjectif français, ou kabyle. C’est très étrange, très créole, ça me rappelle le sabir qui se parlait dans les ports d’Alger et de la Méditerranée au XVIIIe siècle. Cette espèce de lingua franca, mix de génois, d’arabe, de maltais, d’espagnol, c’était la langue des marins, des gens du port. Me bricoler une écriture qui serait une espèce de zone franche des langues, tel est mon idéal. » [2]
7Tiphaine Karsenti et Martial Poirson. – Ce texte est une commande de Jean-Louis Martinelli. Mais quelle a été précisément la genèse du projet ?
8Aziz Chouaki. – Je voulais donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais, aux exclus de tout. Et montrer aussi que les jeunes Algériens sont plus marqués par la globalisation qu’on ne le croit.
9T. K. et M. P. – Une virée met en scène trois jeunes réunis pour une nuit de défonce à l’alcool et à la drogue, une nuit où le temps passe sans qu’on ait le sentiment d’une véritable progression. Cette structure fait penser à celle de la pièce de Beckett, En attendant Godot : revendiquez-vous cet héritage ?
10A. C. – Absolument. Les personnages sont englués dans un présent qui les dépasse, le temps devient vertical et non plus linéaire. Chez Beckett, les personnages sont dans un hors-social, ils ne travaillent pas, n’ont pas de vie de famille… Seule compte l’implacable et mystérieuse sensation de l’ennui. Sartre disait : l’ennui, c’est quand on s’aperçoit qu’on existe.
11T. K. et M. P. – Le monde extérieur aux trois personnages est présent, mais sous forme imaginaire, comme dans une sorte de brouillard. Cela donne à la pièce une dimension onirique, et suggère un sens moins concret, peut-être plus universel et métaphysique.
12A. C. – Oui, cette disposition met en exergue la vacuité de leurs réflexions (somme toute très banales) sur la vie, l’art, l’amour. Autour d’eux, le monde est comme un songe. Shakespeare disait : nous sommes faits de l’étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est entourée de sommeil.
13T. K. et M. P. – Parfois, un personnage s’extrait de la conversation commune pour se lancer dans un monologue en aparté. Cela introduit une rupture dans le rythme de la pièce et permet au spectateur de sonder en quelque sorte la profondeur du personnage (son passé, son intériorité). Peut-on voir dans ces apartés un héritage de la tradition orale et des conteurs ?
14A. C. – Oui. Les apartés relèvent de la rythmique de la pièce, ils représentent une sorte de fenêtre par où passent la poésie et le rêve. Tout devient possible dans cet espace virtuel, on est dans le théâtre pur.
15T. K. et M. P. – Les personnages ont tendance à se mettre en scène, et à penser leur vie comme un film, en se référant aux mythes hollywoodiens. Cette représentation fictionnelle qu’ils se font d’eux-mêmes vous apparaît-elle comme une fuite ou au contraire comme une forme de résistance face au monde ?
16A. C. – Plutôt comme une résistance. Les personnages, à l’instar, si on veut, de Don Quichotte, interprètent le réel comme un film. Pour eux le réel, c’est de la fiction pure. Par la bande, on a accès à la manière dont le Sud se réapproprie des débris de mythologie occidentale, notamment culturels. Le cinéma est l’endroit majeur de cette réappropriation.
17T. K. et M. P. – Les références musicales sont très présentes dans la pièce. Vous-même êtes musicien de jazz. Votre écriture est-elle influencée par la musique ? Son rythme, sa composition se rapprochent-ils de ceux d’un morceau de jazz, avec son fil conducteur et ses moments d’improvisation ?
18A. C. – Oui. Pour moi, le jazz est un mélange de rigueur et de folie. Rigueur dans la précision du jeu, du rythme, des phrases, des thèmes. Et folie, quand arrive le moment du chorus, qui vient défier la structure du thème par l’improvisation.
19T. K. et M. P. – La langue de la pièce est un mélange de français, d’arabe et de kabyle. Ces trois langues font partie de l’héritage de l’Algérie. S’agit-il pour vous de forger une langue inédite qui réunirait sans tension les trois idiomes ? Le fait d’avoir plusieurs langues maternelles vous rend-il plus sensible à la dimension musicale de la langue ?
20A. C. – Sûrement. Quand je phrase une réplique dans ma tête, toutes ces langues sont convoquées. Et c’est le brassage des trois qui donne la version finale. Cette langue existe en soi dans le parler algérois, sauf qu’elle n’est pas avalisée par le pouvoir qui la considère comme vulgaire, bâtarde. Je revendique puissamment cette « créolité ».
21T. K. et M. P. – La fiancée perdue de Mokhtar s’appelle Nedjma. Faut-il y voir une référence à Kateb Yacine, dont le grand amour portait ce prénom ? Vous sentez-vous des affinités avec d’autres auteurs algériens ?
22A. C. – Émotionnellement, oui, mais pas du tout sur le plan littéraire. La littérature algérienne croule, d’après moi, sous le national. Or je ne suis pas du tout un écrivain national. J’ai perdu la nation comme on perd la foi. Cela dit j’adore la terre d’Algérie, et quelques Algériens.
23T. K. et M. P. – Vos textes (L’Étoile d’Alger, Une virée) montrent combien la frontière entre raison et folie, droit chemin et dérive, ascension et chute est ténue, et combien une réalité sociale, politique, culturelle déprimée – en Algérie ou ailleurs – peut conduire l’individu à basculer. Et pourtant, votre œuvre n’est pas désespérée, car elle est pleine d’humour. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette alliance du rire et du drame ?
24A. C. – Toucher du doigt cet endroit de la vie où, la conscience de la mort étant inéluctable, il ne reste que le rire nietzschéen pour conjurer le malheur, et ainsi peut-être mieux l’accepter.
25T. K. et M. P. – Pourquoi écrivez-vous ? La littérature peut-elle, selon vous, influencer les mentalités ? Vous est-elle nécessaire pour penser l’Algérie ?
26A. C. – Penser le monde, plutôt. C’est pour moi une saveur avant d’être un métier ou une vocation. Je n’ai pas de messages, juste des propositions de délire et de poésie. Je suis un poète avant tout.
27T. K. et M. P. – Vos œuvres sont-elles lues en Algérie ? Comment y sont-elles reçues ?
28A. C. – L’Étoile d’Alger se vend en Algérie. La réception est variée. Ceux qui aiment apprécient la folie de mon écriture, mon humour. Ceux qui détestent trouvent que je salis l’image de l’Algérien, et qu’à ce titre je suis un traître à la nation.
29T. K. et M. P. – Vos œuvres expriment un point de vue sur la condition des Algériens et des Kabyles. Vous faites preuve d’un désir de démystifier le monde. Diriez-vous que vous êtes un écrivain engagé ?
30A. C. – Pas du tout, je déteste ce mot, engagé. Je me considère plutôt comme quelqu’un de concerné par la bêtise des hommes en général. Et comme un artisan des mots.
31T. K. et M. P. – Vous avez donné une lecture d’Une virée à l’occasion d’une carte blanche qui vous était offerte au Théâtre Nanterre-Amandiers en octobre 2003. Ce « coup de projecteur » jeté sur votre travail vous est apparu alors comme « une sorte de balise, de station ». Où en êtes-vous maintenant de votre réflexion sur le chemin parcouru et sur celui qui reste à faire ? Une virée constitue-t-elle une charnière dans votre trajet d’écrivain ?
32A. C. – Une virée s’est joué pendant trois saisons à Nanterre, avec une grande tournée française et étrangère (Allemagne, Réunion, etc). Il a été traduit et joué en suédois, sous les auspices de Lars Noren qui a produit l’opération, Jean-Louis Martinelli en assurant la mise en scène. Cette visibilité inattendue, ce piédestal en quelque sorte, je suis sommé de le dépasser. C’est pourquoi, dans mon travail d’écriture, j’essaie d’inventer de nouvelles théâtralités, au niveau de la narration, de la langue, du sujet. Une virée est déjà derrière moi, je ne pourrais plus écrire de la même manière ; cette question du dépassement de l’outil est savoureuse mais peut en même temps donner le vertige, car le risque, le challenge, sont toujours là. En janvier 2009, Jean-Louis Martinelli met en scène Les Coloniaux, dans lequel je traite du rôle des combattants issus du Maghreb dans la bataille de Verdun en particulier, et de l’absurdité de la guerre de manière plus transversale. La convention d’écriture est celle du conte : magie et fantaisie, avec ce qu’il faut de distance pour traquer les débris de l’humain au cœur même de l’horreur.
33(Propos recueillis au Théâtre Nanterre-Amandiers en mars 2005)
Notes
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Aziz Chouaki, Une virée, Paris, Balland, 2004. Mise en scène : Jean-Louis Martinelli. Scénographie : GillesTaschet. Costumes : Patrick Dutertre. Lumières : Marie Nicolas. Son : Philippe Cachia. Assistanat à la mise en scène : Emanuela Pace. Coiffures et maquillages : Françoise Chaumevrac. Avec Zakariya Gouram, Hammou Graia, Mounir Margoum. Production Théâtre Nanterre-Amandiers (Nanterre) et Théâtre National de Bretagne (Rennes). Création le 12 novembre 2004 Théâtre Nanterre-Amandiers (Nanterre).
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UBU Scènes d’Europe, Spécial théâtre d’Algérie, n. 27-28, 2003, p. 47.