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Article de revue

Chœur mal-aimé

La mise en scène du chœur dans la représentation des tragédies antiques à la Comédie-Française de 1858 à 2005

Pages 33 à 47

Notes

  • [1]
    H.C. Baldry, Le Théâtre tragique des Grecs, trad. de l’anglais par J.P. Darmon, Paris, Maspero, 1975.
  • [2]
    Cité dans Les Tragiques grecs, Europe n. 837-838, 1999.
  • [3]
    Alfred de Vigny se souvient aussi avec émotion de cette « première tentative de chœurs avec la strophe, l’antistrophe et l’épode », Lettre à Philippe Busoni, 13 juillet 1852.
  • [4]
    Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Leipzig, Hetzel, 1858-1859.
  • [5]
    Edmond Geffroy, éminent sociétaire de la Comédie-Française, était aussi peintre, élève d’Amaury-Duval, et a laissé de nombreux tableaux représentant la troupe et ses camarades en costumes de scène.
  • [6]
    Georges d’Heylli, Journal intime de la Comédie-Française (1852-1871), Paris, Dentu, 1879.
  • [7]
    Auguste Vitu, Les Mille et une nuits du théâtre, Paris, Ollendorff, 1885-1894, 9 vol.
  • [8]
    Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Paris, Bibliothèque des Annales Politiques et Littéraires, 1900-1902, 8 vol.
  • [9]
    Ironiquement analysée par Gabriel Lefeuve, dans L’Écho de Paris, le 21 novembre 1893 : « Cette fois – après avoir potassé Gevaert et Bourgault-Ducoudray, il a écrit pour voix d’hommes à l’unisson du ré au ré, dans les modes grecs… […] Chaque croche fut méditée, voulue. Petit sport à conseiller aux auditeurs : remarquez la modulation terminale du premier chœur, cette ritournelle de deux mesures où sonnent les deux tétracordes de la tonalité arrivante (en ut, ou plutôt en ré sans altérations). Vous saisirez plus aisément que les quatre derniers chœurs s’échelonnent à la quinte descendante, symbole de l’affaissement de la situation ; et cette originalité rythmique, l’accent parfois sur les temps faibles ».
  • [10]
    Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, op. cit.
  • [11]
    Théâtres et concerts, 5 février 1912 (reprise de la pièce).
  • [12]
    Wanda de Boncza, puis Julia Bartet, Albert- Lambert, Paul Mounet.
  • [13]
    La Liberté, 9 décembre 1924.
  • [14]
    Robert Oudot, Comoedia, 9 août 1925.
  • [15]
    Léo Claretie, La Rampe, 4 octobre 1917.
  • [16]
    Comoedia, 12 avril 1911.
  • [17]
    La Vérité, 6 mai 1919.
  • [18]
    Comoedia, 17 juin 1910.
  • [19]
    Robert Catteau, Paris-midi, 23 mars 1912.
  • [20]
    Jacques May, Chanteclerc, 23 avril 1931.
  • [21]
    Émile Fabre, « La nouvelle mise en scène d’Œdipe-Roi », Comoedia illustré, juin-juillet 1934.
  • [22]
    Jean Nepveu-Degas, L’Observateur, 28 juin 1951.
  • [23]
    Guy Verdot, Le Franc-Tireur, 19 mai 1952.
  • [24]
    Le « sokol », mentionné ironiquement par R. Kemp, fait allusion au mouvement de gymnastique tchèque de ce nom, se revendiquant de la gymnique de la Grèce antique.
  • [25]
    Le Monde, 22 mai 1952.
  • [26]
    Pierre Marcabru, Le Journal du dimanche, 16 juillet 1972.
  • [27]
    Après avoir été, de 1946 à 1959, la seconde salle officielle de la Comédie-Française, l’Odéon, entre 1971 et 1982, puis entre 1987 et 1990, est dirigé, ès qualités, par l’administrateur général de la Comédie-Française avec obligation, pour la Maison de Molière, d’y monter plusieurs spectacles par saison.
  • [28]
    Le Nouvel Observateur, 18 juillet 1981.
  • [29]
    Pierre Marcabru, Le Figaro, 19 octobre 1992.
  • [30]
    Raymonde Temkine, Révolution, 7 janvier 1993.
  • [31]
    Jacqueline de Romilly, Tragédies grecques au fil des ans, dans le chapitre « Réflexions générales dans la tragédie grecque », Paris, Belles Lettres, 1995.
  • [32]
    Le Théâtre de Sophocle traduit et commenté par Jacques Lacarrière, Paris, Philippe Lebaud, 1982.
« Le chœur antique, en confidence,
Se chargeait d’expliquer aux gens
Ce qu’ils avaient compris d’avance
Quand ils étaient intelligents. »
(Orphée aux Enfers d’Hector Crémieux et Ludovic Halévy, 1858)

16 juillet 2001, théâtre d’Épidaure. L’Orestie d’Eschyle débute par l’admirable récit du guetteur, auquel répond, avec un curieux à-propos, le chant d’un oiseau enivré du clair de lune. Le chœur des vieillards d’Argos se met en place dans l’orchestra. Hélas, il restera statique et prosaïque, un chœur raisonnable et raisonnant, que n’a pas aiguillonné le dard de Dionysos.

2Quelle place le chœur prend-il dans la représentation moderne et contemporaine des pièces antiques ? En 1975, H.C. Baldry constate que les chœurs « ne sont plus, tout au plus, qu’une gêne, entravant soudain le dialogue des acteurs, ou récitant des odes obscures, dans un unisson très approximatif, tandis que le public s’ennuie à attendre que l’action reparte » [1].

3Pour atteindre à l’émotion tragique, selon Diego Lanza, « le chant provenant de l’orchestre sert souvent de guide à l’émotion suscitée par ce qui est agi sur la scène : parfois il la stimule, parfois il tend à l’atténuer, toujours il en suggère l’interprétation », et tout en reconnaissant que c’est « l’aspect le plus difficilement réalisable pour un théâtre comme l’est le théâtre moderne, reposant sur des vicissitudes, voire des états d’âme individuels », il rappelle les plus grandes réalisations contemporaines, dues à Peter Stein en Allemagne, à Peter Hall en Angleterre, où prime « la recherche de crédibilité du chœur en tant que juge éploré et vigilant interprète de l’émotion » [2].

4Comment le chœur antique a-t-il été traité sur la scène de la Comédie-Française ? L’examen des diverses expériences tentées depuis un siècle et demi, dans le cadre du répertoire de notre plus ancien théâtre national, est riche d’enseignements et de questions.

La difficile recherche du modèle antique, 1858-1930

5Avant même l’entrée de la tragédie grecque au répertoire de la Comédie-Française, Théophile Gautier, toujours à l’affût de nouveautés, a salué le courage et la fidélité de l’adaptation que Paul Meurice et Auguste Vacquerie donnent de l’Antigone de Sophocle à l’Odéon en 1844. Si décriée qu’elle ait été par les adversaires de toute innovation, cette Antigone fait date [3] et oblige désormais à veiller au respect de la tradition antique :

6

« Le chœur fait son entrée et se groupe en bas du proscenium autour de l’autel de Bacchus. Ce sont des hommes mûrs et des vieillards thébains, spectateurs de l’action qui personnifient l’opinion publique et résument la pensée du poète ; ils jouent un rôle à peu près analogue à celui de l’orchestre dans l’opéra. Placés en dehors du lieu où se passe le drame, ils le commentent, et, par des chants nuancés de joie ou de tristesse, selon les événements, ils ajoutent à la couleur générale et augmentent l’effet. C’était là un instant dangereux : ce chœur défilant suivant le rythme consacré et changeant de place à la strophe et à l’antistrophe, tout en récitant un chant grave et sévère, pouvait provoquer le rire et faire naître la bonne humeur des mauvais plaisants ; mais l’autorité du nom de Sophocle et la belle musique de Mendelssohn l’ont emporté. » [4]

7Mais en 1847 l’Odéon présente Alceste, d’après Euripide, dans une version d’Hippolyte Lucas, dont les chœurs, largement élagués, pâtissent de l’instrumentation trop rossinienne du compositeur Elwart.

8Le 18 septembre 1858, la Comédie-Française ouvre son répertoire à l’Antiquité, avec Œdipe-Roi de Sophocle adapté par Jules Lacroix, sur une partition d’Edmond Membrée. Le protagoniste, interprété par Geffroy [5], bénéficie de ses recherches de peintre : costume, attitudes, tout est étudié « d’après l’antique » : « Les chœurs, qui constituent une des parties principales de la pièce, et dont le rôle est considérable dans la marche de l’action, où ils interviennent si souvent, ont été également respectés. Ils se déclament sur un accompagnement musical très développé et dont M. Edmond Membrée est l’auteur. Les soli de ces chœurs sont récités à tour de rôle par les jeunes Thébaines, le coryphée et l’une des femmes du chœur des mères » [6]. Cette description montre en fait que nous sommes loin du modèle original : outre un découpage en cinq actes, une traduction en alexandrins et une musique orchestrale, le chœur des vieillards est transformé en jeunes filles et mères thébaines…

9Œdipe-Roi est repris en 1881 avec Mounet-Sully dans le rôle-titre. Malgré le soin qu’Émile Perrin apporte à la mise en scène, il n’a pas été jusqu’à comprendre la nature authentique du chœur. La critique se focalise sur l’interprétation, exceptionnellement inspirée, de Mounet-Sully qui, frotté de culture grecque, tente de donner de son personnage une image forte et conforme à sa conception de la dramaturgie antique. Francisque Sarcey, débordant d’enthousiasme, ne dit pas un mot du chœur. Voici l’avis d’Auguste Vitu :

10

« La mise en scène est très bien entendue. Les masses qui composent le chœur antique suivent l’action avec intérêt et l’animent sans la troubler. J’y trouve cependant matière à verbaliser contre Mesdemoiselles les figurantes ; qui leur a fait accroire que les jeunes filles thébaines ornassent leurs bras de porte-bonheur ? J’ai surtout remarqué aux oreilles d’une Thébaine, modestement vêtue de gris, une paire de solitaires en diamants aussi scandaleuse qu’anachronique. » [7]

11Douze ans plus tard, à l’occasion de la mise au répertoire de l’Antigone de Meurice et Vacquerie, mis en scène par Jules Claretie avec un souci de reconstitution décorative – autel de Dionysos, théâtre surélevé construit en fond de scène –, Francisque Sarcey déverse sa bile contre le chœur : « Quoi ! Je vais avoir tout le temps de la pièce, au premier plan, le chœur, une quinzaine de vieux à barbe grise, qui ne sont pas régalants et dont je ne me soucie point, moi qui ne suis pas grec, et le drame s’en va se jouer là-bas, sur ce lointain guignol » [8]. La musique de Saint-Saëns [9], au sein de laquelle le compositeur a inséré une authentique phrase musicale retrouvée d’Euripide, contrairement à celle de Membrée (qui participe plus de la musique de scène pour grand orchestre conçue à la française), consiste en chœurs à l’unisson, soutenus par quelques accords de harpe, avec contrepoint de cordes et de flûtes. Elle est jouée en coulisse, sous la direction de Laurent Léon, dont la battue est invisible pour les choristes, dirigés depuis le trou du souffleur par Ernest Le Tourneux. Il en résulte un décalage inévitable entre chant et musique. L’effet obtenu est inverse de celui recherché : tandis que, sur le lointain théâtre reconstruit au fond de la scène, les protagonistes ont de la peine à se mouvoir, le chœur déambule à l’avant-scène devant l’autel de Dionysos. À l’instar des chœurs allemands, admirés à Munich ou à Bayreuth, les choristes, pour la plupart des élèves du Conservatoire, menés par leur professeur Dupont-Vernon, ne se contentent pas de chanter, ils jouent :

12

« Eh oui ! ils jouent : hélas ! mieux vaudrait pas. Dressés comme pour le ballet d’Excelsior par Mme Fonta, compétente en eurythmie grecque, ils lèvent le pied, le bras, militairement, comme un seul homme […]. Eh ! les Grecs ont bon dos ; je n’insisterai pas sur certaines trouvailles inénarrables, certaines mimiques descriptives, très malsonnantes à la Comédie-Française… » [10]

13Déception pour les puristes, gêne pour les spectateurs, ennuyés par ce déploiement qu’ils jugent extérieur à l’intrigue, les efforts méritoires de Jules Claretie, qui lorgne vers les précédents germaniques, s’avèrent un semi-échec. Néanmoins, la qualité de l’interprétation des principaux protagonistes, Mounet-Sully, Silvain et Julia Bartet, procure au spectacle une cinquantaine de représentations entre 1893 et 1897, et deux reprises en 1909 et en 1911. On reprocha alors aux parties chantées du chœur leur défaut d’articulation !

14En 1899, pour la représentation d’Alkestis, adapté d’Euripide par Georges Rivollet, le chœur, réduit à une figuration « bien habillée, mais gauche et inattentive » [11], est peu présent et ne joue pas de rôle prépondérant. Deux coryphées vieillards se partagent le texte, et quelques jeunes filles se penchent gracieusement sur les malheurs de la famille d’Admète. En guise d’accompagnement musical, c’est à la musique de Gluck que l’on fait appel, sans lui donner de véritable rôle chorégraphique, ce qui la rend superfétatoire. Une fois de plus, les interprètes [12], rompus à l’exercice de la tragédie dite antique – c’est l’époque glorieuse des Chorégies d’Orange, des arènes et autres amphithéâtres à ciel ouvert, où l’on prétend redécouvrir la cérémonie du théâtre grec –, tirent à eux tout le bénéfice de la représentation.

15Georges Rivollet n’en reste pas là et se fait une spécialité des adaptations de l’antique. Les Phéniciennes, créé à Orange en 1902, est repris à la salle Richelieu en 1905. L’adaptateur réduit le texte du chœur, au point de rendre à peu près incompréhensible le titre même de la tragédie. Les rares photographies de scène de ce spectacle donnent l’impression d’une masse de figurants nullement intégrés à l’action, dans une tragédie où pourtant le chœur devrait fonctionner comme un protagoniste. Madeleine Roch, à la voix de bronze, et Constance Maille, d’une musicalité plus douce, se partagent les couplets restants du chœur, sur une partition d’accompagnement due au chef d’orchestre Laurent Léon, dans laquelle il a subrepticement – souvenir d’Alkestis – introduit la marche d’Alceste de Gluck.

16Georges Rivollet signe ensuite une adaptation d’Œdipe à Colone de Sophocle, inscrite au Répertoire de la Comédie-Française en 1924. Chaque acte est précédé d’un prélude original du compositeur Guy Ropartz. Si certains la trouvent peu perceptible, car jouée rideau baissé, « la musique de M. Guy Ropartz mérite les plus complets éloges, discrète, fluide, lumineuse, enveloppante comme l’atmosphère de l’Attique, elle prépare ou soutient l’action de la façon la plus heureuse », lit-on dans La Victoire du 24 juin 1924. Les vieillards (Dorival, Reyval, Ledoux) évoluent « bien ». Jeanne Rémy et Madeleine Barjac récitent les strophes lyriques. Il y a donc peu de changement par rapport aux adaptations précédentes de Rivollet. Il semble qu’à l’occasion des représentations en plein air données à Orange, la partition ait été étoffée et jouée « intégralement », avec les chœurs. Elle fait l’objet d’un concert organisé par Gabriel Pierné, sous le titre Préludes d’Œdipe à Colone. Trois préludes brefs, « trois hors-texte intelligents, d’un dessin un peu archaïque, des commentaires sans lyrisme » [13].

17Ce mot de « commentaire » exprime bien le contenu réducteur qui caractérise les différents essais musicaux accompagnant la représentation de la tragédie, récusant toute fonction poétique ou émotionnelle. Qu’il s’agisse d’une partition orchestrale puissante, comme celle de Membrée, d’un essai de type archéologique, comme celui de Saint-Saëns, ou d’une simple musique d’entracte, comme celle de Ropartz, la musique n’intègre jamais la parole du chœur, elle vit de façon autonome, sans communiquer au texte, au chant ou au mouvement une rythmique proprement lyrique.

18Cependant l’enthousiasme des adaptateurs et du public ne se refroidit pas pour ce genre si difficile à représenter. En 1907, Alfred Poizat donne une Électre, d’après Sophocle, dont les chœurs de jeunes filles, évoluant sur accompagnement d’un tout petit orchestre (musique de Laurent Léon), récitent quelques strophes libres, tandis que les parties essentielles restent partagées entre Madeleine Roch et Mlle Lherbay. De nombreuses reprises de la pièce jusqu’en 1933 attestent de son succès auprès du public. En 1923, la Comédie-Française joue enfin l’Oreste de René Berton (d’après Iphigénie en Tauride d’Euripide), pièce reçue par le Comité de lecture à l’époque de Mounet-Sully, et créée à Orange en 1912. De grandes libertés sont prises avec le texte original. Les « récitantes » du chœur sont Yvonne Ducos et Marie Bell. Il faut attendre la représentation de la tragédie dans les arènes de Saintes en 1925, au bénéfice des Mutilés de la guerre, pour qu’une chorégraphie de Jeanne Ronsay « [dirige et rythme] ainsi qu’un poème vivant la longue théorie des muettes canéphores » [14].

19Autres adaptateurs acharnés de l’antique, le comédien Eugène Silvain et l’helléniste Jaubert, dont on passera ici les démêlés avec les philologues et les traducteurs rivaux, pour ne s’attacher qu’aux représentations de leurs œuvres. En 1912, c’est Andromaque et Pélée, d’après l’Andromaque d’Euripide. Une fois de plus, sur un discret accompagnement musical de l’orchestre de Laurent Léon, deux jeunes femmes (Berthe Bovy et Yvonne Ducos) se répartissent les strophes et antistrophes des parties lyriques. Léo Claretie récuse la forme donnée à la représentation :

20

« La représentation qu’en a donnée la Comédie-Française ne me donne pas l’impression que j’imagine que j’aurais eue si j’avais vu jouer la pièce au Théâtre de Dionysos la dixième année de la guerre du Péloponnèse. La rigidité prosodique est un vêtement trop peu souple pour se mouler exactement sur les contours de l’original, et l’exactitude perd ce que l’harmonie gagne. Je ne retrouve pas là […] les développements lyriques du chœur, et surtout la mise en scène me gâte tout par son modernisme. […] Laissez-moi l’avant-scène au Coryphée et à ses douze choristes ; surélevez-moi la scène, à partir du premier plan, de 1 mètre 50 et garnissez le mur de devant avec l’autel de Dionysos, la Thymélé dont les marches serviront aux choristes pour s’asseoir quand ils ne disent rien, reconstituez leurs harmonieux mouvements, strophe, antistrophe, épode… » [15]

21La reprise de l’Œdipe-Roi de Jules Lacroix, en 1911, donne à Alfred Mortier l’occasion de faire des comparaisons avec les tentatives, dans un cirque de Berlin, de Max Rheinhardt, dont la mise en scène aurait « fait sourire Mounet-Sully » :

22

« Rheinhardt a imaginé de donner au chœur l’importance qu’il avait chez les Anciens, et ce simple changement produit un effet prodigieux. […] Max Rheinhardt […] a rétabli l’orchestra, destiné aux évolutions du chœur, avec cette différence qu’il a fait entrer les choristes par les vomitoires au milieu du public même, contact qui fusionne les deux éléments et produit sur les spectateurs un effet extraordinaire… » [16]

23Tandis que Silvain et Jaubert font jouer ailleurs leur Hécube, c’est à la Comédie-Française qu’est donné en 1919 Les Perses qu’ils ont adapté d’Eschyle. Il semble que dans la mise en scène d’Émile Fabre, habile à faire mouvoir les foules, le chœur ait enfin trouvé sa place. Ce qui semble relativement logique dans une tragédie où le chœur est prédominant, n’ayant pour interlocuteur qu’un personnage à la fois.

24Si Émile Mas reste réticent sur les possibilités scéniques offertes à la tragédie antique par la scène moderne (« Comment donner au chœur – élément principal – la place qui lui convient ? » [17]), il admire les costumes, copiés sur les bas-reliefs de Persépolis. Les auteurs ont renoncé, pour les parties lyriques, à l’alexandrin classique, et font alterner hexasyllabes et octosyllabes. La partition, composée par Xavier Leroux pour la traduction de Ferdinand Hérold donnée précédemment à l’Odéon, reste discrète. Une danse funéraire de porteuses d’offrandes au tombeau de Darius, chorégraphiée par Mlle Chasles, maîtresse de ballets à la Comédie-Française, est ajoutée au dessein original.

25Ce n’est pas la première fois qu’Eschyle figure au Répertoire de la Comédie-Française. Il y avait fait son entrée en 1910 avec Les Erinnyes [sic], dans l’adaptation, très personnelle, de Leconte de Lisle, d’après L’Orestie, dont il n’avait retenu que les deux premiers épisodes. Une fois de plus, c’est à l’Odéon qu’est créée la pièce. Les chœurs sont réduits au strict nécessaire, malgré la concession faite à la partition musicale composée par Massenet, que Leconte de Lisle considérait comme un « bruit inutile qui empêchait d’entendre [ses] vers ». Les disputes entre les deux créateurs restent mémorables, au point que Massenet profite d’une reprise à la Gaîté Lyrique pour ajouter aux morceaux primitifs (introduction, marche, entracte et invocation) des « danses antiques » du plus bel effet, mais qui n’ont rien à voir avec la tradition.

26À la Comédie-Française, la musique, discrète, sans bois ni cuivres, est exécutée en coulisse et « en sourdine » par un quatuor à cordes et quelques percussions. Trois trombones sonnent les « apparitions », et le chant du violoncelle soutient l’invocation d’Électre. Louis Delaunay et Henry Mayer se partagent le texte résiduel des chœurs d’Agamemnon, Jeanne Delvair et Gabrielle Robinne celui des Choéphores. Émile Mas exprime son insatisfaction : « Le chœur des vieillards, la rumeur lointaine, une musique entraînante, nous ont annoncé une cohorte… Et nous voyons apparaître un comparse suivant l’autre… Le public attendait une multitude, on lui offre un individu » [18].

27On pourrait donc penser que mettre en scène, après Orange et après l’Odéon, une Iphigénie à Aulis traduite par Jean Moréas, poète grec d’expression française, offrirait au public, sous la férule savante de Silvain, une représentation digne de l’Antiquité. Dix représentations en 1912, dont la critique rend compte plutôt favorablement, semblent prouver que l’équilibre n’est pas encore trouvé, malgré les qualités indéniables d’un texte enfin réellement lyrique :

28

« Moréas a mêlé à sa tragédie les chants du chœur antique. Ces chants ont souvent une grâce ailée, qui a fait préférer au drame proprement dit ses commentaires lyriques. Et cela d’autant mieux que Mlle Lara et Mlle Madeleine Roch, qui parlent chacune au nom d’un groupe de jeunes filles, ajoutent à la musique des vers, l’une la suavité de sa voix claire, l’autre le timbre sonore de son admirable voix de contralto. » [19]

29Les premières représentations de tragédies grecques à la Comédie-Française sont donc relativement nombreuses, souvent bien accueillies par un public qui peut y applaudir les « monstres sacrés » leur insufflant leur propre inspiration dramatique. Le chœur, réduit encore à la portion congrue, le plus souvent parlé (à peine psalmodié) par deux ou quatre de ses membres, n’a pas le rôle éminent de présence physique qui le caractérise dans l’Antiquité. La musique, lointainement inspirée des origines, est une musique de scène conventionnelle, dont la plus significative et la plus accomplie, aux yeux des critiques, reste la partition qu’Edmond Membrée avait créée pour l’Œdipe-Roi de 1858.

Les poses « plastiques », années 1930

30Des nouveautés bouleversent un peu les habitudes, avec la reprise, le 24 mars 1931, des Érinnyes [sic] de Leconte de Lisle, musique de Massenet. L’époque est à la rythmique, aux évolutions esthétisantes héritées d’Isadora Duncan et pratiquées par Sikelianos à Delphes. Les Érinyes et les Choéphores sont interprétées par les élèves de l’école de gymnastique harmonique d’Irène Popard :

31

« Le rideau se lève. Une cinquantaine de jeunes filles, tunique mauve, bras et jambes nus, occupent toute la scène, et, sous la direction et avec la participation de Mme Irène Popard, présente et confondue parmi ses disciples, vont s’efforcer d’adapter leurs mouvements à la musique de Massenet. Les bras s’étendent, se replient ; le buste se courbe, la tête s’incline, se relève ; tout le corps s’allonge et de nouveau plus ou moins lentement la gamme de ces gestes va se produire et se reproduire. » [20]

32Ceci n’est qu’un avant-goût de la grande reprise, le 19 juin 1934, d’Œdipe-Roi de Sophocle, dans l’adaptation de Jules Lacroix, musique d’Edmond Membrée, mise en scène d’Émile Fabre. L’orchestre, toujours en coulisse, ainsi que les chœurs sont placés sous la direction de Raymond Charpentier, chef d’orchestre de la Comédie-Française ; Irène Popard dirige les mouvements d’une cohorte de quarante élèves (huit enfants, seize suivantes, huit guerriers d’armes, huit jeunes filles). Le metteur en scène annonce clairement ses intentions : « À cette œuvre grave, effrayante, il m’a paru que les mouvements déréglés de la foule ne pouvaient convenir, mais qu’il y fallait des marches eurythmiques, des gestes cadencés, des attitudes d’officiants, comme on en voit dans la frise des Panathénées. C’est pourquoi j’ai fait appel à Mme Irène Popard, qui a su faire de ses élèves, harmonieuses et disciplinées, de vivantes statues » [21]. Malgré l’approbation théorique de Robert Kemp et de Lugné-Poe, la majorité de la critique est d’un tout autre avis.

33À part une reprise très brève de l’Iphigénie de Jean Moréas en 1941 – musique de Raymond Charpentier, rythmique d’Irène Popard –, la tragédie grecque disparaît pour près de vingt ans de l’affiche de la salle Richelieu.

Le chœur chorégraphié, années 1950

34À l’heure où le Groupe antique de la Sorbonne (actif depuis 1936) se signale par des reconstitutions « archéologiques » dont la rigueur et la ferveur suscitent une émotion inégalée, la Comédie-Française, théâtre national chargé de l’exploitation du patrimoine dramatique européen, ne peut continuer à ignorer, après vingt ans d’abandon, ce répertoire hautement symbolique. C’est à Henri Rollan, sociétaire cultivé, qu’est confiée la mise en scène d’Antigone de Sophocle, dans la traduction de l’helléniste suisse André Bonnard. André Jolivet compose une musique originale où il ne dédaigne pas d’introduire les ondes Martenot. Le décor de Nersès-Bartau se répartit sur deux niveaux. La question du chœur se pose alors avec acuité. Henri Rollan considère qu’il n’est pas question de revenir aux chœurs chantés, mais il songe à la musique et à la chorégraphie, comme en témoigne Jean Nepveu-Degas :

35

« On opta pour des chœurs uniformément parlés, la musique […] n’intervenant que comme un accompagnement, une valeur d’appoint, tantôt élargissant le phrasé, tantôt soulignant les lignes de force du récitatif. […] En contrebas, à hauteur du plateau, évolue le chœur, réparti en deux groupes de vieillards également vêtus de couleurs sombres, et guidés chacun par leur chef de file […]. Ici se situe une des innovations proposées par Henri Rollan. Un troisième groupe de jeunes gardes demi-nus, exécuteurs du pouvoir de Créon, doublera plastiquement le commentaire parlé, en mimant, en une sorte de danse aux attitudes et aux gestes très simplifiés, les épisodes collectifs évoqués par les vieillards. » [22]

36La solution trouvée ici est une sorte de dédoublement du chœur, au moyen de figurants non prévus par l’auteur, tandis que le texte lyrique, soutenu certes par une musique « primitive », est proféré par deux coryphées qui le parlent sans le chanter. La critique est généralement assez favorable aux évolutions du chœur et à la chorégraphie addi-tionnelle, parfois assimilée avec une nuance péjorative à des « poses plastiques ».

37La saison suivante, c’est Œdipe-Roi que met en scène Julien Bertheau, dans une adaptation de Thierry Maulnier, sur une musique d’Arthur Honegger. « Craignant le ‘chœur parlé’ et n’osant introduire le simple ‘récitant’, les metteurs en scène ne savent jamais comment distribuer le texte. Bertheau s’en est tiré en décomposant. Les choreutes ont chacun leur petit bout de texte, qu’ils placent à tour de rôle » [23]. Les choreutes, au nombre de huit, ne se contentent pas de dire, ils bougent. Le livre de régie de la pièce révèle que les huit choreutes ont à accomplir des mouvements très compliqués, vingt-six positions désignées par les lettres A à Z, et de nombreuses positions intermédiaires désignées par un bis. On dénombre également trois sortes différentes de marches. Plus que le « peuple » de Thèbes, entraperçu au début de la tragédie, le chœur représente pour le metteur en scène « les notables de la ville ». L’émotion y perd de sa vigueur. Robert Kemp regrette la relative pauvreté du chœur : « […] la scène paraît vide, quand huit choristes l’habitent. Ce n’est pas assez. Il en fallait le double. […] Je ne suis pas choqué des simultanéités des gestes des choristes ni des ‘frises’ que Bertheau a composées. Je trouve seulement le sokol [24] trop maigre, donc un peu ridicule » [25].

38Ridicules semblent aussi aux critiques français les femmes grotesquement masquées du chœur des Nuées d’Aristophane, qui, malheureusement amputé de grands pans de texte, sert de lever de rideau à la tragédie. Le spectacle, adapté de la mise en scène réalisée à Athènes par Socrate Carandinos dans un décor de Ghika, ni tout à fait grec ni tout à fait français, pâtit de cette ambiguïté et de la méconnaissance flagrante de l’œuvre d’Aristophane par le public de la Comédie-Française.

39Ce demi-échec éloigne une fois de plus de la scène nationale la tragédie grecque, que l’on ne joue qu’à Orange, en 1963, avec une adaptation d’Iphigénie à Aulis d’Euripide, texte d’André Gillois, mise en scène de Maurice Escande, costumes de Phocas, chorégraphie de Michel Descombey sur une musique de Georges Delerue. Deux coryphées femmes disent les strophes parlées, un vrai chœur chante dans la fosse d’orchestre, tandis que danse un vrai corps de ballet. Cette solution, qui évoque le grand opéra, crée une fâcheuse dichotomie, anéantissant la nature même de la fonction du chœur au sein de la tragédie, réduit à une présence forte, mais purement esthétique.

Une seule voix en de multiples bouches, 1972

40Ce n’est qu’en 1972 que Sophocle (Œdipe-Roi / Œdipe à Colone, adaptation de Jacques Lacarrière) reparaît au Répertoire de la Comédie-Française, au festival d’Avignon d’abord, puis salle Richelieu. Cette fois le metteur en scène, Jean-Paul Roussillon, a voulu faire du chœur un personnage agissant de la tragédie, et s’est adjoint les services de Gilles Segal. La critique est unanime à reconnaître l’originalité du travail du metteur en scène : « Voilà qui est bien rendu : cette profonde unité des corps, ces têtes qui ne forment qu’une seule tête, ces corps qui ne forment qu’un seul corps, ce chœur, ce peuple qui vit devant nous sa vie collective, qui n’est qu’une seule voix en de multiples bouches » [26].

41Au lieu du chant et de la parole, on y trouve un cri unanime, ponctué par les sonorités étranges produites par la « bronte », instrument inventé par le compositeur Vincent Gemignani, constitué de claviers métalliques reliés à une immense caisse de résonance. La scénographie d’André Acquart, simple et presque primitive, évoquant des divinités plus proches des xoana protohelléniques que des dieux du panthéon classique, permet au chœur de se mouvoir dans un espace défini mais assez ouvert pour ne pas l’enfermer. Composés d’hommes et de femmes, les chœurs des deux tragédies se distinguent par leur habillement, fait de fibres naturelles couleur de cendre pour le peuple thébain, et de lainages blancs pour les Athéniens. À le comparer aux exemples précédemment cités, n’y a-t-il pas dans ce traitement enfin collectif et humainement émotionnel un pas décisif vers une compréhension de la fonction tragique du chœur ? Une faille réside cependant dans l’imbrication trop grande du chœur et des protagonistes, au détriment de l’aspect contrapuntique qui distingue le chœur de l’action principale.

Une pièce de puzzle, 1973-2005

42À peine peut-on évoquer la tragédie antique à propos de l’Antigone de Brecht (d’après Sophocle) présenté en 1973 à l’Odéon [27] dans une mise en scène de Jean-Pierre Miquel, naguère membre du Groupe antique de la Sorbonne, mais qui choisit ici le style oratorio et le chœur parlé. Les interprètes, en cercle sur le plateau, interviennent à leur tour, y compris le chœur, réduit à ce rôle de commentateur qui nous est devenu familier aujourd’hui.

43C’est à un trio de Grecs que Pierre Dux fait appel en 1977 pour monter à l’Odéon, dans un texte français de Maurice Clavel, Les Bacchantes d’Euripide : Michel Cacoyannis pour la mise en scène, Yannis Kokkos pour la scénographie et les costumes, et Théodore Antoniou pour la musique. Le décor – référentiel et en opposition avec la scène à l’italienne – représente un théâtre antique en ruines. Les choses sont dites clairement : ni reconstitution, ni reconstruction. La musique, mi-chantée, mi-électronique, évoque les sons de la voix humaine et les percussions ceux d’origine divine. Le chœur, composé de dix comédiennes sachant danser et chanter, a été recruté en dehors de la troupe de la Comédie-Française. La critique s’acharne.

44Nouvelle tentative en Avignon en 1981 : Médée d’Euripide est présenté dans une adaptation et une mise en scène de Jean Gillibert, encore un « ex » du Groupe antique, psychanalyste de surcroît. Sur un gigantesque échafaudage rouge dû à Alain Batifoulier, Médée (Christine Fersen) souffre sa passion de femme trompée et de mère meurtrière. Les costumes tirent vers l’Orient, la musique est électro-acoustique, le chœur est composé de comédiennes, de danseuses et d’une chanteuse. Qualifié de « puzzle » par Guy Dumur, le spectacle présente « un curieux étalage de propositions se superposant toutes sans jamais se mêler. Le chœur des femmes, par exemple, est traité comme un morceau de Berio ou de Boulez » [28].

45Aucun souci de retrouver l’antique dans la mise en scène d’Antigone de Sophocle par Otomar Krejča, dans la traduction de Jean Grosjean, donnée à la Comédie-Française en 1992 : « Ce chœur qui ne devrait avoir qu’un visage, celui du peuple de Thèbes, et que O. Krejča, en donnant à chaque choreute une singularité, une individualité, une psychologie autonome, rend presque anecdotique, prisonnier d’une théâtralité vieillotte et qui ne rend plus compte de sa collective attente, où chacun est à l’image de tous » [29]. Joués par des acteurs d’âges différents, mais tous affublés de perruques ou de crânes de vieillards, les sept choreutes, « tous comédiens chevronnés, sachant dire, disant bien, jusqu’à être parfois emphatiques, nobles alors comme leurs drapés […] évoluent comme ils semblent y être voués » [30]. Une esthétique traditionnelle, sans réelle invention, met une fois de plus le chœur en position de simple commentateur. Ni implication émotionnelle, ni incarnation philosophico-politique, ce rassemblement de vieillards tour à tour raisonneurs et poètes ne satisfait pas la recherche de l’émotion sacrée attachée au genre de la tragédie grecque.

46Dans un mouvement d’alternance régulier, de décennie en décennie, c’est à Euripide de jouer, en 2005, avec une nouvelle version des Bacchantes, décapante et toute en rugosités langagières, due à Jean et Mayotte Bollack, et dans une mise en scène d’André Wilms. Quoi qu’on puisse penser des partis pris par le metteur en scène dans ce spectacle haut en couleurs, le problème du chœur n’est une fois de plus pas vraiment résolu. Le metteur en scène a choisi dans la troupe six actrices capables de danser et de chanter. Dirigées par Joëlle Bouvier, elles accomplissent ce qui leur est demandé, parfois jusqu’au paroxysme, mais l’ensemble paraît maigre au regard des forces telluriques que les Ménades sont censées représenter, à quelques exceptions près, surtout lorsqu’un vrai chant soutient leur action.

47Depuis un siècle et demi, la Comédie-Française, soucieuse de ne pas abandonner ce qui constitue la source même du théâtre occidental, s’est efforcée de présenter à son public les chefs-d’œuvre du passé, sans jamais parvenir pour la représentation du chœur à la parfaite solution, celle qui satisferait tout le monde, celle qui provoquerait l’enthousiasme, au sens étymologique du terme. D’autres, ailleurs, s’y sont essayés, avec plus ou moins de réussite. On pense aux tentatives d’Ariane Mnouchkine, tirant la tragédie grecque vers le lointain Orient, aux relectures successives d’Antoine Vitez (avec sa lumineuse Électre), à celles de Jacques Lassalle (Médée et Andromaque embourgeoisées), à celles, encore, de Georges Lavaudant, de Marcel Bozonnet, de Philippe Adrien, aux mises en scène de Peter Stein, de Peter Hall. Sans oublier Terzopoulos qui, voici quelques années, à Épidaure, faisait psalmodier les parties lyriques des Perses, moitié en grec, moitié en turc, par un chœur d’hommes issus des théâtres d’Athènes et de Constantinople, dont se détachaient un à un les protagonistes de la tragédie. Chacun ajoute sa propre proposition, jusqu’à Olivier Py qui, dans L’Orestie d’Eschyle, fait chanter les chœurs en grec ancien, pour un résultat assez frappant, sans doute, mais qui prive le texte de son accessibilité.

48Cette forme de théâtre qui, selon Jacqueline de Romilly, n’a jamais connu d’équivalent [31] gardera-t-elle éternellement son mystère et devrons-nous nous résigner à partager l’opinion de Jacques Lacarrière, préfaçant sa traduction de Sophocle ?

49

« Pourtant, l’architecture dramatico-musicale de ces œuvres échappe en grande partie à notre emprise. Ce n’est pas seulement pour une question de langue. C’est surtout parce que l’éducation poétique et musicale des Grecs était fort différente de la nôtre. La musique était enseignée dès le plus jeune âge, elle accompagnait chaque instant de la vie et elle intervenait tout naturellement dans l’expression des grands états tragiques. Aujourd’hui il n’en est plus de même. La formation musicale des auteurs, dramaturges et metteurs en scène est loin d’équivaloir à celle que possédait tout Grec au temps de Sophocle. C’est pourquoi, en dépit de maints efforts entrepris ces dernières années pour restituer la vraie richesse des tragédies antiques, il restera toujours en elles une part d’ombre et de silence, comme un corps momifié dont on discerne les formes et les traits mais dont la voix, à jamais, s’est tue. » [32]

50Est-ce une raison pour fermer le livre et laisser dormir ces chefs-d’œuvre ? Non, sans doute. Le défi reste lancé aux gens de théâtre. Les tragédies grecques, depuis vingt-cinq siècles, n’ont pas fini de nous interpeller, ni le chœur de lancer ses lyriques envolées au ciel étoilé d’Épidaure comme aux plafonds ornés de nos vieux théâtres.


Date de mise en ligne : 01/01/2018

https://doi.org/10.3917/etth.044.0033

Notes

  • [1]
    H.C. Baldry, Le Théâtre tragique des Grecs, trad. de l’anglais par J.P. Darmon, Paris, Maspero, 1975.
  • [2]
    Cité dans Les Tragiques grecs, Europe n. 837-838, 1999.
  • [3]
    Alfred de Vigny se souvient aussi avec émotion de cette « première tentative de chœurs avec la strophe, l’antistrophe et l’épode », Lettre à Philippe Busoni, 13 juillet 1852.
  • [4]
    Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Leipzig, Hetzel, 1858-1859.
  • [5]
    Edmond Geffroy, éminent sociétaire de la Comédie-Française, était aussi peintre, élève d’Amaury-Duval, et a laissé de nombreux tableaux représentant la troupe et ses camarades en costumes de scène.
  • [6]
    Georges d’Heylli, Journal intime de la Comédie-Française (1852-1871), Paris, Dentu, 1879.
  • [7]
    Auguste Vitu, Les Mille et une nuits du théâtre, Paris, Ollendorff, 1885-1894, 9 vol.
  • [8]
    Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Paris, Bibliothèque des Annales Politiques et Littéraires, 1900-1902, 8 vol.
  • [9]
    Ironiquement analysée par Gabriel Lefeuve, dans L’Écho de Paris, le 21 novembre 1893 : « Cette fois – après avoir potassé Gevaert et Bourgault-Ducoudray, il a écrit pour voix d’hommes à l’unisson du ré au ré, dans les modes grecs… […] Chaque croche fut méditée, voulue. Petit sport à conseiller aux auditeurs : remarquez la modulation terminale du premier chœur, cette ritournelle de deux mesures où sonnent les deux tétracordes de la tonalité arrivante (en ut, ou plutôt en ré sans altérations). Vous saisirez plus aisément que les quatre derniers chœurs s’échelonnent à la quinte descendante, symbole de l’affaissement de la situation ; et cette originalité rythmique, l’accent parfois sur les temps faibles ».
  • [10]
    Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, op. cit.
  • [11]
    Théâtres et concerts, 5 février 1912 (reprise de la pièce).
  • [12]
    Wanda de Boncza, puis Julia Bartet, Albert- Lambert, Paul Mounet.
  • [13]
    La Liberté, 9 décembre 1924.
  • [14]
    Robert Oudot, Comoedia, 9 août 1925.
  • [15]
    Léo Claretie, La Rampe, 4 octobre 1917.
  • [16]
    Comoedia, 12 avril 1911.
  • [17]
    La Vérité, 6 mai 1919.
  • [18]
    Comoedia, 17 juin 1910.
  • [19]
    Robert Catteau, Paris-midi, 23 mars 1912.
  • [20]
    Jacques May, Chanteclerc, 23 avril 1931.
  • [21]
    Émile Fabre, « La nouvelle mise en scène d’Œdipe-Roi », Comoedia illustré, juin-juillet 1934.
  • [22]
    Jean Nepveu-Degas, L’Observateur, 28 juin 1951.
  • [23]
    Guy Verdot, Le Franc-Tireur, 19 mai 1952.
  • [24]
    Le « sokol », mentionné ironiquement par R. Kemp, fait allusion au mouvement de gymnastique tchèque de ce nom, se revendiquant de la gymnique de la Grèce antique.
  • [25]
    Le Monde, 22 mai 1952.
  • [26]
    Pierre Marcabru, Le Journal du dimanche, 16 juillet 1972.
  • [27]
    Après avoir été, de 1946 à 1959, la seconde salle officielle de la Comédie-Française, l’Odéon, entre 1971 et 1982, puis entre 1987 et 1990, est dirigé, ès qualités, par l’administrateur général de la Comédie-Française avec obligation, pour la Maison de Molière, d’y monter plusieurs spectacles par saison.
  • [28]
    Le Nouvel Observateur, 18 juillet 1981.
  • [29]
    Pierre Marcabru, Le Figaro, 19 octobre 1992.
  • [30]
    Raymonde Temkine, Révolution, 7 janvier 1993.
  • [31]
    Jacqueline de Romilly, Tragédies grecques au fil des ans, dans le chapitre « Réflexions générales dans la tragédie grecque », Paris, Belles Lettres, 1995.
  • [32]
    Le Théâtre de Sophocle traduit et commenté par Jacques Lacarrière, Paris, Philippe Lebaud, 1982.

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