Couverture de ETTH_041

Article de revue

La fragilité d’une image

Entretien avec Marcel Freydefont

Pages 47 à 55

Notes

  • [1]
    Jean Digne a été directeur du Théâtre du Centre et co-responsable du Relais culturel d’Aix-en-Provence de 1970 à 1976. Le Théâtre du Centre offrait des ateliers de pratique théâtrale animés notamment par Alain Simon, partisan d’un théâtre d’images et d’adresse au public. C’est au sein de l’un de ces ateliers que Jean-Luc Courcoult et Véronique Loève se sont rencontrés en 1977 pour la création du Chant du fantoche lusitanien de Peter Weiss, mis en scène par Rafaël Murillo. Jean Digne a créé Aix, ville ouverte aux saltimbanques… en mai 1973, manifestation dont le titre est tout un programme. Chaque printemps, une quinzaine de groupes théâtraux investissaient le cours Mirabeau et la ville. Ces groupes issus de Mai 1968 se revendiquaient du théâtre forain, de l’agit-prop, de la tradition circassienne, des « cogne-trottoir », en rupture avec le théâtre de la décentralisation dramatique qui avait demandé, à Villeurbanne (en 1968), tout le pouvoir pour les metteurs en scène et avait mis en avant la notion de « non-public ». Ces troupes entendaient aller trouver le public où il était : dans la rue. Ce sont Théâtracide (Michel Crespin, Bernard Maître, Jean-Maris Binoche), le Théâtre de l’Unité (Jacques Livchine et Hervée de Lafond), Risorius, le Théâtre à Bretelles, le Théâtre de la Manivelle, les Plasticiens Volants, le Palais des Merveilles de Jules Cordière, le Cirque Bonjour de Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée, Blaguebolle, etc. Jean Digne sera directeur de l’AFAA* (Association française d’action artistique) de 1990 à 1999, après avoir dirigé l’Institut culturel français de Naples. Il est actuellement président de HorsLesMurs.
  • [2]
    L’IFCA est un Institut de formation de comédiens animateurs fondé par Pierre Volz à Aix-en-Provence dans les années 1970. L’UFR (unité de formation et de recherche) de Lettres, Arts, Communication et Sciences du langage (LACS) de l’Université de Provence Aix-Marseille 1 compte une filière Arts du spectacle issue de l’IFCA. Un amphithéâtre a depuis été réaménagé en théâtre. Il porte le nom d’Antoine Vitez. Danièle Bré, qui a travaillé avec Pierre Volz, en est la directrice artistique ; elle enseigne aussi en Arts du spectacle. Partisan d’une pédagogie active, elle implique ses étudiants dans la pratique théâtrale à l’université en les confrontant au terrain. Courcoult et Gallot-Lavallée étaient à l’IFCA ; Véronique Loève était en fac de cinéma avec Pierre Berthelot.
  • [3]
    André Gintzburger se présente comme un découvreur de talent, un « conseiller en organisation de spectacles vivants ». Depuis plus de quarante ans, il aide certaines compagnies de théâtre dans et hors les murs, en assurant leur promotion.
  • [4]
    Il s’agit d’une baignoire en fonte émaillée, posée sur un châssis avec deux roues gonflables de quarante et un centimètres de diamètre et deux roues de cinquante-cinq centimètres, et mue par un moteur de Vespa. Jean-Luc Courcoult pilotait cette baignoire, plongé dans un bain de mousse, arrosé par l’eau venant d’un pommeau de douche.
  • [5]
    Le texte est reproduit dans ce volume. Voir l’article « La Demi-finale du Waterclash », par Royal de Luxe.
  • [6]
    « Estuaire Nantes < > Saint-Nazaire » est une manifestation initiée par Jean Blaise, directeur du Lieu unique, Scène nationale de Nantes. Il s’agit de faire découvrir un territoire à travers des installations artistiques à l’échelle de l’estuaire de la Loire. Trente artistes ont été invités pour la première édition de cette biennale qui a eu lieu du 1er juin au 1er septembre 2007. Jean-Luc Courcoult est du nombre, avec une œuvre intitulée La Maison dans la Loire, ancrée à Lavau. Courcoult la décrit ainsi : « Elle semble aussi solitaire que nous le sommes de temps à autre dans la nature. Image réaliste et poétique, concrète, secrète, silencieuse, cette maison endormie sur la Loire pourrait être un tableau, une peinture en trois dimensions, déposée dans le temps. Immobile ».

1Marcel Freydefont. – Comment te définis-tu ? Comment définis-tu ton action artistique ?

2Jean-Luc Courcoult. – Il n’y a peut-être que les hommes politiques qui soient capables de se définir. Et encore, il reste à vérifier si ce qu’ils font correspond à la définition qu’ils peuvent donner d’eux-mêmes. C’est l’action qui définit les êtres. Je n’ai pas de définition pour moi-même, autre que de dire que je suis comme tout le monde : j’ai deux jambes, deux bras, un sexe, une tête, un cœur, et je m’en sers, pour me mouvoir, m’émouvoir, aimer, me nourrir, respirer, réfléchir, rêver surtout. Je ne crois pas que l’on puisse se définir sans avoir de critères, et j’entends échapper à tout critère de définition.

3Sur le plan artistique, il est tout aussi difficile sinon prétentieux de se définir : cela conduit à avoir une idée de soi-même plus ou moins positive ou négative. Quel sens cela a-t-il d’avoir une haute idée de soi ? ou une mauvaise idée de soi ? Je suis ce qu’on appelle un artiste. Mais peut-on dire ce qu’est un artiste ? Depuis 1968, tout le monde est ou peut être artiste. Il y a, me semble-t-il, deux sens à ce qualificatif : d’une part, il désigne ceux qui aiment les histoires de l’art, qui se situent dans le cours de ces histoires en se définissant socialement comme un artiste ; d’autre part, il y a ceux qui font de l’art une vie, toute leur vie, sans se soucier de savoir s’ils répondent à la définition que la société peut donner d’un artiste. La différence est énorme. Je n’aime pas l’identification sociale. Il est fréquent d’entendre dire dans une famille, à propos de l’un de ses membres, « C’est un artiste », souvent dit, au fond, de manière péjorative : c’est une façon de ne pas chercher à comprendre. Je suis un metteur en scène, et je fais du théâtre.

4M. F. – Pourquoi et comment as-tu choisi cette voie ?

5J.-L. C. – Enfant, j’avais beaucoup de mal à communiquer. Qui est responsable de cela ? Moi ? Ma famille ? Peu importe. Et j’avais en moi un besoin pressant de communication, de m’exprimer de façon artistique. Mais je ne dessinais pas, je ne chantais pas, je n’écrivais pas. J’étais plutôt taciturne, introverti. À l’âge de onze ans, j’ai découvert la photographie. Plus que de prendre des clichés, ce qui m’a captivé surtout est le développement des films dans le noir. Tout seul dans l’obscurité, dans le silence, j’assistais à une rencontre tranquille avec un instantané de la vie que j’avais capturé grâce à mon appareil de prises de vues. L’image naissait sur le papier blanc. Cette naissance provoquait une émotion intense. J’ai compris instinctivement et concrètement la fragilité d’une image. C’est le développement qui décidait de son sort. Il y avait cette interrogation diffuse qui m’habitait quant au moment opportun de sortir la photo du bain révélateur, avant qu’elle ne noircisse, pour la plonger dans le bain d’arrêt, puis la fixer et la laver. Il fallait décider du moment où l’image semblait optimale, arrêter le processus pour fixer l’image. Aujourd’hui, avec internet, la photo numérique, la photo sur téléphone portable, cette expérience a disparu. Mais cette passion pour la photo et la naissance d’une image ne m’a jamais quitté. Elle m’a appris à trancher.

6M. F. – Quel lien établis-tu entre ton histoire personnelle et l’aventure collective de Royal de Luxe ? Comment es-tu venu au théâtre ?

7J.-L. C. – Il n’y a pas de lien entre mon histoire personnelle et Royal de Luxe. Mon histoire personnelle ne présente guère d’intérêt. On peut rester solitaire au sein d’une aventure collective, rester soi-même et être avec d’autres. Choisir d’être dans une aventure collective est semblable à se trouver dans un endroit où l’on se sent bien. Il est banal de remarquer qu’il y a beaucoup de gens solitaires, des gens qui se sentent mal et qui aiment aller dans un bistrot pour boire un café ou un petit verre de vin blanc, parce qu’ils se trouvent bien dans cet endroit qui leur devient familier.

8Avec ma famille, je vivais dans le sud-est de la France, à Toulon. C’est après mon bac que j’ai eu envie d’être comédien et de faire du théâtre, avec un copain. Je voulais monter une compagnie dans un village. Ma première expérience, dans des petites salles, a duré environ une année. J’ai rapidement senti que je devais faire quelque chose dehors. Cela me semblait trop compliqué de faire du théâtre dans une salle. Je passe sur d’autres détails, notamment la parenthèse du service militaire qui a contrarié un moment mes envies, mais j’ai fini par être réformé. En 1973, Jean Digne avait créé, à Aix-en-Provence, Aix, ville ouverte aux saltimbanques et aux amuseurs de rue[1]. Il y avait aussi à l’Université de Provence l’IFCA [2], dirigé par Pierre Volz puis Danièle Bré, orienté vers la formation de comédiens animateurs et l’action culturelle, qui offrait beaucoup d’ateliers de pratique théâtrale. Je suis donc allé à Aix-en-Provence, attiré par son foisonnement et son ébullition. M’installant dans cette ville, je me suis dit qu’il était bien de faire feu de tout bois, et naturellement je suis allé à la fac. J’ai fait la connaissance de Véronique Loève et de Didier Gallot-Lavallée. J’ai suivi avec eux les ateliers pratiques pendant une année. L’enseignement théorique ne m’a pas attiré. J’étais alors assez vindicatif, sans être méchant. Je ne voulais que faire du théâtre, pas en parler, pas réfléchir à propos du théâtre. Avec Véronique et Didier, on voulait préparer quelque chose pour la manifestation de Jean Digne.

9M. F. – Était-ce en 1976 ? C’est en tout cas la dernière édition.

10J.-L. C. – Je n’ai plus le souvenir exact des dates… Cela doit être 1976 puisque nous voulions faire Aix, ville ouverte… C’est peut-être plus tard, dans la dynamique de ce que Digne avait suscité. Il y a eu, pendant deux, trois ans après son départ, une continuation sous une autre forme. C’est peut-être en 1978… Je ne me souviens plus précisément. Nous avons travaillé d’arrache-pied à partir d’une histoire que nous avions improvisée en nous enregistrant sur un magnétophone. Nous étions convaincus qu’il serait plus facile de toucher le public en allant jouer dehors. Chaque fois que nous faisions quelque chose à l’intérieur, dans nos ateliers à la fac, il fallait traîner le public pour qu’il vienne. Notre idée était de raconter de façon burlesque – j’adorais le cinéma burlesque, à la Buster Keaton, quand une action insignifiante déclenche un cataclysme – une histoire d’aventure sur les mers à partir d’une chambre, matérialisée par un lit qu’on actionnait dans tous les sens.

11Nous avons tellement travaillé que nous avons perdu de vue le fait que nous voulions jouer ce spectacle pour Aix, ville ouverte… ou pour une autre occasion si la manifestation de Digne n’existait plus telle quelle. L’occasion a été ratée, nous avons continué à travailler d’arrache-pied. Ce qui nous importait était de tenir la ligne de nos improvisations. J’étais comédien comme mes deux amis, nous faisions la mise en scène collectivement, nous fabriquions tout ensemble. Quand il nous a semblé que nous étions prêts, nous avons joué notre spectacle dans les jardins publics, dans les villages, faisant ensuite la manche. Nous étions aussi à la recherche de contrats, nous téléphonions chaque jour depuis la Poste ou depuis une cabine téléphonique. Nous n’étions pas chers.

12Un jour, lors d’un rendez-vous avec un élu, avec mes deux compères, il nous a demandé quel était le titre de notre spectacle, qu’il était disposé à acheter. Nous nous sommes regardés avec effarement : notre spectacle n’avait pas de titre ! On avait oublié de lui donner un nom… Alors, j’ai répondu du tac au tac Le Cap Horn en expliquant qu’il s’agissait d’un marin qui grâce à son imagination traverse la mer dans sa chambre, sur son lit, et franchit avec exaltation un cap infranchissable. Et dans mon esprit, il n’y avait pas de cap plus redoutable que le Cap Horn. Tout est là, dès cet instant : se confronter à l’extrême, à l’impossible. Et c’est comme cela que tout a commencé. Nous avons fait ensuite un autre spectacle, Les Mystères du grand congélateur, en embarquant dans notre aventure d’autres copains et copines de fac. Nous sommes allés nous installer à Saint-Jean du Gard. Il faut dire qu’à cette époque, nous pouvions être si démunis que nous n’avions parfois même pas de quoi acheter du sel ou du pain. Il fallait un nom de compagnie : cela a été Royal de Luxe. Nous avions la foi dans le théâtre, dans la justesse de notre ligne, nous ne voulions faire rien d’autre, ça sonnait bien, comme une marque. Quand nous sommes partis dans le Gard nous nous sommes retrouvés à trois, le trio du début. Ensemble, nous avons fait un spectacle par an, environ. D’autres personnes sont bientôt venues se joindre à nous pour former une équipe. D’autres sont parties. Cela n’a pas cessé de bouger. Royal change sans cesse et reste toujours Royal.

13M. F. – Quelles sont les grandes étapes de la compagnie ?

14J.-L. C. – Je n’aime pas analyser mon parcours, ni revisiter le passé. Je demeure l’enfant dont j’ai parlé tout à l’heure, qui rêvait dans sa chambre noire. C’est cela qui me donne la possibilité de toujours imaginer autre chose, d’être là où l’on ne m’attend pas. Il m’est difficile de répondre, sinon de façon vivante et instinctive. Je ne sais pas analyser. En fait, il me vient à l’esprit plusieurs possibilités pour distinguer certains moments de cette histoire.

15Je pourrais dire qu’il y a la période où l’on travaillait en faisant la manche et celle où l’on a été rémunéré par des contrats, tout en gardant l’exigence de gratuité pour le public ; quand on faisait la manche, il fallait d’abord accrocher le spectateur avec le spectacle et puis faire en sorte qu’il ait envie de donner quelques pièces de monnaie. La Mallette infernale (1980-1981) a eu un rôle important : ce spectacle a bien marché et nous l’avons joué dans beaucoup d’endroits. André Gintzburger [3] avait eu vent de notre travail. Il est venu à Paris, en nous disant qu’il ne pourrait pas rester pour voir tout le spectacle, car il avait un autre rendez-vous. Il est resté jusqu’au bout. Il n’avait jamais rien vu de semblable. Nous avions beaucoup travaillé le jeu accéléré et nous avions beaucoup tourné : nous étions au point. Il n’en revenait pas de voir de quelle façon nous « gérions » la diffusion de nos spectacles : on n’avait pas de numéro de téléphone, on ne pouvait donc pas nous joindre ! Avec Monique Bertin, il nous a aidés à obtenir des contrats, et ils ne nous ont plus lâchés.

16Je pourrais aussi distinguer le Royal de Luxe d’avant les Géants et d’après les Géants. Je pourrais distinguer les petits spectacles et les grands spectacles, petites formes, grandes formes.

17Je pourrais souligner une constante depuis toujours : il y a toujours eu des machines, des objets, des accessoires. J’aime bricoler et faire des assemblages inattendus. Le lit de Cap Horn était une machine, et les spectacles suivants comportaient aussi des objets récupérés, détournés, piégés – les titres des spectacles en témoignent –, des objets tels que la baignoire roulante [4] que j’ai construite en 1982 pour la première version du Waterclash. Il y a autre chose à dire à ce propos : la construction d’une machine a toujours été liée à la question de son transport. Ainsi, pour Cap Horn, tout devait rentrer dans une Renault 4 L… Plus tard, ce sera une camionnette, puis un camion, puis un semi-remorque.

18Il y a la période où j’étais comédien et la période où j’ai décidé de ne plus l’être ; je crois que c’est en 1984, pour Les Grands mammifères ou L’incroyable histoire d’amour entre un cheval et une péniche. J’ai eu conscience d’être de fait le metteur en scène, et d’être par ailleurs un comédien médiocre. Sur ce rôle de metteur en scène, il est nécessaire de dire que j’ai donné le ton, l’impulsion depuis le début. Être metteur en scène, ce n’est pas une question de talent, c’est une question de place, de sensation : savoir où l’on est le plus nécessaire et le plus juste. Après, c’est une question de confiance collective quant à ses intuitions. La confiance d’un groupe ne vient jamais avant, elle vient après, et elle n’est jamais définitive. Il y a de petites révoltes. Mais quand les choses marchent, la confiance arrive à exister.

19Il y a aussi le moment où j’ai compris que l’on pouvait faire rire un public du début à la fin d’un spectacle. Cela a été sidérant pour moi. C’était pour Les Mystères du grand congélateur. Quand on le préparait – sans le public, bien sûr –, on ne riait pas. Et on se demandait comment ce spectacle allait être reçu : cela a été du délire.

20Il y a aussi Royal à Saint-Jean du Gard, Royal à Toulouse, Royal à Nantes.

21Deux spectacles sont très importants à mes yeux : tout d’abord La Demi-finale du Waterclash en 1982 et ensuite Roman photo tournage en 1987. Dans Waterclash il y avait en quinze minutes toute l’énergie que nous avions déployée depuis 1978, avec cette obsession de ne pas être trop longs, d’être dans la durée la plus exacte au regard de ce que nous voulions raconter. C’était aussi l’esquisse de cette idée de raconter une histoire à une ville entière, qui vient avec la deuxième version de ce spectacle. Quand je lis la plaquette que nous avions faite à cette époque [5], j’ai le sentiment que tout est là, en devenir. Et que nous avons exploré ensuite méthodiquement tout le potentiel de ce jaillissement.

22Je dois signaler l’apport du musicien Michel Augier. Notre rencontre est amusante : elle s’est faite par téléphone, et je lui ai dit : rejoins-nous. Il est là depuis ce moment. Son groupe s’appelle maintenant les Balayeurs du Désert. Pour moi, la musique est essentielle à un spectacle.

23Roman photo – deuxième version – est la première consécration, et en même temps c’est le premier spectacle construit, achevé, soigné dans tous ses détails, écriture, rythme, accessoires, objets, jeu. On a fait le tour du monde avec ce spectacle et nous sommes devenus très populaires.

24M. F. – Il y a dans ton travail deux formes majeures : la parade, et le théâtre de place pour lequel vous montez vos propres gradins en plein air.

25J.-L. C. – Il y en a bien d’autres : par exemple, l’histoire racontée à une ville entière, le spectacle sans communication préalable, que j’appelle aussi accident de théâtre, et le spectacle-habitation. Ces formes se croisent, s’enchevêtrent, et leur genèse n’est pas achevée. Ma prochaine création, La Révolte des mannequins, est du théâtre de vitrine. La première version du Géant était autant un spectacle sans communication qu’une histoire racontée à une ville entière, et c’était aussi une parade. Si nous sommes revenus un an après au Havre, c’est parce qu’il y avait eu trop de frustration la première fois : nous n’avions rien fait le dimanche alors que tout le monde était dans la rue pour voir le Géant. Nous sommes revenus et nous avons appelé ça Le Géant tombé du ciel : dernier voyage. En fait de dernier voyage, il y a eu une suite. Les choses se font toutes seules : elles s’imposent au moment voulu avec évidence. Et ainsi, de fil en aiguille, nous avons raconté une histoire sur près de quinze ans, en alternant avec d’autres formes. Les Géants sont devenus une légende.

26M. F. – Il y a deux éléments forts dans ton travail : le rapport au temps et le rapport à l’espace – l’histoire et la géographie conjuguées, si l’on veut se référer à des disciplines scolaires.

27J.-L. C. – J’ai une fascination à l’égard du temps, sans aucune place pour la nostalgie. C’est peut-être lié à mon expérience de la photographie. Dans l’histoire des Géants, le temps est un facteur essentiel : il imprime dans une population une image et un imaginaire qui à leur tour portent leurs fruits en me donnant le désir de poursuivre l’aventure. Ainsi les choses existent dans la mémoire, dans le cœur des gens, qui avec le temps s’approprient cette histoire ; elle devient la leur. Cela me touche, à un moment où l’on a tant de difficultés à remplir des théâtres. J’aime cette durée longue, cet aller-retour de choses qui voyagent, qui s’installent et qui continuent leur course, sans que je puisse prévoir quelle tournure cela va prendre.

28De même, nous avons repris des spectacles, comme La Maison dans les arbres joué d’abord à Nantes en 1997. J’aime l’idée de la reprise. C’est une autre façon de jouer avec le temps. J’aime reprendre des idées, des images, des objets, des machines, des effets et les composer à chaque fois de façon inédite. Roman photo tournage, en 1987, est en fait la deuxième mouture de ce spectacle. Reprendre n’est pas refaire. Il ne s’agit pas de retour en arrière et ce n’est pas parce qu’on reprend quelque chose qu’on ne va pas de l’avant. La reprise de Roman photo en 2005 par la jeune compagnie chilienne Gran Reynata – que j’ai mise en scène – a pour moi beaucoup de sens, en raison du lien qui m’attache au Chili.

29Il y a encore une autre dimension du temps qui m’intéresse. Waterclash est une condensation en quinze minutes. J’aime cette concision. Et tout aussi bien ce spectacle peut s’expanser, se déployer sur trois jours, et alors la séquence de quinze minutes en devient le final. C’est ce que nous avons fait avec Le Lac de Bracciano. Avant la grande confrontation finale, le grand choc physique, si pour aiguiser l’attention du public on raconte l’histoire de chacun des protagonistes, l’intensité va se décupler. Prends un match de boxe : si les deux boxeurs te sont inconnus, tu ne vas pas te déranger. Mais si l’histoire de chacun t’est familière, alors ton intérêt va être plus fort. La mythologie est ce que le public invente à partir de ce qu’il connaît. J’aime raconter des histoires sur cette base.

30M. F. – Quant à la géographie, Royal de Luxe a parcouru le monde, et vos spectacles sont allés sous toutes les latitudes. Bien plus, vous séjournez longtemps dans les pays que vous visitez.

31J.-L. C. – Je ne suis pas un visiteur. Ma scolarité a été difficile, je n’ai pas été d’emblée un bon élève. J’ai fait une 6ème de transition, ces classes destinées à ceux pour lesquels il n’y a plus d’espoir. Pour ma part, cela m’a remis en selle et je suis allé jusqu’au bac. La géographie est une matière qui m’a vivement intéressé. Cela me faisait voyager, cela me faisait rêver de terres inconnues. Avec Royal, nous avons bourlingué dès le début, d’abord en Provence puis dans le reste de la France, puis en Allemagne, en Italie… Et maintenant nous avons parcouru la terre entière. J’ai toujours aimé aller à la rencontre de terres inconnues, et dans chaque pays aller dans les endroits les plus perdus. J’aime entraîner une équipe sur des territoires relativement vierges en matière de théâtre, pour voir si nous sommes capables de parler à d’autres gens qui n’ont pas nos façons de faire, de vivre, de penser.

32L’espace compte beaucoup pour moi. La géographie n’est pas seulement physique, elle est surtout humaine. Dans l’espace, il y a le public, tout se noue avec lui. On ne peut pas faire la même chose dans la 5ème Avenue à New York qu’à Barcelone. Il est évident que si le Géant vient dans cette ville, il doit aller à la Pedrera : nous l’avons installé au sommet de cet immeuble célèbre de Gaudi. L’espace fournit un décor, un cadre avec lequel il faut jouer poétiquement. L’action et l’espace vont ensemble, l’un ne va pas sans l’autre. Aussi, il faut bien voir où l’on se trouve. L’image est un tout. Elle prend tout, elle comprend tout, on ne doit rien négliger.

33M. F. – Quelle est ta position à l’égard du théâtre de rue ? Quelle est la part du public dans ton travail ?

34J.-L. C. – Tout ce qui se met à exister tend à être repéré, canalisé, classifié, étiqueté. Ce n’est pas péjoratif ni négatif de dire cela. Il est plutôt bien que le théâtre de rue soit pris en compte et reconnu comme une forme d’art aussi respectable qu’une autre. Mais il est nécessaire de reconnaître en même temps que beaucoup de formes qui se définissent comme étant du théâtre de rue sont ridicules. Ce qui n’est pas moins vrai pour d’autres formes d’art. Il y a maintenant autant de monde dehors que dedans, dans la rue que dans les salles. Le théâtre de rue a acquis ses lettres de noblesse, c’est bien. Et pour ma part, je reste dans la rue. Mais je ne suis pas corporatiste, je suis un solitaire.

35C’est superbe de pouvoir rencontrer des gens qui ont quelque chose à dire, à faire, qui veulent raconter quelque chose d’extraordinaire. Il est bien que chacun puisse exprimer ce qu’il ressent comme il l’entend. Comme pour les peintres, il est possible de dégager des époques ou des styles, mais je n’aime pas les définitions, les classifications. Je n’ai pas, je n’ai jamais eu et je n’aurai jamais de curriculum vitae. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, j’ai ressenti la nécessité de sortir des salles et d’aller dehors. Ce que je fais, c’est du théâtre. Et faire du théâtre, c’est aller à la rencontre du public, à la rencontre des gens. La question de savoir si celui-ci fait du théâtre de rue ou celui-là du théâtre dans la rue est totalement oiseuse : de ou dans, c’est un faux débat, sans aucun intérêt. Il ne sert à rien de se donner avec certitude des définitions. Toute définition s’écroule très vite.

36Certes, quiconque entreprend de faire quelque chose a tendance à vouloir se rassurer en s’identifiant, parce qu’il s’aime bien, parfois même beaucoup trop. Le problème n’est pas de s’identifier, le problème est la rencontre avec l’autre. Si cette rencontre n’a pas lieu, rien n’a de sens. Il y a trop de gens qui font de l’art dans leur petit monde sans prendre le risque de s’exposer, de se confronter aux autres. Je suis très attentif à la réalité de la réponse publique que recueille un artiste. Il y une grande différence entre un monde artistique et culturel clos, où on s’entoure de ses pairs pour être dans l’adulation réciproque, et un monde artistique qui s’ouvre aux autres. Un défilé de mode ne concerne qu’un petit monde dans le monde et ne concerne que lui. Ce problème peut être aussi celui du théâtre de rue. Il ne s’agit pas de se différencier en s’opposant au théâtre de salle. Ce serait un enfermement de plus. Même le rap est à bien des égards un monde qui a tendance à se replier sur lui-même. L’enjeu est de s’ouvrir à l’autre, aux autres.

37M. F. – Tu as commencé, enfant, par la photo. Dans le travail de Royal de Luxe, la photographie prend une part énorme, quand on pense à ce spectacle capital qu’est Roman photo, quand on pense au travail photographique de Jordi Bover sur vos spectacles et aux millions de photos anonymes que suscitent vos créations. En fais-tu toujours ?

38J.-L. C. – Je n’ai jamais cessé d’en faire. Quand je peux prendre le temps de photographier et quand je peux prendre le temps d’exposer. Je continue l’aventure technique de cet art. Je fais de la photo numérique. Enfin, seule l’image compte, peu importe le procédé. Je fais des portraits, car j’adore les gens, leurs visages sont des paysages. J’aime beaucoup aussi la sexualité, pour ne pas dire la sensualité. J’aime photographier le sexe des femmes, l’origine du monde. Il y aussi d’autres thèmes qui me motivent, me font presser le bouton, provoquent en moi un déclic, comme les maisons abandonnées, les bâtiments morts, les édifices déserts. Dans le cadre d’Estuaire[6], je vais faire flotter de manière bancale sur la Loire une maison aux volets fermés, une sorte d’image flottante en vrai. Les façades sont d’autres visages.

39Il m’importe peu de décliner une identité. Je n’aime pas la photo d’identité. Ce qui importe, c’est la rencontre, le contact, l’échange. Peu importe que l’on sache d’où je viens, qui je suis, où je suis né. Oui, ma famille est d’origine bretonne : cela n’a aucune importance. Un artiste est celui qui s’arrache hors de son sol ; il ne m’intéresse pas de connaître sa provenance, elle n’explique rien et j’ai horreur des explications. Seuls comptent la rencontre, le voyage. Un artiste n’a d’intérêt que dans ce qu’il propose au public. J’aime l’arrêt sur image et en même temps, je laisse les images vivre leur vie, déborder de leur cadre. Je suis toujours en mouvement, attentif aux stimulations qui impriment mes rêves, j’aime faire ce que je n’ai pas encore fait et je veux faire entrer encore et toujours ces images dans la réalité.


Date de mise en ligne : 01/01/2018.

https://doi.org/10.3917/etth.041.0047

Notes

  • [1]
    Jean Digne a été directeur du Théâtre du Centre et co-responsable du Relais culturel d’Aix-en-Provence de 1970 à 1976. Le Théâtre du Centre offrait des ateliers de pratique théâtrale animés notamment par Alain Simon, partisan d’un théâtre d’images et d’adresse au public. C’est au sein de l’un de ces ateliers que Jean-Luc Courcoult et Véronique Loève se sont rencontrés en 1977 pour la création du Chant du fantoche lusitanien de Peter Weiss, mis en scène par Rafaël Murillo. Jean Digne a créé Aix, ville ouverte aux saltimbanques… en mai 1973, manifestation dont le titre est tout un programme. Chaque printemps, une quinzaine de groupes théâtraux investissaient le cours Mirabeau et la ville. Ces groupes issus de Mai 1968 se revendiquaient du théâtre forain, de l’agit-prop, de la tradition circassienne, des « cogne-trottoir », en rupture avec le théâtre de la décentralisation dramatique qui avait demandé, à Villeurbanne (en 1968), tout le pouvoir pour les metteurs en scène et avait mis en avant la notion de « non-public ». Ces troupes entendaient aller trouver le public où il était : dans la rue. Ce sont Théâtracide (Michel Crespin, Bernard Maître, Jean-Maris Binoche), le Théâtre de l’Unité (Jacques Livchine et Hervée de Lafond), Risorius, le Théâtre à Bretelles, le Théâtre de la Manivelle, les Plasticiens Volants, le Palais des Merveilles de Jules Cordière, le Cirque Bonjour de Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée, Blaguebolle, etc. Jean Digne sera directeur de l’AFAA* (Association française d’action artistique) de 1990 à 1999, après avoir dirigé l’Institut culturel français de Naples. Il est actuellement président de HorsLesMurs.
  • [2]
    L’IFCA est un Institut de formation de comédiens animateurs fondé par Pierre Volz à Aix-en-Provence dans les années 1970. L’UFR (unité de formation et de recherche) de Lettres, Arts, Communication et Sciences du langage (LACS) de l’Université de Provence Aix-Marseille 1 compte une filière Arts du spectacle issue de l’IFCA. Un amphithéâtre a depuis été réaménagé en théâtre. Il porte le nom d’Antoine Vitez. Danièle Bré, qui a travaillé avec Pierre Volz, en est la directrice artistique ; elle enseigne aussi en Arts du spectacle. Partisan d’une pédagogie active, elle implique ses étudiants dans la pratique théâtrale à l’université en les confrontant au terrain. Courcoult et Gallot-Lavallée étaient à l’IFCA ; Véronique Loève était en fac de cinéma avec Pierre Berthelot.
  • [3]
    André Gintzburger se présente comme un découvreur de talent, un « conseiller en organisation de spectacles vivants ». Depuis plus de quarante ans, il aide certaines compagnies de théâtre dans et hors les murs, en assurant leur promotion.
  • [4]
    Il s’agit d’une baignoire en fonte émaillée, posée sur un châssis avec deux roues gonflables de quarante et un centimètres de diamètre et deux roues de cinquante-cinq centimètres, et mue par un moteur de Vespa. Jean-Luc Courcoult pilotait cette baignoire, plongé dans un bain de mousse, arrosé par l’eau venant d’un pommeau de douche.
  • [5]
    Le texte est reproduit dans ce volume. Voir l’article « La Demi-finale du Waterclash », par Royal de Luxe.
  • [6]
    « Estuaire Nantes < > Saint-Nazaire » est une manifestation initiée par Jean Blaise, directeur du Lieu unique, Scène nationale de Nantes. Il s’agit de faire découvrir un territoire à travers des installations artistiques à l’échelle de l’estuaire de la Loire. Trente artistes ont été invités pour la première édition de cette biennale qui a eu lieu du 1er juin au 1er septembre 2007. Jean-Luc Courcoult est du nombre, avec une œuvre intitulée La Maison dans la Loire, ancrée à Lavau. Courcoult la décrit ainsi : « Elle semble aussi solitaire que nous le sommes de temps à autre dans la nature. Image réaliste et poétique, concrète, secrète, silencieuse, cette maison endormie sur la Loire pourrait être un tableau, une peinture en trois dimensions, déposée dans le temps. Immobile ».
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