Couverture de ETTH_038

Article de revue

Lettre à JPS, Carnets

Pages 177 à 196

Notes

  • [1]
    Alain Prochiantz : neurobiologiste, directeur du laboratoire de biologie de l’École Normale Supérieure à Paris, membre de l’Académie des Sciences, il a été récemment élu professeur au Collège de France. Il a notamment publié Machine Esprit (Paris, Odile Jacob, 2001), Les Anatomies de la pensée (Paris, Odile Jacob, 1997) et Biologie dans le boudoir (Paris, Odile Jacob, 1995). Et avec Jean-François Peyret : La Génisse et le pythagoricien (Paris, Odile Jacob, 2002) et Les Variations Darwin (Paris, Odile Jacob, 2004). [Note de Julie Valero]
  • [2]
    Turing-Machine, playshop conçu et réalisé par J.-F. Peyret et Nicolas Bigards (Maison de la Culture, Bobigny, 1999) et Histoire naturelle de l’esprit (suite & fin), spectacle de J.-F. Peyret (Maison de la Culture, Bobigny, Théâtre National de Bretagne, Théâtre National de Toulouse, 2000). [Note JV]
  • [3]
    Je préfère bonne pensée à bien pensance qui sent son Raffarin. [Note de l’Auteur]
  • [4]
    Ça fait plus sérieux que « Nuit de Walpurgis ». [Note de l’A]
  • [5]
    Je travaille, dans le cadre de ma thèse, sur les journaux de travail de J-F. Peyret. À l’issue de ce travail, une partie de ces journaux sera mise en ligne. [Note JV]
  • [6]
    Note de la chercheuse. Qui connaît encore Hodja ? Qui s’y connaît encore en athéisme conséquent ? [Note de l’A] – (6 bis) Enver Hodja : homme d’État albanais (1908-1985). Après avoir fondé le Parti Communiste, il dirigea le pays de 1945 à 1985, le plongeant dans une totale autarcie. [Note JV]
  • [7]
    Le Rocher la lande la librairie, spectacle de Jean Jourdheuil et J.-F. Peyret, d’après Montaigne (Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, 1982). [Note JV]
  • [8]
    De Robert Musil, etc. Néologisme affreux… [Note de l’A]
  • [9]
    « À paraître », note, amusée, la chercheuse. [Note de l’A]
  • [10]
    Cf. note 9. [Note de l’A]
  • [11]
    Phrase trop longue (Note du correcteur, M. Mac). [Note de l’A]
  • [12]
    Professeur à l’Université Paris IV et à l’École Normale Supérieure, auteur notamment d’une Histoire de la littérature américaine 1939-1989 (Paris, Fayard, 2004). [Note JV]

1Mardi 25 juillet 2006

2Perdu (pas sauvegardé) les quelques notes amères prises lors de mon bref séjour en Avignon. Vraiment je n’y aurai fait que passer. Rien ne s’est imprimé non plus dans mon cerveau. Est-ce que je ne peux plus voir du (le) théâtre ?

3De retour dans ma librairie périgourdine. Gentleman writer, dit en rigolant mon voisin belge. Ni gentilhomme ni écrivain. Nini peau de vache. Il fait très chaud. J’aime cette chaleur. Utérine, je l’appelle. J’entends sur la terrasse de l’autre maison ma petite fille toute neuve faire son métier (elle a de la chance). Elle crie, elle a faim ; elle est certaine de ses effets, le principe de causalité dans le sang. Je crie donc je mange. Pas de cogito pour ça.

4Les génisses dans le pré sont intriguées par ma présence. Elles rappliquent sous mes fenêtres. Elles sont comme moi ; le vivant les intrigue. Des fenêtres, je les vois me regarder placidement. Vous ne vous rendez pas compte, mesdemoiselles : j’ai une dissertation à faire sur le drame ! Le feuilleton de l’été. Le drame, vous ne savez pas ce que c’est ? Faites-vous lire Anouilh. Non pas ? Alors je vous explique : le drame, c’est quand il y encore du sale espoir ; c’est moins bien que la tragédie. Plus d’espoir dans la tragédie, c’est ce que vous auraient expliqué vos professeurs, si vous n’étiez pas vaches. Qu’est-ce que je lis dans vos yeux ? Au fait votre destin, votre devenir steak tartare ou entrecôte bordelaise, c’est du drame ou de la tragédie ? Non ne partez pas ! Pour empêcher la débandade, je regarde la chef dans les yeux. Malaise. La vache, c’est elle qui me déshabille du regard. Métamorphose ; mon regard se fait bovin, je le sens bien, et le cerveau qui va suivre. L’expérience vaut bien celle de Derrida, tout nu dans sa salle de bains sous le regard de son chat.

5Mercredi 26 juillet

6L’heure de la sieste, et j’ai le drame à m’occuper. Là-haut, le bébé en pleurs. Je pense à Beckett : un enfant, c’est un fiasco en fleurs. Dramatique ? Les génisses se sont faites à ma présence, me font le coup de l’indifférence, à peine un regard morne quand je passe. Insensibles à mon dramaticule estival, cette dissertation, une vacherie. Il faut se méfier de ses amis. Ça fait deux fois. Déjà le dialogue… Me faire parler là-dessus. Je reconnais bien le joueur de tennis, mais c’est toujours lui au service. J’ai le souvenir de la partie précédente. Le dialogue ! J’ai évité l’ace de justesse ; je pense avoir renvoyé la balle, mais certes pas marqué le point. Et puis la Colline, ce n’est pas ma surface, les planches, surface lente. Ce coup-ci, balles neuves : le drame, qui n’est pas trop mon truc non plus (mon daïmon : « c’est le moins qu’on puisse dire ! »). Nouveau contre-pied. « Au fait, ce ne sont peut-être pas des balles neuves » (encore le daïmon). Toujours la même histoire ?

7Après la sieste, passée, avant assoupissement, à somnoler sur le livre de Dava Sobel La Fille de Galilée ; la vraie Virginia ne ressemble pas beaucoup à celle de Brecht. Enfermée à treize ans chez les clarisses, elle y crève de froid, de faim, mais son papa vient la voir souvent. Bel amour fille père, et retour. Elle écrit de belles lettres. Les siennes sont conservées, on a perdu celles du père. Ont-elles été détruites, et par qui ?

8Moment dramatique de désœuvrement théâtral : quel théâtre faire ? Faut-il même en faire ? Demander aux génisses puisque je n’ai pas de pythagoricien sous la main. Virginia : est-ce une rencontre ? Vais-je devoir m’occuper d’elle ? Ça me changerait des génisses, les clarisses, et ça rime. Mais à quoi ? Théâtre et science : portrait de Galilée par une clarisse. Galilée mis à nu par sa clarisse, même. Un peu trop facile. Sœur Marie Céleste (Virginia), une Antigone. Pas dramatique, la fille. Elle connaît son destin, n’en fait pas un plat, doit bien prier un peu, s’occupe des chemises de papa, puis de ses affaires, quand il est retenu à Rome pour son procès ; il semble même qu’elle ait tapé ses manuscrits (le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde). En résidence surveillée, le père est autorisé à revenir chez lui à Arcetri, à deux pas du couvent de sa fille. Vieux Faust, vieil Œdipe aussi, il est déjà presque aveugle (voir Antigone). Laquelle meurt brutalement peu après le retour du père. Elle a une trentaine d’années. Il dit à peu près : « le coup le plus dur que la Fortune m’ait porté ». J’allais dire que c’est le drame de sa vie. La paternité. Faire un spectacle là-dessus, les drames dans ma vie, non le drame de ma vie. Les seuls bonheurs aussi. Je connais le destin des génisses, pas celui des petites filles.

9Vendredi 28 juillet

10J’ai écrit le mot de drame (je vois ça en me relisant). La vie dramatique de Marie Céleste, la fille de Galilée ? Non, ça ne marche pas. Pourrait-on en faire un drame ? Apparemment, elle n’en a pas fait un de sa vie. Drame dans la vie, drame de la vie, puisque c’est dans ces termes qu’il faudrait penser la chose. Le destin de Marie Céleste ressortit au genre drame de la vie ; mais la condamnation de son père, son père, tout simplement, c’est le drame dans sa vie. Je n’en sais rien. Et la mort de la fille est le drame dans la vie du père. Le daïmon (très actif l’été) : et si c’était le drame de sa vie ?

11Curieux : y a-t-il un rapport entre ma dissertation, les lectures de ces jours-ci, ces conversations avec Alain [1] depuis le début de l’été qui nous donnent envie d’aller regarder du côté de Galilée,

  • pourquoi tu ne montes pas La Vie de Galilée de Brecht ?
  • tu le sais bien.
  • oui, j’imagine.
  • d’abord, j’en serais incapable, et puis… (suivent de bonnes et mauvaises raisons sur lesquelles je ne m’étalerai pas pour le moment).

12Curieux, donc : je me mets à m’intéresser à la petite Virginia (elle n’est pas encore Marie Céleste), je me dis que je vais en faire quelque chose, et n’était ma dissertation, jamais je n’aurais pensé au drame de Virginia, jamais je n’aurais pensé en ces termes, etc. J’ai une espèce d’intuition du bon matériau, et cela en dehors de toute référence au dramatique ou pas, ou même à l’idée de fable. Je ne me dis jamais : ah ! que voilà une belle histoire à raconter ! Point aveugle. Ou mon point faible.

13Je vais appeler JP, lui proposer en voisin une partie de tennis, me faire battre (ça ne doit pas être difficile) et déclarer forfait. Scène : nous rangeons les raquettes, quittons le court, tu sais au fait, je n’ai rien à dire sur le drame ; c’est quelque chose à quoi je ne réfléchis jamais (oh ! je reconnais volontiers que c’est aberrant pour un faiseur de théâtre) ; le drame, c’est un truc qui ne me sert à rien dans mon travail. Et devant un Orangina, j’imagine (un Orangina j’imagine, joli, ça) : je ne me sens pas de force, ni le courage de renouer avec ce type de pensée, disons réflexive ou théorique. Encore moins envie de me balancer moi-même à la figure la tarte à la crème du postdramatique. L’arroseur arrosé. Et le bouquin de Lehmann, son Baedeker du Postdramaland cale ma bibliothèque théâtrale, un pied étant bouffé par les vers.

14Mercredi 2 août

15Personne chez JP. Le répondeur. Rêvassé à Marie Céleste sans rien écrire mais en jouant au golf. Depuis que j’ai lu dans la grande biographie de Knowlson que Beckett avait été un champion de golf, mes préventions contre ce sport (surtout contre les golfeurs) sont moindres. Mais les progrès ne sont pas au rendez-vous. Le professeur : « c’est pas dramatique ». Le salaud.

16En allant rechercher une balle de golf que j’avais égarée dans la nature : peut-être une idée, une astuce pour échapper à ma dissertation. J’écris une lettre à JPS dans laquelle j’explique pourquoi je ne peux me prêter au jeu de la contribution savante. Ça gagne en familiarité, et l’amitié est sauve. Passing shot.

17Mon cher JP,

18Je n’ai malheureusement aucune idée sur le drame contemporain et, dans mon travail, le souci du drame est absent : j’avance obscur dans une nuit solitaire,

19quelque chose comme ça.

20Vendredi 4 août

21Des génisses qui broutent, quel boucan quand on se met à y être attentif. Elles me bouffent le cerveau. Prion métaphorique. Métamorphose (bis). Un cerveau de génisse dans un corps de sexagénaire. Bon à rien. Me prends à regretter l’été où, au même endroit, je traduisais dans une espèce d’euphorie l’histoire d’Io. « Même génisse, elle est belle ». Une jolie fille dans une peau de vache, est-ce un drame ? Cette histoire portée sur mon théâtre, était-ce un drame ? Dans La Génisse et le pythagoricien, Ovide aidant, ça fourmillait d’histoires, ça racontait à qui mieux mieux, et pourtant, selon moi, pas la moindre trace de drame. C’était a-dramatique (plutôt que post, horresco referens). Je suis incapable d’en dire plus. Je prends cet exemple parce que JP a eu la délicatesse (ou la prudence) de me demander de parler surtout de mon propre travail. Prudent, parce qu’il n’ignore pas que je suis devenu incapable de parler d’autre chose (et encore). Je n’ai, de ma place, aucune vue d’ensemble sur le théâtre passé, présent ou à venir. Je le dis franchement. Je m’interdis même d’en avoir, comme si ce type de point de vue allait me couper mes petits effets. M’empêcher de faire ce que j’ai à faire ou que j’essaye de faire.

22Il faudrait expliquer ça, dans la lettre, de manière non arrogante, non antipathique. Pas facile. Expliquer doucement l’angoisse que si je me mettais trop à réfléchir au théâtre, dans une perspective théorique ou même historique, je ne parviendrais plus à en faire du tout. Ça m’ôterait l’énergie d’en faire. Étrange superstition. La préméditation tue l’imagination ? Et même reprendre, spéculativement si l’on peut dire, le travail déjà fait, serait suicidaire. Ainsi quand JP me dit, par exemple, de revenir sur Le Cas de Sophie K, je ne doute pas que cela parte d’un bon sentiment, et ce bon sentiment évidemment m’honore, mais c’est peut-être aussi un cadeau empoisonné. C’est avec ce spectacle que j’ai frôlé des petits précipices : tout me condamnait à raconter une vie, et une vie dramatique (un drame ou une vie pleine de drames, je ne sais). Et j’en étais arrivé là parce que j’étais incapable de compenser (le mot est mauvais) le biographique par autre chose, la pensée par exemple (la pensée contre la fable), comme avec Turing où j’avais essayé, du moins, de composer un continuum pensée-biographie. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer une pensée passant dans un corps jusqu’à le faire trépasser, en évitant ce qui était de l’ordre du drame, celui de la vie ou celui dans la vie (son suicide, par exemple) ; il s’agissait pour ce théâtre de produire quelque chose sur le rapport corps/esprit. Au fait, un problème qui intéresse au premier chef le comédien (parler dans un corps, logos et soma). « L’esprit donne au corps de quoi s’occuper », disait Turing [2], etc.

23Avec Sophie K, je me retrouvais avec sur les bras un destin de femme, matière à drame, probablement. Et j’avais son histoire sur les bras parce que j’étais impuissant à entrer dans son cerveau, dans sa pensée, ses mathématiques étant hors de mes prises. Turing est sans doute un plus grand mathématicien, et donc encore plus « difficile », mais il y a des entrées possibles dans son cerveau : on y entre, non pas comme dans un moulin, mais on peut pratiquer des ouvertures : l’artificiel et le vivant, le vivant et la machine, les machines qui pensent, la pensée qui a un genre (un sexe) ou pas, etc.

24Comment expliquer cela simplement ?

25Mon cher JP,

26Dimanche 6 août

27Mon cher JP,

28Tu me demandes de contribuer à cet ensemble de travaux sur le drame. J’ai bien peur de déparer au milieu de tes chercheurs. Je n’ai aucune idée sur le drame (pas envie d’en avoir, à biffer) et me sens inapte à tenir discours sur ce genre de matière, pour la bonne raison que je ne cherche rien (dire : je ne cherche rien, c’est peut-être faux, ou je ne suis pas un chercheur, à arranger). Tu attends de moi que je parle de mon expérience ; j’y suis très sensible, mais ne me voilà pas tiré d’affaire pour autant. Je sais bien dans quel horizon ce discours devrait s’inscrire ; disons pour simplifier, celui de La Théorie du drame moderne de notre ami commun. Et dans ce titre, on l’aura compris, le mot drame me met mal à l’aise, mais la question de la théorie ne me met pas à la fête non plus. Pour le dire un peu solennellement, je m’interdis de faire de la théorie, par esprit de conservation, par instinct de survie. Pas seulement donc parce que « grise est la théorie », comme disait Goethe, mais par dégoût aussi, parce que, jadis plus que naguère, j’ai trop donné. L’effet gueule de bois. Ainsi, mais sans arrogance aucune, tu me permettras d’opposer une fin de non-recevoir à ta requête chercheuse. Dans le genre Bartleby, j’ai évidemment un modèle pour mon I would prefer not to avec la très belle lettre de Müller à Steinweg. Il y expédie la question du Lehrstück devenu le pont aux ânes de la bonne pensée[3] des théoriciens gauchistes qui croyaient avoir trouvé leur messie ou au moins leur missel. Je n’ai pas le talent lapidaire de Müller, mais je voudrais dire brutalement quand même…

29Qu’est-ce que je voudrais dire ? Dommage, je n’ai pas sous la main le texte de Müller, et ma mémoire qui flanche. Jeu pour la soirée : essayer de me souvenir, de retrouver des boues (lapsus ! des bouts, mais, si je me souviens bien il y a de la boue dans le texte de HM). Je revois sur la page le titre donné au texte : Lettre à Steinweg. Y a-t-il le prénom ? Il ne me semble pas, et pourtant ma mémoire visuelle m’indique que ce n’est pas le bon titre. Il est plus long…

30Jeudi 31 août

31Hier JP au téléphone qui me rappelle à l’ordre. Je bafouille, ne parle même pas de ma bafouille. Au demeurant, rien fait pour elle, coincé par Steinweg, et puis la tête ailleurs. Nulle part, en vérité.

32Mon cher JP,

33Comment opposer avec courtoisie une fin de non-recevoir à la demande qui m’est faite de contribuer à La Réinvention du drame. Je ne me sens pas à la hauteur de la question. J’ignore si le drame est à réinventer, ne sachant pas trop ce qui lui est arrivé pour en arriver là. Je me méfie toujours des restaurations, même sous couvert de l’invention nouvelle. C’est comme la mort de Dieu. Il y en a toujours qui ont intérêt à démontrer qu’il n’est pas resté mort (Gott ist tot und bleibt tot). Autrement dit, tout prêtre a intérêt à prêcher la « réinvention » de Dieu. Tout spécialiste du drame a intérêt à ce que ses affaires continuent. J’ai failli acheter, à la librairie du village, un livre du cardinal Ratzinger, intitulé Dieu existe-t-il ? Et je me suis retenu, ayant anticipé la réponse du prélat, ancien dramaturge de JP2, devenu metteur en scène et comédien à son compte. Mais j’aurais peut-être acquis un Dieu est-il à réinventer ?

34Ça ne va pas du tout ; je dérape, je glisse, je dévisse. Surtout pas de polémique. Il faudrait être sereinement brechtien, poser la question de l’intérêt. Quel est l’intérêt, non de la question, mais de celui qui la pose ? Quel est l’intérêt de celui qui feint d’y répondre ? Dire que l’intérêt du théoricien est théorique. Ce qui serait chouette : être sûr que l’intérêt de l’artiste est toujours artistique. Comme ès qualités. Autre paire de manches.

35Faire donner « l’intérêt de l’artiste », etc., est-ce la bonne manière, je veux dire la manière courtoise, de dire que je ne me pose pas cette question et que rien ne m’autorise (sens fort) à y répondre, et basta.

36Ou reprendre les choses à partir de l’Adieu à la pièce didactique de Müller. J’expliquerais mon Adieu à la théorie. Reprendre de là : autant que la question du drame, c’est celle de la théorie qui est dramatique pour moi, et qu’il m’est impossible d’esquiver si j’accepte de « contribuer ». Cela ne me dit vraiment rien de revenir sur mes années théoristes, en gros les années 1970. J’ai jusqu’ici toujours évité comme la peste de repenser à cet épisode-là : de la débauche théorique, où tout se mélangeait, une vraie nuit de Walpurgis, toutes les vaches théoriques étant grises (ivres, je veux dire) : des vaches, c’est peu dire ; c’était un sabbat de monstres linguistiques, de succubes structuralistes, de chimères lacaniennes, le tout sur une musique d’Althusser et ses collégiens, le big band à la mode (dans le genre de Ray Ventura et les siens, de collégiens). C’est encore cette musique que je préférais, que je sentais le mieux. Mais je me tais là-dessus, ne voulant surtout pas prendre le rôle du renégat. Je ne renie rien, et je n’ai jamais été un fêtard honteux. Pour de vrai, il faudrait plutôt parler de la mauvaise foi du théoricien comme il y a celle du garçon de café. Toute cette parlerie et ce détour en attendant un hypothétique retour à la littérature, une littérature interdite par la pression d’une politique radicale, la littérature est superstructure, « devant un enfant qui meurt de faim, La Nausée ne fait pas le poids », etc., je ne vais pas m’appesantir là-dessus. Comme si œuvrer à une bonne théorie littéraire (je ne parle même pas du fantasme d’une science de la littérature) nous dédouanait de la méchante littérature, de la littérature méchante. La littérature était méchante, mais la théorie de la littérature pouvait être bonne. Bizarre dialectique, quand on y pense.

37Ah ! comme j’ai bien travaillé à la disparition (dionysiaque) du sujet, au point de disparaître moi-même dans l’opération. Il faudrait dans la lettre que je sois léger là-dessus, que ce soit expédié, pour arriver au théâtre, à mon entrée en théâtre (je pèse mes mots), au « travail théâtral », pour reprendre une belle formule, le théâtre qui m’a permis une brutale décontamination théorique. Retour à la sobriété, curieusement. On imagine mon bonheur. Une guérison, une délivrance. Depuis cette date, j’ai ma petite déontologie portative : me passer de commentaires. Et si on me presse de parler, je ne parle qu’au plus près du travail que je fais, et pour sa promotion. Ne répondre que du travail, et, au fond, le moins possible. Et les petits livres que j’ai pu écrire en marge ne sont que les modestes témoignages d’un travail en cours. (J’espère que ce n’est pas tout à fait vrai.)

38À caser : le théâtre comme cellule de dégrisement. Ces années-là, j’ai beaucoup déconné, comme disait Genet. Nuit de W : mauvaise image. La théorie n’était plus très grise (blanc noir). À force de faire le mariolle, je l’avais passablement bariolée. Et il serait malhonnête de ne pas dire que les fruits de la théorie pouvaient être délicieux ; nous les dégustions ; ils débordaient de radioactivité (j’ai dû piquer ça quelque part). Mais alors pourquoi cette tristesse à la fin du banquet ?

39Mon cher JP,

40(reprendre des choses du début, puis :)

41Il vaut mieux qu’un défroqué ne parle pas de son ministère passé. Cela signifie qu’il est hors de mes forces de revêtir à nouveau mes vieux habits de théoricien, même si je ne devais le faire qu’en tant que « faiseur de théâtre ». Je ne me sens pas non plus le courage de faire le portrait du théoricien raté en artiste médiocre (c’est de moi que je parle). Je te fais un aveu qui a le mérite de la franchise : je suis dégoûté de la théorie, de tout discours sur, quand même il se parerait des plumes de la recherche. Je me suis beaucoup déplumé, et par-dessus le marché le mot de drame ne me dit rien. Dans la fin de non-recevoir, qui reste un genre mineur, je n’ai pas le brio d’Heiner Müller. Tu te souviens de son Adieu à la pièce didactique  : avec un brin de malice, je ne puis résister à relire ceci : « Mais la théorie sans fondement, ce n’est pas mon métier, je ne suis pas un philosophe qui pour penser n’a besoin d’aucune raison, je ne suis pas non plus un archéologue…, etc. » Cette citation, bien sûr, ne vaut que « toutes choses égales d’ailleurs » et « mutatis mutandis » mais qu’elle m’autorise du moins à parodier la fin de la lettre où Heiner déclare qu’« il faut parfois mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif ». Je ne partage pas son optimisme : je me demande si on peut voir plus avant, mais je sais que j’ai mis la tête dans le sable. J’ai parfois l’heureux sentiment d’être une taupe qui travaille dans son terrier (un reste de marxisme, ou quelque chose de kafkaïen, tu choisis ou tu décides que c’est tout un). Dans les passes plus difficiles, je me fais davantage l’effet d’être une autruche. Ce qui est certain : ni les autruches ni les taupes n’ont d’idées sur le drame.

42Samedi 16 septembre

43Surdité et corticoïdes : je suis devenu étrange(r) à moi-même. Verfremdung. Mauvaise conscience : je lambine, et j’ai vraiment laissé de côté la Lettre à JPS. Je me débats avec La Vie de Galilée (est-ce un drame ?), et j’essaie de faire plus ample connaissance avec Marie Céleste. Mais que faire de ce matériau (traiter une jeune fille de matériau n’est pas très galant) ? Matériau-Marie Céleste. En voilà une qui n’a décidément pas le sens du drame. C’est bon pour moi.

44Dans la version finale de la lettre, si jamais version finale il y a, aller plus vite à l’autruche. Car se méfier du trop ou du trop peu. Mes années de plomb (c’était du petit plomb quand même) méritent peut-être un peu plus de considération. Mon décervelage mérite un décorticage plus strict.

45Mon cher JP,

46Incapable de réfléchir sur l’avenir du drame comme de dire des choses conséquentes sur le rapport que mon théâtre entretient avec la forme drame, ayant pris congé des jeux théoriques…

47(Ici garder ce qui existe déjà supra, jusqu’à la taupe).

48Donc imagine-moi comme une chimère taupautruche. Tout ce que je tente de te dire depuis un moment, j’aurais pu le résumer ainsi : le travail théâtral m’a lessivé de tout questionnement théorique. Et ce lavage de cerveau, qui m’étonna par sa brutalité, fut plutôt pour moi une bonne nouvelle. Je ne crois pas pour autant que mes spectacles soient exempts de toute pensée, du moins je l’espère. Si plus aucune théorie ne guide mes pas, si je me situe délibérément du côté d’une poïétique taupine (ou talpinée ?), cela ne veut pas dire que cette poïétique n’a pas ses fondamentaux, comme on dit joliment aujourd’hui. Le curieux (tu t’arrêtes, si je t’embête), c’est que ces fondamentaux ne doivent pas grand-chose à ma traversée théorique, ce que certains ont appelé « le périple structural »[4], qu’ils étaient là avant et n’ont pas été tellement transformés par elle (ma traversée) ou lui (le périple). Ils étaient déjà là, en fait très tôt, datant des années de formation. Je suis resté comme coincé à ou dans cette période-là, ce qui, ce coup-ci, n’est pas une bonne nouvelle. En n’étant pas trop regardant sur les mots, je dirais que cette poïétique a son substrat esthétique, est nourrie par lui. Et dans cette esthétique, comme son nom l’indique, c’est ma sensibilité idiote qui y est engagée toute. Sans me vanter, je peux revendiquer une esthétique, dont il m’est impossible de démordre et qui n’est pas très évolutive ! C’est de l’ordre de ce que Sartre appelait la constitution. Un certain nombre d’événements, sur le détail desquels je ne vais pas m’attarder, m’ont constitué en sujet esthétique coriace, contrairement au sujet théoricien volatil pour ne pas dire volage que j’étais.

49Pas le courage, vraiment pas, de raconter comment je me suis jeté tête baissée dans ce qu’on a appelé « la crise de la représentation ». Faire plutôt des entrées de comédiens (d’avatars serait plus exact). Mon premier avatar : je fus un Allemand anti-aristotélicien (tu vois qui), écœuré par toute représentation naturaliste de la réalité, ce qui me dégoûta pour toujours de toute espèce de « faire semblant » au théâtre (d’où mon formalisme ?) Pourtant je ne me contentai pas, sans doute aussi sous l’effet de la Nouvelle Vague, qui m’a emporté une fois pour toutes (ce qui me valut d’être qualifié, par un critique qui se voulait assurément malveillant, de « Godard du 93 » (prononcer neuf-trois), le plus grand compliment que j’aie jamais reçu), je ne me contentais pas de la sogennante critique de l’identification que je n’ai jamais vraiment comprise autrement que théoriquement (sauf peut-être quand, scène primitive, je vis Helene Weigel jouer Mère courage dans mon encore tendre enfance) pour la porter aussi, cette critique, à la fable, l’âme de la tragédie, je dirais pour rester dans le sujet, le cœur du drame, fable que Brecht – épique ou pas – conservait. Le résultat, c’est que très tôt je me montrais soupçonneux à l’égard des histoires, à l’égard des fables. N’étions-nous pas, du reste, en pleine « ère du soupçon » ? Ce n’était donc pas très original, mais ça prit, comme la sauce. C’est cela qui est de l’ordre de la constitution : l’impossibilité de raconter une histoire ou des histoires. Au demeurant, ma mère m’avait très tôt interdit de raconter des histoires, c’est elle qui m’aurait rendu impotent ? Peut-être. Je vais prendre l’air.

50Pluvieux, l’air. Reprise : comme Brecht, mais plus radicalement, je suis platonicien en ce sens que je n’aime pas les imitateurs. Donc, du plus loin que je me souvienne, j’étais « programmé » – encore Sartre – pour promouvoir une poïétique anti-mimétique. Le réalisme au théâtre, c’est d’abord de montrer la réalité du théâtre, disait à peu près Bertolt. Transposé chez moi, transporté dans ce qui est possiblement mon impasse, ça donne ceci : le comédien doit partir de sa réalité de comédien qu’il ne doit jamais oublier ou faire oublier. Pour moi, ce que j’aime au théâtre, c’est qu’on ne voie que lui (le théâtre, c’est-à-dire le comédien) et pas quelqu’un qui feint qu’il lui arrive quelque chose d’autre, un drame, par exemple. Cela n’a pas l’heur de plaire à tout le monde, mais à l’heure qu’il est (et il est tard), je m’en fous. Pas de représentation des hommes en train d’agir, mesdames et messieurs. Mais des corps à motiver (travail du metteur en scène), c’est-à-dire à faire bouger (les corps, c’est de l’étendue) en faisant passer des discours, des mots, au travers (les mots c’est de la pensée). Le comédien peut bien sûr raconter des histoires (l’histoire d’Io, le suicide d’Alan Turing ou l’enfance de Sophie Kovalevskaïa, mais il reste comédien. Exit la représentation de l’action, donc du drame (to drama) ?

51Dimanche 17 septembre

52Ce que je notulais cette nuit laborieusement et que je dois contracter, comprimer dans la lettre, me conduit à mon deuxième avatar. Mais avant, je voudrais conseiller à ceux qu’intéresseraient ces fragments d’autobiographie de relire Marelle de Cortázar. C’est dimanche, on peut s’amuser un peu. Je proposerais à un jeune chercheur, ou à une jeune chercheuse qui connaîtrait un peu mon théâtre, d’en faire le commentaire sur le mode d’une relecture de Marelle. Ne vous moquez pas : je suis conscient de ne pas arriver à la cheville de Cortázar. Disons que, marelle pour marelle, je suis resté en enfer, si lui est arrivé jusqu’au ciel. Mais la marelle comme grille de lecture. Brecht : procéder par bonds.

53Dimanche 24 septembre

54Une semaine sans drame. Ça va sentir le roussi. Mais c’est aussi que le pape et son discours de Ratisbonne (ratio et fides, one more time) m’ont pris la tête. Une aubaine pour mon Pourquoi je ne monte pas « La Vie de Galilée » de Brecht. Voir le Journal de travail[5], enfin, si ça vous intéresse. (Je ne sais pas à qui je m’adresse ; ça y est, je dérape. Neurologie ?)

55En relisant des notes, je trouve cette formule (probablement pas de moi) : la transformation silencieuse sous les événements. Elle me plaît (pourquoi ?) : il faudrait que j’arrive à la glisser dans la lettre. En reprenant la lettre, je devrais arriver tant bien que mal (Tant bien que mal, un beau titre !) jusqu’à l’entrée de mon premier avatar, le brechtien. Après ça se gâte.

56Mais je suis trop crevé pour écrire (mon traitement, et le délabrement, la décrépitude, et ce que le père de Beckett appela son « contrat d’apprentissage avec la mort », pas mal). Je lisote, comme j’aime, en cherchant des aliments pour mon théâtre. Les comédiens, ce n’est pas comme les génisses. Broutent pas tout seuls. Il faut leur donner à becqueter.

57Je recopie, j’adore ça : « Alors que la démocratie, dans son principe grec, repose sur la possibilité d’un affrontement des discours, discours contre discours, logos contre logos (les ‘antilogies’), que ce soit au tribunal, au conseil, à l’assemblée (et même au théâtre : l’agôn) : puisque, selon cette exigence attachée au nom de Protagoras, s’il est vrai qu’un discours peut mettre en valeur une idée, il faudra toujours deux discours opposés – thèse antithèse – pour en éprouver la vérité, le témoin (auditeur-spectateur-citoyen) s’instaurant en tiers pour en juger selon la ligne de contradiction des arguments avancés » (François Julien, Du mal / Du négatif).

58Le théâtre : affrontement de discours, l’héritage grec. Cette question du discours, du logos s’opposant à lui-même comme il fait au cœur de mon théâtre. Plus que le drame : se battre avec des mots, des pensées, à faire valoir devant un tiers. À la relecture, le mot d’affrontement me dérange. Que dans mes spectacles, je travaille sur des discours et non sur l’imitation de la vie, c’est un fait, mais y a-t-il affrontement, quelque chose d’agonique pour autant ? Pas sûr. Il faudra que je demande.

59Car affrontement est encore dramatique. Ce n’est pas la dramaturgie (littéralement et dans tous les sens) mais une harmonie que je recherche ; est-ce par peur du conflit ? Je n’aime pas le conflit : c’est l’explication ? Poïétique : faire de l’assonance avec de la dissonance (jeu plus subtil, bien sûr). Pas de récit de la chute (tout récit est récit de la chute, parenthèse pédante), de même que la sagesse est sans récit. Pas d’un côté le drame dans la vie (qui se résout) mais quelque chose qui se dissout. Le négatif soluble dans une affirmation elle-même tragique, c’est vrai, de la vie. Question de syntaxe, dirait Plotin. Ce que je cherche, c’est de la syntaxe ; des règles d’accord. Sophie K. ne meurt pas à la fin. Oui, syntaxe. Mais toujours préférer l’impair.

60Lundi 9 octobre

61J’ai fait un rêve étrange (les produits…). On m’obligeait à écrire un drame. C’est une première. Merci JP. Jusqu’ici dans mes cauchemars, je repassais le bac (toujours l’épreuve de maths en math élèm, et ce n’est pas une partie de plaisir) ou l’agrégation, et toujours selon les mêmes modalités : je fais valoir au jury que je l’ai déjà, jury qui me répond : « Justement ! » Bonjour, docteur !) Dans l’échelle de l’horreur, il y a le cran au-dessus : je dois remplacer un comédien au pied levé, et sans savoir le texte, évidemment. Mais écrire un drame ! Trop, c’est trop. Le plus beau, c’est que je trouve sur le champ une idée : un drame sur Enver Hodja [6], qui n’était pas un rigolo. Double Véesse à côté ? de l’opérette. Beau projet pour un auteur… dramatique. Mais d’où j’ai été le ressortir celui-là ? D’un cauchemar l’autre.

62Jeudi 2 novembre

63Léthargie et catalepsie cérébrale, si ça existe. Je n’arrive pas à me remuer (intellectuellement). Bon qu’à lire du Ratzinger. Qu’est-ce qu’il a écrit, celui-là ! C’est dramatique.

64Je viens de dire un mensonge ; il y a plus grave…

65Vendredi 10 novembre

66« La naissance a déclenché le piège », a dit Beckett. (Ici : Silence ou Il se tait.) Non, pas lui, de grâce. Le silence plutôt que se remettre à adorniser comme devant. Et si je m’y mets, je ne parviendrai pas à présenter mon second avatar.

67Tout à l’heure, tandis que je parle de « Beckett et je ne sais plus trop quoi » à un auditoire lillois (je suis à Lille, je ne sais pas pourquoi, mais c’est en contravention flagrante avec les grands principes de mutisme rappelés plus haut), une phrase me trotte dans la tête, une citation mais revue, mais réélaborée en lapsus : « la demande a déclenché le piège ». Association libre immédiate et in petto : la demande en question, c’est celle de JP. Certitude qu’un piège est déclenché, mais lequel ? Les autres continuent à beckettiser.

68Jeudi 23 novembre

69Je fais le mort (côté revival du drame). Je fais le mort ou je suis mort ? Je croyais me tirer facilement (par une pirouette rhétorique, celle de la lettre, jolie prétérition : je fais ce que je ne fais pas en ne faisant pas ce que j’ai à faire ; il doit y avoir pour ça un trope plus sophistiqué que la banale prétérition). Frêle esquive. Mais je suis tombé dans le piège. Ce que je devrais expliquer, c’est par quelle ascèse de la pensée (régime théorique sec), je suis parvenu à faire du théâtre comme je respire, sans avoir d’idées sur lui. Je ne suis qu’un « auteur de spectacles » et pas un auteur dramatique ; la belle affaire. Je n’ai pas d’idées sur le théâtre ; je m’efforce à avoir des idées de théâtre, cela suffit à mon bonheur ou à mon malheur. Montaigne dit : ne tenir à la vie que par la vie seulement. Ne tenir au théâtre que par le théâtre seulement.

70Voilà Montaigne qui rapplique !

71(Il faudrait être plus clair sur l’ascèse dont je parle. L’« action restreinte » selon Mallarmé, quelque chose comme ça.)

72Jeudi 30 novembre

73À propos de piège : chaque spectacle aussi est un piège. Des circonstances de la vie, des rencontres, des conversations ou simplement des lectures, déclenchent le piège, extérieurement au théâtre, sans souci d’une vision ou d’un traitement dramatiques, plutôt sous la forme d’un problème que j’ai désormais à résoudre. Par exemple, Jean-Didier Vincent me parle d’Alan Turing, et je comprends aussitôt que je suis tombé dans un piège et que je ne pourrai espérer en sortir qu’en en faisant un spectacle. De même avec Sophie K que je rencontre au BHV (en fait, je tombe sur son roman Une nihiliste) et d’un coup je sais que je suis fait aux pattes par la dame. Je doute que le drame (quelle qu’en soit sa forme) soit encore capable d’informer la réalité, d’assurer une maîtrise symbolique de la réalité, mais après tout, je n’en sais rien, et j’ai dit que je ne suis plus en mesure de le savoir. Mais ce que je sais, et connais bien, identifie bien, c’est les pièges dans lesquels je tombe et les issues que je cherche. Chercher l’issue, voir Kafka. À creuser. Mais comme ma tombe. Il n’y a donc pas urgence.

74Vendredi 1er décembre

75La question de l’issue à opposer à la valorisation (dont la fable a fait son miel) du modèle idéologique du commencement et de la fin. On ne peut plus penser là dedans. Retrouver la phrase de Müller quand il dit à peu près que la réalité du monde d’aujourd’hui ne peut plus tenir dans une fable.

76Mardi 19 décembre

77Jeu du chat et de la souris, sachant que je suis le chat et la souris. Pourquoi je ne parviens pas à faire les présentations de mon second avatar ? Par pure Schlamperei (version autrichienne, nous y voilà, d’une sorte d’incurie paresseuse) ? C’est peut-être plus grave. Le piège est de m’être pris au jeu : sans doute tout ce que j’écris ici est à côté de la plaque (la plaque étant le thème de la revue), mais moi je me « suis mis dedans ». Autrement dit, voici ma crainte : si je faisais vraiment la lumière sur ce que pompeusement j’appellerais les fondements de mon esthétique, le piège se refermerait sur moi, et je pourrais toujours courir après la moindre idée de théâtre. Fini, ça serait fini, je serais fini. D’où mon trouble. On me comprendra. Depuis le temps, ce que j’écris sous le titre Le Théâtre et son trouble m’a toujours paru devoir être un ouvrage posthume ou du moins pré-posthume (on a le post qu’on mérite), ça va finir par arriver. Ça va finir par finir. Et ça ne va pas finir encore, ça va finir tout court.

78Mercredi 20 décembre

79Mon cher JP,

80J’imagine que je suis complètement hors délai. Je t’écris quand même, et tu jugeras par toi-même de ce que tu peux faire de toute cette boue.

81(Ici je place un des débuts déjà esquissés jusqu’à la question des avatars, exclusivement, et je continue)

82Je pensais que je n’aurais pas trop de mal à éluder ta question. Je suis convaincu que tu t’y attendais. Mais voilà maintenant des mois que j’ahane sur ce texte. Je comptais faire du cabotage (avec un peu de cabotinage littéraire) sans trop m’éloigner de mes spectacles, et voilà que je m’éloigne de leurs rives familières et que je vogue au large, vers l’inconnu, c’est-à-dire vers le trop méconnu. Trêve de métaphore. Je ne sais plus trop où j’en suis ni où je vais, ou je ne le sais que trop : je sombre. Au passage, je m’arrête sur la beauté de ce verbe : sombrer. Sombrer en voulant faire la lumière. Bref, je voulais un peu déplacer la question ou la réduire (quitte à l’appauvrir), refuser d’aborder la question de la réinvention du drame et, en fait, parler de mes démêlés avec la fable. Je ne sais pas qui ça intéresse, mais c’était mon projet. Ça l’est toujours en un sens, mais j’ai peur que ça déborde le cadre d’une lettre familière un peu indécente, elle-même se substituant malicieusement à une contribution de format décent.

83Parler de la fable (ce qui n’est quand même pas si éloigné de la question du drame), c’était d’abord rappeler que c’est à cause d’elle que je ne suis pas metteur en scène ; les fables, je parle évidemment à l’emporte-pièce, c’est le cas de le dire, ont toujours la prétention, crise ou pas, d’imiter la vie. Et ça me débecte. Ce n’est pas tant l’imitation qui me gêne que ce qu’elle cache, ou ne cache pas, c’est-à-dire une explication causaliste de cette vie. Et toute explication veut garantir une maîtrise, fantasmatique à mes yeux, de l’expérience. Car il s’agit bien de l’expérience (c’est elle qui se cache sous le terme de vie) et de sa compréhension. Je songe souvent aux réserves, le mot est faible, de Freud à l’égard de la biographie. Le tort, le travers du biographe, c’est qu’il veut faire d’une vie quelque chose d’intelligible, à coups d’illusions rétrospectives causalistes. Pour moi, si je me trouve au théâtre dans le cas de traiter des éléments de biographie (que le personnage soit fictif ou réel – mais j’ai une prédilection pour les personnages réels), il faut que je me fonde sur un principe d’incertitude qui laisse ouverte, pour le spectateur, l’énigme de l’événement ou l’événement comme énigme. D’où une stratégie du bloc ou des blocs, blocs d’éléments biographiques ou blocs de discours qui ne s’enchaînent pas, ne s’agencent pas de manière à faire sens, à s’expliquer logiquement, c’est-à-dire en général chronologiquement, mais à entrer en résonance, en assonance, invitant le spectateur à une écoute flottante, plutôt qu’à tout dramatiser selon son penchant, j’allais dire naturel. Ainsi, si je m’occupe du suicide de Turing, je m’ingénie à faire en sorte qu’on ne construise pas un lien entre la castration chimique dont il est victime et le fait que, deux ans après, il croque sa pomme empoisonnée, et je le fais au motif qu’on ignore si un tel rapport existe. L’énigme demeure. Il n’y a pas à dire le vrai, à faire comprendre. Il faut faire sentir, rendre la pensée sensible. La stratégie des blocs, c’est un truc un peu quantique, cela dit avec précautions. Le chat de Schrödinger est là et n’est pas là. Turing se suicide du fait de sa castration chimique et ne se suicide pas du fait de sa castration chimique. Je simplifie, mais on voit que j’essaye de travailler, et cela concrètement, pratiquement et non théoriquement, par-delà le principe de non-contradiction, qui me paraît le lieu où le tragique tient aujourd’hui ses états. Aujourd’hui ou depuis toujours, mais aujourd’hui selon des modalités d’aujourd’hui. Qui peut-être disqualifient la vision dramatique ou la visée dramatique. Je n’en sais rien.

84Impossible de continuer. En plus, j’ai lâché un mot vraiment corde au cou, le tragique. C’est bête, c’est le mot que j’aurais dû lancer dès le début, voilà déjà des mois. Je ne veux pas parler du drame, parce que c’est le tragique qui m’intéresse. Tchao pantins (un peu rude, mais je ne peux résister). Et je continue par ma petite confession, mon petit coup de théâtre : je fais des spectacles parce que (cause, mais cause énigmatique) je n’ai pas réussi à écrire le grand livre sur le tragique auquel je rêvais en douce, pendant ma nuit de Walpurgis théorique, pendant que je regardais négligemment les paradigmes s’écrabouiller sur les syntagmes (air jakobsonien connu). Mon souci du tragique a toujours fonctionné comme correctif à l’illusion théoriciste. Du coup, ça m’interdisait d’écrire académiquement dessus. D’où aussi notre premier spectacle, le Montaigne, un essai, mais par les moyens du théâtre, et pas du discours, sur le tragique [7]. Montaigne, notre grand écrivain postdramatique. Chez lui ça ne commence pas, ça ne finit pas. « Ça avance », dirait Sam.

85Ça devient sérieux ; mieux vaut aller se coucher. Vite le mol oreiller.

86Mardi 26 décembre

87Toute cette dépense improductive ! J’aurais dû simplement éclairer, et de l’intérieur, mon expérience, en opposant ma pratique (du) tragique à la théorie du drame. Quel idiot je fais ! Ainsi je ne serais pas tombé dans le piège. Et je pouvais en profiter, eurêka, pour introduire la question de la science, pour montrer en quoi et comment la science (ou ce qu’il en reste dans ma moulinette théâtrale) vient troubler le jeu. Du coup, je parlais aussi de la technique, la grande affaire, le grand impensé de notre culture, et particulièrement de notre théâtre.

88L’imagination scientifique est contradictoire avec l’imagination dramatique. Un théâtre exposé à la science ne saurait être dramatique. Mais tragique, sans doute, oui. Les grandes vexations, et tout le tremblement. De même la technique fait exploser le continuum de la subjectivité inter-humaine, le fonds de commerce du drame. Mais, basta, voilà que je me mets à ratiociner.

89Vendredi 5 janvier

90J’aurais dû continuer sur ma lancée. Me relisant (une épreuve, n’est-ce pas ?), je m’aperçois que je n’ai jamais avoué mon mensonge de novembre. Je ne lisais pas seulement le pape : je n’ai pu m’empêcher de relire Marelle. La prise au piège date de là. Car je ne peux me cacher que, malgré mes espoirs de décembre de me tirer d’affaire en reprenant le tout par le tragique, je suis retombé dedans. Pourquoi un livre comme celui de Cortázar fut à ce point constituant ? Il en faudrait un travail pour le savoir ! Tout expliquer, tout déplier ; quel déballage ! Quel pli définitif ce livre m’a-t-il fait prendre ? Je ne sais, et que devrais-je entreprendre pour le savoir, et le faudrait-il ? Le piège ? En attendant, quelques bonnes prises en cours de route, notes de lecture, comme cette idée d’anthropophanie que Cortázar préfère à la mimèsis. Ou encore celle de ne pas asservir le lecteur (le spectateur ?) mais de l’obliger « à devenir complice en lui suggérant, sous la trame conventionnelle, des perspectives plus ésotériques ». Et comment ne pas être comme lui contre ce qu’il appelle l’écriture démotique ?

91Samedi 6 janvier

92Marelle, c’est L’homme sans qualités sud-américain. Nous y voilà, le voici le second avatar : le Viennois que j’ai été. L’explication était à Vienne : si la fable ne tient pas le coup, n’est pas tenable, si la réalité n’y tient pas, si elle n’est qu’un conte de nourrice, c’est parce son corrélat, le caractère, le personnage, et au bout du compte, le moi, le sujet a explosé. Volatilisé. La disqualification du moi, breuvage qui fut ma drogue.

93Dimanche 7 janvier

94Oui, Viennois, j’ai été et je reste, mais Viennois de la Vienne du tournant du siècle dernier (au fait, le dernier ou l’avant-dernier, comment faut-il dire ?). La flemme d’expliquer ce qui saute aux yeux. La fable, je n’y tiens pas, certes, mais il faut reconnaître que le mythos tragique, ce n’était pas mal, surtout dans la mesure où c’était lui le moteur de l’action, lui qui entraînait implacablement le caractère (le personnage) et non l’inverse. Mais ce mythique-là, ce tragique-là, est perdu, et, au bout, on a le rapport inverse : le primat du personnage (effet de l’intériorisation du sujet et de sa psychologisation) sur l’action. Et avec le personnage, le drame. Mais si le personnage est une illusion ? Au fond, ce qui s’est passé pour moi, c’est une espèce de musilianisme [8] que j’ai importé au théâtre avec ces conséquences : le comédien n’a pas à construire son personnage (ce que ça m’agace, ce stanislavskisme ordinaire, pour qui se prennent-ils les comédiens ?), mais le comédien a en fait à déconstruire (j’emploie ce mot par facilité) le personnage, et à l’avérer comme comédien. Retournement du gant. Le théâtre avère le comédien. Suis-je clair ? Ici je devrais faire une note renvoyant au Théâtre et son trouble[9]. Très beau texte dans le Journal de Klee sur le moi comme théâtre (utilisé dans le Traité des passions 3 - Des asters pour Charlotte).

95Puisque je parle de revenir, il faut toujours revenir (d’autant plus que je n’en suis jamais sorti) au « Retour » (§122 de L’Homme sans qualités), texte que je fourre régulièrement dans mes spectacles. Des spectacles fourrés au Musil, comme il y a des bonbons fourrés au chocolat. Passons.

96Lundi 15 janvier

97Méfiance : pas trop envie d’aller encore remettre le nez dans le « Retour » (§122), le si bien nommé et qui tourne, pour moi, à l’éternel… Ça s’en va et ça revient. Paraphrase : Ulrich, par une belle nuit d’été, rentre chez lui dans une rue parfaitement déserte. Théâtre : s’il croise un passant, l’écho de ses pas le précède comme l’annonce d’un événement majeur, il dit quelque chose comme : ça se passe sur une scène. Ulrich est sur un théâtre (wie in einem Theater) ; il a même le sentiment d’une action théâtrale. Ça se passe (geschehen) comme au théâtre. Pour un peu, il pourrait se croire un personnage : « on sentait qu’on était une apparition dans le monde » (Jaccottet traduit ainsi Erscheinung, pourquoi pas ?). Mais cette Erscheinung a toute raison de croire en sa solidité, elle fait même plus d’effet qu’elle ne le mérite : elle fait du bruit en marchant, elle résonne, et elle a même une ombre. L’ombre est la preuve de l’existence du sujet, de la réalité du « caractère », surtout chez les Allemands… Et un personnage, c’est presque biologique (évolutionnisme), est heureux d’exister. Seulement ce personnage n’est qu’un effet. Le sujet n’apparaît (erscheint) sur la scène du monde que comme effet de sujet. Pour s’en rendre compte, il suffit de penser à Arnheim qui dans la même situation se croirait vraiment un personnage (il parle de Regie intérieure), et la construction s’écroule. Il suffisait d’y croire, mais si on n’y croit plus, le monde n’est plus un théâtre et le théâtre n’est plus le monde, le théâtre n’est plus que le théâtre (ce serait à commenter et discuter, tous documents autorisés), et le personnage un fantôme, un spectre (Gespenst) qui, ajoute Musil – ce qui n’a laissé, ces quarante dernières années, de m’intriguer –, est troublé (tiens, tiens ! Content que Jaccottet rende la Bestürzung par l’idée de trouble, ça m’arrange), troublé « au point de ne pouvoir retrouver le cadre dans lequel disparaître ». Là, Jaccottet exagère : hineinschlüpfen, ce n’est pas exactement disparaître. Ce serait pourtant commode d’opposer le théâtre de l’apparition (du sujet) à celui de sa disparition qui est aussi disparition du théâtre. Mais hineinschlüpfen implique plutôt l’idée d’aller se glisser dans quelque chose, comme on enfile un vêtement. La métaphore est celle-ci : aller se glisser dans un repaire, un refuge comme on enfile un vêtement. Tout Musil, soit dit en passant. Pas loin de Montaigne.

98La suite, l’analyse spectrale du sujet, est connue. Ulrich repense à des photos de lui enfant, et s’aperçoit, dans le regard que cet enfant lui jette depuis un passé mort et révolu, qu’il est un autre (j’arrange un peu), mais qu’en tout cas, le mortier qui assurait la continuité et la solidité du moi a séché et est tombé. La crise du sujet est bien une crise de la perspective (donc de la représentation) : « De même que partout les relations visibles se déplacent pour l’œil de telle manière que se forme une image saisissable par lui où les choses proches, imminentes paraissent grandes, mais où plus loin les choses énormes paraissent petites et le tout, enfin, s’arrondit et se polit parfaitement, de même les relations invisibles sont déplacées par l’intelligence et le sentiment de telle manière que se forme inconsciemment quelque chose à l’intérieur de quoi on se sent maître chez soi ». On ne peut mieux déglinguer l’idée d’intériorité, et tant pis pour toi Stanislavski. « Maître chez soi », Herr im Hause, Freud ne dira pas autre chose quand il parlera de la vexation qu’inflige l’inconscient au moi qui n’est plus maître dans sa maison. Les conséquences ne sont pas minces : la vie ne tient plus, hélas ! sur le fil du récit, et Ulrich n’a plus qu’à s’apercevoir qu’il a perdu « le sens de cette narration primitive à quoi notre vie privée reste encore attachée bien que tout, dans la vie publique, ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fil, s’étale sur une surface subtilement entretissée ».

99Quand je te disais, crise de la représentation. Crise du récit (et le drame selon moi veut le récit, le récit veut l’identité narrative), théâtre de texte (tissage, entretissage). Le « personnage » n’est qu’un compost de textes ; c’est un comédien, il n’est que citations, il ne fait que citer.

100Tout cela m’esquinte. J’abandonne. Chaque fois que je me lance dans une explication avec Musil, je m’empêtre.

101– ne s’est-il pas empêtré lui-même, au point de ne pouvoir sortir de son roman, un sacré piège entre parenthèses ? Il ne s’en est pas sorti. (C’est le daïmon qui parle.)

102Dimanche 18 février

103Mon cher JP,

104Oui, j’abandonne. Je déclare forfait. Ace. Ce n’est pas ma première défaite. Je suppose que la dead line est déjà depuis longtemps enterrée. J’ai tenté sincèrement cette explication avec moi-même, mais cela n’a pas donné un témoignage, comme tu le demandais, pas même une auto-analyse : ça a viré à la course aux abîmes. (Ça change des nuits de Walpurgis). La descente aux enfers. Aller gratter un peu pour mettre à nu la mariée, autrement dit les ressorts de ce que j’ai appelé, excuse du peu, ma poïétique, ne me déplaisait pas. Je sentais que l’heure était venue de régler ces comptes-là, que l’heure de ce procès avait sonné. Mais de toute la boue de mots (je reprends l’image) qui salissent ces pages, je ne puis faire grand-chose sinon le constat, somme toute anodin, que je suis un moderniste attardé (rien de plus ridicule qu’une estafette – est-ce ta fête ? en tout cas, ce n’est pas la mienne – envoyée en avant-garde et qui arrive après tout le monde). Je ne suis pas post, je suis simplement, idiotement et, comme disait l’autre, résolument moderne. Qu’il y ait un fil rouge, et qui n’est pas celui de la narration, et que celui-ci passe par mon brechtisme hérétique (hérétique ou un peu müllérien puisque impliquant l’implosion de la fable, même épique) et qu’il repasse par mon musilianisme invétéré[10], rien d’étonnant. Si j’avais été complet dans mes aveux, mais j’ai déjà été très long et fastidieux (sans doute je n’écris déjà plus que pour moi, pour me soigner ou m’achever, qui sait ? mais il n’est pas indifférent non plus que ces pages soient adressées, et à un ami ; il n’est pas indifférent que ce soit une lettre, une vraie lettre et pas seulement une basse astuce, que ce soit un jeu auquel je me suis pris, un piège), si j’avais été complet, donc, j’aurais dû nommer le livre qui m’a apporté la peste, à savoir Herzog de Bellow[11]. J’étais encore tout jeune étudiant, et Pierre-Yves Pétillon[12] m’avait invité à parler, dans une espèce de colloque (depuis j’ai horreur des colloques) franco-américain, de la disqualification du moi, ou quelque chose du même tonneau, dans le roman en question. Ma rencontre avec ce livre, et surtout avec son « personnage », le trouble définitif qui s’ensuivit, je ne trouve pas d’autre mot pour les dire que trauma (Le Robert  : « Émotion violente qui modifie la personnalité d’un sujet en la sensibilisant aux émotions de même nature. Cet emploi est critiqué. ») Jusqu’alors j’étais une espèce de Roquentin, ce qui n’est déjà pas très gai, la contingence, ce n’est pas drôle ; désormais je me voyais devenir un Herzog avec le sentiment d’avoir sauté sur une mine.

105Je ne m’attarde pas là-dessus ; il serait masochiste d’esquisser mon autoportrait en Herzog franchouillard. Disons que je tiens de ce roman mon goût pour les lettres non seulement comme genre romanesque mais comme mode de pensée. Mais j’en reviens à l’anecdote du colloque, puisque nous n’avons ce soir rien d’autre à faire : à la sortie, Pétillon me dit finement qu’il avait reconnu en moi un lecteur de L’Homme sans qualités. Que je n’avais évidemment pas encore lu. Je me précipitai dans la première librairie. Le mal était fait. Le piège refermé.

106Maintenant, si je renonce à cette lettre, c’est qu’il y a pire. J’ai parlé un jour de la transformation silencieuse sous les événements. Tandis que j’écrivais ces notes, que je me préparais à cet exercice épistolaire, je sentais bien qu’avait lieu une transformation silencieuse, que la taupe, je te dis, travaillait silencieusement en moi, que plus j’avançais dans ce qui devait être une défense de mon esthétique, si passéiste soit-elle, à fin d’illustration de mon théâtre (attention, je ne dis pas que ce théâtre est l’illustration de cette esthétique, je n’en suis pas là), plus j’avançais plus mon daïmon me soufflait une autre chanson, parce qu’il est de la famille des esprits qui toujours nient. Je me rendais de plus en plus compte que ma haine du personnage, mon refus de la fable, mon devenir hérisson (tous piquants dehors) à chaque fois qu’on me raconte une histoire, que tout cela, mon esthétique ne pouvait tout à fait en rendre raison, mais que c’était un écran, solidement installé, et quand même un bel écran, que je devrais crever, traverser comme on traverse un miroir, si je voulais continuer à déplier le truc. La crise de la fable, du personnage, le post ou le post-post, (pour résumer, simplifier et traduire ça en banalités académiques) : fadaises, fadaises, comme dirait Montaigne. À l’heure qu’il est, alors que j’ai bel et bien terminé de scier la branche sur laquelle j’étais (autre image, ça change de l’écran, mais elle est moins juste), je subodore ce qu’il en est, et cela ne sent pas bon. Le fait de chercher des formes nouvelles pour faire circuler les affects ou bricoler des percepts (tu vois où j’en viens) dont je pensais que le drame causaliste (je fais vite) était devenu incapable, c’est bien gentil, mais ce n’est probablement qu’un leurre. Cela m’a permis, c’est vrai, de fabriquer des spectacles dont le seul mérite à mes yeux est d’avoir existé, mais cela dissimule mal un drame, le mien, qui est le défaut de croyance, et d’abord un défaut de croyance au monde, à la vie (est-ce correct ? je ne sais jamais me débrouiller avec ce verbe : on croit dans, en, à ?). Tout ce qu’on me raconte dans la vie, comme dans les fictions, eh bien voilà, je n’y crois pas. Je ne crois en rien. Une paille, dans une vie !

107Troublant, non ? J’ai été mis sur cette piste en relisant (on dit relire à nos âges) Deleuze : dans L’Image-temps, il analyse la crise de la narrativité, les embarras à raconter une histoire, comme perte de croyance dans le monde, comme perte du monde. Me voilà renvoyé à mon nihilisme, et un nihilisme méchant, mauvais, qui face à la représentation de la vie ne peut pas se satisfaire d’une critique stigmatisant la représentation, alors qu’il s’agirait cruellement de la haine de la vie. Oui, me trouble désormais l’importance que Deleuze accorde à la croyance, et que je ne voulais pas lire avant, aveugle à ce qui crève les yeux. Tragique, dis-je. Quel rapport entre la haine de la vie et l’impuissance à croire, dont je me targuais pourtant comme étant la marque d’un esprit fort. Ce ne serait qu’une faiblesse fatale ? La paille, la faille.

108Alors que faire ? Ce dont il vaut mieux ne pas parler, il faut le taire. Ou bien faut-il l’écrire ? mais quelle épreuve ! Pour le coup, ce serait une vraie Lettre à JPS. Peut-on vivre sans croire, ou l’incrédulité est-elle attentatoire à la vie ? Qu’est-ce que serait vraiment un art d’incroyant ? Un théâtre qui cultiverait ou cultive l’« art de ne croire en rien », selon un titre célèbre ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? À mon âge, le plus dur étant fait, ne vaut-il mieux pas laisser faire la nature, et attendre la fin ? Et tout ça, mon cher JP, parce que nous n’avons plus d’âme. Mais comment l’inexistence de l’âme, la mort de l’âme entraîne-t-elle la perte du monde ? Va savoir ; vas-y, si tu veux ; je ne suis pas certain, pour ma part, d’en avoir envie. Une dernière histoire : Musil dit à peu près que si on veut se souvenir de ce que c’était qu’avoir une âme, il suffit de regarder, un peu longuement sans doute, une vache dans un pré.

109Il y a une autre phrase de Beckett que je regrette de ne pas avoir pu glisser, parce qu’elle fait toujours son effet : « si j’avais vingt ans de moins, je me supprimerais » (je crois que c’est la citation exacte). Je transpose librement : si j’avais vingt ans de moins, je ne ferais pas de théâtre.

110Même pas sûr.

111Bien fidèlement à toi.

112JF

113PS : Au fait, je suis persuadé qu’il n’y a jamais rien à réinventer. Il y a à inventer, mais au sens où le droit dit qu’on invente un parapluie, un trésor ou un gisement archéologique. Celui qui trouve contre celui qui cherche ; devoir d’invention contre droit d’inventaire. Je ne sais pas pourquoi je dis ça.

Notes

  • [1]
    Alain Prochiantz : neurobiologiste, directeur du laboratoire de biologie de l’École Normale Supérieure à Paris, membre de l’Académie des Sciences, il a été récemment élu professeur au Collège de France. Il a notamment publié Machine Esprit (Paris, Odile Jacob, 2001), Les Anatomies de la pensée (Paris, Odile Jacob, 1997) et Biologie dans le boudoir (Paris, Odile Jacob, 1995). Et avec Jean-François Peyret : La Génisse et le pythagoricien (Paris, Odile Jacob, 2002) et Les Variations Darwin (Paris, Odile Jacob, 2004). [Note de Julie Valero]
  • [2]
    Turing-Machine, playshop conçu et réalisé par J.-F. Peyret et Nicolas Bigards (Maison de la Culture, Bobigny, 1999) et Histoire naturelle de l’esprit (suite & fin), spectacle de J.-F. Peyret (Maison de la Culture, Bobigny, Théâtre National de Bretagne, Théâtre National de Toulouse, 2000). [Note JV]
  • [3]
    Je préfère bonne pensée à bien pensance qui sent son Raffarin. [Note de l’Auteur]
  • [4]
    Ça fait plus sérieux que « Nuit de Walpurgis ». [Note de l’A]
  • [5]
    Je travaille, dans le cadre de ma thèse, sur les journaux de travail de J-F. Peyret. À l’issue de ce travail, une partie de ces journaux sera mise en ligne. [Note JV]
  • [6]
    Note de la chercheuse. Qui connaît encore Hodja ? Qui s’y connaît encore en athéisme conséquent ? [Note de l’A] – (6 bis) Enver Hodja : homme d’État albanais (1908-1985). Après avoir fondé le Parti Communiste, il dirigea le pays de 1945 à 1985, le plongeant dans une totale autarcie. [Note JV]
  • [7]
    Le Rocher la lande la librairie, spectacle de Jean Jourdheuil et J.-F. Peyret, d’après Montaigne (Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, 1982). [Note JV]
  • [8]
    De Robert Musil, etc. Néologisme affreux… [Note de l’A]
  • [9]
    « À paraître », note, amusée, la chercheuse. [Note de l’A]
  • [10]
    Cf. note 9. [Note de l’A]
  • [11]
    Phrase trop longue (Note du correcteur, M. Mac). [Note de l’A]
  • [12]
    Professeur à l’Université Paris IV et à l’École Normale Supérieure, auteur notamment d’une Histoire de la littérature américaine 1939-1989 (Paris, Fayard, 2004). [Note JV]
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