Notes
-
[1]
August Strindberg, Lettre à ses enfants, Karin, Greta et Hans, du 24/05/1898, in Théâtre complet, vol. 3, p. 570.
-
[2]
August Strindberg, Lettre à Geijerstam du 17/03/1898.
- [3]
-
[4]
August Strindberg, in Théâtre cruel, théâtre mystique, trad. M. Diehl, Paris, Gallimard nrf, 1964, p. 230.
-
[5]
Voir, à ce sujet, les recherches de Renate Pelosse, Le Théâtre de Strindberg en Allemagne entre 1890 et 1912, thèse de doctorat de Lettres, sous la direction de M. Gravier, Paris, Université Paris IV, 1988.
-
[6]
Sur l’espace scénique et symbolique du théâtre médiéval, lire l’ouvrage d’Elie Konigson, L’Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1975.
-
[7]
Everyman : a moral play, Londres, Robert Pynson (1510-1519) ; Oxford, Bodleian Library. Adaptation moderne et française par Herman Teirlinck, in Théâtre belge n. 1, 1955.
-
[8]
Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, 2004, coll. « Penser le théâtre », p. 92.
-
[9]
Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968, p. 168.
-
[10]
August Strindberg, Coram Populo, De creatione et sententia vera mundi, in Inferno, Saint-Amand, Mercure de France, 1966, p. 9-20.
-
[11]
August Strindberg, Légendes, in Œuvres autobiographiques, tome II, Paris, Mercure de France, 1990.
1De 1898 à 1901, August Strindberg écrit les trois parties du Chemin de Damas, drame qu’il qualifie « d’un nouveau genre, fantastique et brillant » [1] et reposant sur une « demi-réalité » [2]. En décrivant la Passion du personnage de l’Inconnu, l’auteur suédois renvoie au genre théâtral du mystère médiéval, et plus précisément aux jeux de la Passion représentés à travers toute l’Europe dès cette période [3]. La représentation contemporaine d’un Passionsspiel en Bavière fut l’occasion pour Strindberg de découvrir les nouvelles possibilités offertes par la scène du mystère, comme la simultanéité des lieux ou les jeux d’un espace ambivalent où le sacré est omniprésent. Outre cette nouvelle approche dramaturgique de l’espace, Strindberg reprend le modèle des jeux de la Passion pour représenter le calvaire de son personnage sur le chemin de sa propre existence, ouvrant ainsi la voie au Stationendrama que réutiliseront les expressionnistes.
La reprise de l’espace théâtral médiéval
2Plus qu’un modèle, le jeu de la Passion d’Oberammergau en Allemagne fut, du propre dire du dramaturge, un véritable « stimulant » [4]. La scène de ce mystère, représenté depuis 1634, est divisée en quatre parties : une avant-scène, encadrée par deux maisons (ou mansions) et une scène centrale, couverte, où se déroulent les scènes d’intérieur. D’une durée de sept heures, la représentation a lieu en plein air, avec le paysage des montagnes pour arrière-plan. Strindberg avait déjà eu l’occasion d’apprécier la scène simultanée de la Shakespearebühne à Munich [5]. Oberammergau offrait une nouvelle possibilité d’envisager la composition d’un drame itinérant qui profiterait de la division de l’espace scénique.
3Semblable aux fresques et bas-reliefs médiévaux, la scène du mystère repose sur un décor simultané, capable de représenter dans un même champ les différentes étapes de l’existence humaine. Le décor demeurant immobile, c’est le déplacement et l’action du personnage dans ce décor qui modifient sa nature. Composé de trente-quatre tableaux et de vingt lieux différents, Le Chemin de Damas joue des possibilités scéniques que libère ce dispositif. Par ailleurs, le décor simultané permet au dramaturge de faire revenir ses personnages sur leurs pas. La pièce de Strindberg repose sur le trajet aller et retour de l’Inconnu à travers différents tableaux. La première partie du drame comprend sept « stations » que l’Inconnu devra parcourir deux fois, telles les quatorze stations d’un chemin de croix.
4Mais l’espace du Chemin de Damas n’est pas seulement une partition picturale de la scène. Il est organisé selon le modèle de l’iconostase, dressoir d’icônes placé entre l’assemblée et l’espace sacré du sanctuaire. À plusieurs reprises, en effet, l’Inconnu s’arrête devant un tableau, un crucifix ou un autre symbole attenant à un édifice sacré. Saisi par chacune de ces icônes, l’Inconnu est d’abord tenu en arrêt devant ces symboles avant de devoir se plier devant eux. Espace ambivalent [6], la scène médiévale fait jouer ensemble, autour d’un axe reliant haut, centre et bas, le Bien et le Mal. En plaçant ses personnages au milieu de la lutte entre le Ciel et l’Enfer, Strindberg reprend le motif originel du mystère et se l’approprie dans la composition de sa pièce. À l’enfer du paysage du chemin creux, aux lieux maléfiques que sont la taverne, la prison ou la forge, répondent les chapelles et les couvents. Aux sons de la marche funèbre, de la malédiction du Deutéronome ou de l’assaut des chevaliers de l’Apocalypse répliquent le requiem, l’Ave Maria et les vêpres. Enfin, tel un chemin de croix, Le Chemin de Damas est constitué d’un parcours intérieur et extérieur. La troisième partie décrit ainsi une première élévation de l’Inconnu sur les pentes extérieures de la montagne, avant de le voir recommencer son ascension depuis la salle à manger de la Dame jusqu’à la chapelle du couvent.
Les clés pour un drame de la subjectivité
5Aussi le théâtre médiéval n’est-il pas seulement, pour Strindberg, le modèle d’une nouvelle dramaturgie de l’espace. Il lui apporte également les clés pour l’écriture d’un drame de la subjectivité. L’Inconnu, placé au centre du panorama de sa vie, voit défiler devant ses yeux les événements de son passé. L’idée épique du pèlerinage de l’existence ne provient pas exclusivement des mystères de la Passion, mais aussi d’un genre postérieur, apparu au XVème siècle – la moralité. Dans l’œuvre la plus exemplaire de ce type, un texte anglais daté de 1509 et intitulé Everyman [7], le protagoniste, après avoir reçu l’avertissement de sa mort, revoit sa vie dans l’optique testamentaire, et tire des conclusions de sa méditation pour préparer le salut de son âme. Bien que le texte, considéré comme l’expression de l’ars bene moriendi, comporte surtout des valeurs morales et didactiques, il est à rapprocher de la dramaturgie strindbergienne à travers l’éclairage rétrospectif de la mort, où l’action se transforme, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Sarrazac, en « cérémonie des adieux » [8].
6Comme Everyman, l’Inconnu est situé au centre du drame, et nous assistons au drame-de-la-vie qui revient se jouer à l’instant de la mort. Entièrement située dans son imagination, l’action devient alors l’auto-analyse du personnage. Sous cet angle, le véritable défi du drame subjectif est l’acte de la conversion. Everyman cherche à se repentir. Dans le drame de Strindberg, l’Inconnu, à l’instar de Saint Paul, est mis à l’épreuve lors de diverses tentatives de conversion. Sa Passion sécularisée ne s’achève jamais et ne cesse de se répéter. Selon E. Auerbach [9], le drame en forme de mystère n’a qu’une action : la Chute et la Rédemption de l’homme. Si cette dernière n’est jamais atteinte dans la dramaturgie de Strindberg, c’est parce que sa vision du monde, telle qu’elle est formulée dans le préambule d’Inferno, est profondément pessimiste. Dans le mystère Coram populo. De creatione et sententia vera mundi [10], l’histoire de la Création était renversée ; Dieu était un esprit malin qui concevait le monde « de la folie » pour le plaisir de voir les vaines agitations des créatures humaines. La nature même de la vie est liée alors à la souffrance sans aucune possibilité de salut. Par conséquent, dans Le Chemin de Damas, le but du calvaire du protagoniste est de renouer avec le sens, le monde et la vie.
7En écrivant le drame-de-la-vie, et en le présentant dans toute son étendue et à travers son apparente banalité, Strindberg réunit le style élevé dans lequel s’exprime le cri de souffrance d’une existence à son paroxysme avec le style banal qui démontre le ridicule du quotidien. Il reprend le modèle du théâtre du Moyen Âge, où les grands événements de l’histoire universelle étaient situés dans la vie de tous les jours, afin qu’ils puissent prendre, aux yeux de chacun, une réalité immédiate. Ainsi, la Passion humaine demeure toujours actuelle.
8Dans Légendes [11], Strindberg témoignait de la nécessité du retour aux sources des mystères pour renouveler le drame ainsi que sa représentation théâtrale. Aussi le drame de Strindberg est-il empreint de l’imaginaire des représentations médiévales, où l’action s’inversait en situation-station ; où le sujet se résumait en chemin de la Passion de l’homme ; où le style liait le sublime avec le banal. Cependant, il importe de noter que le véritable enjeu pour l’auteur du Chemin de Damas est de saisir et transmettre cette utopie ultime du théâtre épique du Moyen Âge, celle d’embrasser la vie humaine dans toute son étendue et d’un seul regard.
Œuvres étudiées
- August Strindberg, Till Damaskus I-II, Stockholm, Gernandt, 1898 ; Till Damaskus III, in Samlade dramatiska arbeten, Stockholm, Hugo Geber, 1904.
- August Strindberg, Le Chemin de Damas, traduit du suédois par A. Jolivet et M. Gravier, in Théâtre complet, vol. 3, Paris, L’Arche, 1983.
Notes
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[1]
August Strindberg, Lettre à ses enfants, Karin, Greta et Hans, du 24/05/1898, in Théâtre complet, vol. 3, p. 570.
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[2]
August Strindberg, Lettre à Geijerstam du 17/03/1898.
- [3]
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[4]
August Strindberg, in Théâtre cruel, théâtre mystique, trad. M. Diehl, Paris, Gallimard nrf, 1964, p. 230.
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[5]
Voir, à ce sujet, les recherches de Renate Pelosse, Le Théâtre de Strindberg en Allemagne entre 1890 et 1912, thèse de doctorat de Lettres, sous la direction de M. Gravier, Paris, Université Paris IV, 1988.
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[6]
Sur l’espace scénique et symbolique du théâtre médiéval, lire l’ouvrage d’Elie Konigson, L’Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1975.
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[7]
Everyman : a moral play, Londres, Robert Pynson (1510-1519) ; Oxford, Bodleian Library. Adaptation moderne et française par Herman Teirlinck, in Théâtre belge n. 1, 1955.
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[8]
Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, 2004, coll. « Penser le théâtre », p. 92.
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[9]
Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968, p. 168.
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[10]
August Strindberg, Coram Populo, De creatione et sententia vera mundi, in Inferno, Saint-Amand, Mercure de France, 1966, p. 9-20.
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[11]
August Strindberg, Légendes, in Œuvres autobiographiques, tome II, Paris, Mercure de France, 1990.