Couverture de ETTH_037

Article de revue

L’Europe en spectacle

Pages 126 à 139

Notes

  • [1]
    Une première version de cet article a paru sous le titre « L’Europe fait son spectacle », en avant-propos à l’étude de Robert Lacombe, Le Spectacle vivant en Europe. Modèles d’organisation et politiques de soutien (Ministère de la Culture-dmdts, Paris, La Documentation Française, 2004, p. 9-23), ouvrage retiré de la vente en janvier 2006. De brefs extraits ont également paru in Guy Saez & Jacques Perret (dir.), Institutions et vie culturelles (Les Notices, Paris, La Documentation Française, 2005, p. 164-168).

1L’Europe célèbre son cinquantenaire à grand renfort de déclarations. Les séquelles de deux guerres mondiales, la fracture du continent en deux blocs antagonistes et beaucoup d’autres ratures de l’histoire semblent effacées. Le 1er mai 2004, un feu d’artifice a salué à Dublin – où se tenait le Conseil européen – l’entrée de dix nouveaux membres dans l’Union : les Hongrois, les Tchèques, les Slovaques, les Polonais et les Slovènes, les trois républiques baltes, les habitants de Malte et de la partie sud de Chypre ont intégré la plus importante confédération d’États indépendants jamais formée dans l’histoire. Hormis des concerts à Varsovie, Prague ou Budapest, la fête de Vilnius à Ljubljana, des libations et des danses improvisées sur les ponts de l’Oder, dans les quinze autres capitales cet événement considérable éclipsa à peine les cérémonies et les manifestations de la fête du travail. Les chefs de gouvernement y allèrent de leurs communiqués, les ministres lurent des déclarations préparées par leurs conseillers, dix nouveaux drapeaux montèrent au côté de la bannière bleue à étoiles d’or. Ce fut à peu près tout pour la liesse et en guise de symboles. Les grandes œuvres, les mises en scène ambitieuses, les représentations urbaines, les chorégraphies terrestres ou aériennes attendirent d’autres commandes, commémoratives, festivalières, voire sportives.

2L’encre du projet de constitution n’était pas encore sèche que les débats sur sa ratification commençaient déjà à s’envenimer. La France et les Pays-Bas repoussèrent ce texte par référendum en 2005, laissant l’ensemble des membres dans l’expectative. Aucun « plan B » ne fut révélé tandis que la Bulgarie et la Roumanie frappaient à la porte qu’on avait promis de leur ouvrir en 2007. En 2006, les négociations d’adhésion continuèrent comme si de rien n’était avec la Croatie, alors que la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, le Monténégro et la Serbie prenaient leurs maux en patience. Avec la Turquie, elles s’engageaient à peine, sur fond de querelles chypriotes et de protestations arméniennes, que les dirigeants occidentaux faisaient assaut de pessimisme sur leur issue. Pendant ce temps-là, la Russie de Vladimir Poutine menaçait l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie de couper le gaz et de fomenter des sécessions si elles se rapprochaient trop de la Communauté européenne.

3Le premier traité de Rome, signé par six pays le 25 mars 1957, se contentait d’une vague allusion à la culture. Le second, paraphé le 29 octobre 2004 mais non ratifié, la considérait dans son article III-280 comme une compétence commune relevant, sauf exception, de la majorité qualifiée. Tout se passe comme si l’Europe politique persistait à ignorer l’Europe de l’art pour mieux se consacrer à celle de l’acier, des céréales et de la monnaie. Simple enceinte douanière lors de la signature des premiers traités, son espace est devenu par étapes agricole, commercial, policier, judiciaire, fiscal, fiduciaire, tout en s’élargissant aux dimensions du continent. Il est encore douteux qu’il parvienne à l’harmonie au plan social. Mais qui oserait nier qu’il fut toujours culturel ? Nul discours europhile n’omet de citer au passage un génie de la plume, de la fosse ou du plateau. Camoens, Shakespeare, Calderon, Molière, Mozart, Goethe, Chopin, Hugo, Verdi, Tchekhov, Pessoa, Strindberg, Ibsen, Janacek, Gombrowicz, Bartok, Brecht, Beckett, Berio… À chacun sa liste, qui en dit plus par ses oublis que par ces références obligées.

L’invitation au voyage

4Une politique culturelle s’est esquissée à petits traits à Bruxelles, depuis les premières réunions de niveau ministériel à l’initiative de Jack Lang et de Melina Mercouri, au milieu des années 1980, jusqu’à l’adoption du modeste programme Culture 2000, en passant par une opportune utilisation des fonds structurels. Les professionnels de la musique et du spectacle n’ont pas gardé l’instrument au pied en désespérant que l’action communautaire prenne de l’ampleur dans leur domaine. Il y a longtemps que leurs échanges débordent les frontières étatiques, comme leurs initiatives brouillent les repères linguistiques et bousculent les codes esthétiques. Les pionniers d’une Europe de la scène furent sans doute ces artistes qu’une persécution, pour des motifs religieux, ethniques ou politiques, contraignit à chercher refuge ailleurs. Leur exil reflète l’envers de l’aventure vécue par ces compositeurs et dramaturges, comédiens et maîtres de ballet, qui partirent en quête de la protection d’un prince, de la générosité d’un mécène, du prestige d’une charge. De Marius Petipa à Rudolf Noureev, d’André Antoine à Jerzy Grotowski, de Pablo Casals à Yuri Bashmet, les théâtres et les auditoriums européens résonnent du souvenir de ces voyageurs.

5Le voyage, c’est l’autre nom du spectacle. Celui-ci s’annonce par l’ébranlement, sans valise ni véhicule, de la traduction, de l’adaptation, de l’interprétation. Le temps où les institutions théâtrales et musicales, comme les établissements lyriques et chorégraphiques, réduisaient leur répertoire au patrimoine national a heureusement pris fin. Dans certains cas, l’admission vaut pour les contemporains. Thomas Bernhard, Harold Pinter, Heiner Müller, Slawomir Mrozek, Bernard-Marie Koltès, Jean-Marie Piemme, Sarah Kane, Biljana Srbljanovic ont presque partout été adoptés comme des écrivains européens. Idem avec les compositeurs Iannis Xenakis, Pierre Boulez, Giacinto Scelsi, György Ligeti, Krzysztof Penderecki, Heiner Goebbels, quand bien même ils n’eussent pas été promus prophètes en leur pays de naissance. Le mouvement s’amplifie avec l’invitation dans un édifice ami ou dans un festival dédié aux découvertes. Le voyage peut se poursuivre plus longtemps à travers la résidence ou la tournée. Tourner, certains chanteurs d’opéra ne font guère plus que cela, accumulant les miles d’un aéroport à l’autre, enchaînant les rôles entre deux palaces. Résider, au contraire, cela veut dire s’imprégner d’hospitalité, comme les chorégraphes, les chefs d’orchestre et certains metteurs en scène ont goût de s’y livrer. Les rencontres favorisent les projets. Des œuvres nouvelles, mais aussi des compagnies, des manifestations, des ateliers de formation peuvent surgir de ces déplacements qui sont aussi des rapprochements.

6Certes l’Europe n’est pas le monde. Pas davantage que la Méditerranée, l’Atlantique et l’Oural ne sauraient borner les mouvements qui la traversent. Chaque scène nationale est animée par des acteurs aux expressions aussi variées que leurs provenances, leurs références et leurs préférences. Les aspirations régionales, l’héritage de l’immigration, les influences extérieures la travaillent en permanence. De même qu’il n’est plus d’art vivant où s’illustre une nation qui puisse être déclaré sa chose et traité comme sa propriété, il n’y a pas de privilège des sens qu’on puisse réserver à la jouissance de vingt-cinq à trente membres d’un club exclusif.

7Il faut pourtant convenir que les arts sont inégaux devant l’étranger. Entré au XIXème siècle dans l’ère de la traduction, le théâtre bénéficie depuis très peu d’années des commodités du surtitrage, dédaignées par les puristes. Les auteurs dramatiques restent prisonniers d’une syntaxe, y compris lorsqu’ils l’ont eux-mêmes élue, comme les Roumains Eugène Ionesco (hier) et Matei Visniec (aujourd’hui), optant pour le français. Acteurs et comédiens sont rivés à un parler, même s’ils illustrent une langue d’adoption à l’instar de Niels Arestrup, Redjep Mitrovitsa et Marcial di Fonzo Bo, ou s’ils travaillent avec un maître étranger, telle Valérie Dréville avec Anatoli Vassiliev. Les metteurs en scène jouent de l’ubiquité, passant d’une scène d’Europe à l’autre sur les traces de Benno Besson, Patrice Chéreau, Luca Ronconi, Luc Bondy, Declan Donnellan, mais leur art d’articuler l’espace et le temps trahit souvent ses origines.

8La réputation d’universalité de la musique mérite d’être confrontée à la diversité des pratiques. La chanson avoue son texte, ce qui n’empêche pas Paolo Conte de faire un malheur dans les chaumières bretonnes, ni Patricia Kaas de fendre les cœurs dans les isbas sibériennes. En prenant pied sur le continent, le jazz venu d’Amérique a cueilli des accents anglais, français, italiens, tchèques et polonais… mais aussi klezmer, roms ou manouches. Mahler, Grieg et Tchaïkovski ont conquis partout droit de cité. L’oreille ne relève-t-elle pas toutefois qu’un orchestre frison leur confère un autre son qu’une formation andalouse, bien que leurs instrumentistes appartiennent à plus de cinq nationalités ? La situation de l’opéra offre à bien des égards un tableau renversé de celle des arts apparentés. L’internationalisation du répertoire lyrique – où prédominent l’italien et l’allemand, dans une moindre mesure le français, le russe et l’anglais –, l’aura planétaire des divas, le recrutement mondial des chœurs, la circulation rapide des directeurs musicaux, enfin la rotation des administrateurs et la mobilité d’un public huppé en font le genre le plus extraverti au monde mais le plus confiné dans la société. Les baroqueux forment une petite société cosmopolite où retentissent les noms d’Alfred Deller, de Gustav Leonhart, Jordi Savall, Nikolaus Harnoncourt, Jean-Claude Malgoire, Philippe Herreweghe (sans oublier William Christie, un Américain à Paris). Bien qu’ils s’accordent sur des diapasons disparates, ils affrontent ensemble la compétition avec les adeptes du la normalisé, tout aussi nomades qu’eux.

9Les rockeurs et post-rockeurs n’arborent pas vraiment le blason européen : quoique le basic english soit la langue de ralliement de la plupart, leurs groupes portent encore des étiquettes nationales, à l’exception des britanniques dont l’idiome, l’aisance et l’audace les aident à percer sur la scène mondiale. Les rappeurs, tout en absorbant les titres en vogue dans les ghettos de Chicago, lancent leurs stances dans l’argot des cités. Les slameurs improvisent dans leur parler de naissance. Seule ou presque la techno fait bande à part, car la parole fait mauvais ménage avec ses nappes sonores et ses beats : ainsi la jeunesse européenne peut-elle communier sous les décibels dans les boîtes d’Ibiza ou les free parties frontalières. Par une ironie de l’époque, des concentrés d’expression locale, sonnerie des Cornouailles, fado lisboète, gigue limousine, canto sarde, polyphonie corse, obtiennent la gloire au delà des frontières sous le nom de musiques du monde, une invention de disquaires.

10À défaut d’une internationalisation partielle, comme celle que connut le ballet romantique au cours du XIXème siècle, la chorégraphie contemporaine expérimente des hybridations au sein du laboratoire européen. Les programmes du très parisien Théâtre de la Ville et du fort anversois De Singel témoignent de la contamination réciproque des disciplines, entre danse et théâtre, musique et vidéo, qui accompagne le brassage des cultures sur des plateaux parcourus d’écritures nouvelles. Une douzaine d’artistes belges, dont quelques-uns promus « ambassadeurs culturels de la Flandre », montrent à quel degré de rayonnement un art peut aboutir malgré l’exiguïté d’un territoire et l’isolement d’une langue. Il est vrai qu’à l’exemple des musiciens, mais à la différence des comédiens, les danseurs et danseuses de toutes nationalités – Coréens, Canadiens et Chiliens compris – confrontent couramment leurs langages corporels dans des écoles supérieures et des stages professionnels.

11Un penchant à l’extraversion encore plus prononcé se rencontre dans les arts du cirque, hétérogènes par essence, itinérants par tradition. Leur niveau de développement et leur degré d’inventivité varient d’un pays à l’autre, ainsi qu’on l’observe pour les arts de la rue, voués au voyage eux aussi par nécessité autant que par désir. Moins mobiles et plus typées que leur complexion le laisserait croire, les marionnettes mimèrent longtemps les fables des peuples qui les firent naître. Puis la mondialisation a gagné ce petit monde. Une Union internationale a élu domicile à Charleville-Mézières, entre Festival et Institut. De rencontre en manifestation, de Paris à Bialystok, de Brighton à Barcelone, la Française Émilie Valantin, l’Allemande Ilka Schönbein, le Catalan Joan Baixas, les Anglais du Faulty Optic et les Polonais du Théâtre Lalek pratiquent désormais des échanges en concevant des croisements de toutes sortes.

Autant de pays, autant de systèmes

12Les établissements d’enseignement artistique contribuent beaucoup plus que par le passé à la circulation des interprètes et des concepteurs de spectacles. C’est en Belgique, à Bruxelles, que Maurice Béjart avait réuni des danseurs de tous pays dans son École Mudra, dès 1970. Son ancienne élève Anne Teresa De Keersmaeker y dirige depuis 1995 l’école de danse contemporaine p.a.r.t.s. (Performing Arts Research and Training Studios), qui recrute à l’échelle européenne et internationale. La France a retrouvé vers la fin des années 1980 la réputation de carrefour qu’elle avait mal entretenue en cette matière, notamment grâce aux Conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse de Paris et de Lyon, au Centre national de la danse contemporaine d’Angers, à l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières, au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. À l’accueil d’élèves étrangers (dont une part significative d’Européens) dans les cycles de perfectionnement, sinon dans les classes de maître telles qu’en organise le Centre Acanthes pour la musique contemporaine, se sont ajoutées des expériences de formation itinérantes, de feue l’Académie expérimentale des théâtres, chère à Michèle Kokosowski, à l’Unité nomade de la mise en scène que Josyane Horville créa auprès du Conservatoire national supérieur d’art dramatique.

13Les festivals jouent un rôle encore plus éminent dans le rapprochement des protagonistes de la vie artistique européenne, publics compris. Les rendez-vous d’Édimbourg et d’Avignon, bien sûr – mais aussi de Moscou, Belgrade ou Liège – pour le théâtre, de Salzbourg, Bucarest et Montpellier pour la musique dite classique, de Bayreuth, Aix-en-Provence et Glyndebourne pour l’opéra, de Charleroi, Lyon et Vienne pour la danse, marquent sur un rythme annuel ou biennal l’agenda professionnel. Sur ce plan, la France se range parmi les bons élèves de la classe européenne, en alignant des manifestations qui comptent parmi les plus importantes de leur spécialité : Aurillac, Lorient, Périgueux, Marciac ou La Roque d’Anthéron… Cependant les programmateurs aiment fréquenter les rassemblements qui remuent les classements disciplinaires de semblable manière qu’ils ébranlent les clivages linguistiques, à l’image du KunstenFestival des Arts de Bruxelles et de Romaeuropa. Du Théâtre de la Place à Liège au Cargo de Grenoble, certains revendiquent pour leur établissement le label de Centre européen de création.

14Ce qui a été dit de la scène et de la fosse commence à se vérifier en régie et en coulisses : scénographes, décorateurs et costumiers, ingénieurs du son ou des lumières, régisseurs et techniciens, les artisans du spectacle sont aujourd’hui nombreux à tenter leur chance en terre étrangère. L’esprit d’aventure paye sans doute mieux chez les producteurs de concerts de musique amplifiée, dont les roadies partagent un même bagage technique, qu’auprès des grandes institutions permanentes, qui embauchent leurs menuisiers, électriciens, machinistes et accessoiristes selon les habitudes de l’endroit. L’européanisation des emplois du spectacle semble procéder à partir du sommet de la pyramide des compétences artistiques : plus la tâche confine au cercle de la création, plus elle est susceptible d’ajouter de la valeur à la représentation, et plus le champ de recrutement s’ouvre à l’international. Ce schéma souffre toutefois trop d’anomalies pour prendre force de loi.

15À ce point, l’hymne européen marque une longue pause. En dépit de tant de canaux et de creusets ouverts aux mélanges, les logiques nationales reprennent le dessus dès qu’il est question d’administration du spectacle. Dans ce métier, il existe encore peu d’exemples de mobilité volontaire et de rares cas d’implantation réussie, si ce n’est dans le monde assez sélect des intendants lyriques et des programmateurs de festivals, où Gérard Mortier, Stéphane Lissner, Monique Veaute font eux-mêmes figure d’exceptions. Il ne suffit pas de manier l’anglais en plus de deux ou trois autres langues pour se faire comprendre des artistes et des techniciens ; il faut encore maîtriser le droit et la comptabilité du pays, connaître ses institutions, respecter ses procédures. En effet les fonctions relatives à la production et à la diffusion des spectacles subissent beaucoup moins les contraintes d’un marché mondial, en voie d’extension dans la quasi-totalité des branches économiques, que celles d’un environnement conditionné par l’exercice de la puissance publique. En somme, les considérants et les instruments des politiques culturelles nationales, régionales et locales tendent à l’emporter sur le libre jeu de l’offre et de la demande à l’échelle planétaire ou même continentale, pour déterminer le sort des œuvres, la carrière des artistes et la vie des structures.

16Cette remarque s’applique à la représentation publique de fictions par des personnes physiques et non à la transmission mécanique des pièces. Le livre et le disque, le vidéogramme ou le dvd, l’émission radiophonique ou télévisée obéissent à d’autres instances que le manuscrit et la partition. Pendant que le marché des objets originaux suit sa pente spéculative, l’industrie des répliques et des reproductions s’efforce de contrôler toutes les opérations de la chaîne qui relie les concepteurs aux consommateurs, au risque de domestiquer ceux-ci et de subordonner ceux-là. En revanche, l’événement éphémère qui implique des artistes en présence d’auditeurs ou de spectateurs – avec leurs relations réciproques – dépend chaque fois d’une configuration particulière de l’espace public. Ce qui organise ce dernier ? Des individus et des entreprises, sans conteste, mais aussi des coutumes et des institutions, des espaces et des rythmes, une mémoire et un imaginaire collectifs. Il est aisé de prouver cette prégnance du contexte social, car elle se manifeste même à travers les actes qui sont réputés s’en détacher. Ainsi les dépenses de mécénat culturel des groupes privés accusent-elles des différences visibles, dans leur montant comme dans leur répartition, non seulement entre la Finlande et la France, la Suisse et la Slovénie, comme on serait en droit de s’y attendre, mais encore entre l’Angleterre et l’Irlande, l’Allemagne et l’Autriche, du fait de législations divergentes et de traditions contrastées où la politique et la religion ont leur part, comme Max Weber l’avait indiqué. Le comportement des citoyens de l’ensemble de ces pays varie de manière sensible en matière de loisirs. En admettant qu’elle soit mesurée avec des indices comparables, la fréquentation des théâtres, des lieux de concerts, des spectacles de rue et des chapiteaux évolue moins en proportion des revenus qu’en fonction des tentations, plus ou moins intenses selon l’État et la commune de résidence, mais également suivant la profession et le niveau d’instruction de chacun.

17L’introduction dans les traités d’un principe de décision à la majorité qualifiée, longtemps refusée par la France et ses partenaires attachés à la notion d’« exception », puis de « diversité » culturelle, sera donc insuffisante à préparer l’unification de l’Europe du spectacle. Pour le plaisir du voyageur, mais au désespoir des tourneurs, celle-ci demeure un espace divisé en autant de compartiments qu’elle compte de gouvernements. À l’intérieur de ces cadres, la singularité de chaque discipline et l’originalité de chaque terroir composent un paysage fourmillant de détails. Pour les saisir, le quadrillage doit atteindre une extrême finesse, parce qu’en outre chaque profession y défend ses intérêts à travers des associations et des syndicats spécifiques.

18Désireux de se connaître pour conduire des projets communs, des pionniers posèrent les jalons des premiers réseaux, voici deux décennies. Forums de discussion entre programmateurs, clubs de producteurs, ligues d’écoles, confédérations syndicales, alliances entre centres de ressources, groupes de pression sur les instances communautaires… ces organisations revêtent toutes les formes possibles. Certaines restent mouvantes malgré le succès de leur congrès annuel, à l’instar de l’Informal European Theater Meeting (ietm) ; d’autres adoptent des structures rigides comme la Fondation Marcel Hicter qui pourvoit à la formation d’administrateurs d’art. Ayant vocation à les fédérer largement, le Forum européen pour les arts et le patrimoine (feap) s’est consolidé tant bien que mal depuis sa fondation en 1992 et l’installation de son siège à Bruxelles. Si elles militent presque toutes pour l’augmentation des budgets culturels européens, certaines échouent à y puiser des moyens de fonctionnement durables. Elles drainent aussi des subventions nationales, tout en récoltant les cotisations de leurs membres. Les échanges d’informations entre ces Européens convaincus s’appuient déjà sur une collection d’ouvrages et de rapports d’étude. La majeure partie de la production savante est recensée dans Circular (bulletin du Circle, réseau des centres de recherche et de documentation sur les politiques culturelles), édité par le Département des études, de la prospective et des statistiques (deps) du ministère français de la Culture, avec le soutien du Conseil de l’Europe dont le maigre budget et les faibles pouvoirs contrastent avec des compétences étendues. Ces sujets sont abordés en parallèle dans Culture Europe International, trimestriel animé par Jean-Michel Djian, François Roche et Anne-Marie Autissier. Enfin des centres de ressources comme l’association Relais Culture Europe, financée par la Commission européenne de concert avec les autorités françaises, permettent aux gens du spectacle de s’orienter dans le circuit des fonds et des programmes.

L’espace de l’échange

19Les dossiers à éplucher ne manquent pas pour les partisans de l’intégration : subsides communautaires, propriété intellectuelle et droits voisins, rémunération des interprètes, protection sociale des artistes et des techniciens, sécurité, accès aux emplois publics, sauvegarde du patrimoine de la scène, exportation des spectacles, fiscalité du livre et du disque, formation et insertion professionnelle, recherche… Des années, des décennies peut-être s’écouleront avant qu’un labeur d’harmonisation n’amenuise les disparités nationales. Certains travaux ont fini par déboucher sur des règles communes. Il en alla ainsi de la mise au point des directives garantissant l’imprescriptibilité du droit d’auteur sur une durée de soixante-dix ans (sans compter les années de guerre), puis pour son application aux transmissions électroniques (en particulier les téléchargements sur Internet). Sur d’autres thèmes, des mémoires pertinents ont été remis aux autorités de Bruxelles, notamment ceux de l’universitaire Olivier Audéoud et de la parlementaire Jacqueline Fraysse concernant les échanges entre professionnels du spectacle vivant. La levée de toute entrave à la libre circulation des œuvres (en dehors des trésors nationaux), des artistes et des publics constitue sans ambages un objectif en conformité avec la lettre et l’esprit des textes, notamment l’Acte unique de 1986 et le traité de Maastricht de 1992. Cela ne signifie pas qu’il faille gommer toute disparité. Du reste, quelle fin politique, quelle vision esthétique servirait le perfectionnement d’une unité intérieure si celle-ci demandait de contenir à distance des pays du continent ou du globe avec lesquels les relations importent tout autant ?

20Un paradoxe gît là, qu’il ne faut jamais celer lorsqu’il s’agit de cette fragile construction collective : l’Europe ne peut se comprendre elle-même qu’à la condition de s’ouvrir au monde. Les pierres ôtées aux murs qui la parcouraient ne doivent pas servir à rendre son enceinte étanche. Il y a peu de temps qu’elle a commencé à s’imaginer un avenir délivré des préjugés coloniaux et des complexes impériaux qui l’avaient précipitée dans des conflits destructeurs entre 1870 et 1945. Bien que certaines d’entre elles étaient encore à la veille du XXIème siècle le théâtre de sièges impitoyables et de massacres inexpiables, les villes et les régions d’Europe comptent parmi les scènes les plus propices pour envisager l’étranger à travers ses récits, ses mouvements, ses accents, ses musiques, ses décors et ses objets familiers. Elles doivent cette aptitude à leur histoire tumultueuse, à leur commerce ancien et sans cesse en essor, à leur extraversion, mais aussi à leur pluralisme interne, nourri de migrations et de mélanges. Elles en sont surtout redevables à la vivacité des activités de fiction qui installent sur leur sol une galerie de miroirs pour réfléchir l’altérité.

21Les accords de Schengen dressent des murailles face aux réfugiés et aux migrants. Depuis qu’ils ont permis de supprimer les contrôles aux frontières internes, le passage d’un pays d’Europe à son voisin s’effectue en revanche comme un glissement à peine perceptible, que l’on voyage pour son plaisir, pour affaires de famille ou pour des raisons professionnelles. L’architecture d’aujourd’hui se dit volontiers internationale, comme la technique industrielle, la distribution de masse, la mode vestimentaire et même une certaine cuisine. La couleur et le format des panneaux routiers, le design du mobilier urbain adressent encore au passant de discrets signes de dépaysement. Il faut faire les courses sur un marché de plein air, pénétrer dans un foyer, voire hanter les tavernes pour qu’enfin la sensation d’ailleurs frappe le visiteur. À dire vrai, il suffirait qu’il entre dans le théâtre local, un soir de représentation. Pour peu qu’il possède une once de curiosité, ce sentiment d’étrangeté l’attend aussi à la scène nationale à deux pas de chez lui.

22Rien n’est plus sensible aux variations de configuration, de lieu, de climat, de coutume, d’humeur ou d’idées que l’exécution temporelle d’une œuvre d’art. Cela tient d’abord, bien sûr, à la subtilité de l’ouvrage, propice à une infinité d’interprétations. Telle symphonie d’Anton Bruckner prendra les couleurs de l’orchestre qui s’en saisit, mais aussi du cadre où elle se déploie ; telle tragédie d’Edward Bond livrera des significations particulières selon les acteurs qui l’offrent et le public qui la reçoit. Cette perméabilité à l’environnement découle encore du statut de toute représentation : le soubassement politique transparaît partout dans la structure esthétique. Alors qu’un texte, une partition, un carnet de croquis, une suite de numéros, une figure de style restent toujours identiques à eux-mêmes, les événements qui en jaillissent vibrent comme des oscillographes au moindre mouvement des pouvoirs publics et des puissances du marché, au plus léger infléchissement des lois, des mœurs, des intérêts, des discours, et sous l’effet du moins violent des heurts sociaux. C’est pourquoi il importe de connaître les conditions qui président à leur réalisation et à leur réception.

23Robert Lacombe mena ainsi une enquête à travers la grande Europe, à la demande de la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (dmdts) du ministère français de la Culture et de la Communication, en 2003. Un séminaire organisé à l’abbaye de Fontevraud, en mars 2004, a permis d’en analyser les résultats à la lumière des témoignages d’artistes, d’administrateurs et d’experts européens. La complexité du paysage qui en ressortit impose de se munir d’une boussole, avec quelques repères. C’est d’abord un motif d’étonnement de découvrir que les questions d’administration du spectacle se posent en termes si différents entre des États aussi proches. Cela devient ensuite un sujet de controverse d’estimer les mérites et les inconvénients des divers dispositifs d’encouragement aux arts. La perplexité de l’expert augmente quand il devine que la dissemblance entre les systèmes politiques, économiques, juridiques, sociaux ou fiscaux qui régissent le secteur cache d’autres disparités qui résultent de l’hétérogénéité des langues, des croyances, des traditions, des apprentissages, des appartenances. Instruit des affaires de répertoire, attentif au problème de l’intermittence, il en vient parfois à penser que les frontières séparent moins des pays ou des régimes que des institutions et des compagnies, des troupes permanentes et des collectifs précaires.

24Le comparatisme est une heureuse manie de la science, parce qu’il lui procure des appuis. Tout connaisseur peut y trouver un exercice salutaire, du moment qu’il respecte quelques règles. On ne se lasse pas de les rappeler aux téméraires. Le principal péril consiste à conclure en hâte à la convergence des modèles (ou au contraire à la divergence des systèmes) sur la base de critères trompeurs ou insuffisants. Gare à la synthèse sauvage ! Le danger symétrique consiste à ne rien conclure du tout, pour renvoyer le questionneur aux fossés qui séparent les types de gouvernement, les appareils administratifs, les circuits marchands et les écoles de pensée. Autant ordonner au génie des peuples de retourner dans sa petite bouteille. Entre le Charybde de la théorisation abusive et le Scylla du relativisme béat, il s’agit de naviguer avec vaillance et prudence. Il faut surtout éviter un troisième écueil, caché au milieu du détroit, sur lequel les Français ont la réputation de foncer sous l’œil agacé de leurs voisins.

25Appelons gallocentrisme, pour faire court, la passion de tout ramener à l’exemple hexagonal – cette expression assumant en prime le sens d’exception – et plus particulièrement au cas de la capitale. La centralisation de l’espace social et de la vie intellectuelle, les antécédents de la politique nationale, les moyens relativement conséquents du ministère de la Culture, l’engagement croissant des collectivités territoriales, l’existence d’une protection spécifique pour les artistes et les techniciens, la mobilisation des professions, le rôle de Paris dans la défense du droit d’auteur : ces acquis ont longtemps incité les Français à chercher dans les expériences étrangères la confirmation de leurs certitudes. Saisis de doutes depuis 2003, c’est à l’exercice inverse qu’ils se livrent maintenant à travers l’exploration du continent. Cependant le propos n’est pas d’emprunter à tel ou tel pays – parmi ceux qui se vanteraient de leur réussite – les remèdes aux maux dont souffre un système. Il s’agit simplement de mieux préparer à l’échange les artistes et les citoyens qui pensent que la musique et les disciplines du spectacle ont leur rôle à jouer dans cette entreprise jamais aboutie : l’invention de l’Europe.

Usages et usure des modèles

26Vue du terrain, la variété des situations est sans limite, au point que leur confrontation vire à l’absurde : pour vivre de sa passion, il vaut mieux être dramaturge à Francfort que danseuse à Bucarest, interprète lyrique à Barcelone qu’artiste multimédia à Cagliari. Les platitudes de ce genre servent quand même à rappeler certaines réalités d’ordre matériel. Le sort d’un art dépend d’abord de la richesse du milieu qui le nourrit. L’Europe connaît en cette espèce des inégalités cruelles entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est, et plus encore entre des aires urbaines et des zones rurales, des quartiers privilégiés et des cités délaissées. Il fluctue aussi selon la reconnaissance publique qui s’y attache ; la jeune chorégraphie occupe encore une place instable à cet égard, pour ne pas parler des arts de la piste ou de la rue, ni des musiques dites actuelles dont les liens avec l’industrie requièrent une étude à part entière. Le destin d’une discipline découle enfin du statut réservé à celles et ceux qui l’incarnent. La réglementation du travail, la protection sociale des artistes, les caisses d’allocation et de pension, l’organisation des congés payés, les modalités de la formation continue réclameraient des éclairages supplémentaires. Si l’Europe ne lorgne pas vers l’exemple français, elle sait en identifier les principaux traits : la valorisation des choix de l’État, un rapport encore binaire entre le centre et la périphérie, la coexistence de quatre à cinq niveaux d’administration publique et, last but not least, le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle.

27L’analyse comparée doit viser à comprendre en quoi les variations d’échelle entre les différents espaces (local, métropolitain, régional, européen, international) affectent les conditions de production et de circulation des œuvres, et même leurs contenus et leurs modes de perception. L’approfondissement et l’élargissement dans lesquels l’Union européenne est engagée quasiment depuis sa fondation affectent aussi bien le champ du spectacle vivant. Non seulement les politiques nationales, régionales et municipales se superposent chez chaque membre, mais elles se combinent dorénavant avec une politique européenne en gestation, sur fond d’accords mondiaux en pointillés.

28Trois types se dessinent en matière de répartition des compétences. Dans le modèle unitaire, l’intervention de l’État reste déterminante. Le Portugal en fournit une version plus décentralisée que la Grèce. La France en relevait toujours au lendemain des réformes de 1982, au moment d’entamer une lente évolution vers le second type. La simplicité n’y règne pas pour autant, car les attributions culturelles revêtent pour la plupart un caractère facultatif, ce qui entraîne la multiplication des financements conjoints. Au sein de ce qu’on qualifiera de modèle régional, l’intervention des communautés autonomes tend à primer, quoique les villes gardent le premier rôle sur beaucoup de sujets. Comme on le voit en Espagne, le cadre constitutionnel peut abriter des collectivités dotées de pouvoirs renforcés, telles la Catalogne ou le Pays Basque, ou bien la Sicile et la Sardaigne dans le cas de l’Italie. Le modèle fédéral est lui-même partagé en deux genres, selon que la loi fondamentale dresse une liste résiduelle de matières réservées à l’union, les autres revenant aux Länder ou aux cantons ainsi qu’en Allemagne, en Autriche et en Suisse, ou bien qu’elle répartit globalement les responsabilités entre cette dernière et les entités fédérées ainsi qu’en Belgique depuis l’accord de la Saint-Michel (28 septembre 1992). Quiconque prétend avoir dissipé la brume qui entoure la formule belge – dans laquelle les prérogatives de trois communautés linguistiques empiètent sur celles de l’État, tout en croisant les responsabilités de trois régions – semble capable de pénétrer le fin fond du labyrinthe européen. Le choix de Bruxelles comme siège de la Commission prend alors tout son sens à ses yeux.

29Pour donner du contraste à cette typologie, il est permis d’ajouter deux couples de critères prévalant dans la distribution des tâches entre les acteurs. Il existe d’abord des pays dont le droit sanctionne la primauté de la loi, d’autres où la jurisprudence garantit la liberté du contrat. La ventilation des compétences opère certes de façon divergente, même si la conception britannique de la devolution marque des points, jusque sur le sol italien, face à l’acception parisienne de la décentralisation. Mais le domaine culturel, terrain de libre initiative pour les pouvoirs locaux, offre un support idoine à l’essor des pratiques conventionnelles. La France régalienne s’y est elle-même adonnée après 1982 (avec quelques précédents dès 1975) pour favoriser la concertation entre ses niveaux d’administration, alors que Londres et Berlin ont fini par bâtir leur ministère de la culture et voter des textes d’orientation générale. L’alternative entre un modèle libéral et un modèle interventionniste, dont le Royaume-Uni et la France représenteraient de nouveau les bastions, compose un cliché qui résiste mieux à l’épreuve des faits. Les dépenses culturelles des collectivités accusent de forts décalages d’une nation à l’autre. Les réunions du Conseil européen voient s’affronter des convictions plus ou moins laxistes – ou plus ou moins dirigistes, selon l’opinion que chacun s’en forge – de la régulation des marchés de biens et de services. Cependant, de l’Irlande à Chypre et de Malte à l’Estonie, il n’y a pas un État, à notre connaissance, qui nie la légitimité d’un engagement public en faveur des arts, et pas un gouvernement qui ne tente d’encourager les dépenses de mécénat privé par le biais de réductions d’impôt.

30Indépendamment des modèles, plusieurs tendances institutionnelles s’affirment à travers l’Europe. Celle-ci connaît en théorie deux grands systèmes d’arbitrage dans ce ressort de subjectivité avérée qu’est le choix esthétique. La matrice administrative de la décision réside d’un côté dans des ministères de la culture (quels qu’en soient l’intitulé et l’échelon), de l’autre dans des conseils des arts (quelles qu’en soient l’extension et la composition). Dans le premier cas des fonctionnaires instruisent les demandes de subvention, les octrois de bourses, les ordres de commandes et les propositions de nominations auprès d’un exécutif tranchant de manière souveraine ; dans le second, des spécialistes émettent des recommandations sur ces dossiers auprès d’une autorité encline à respecter leur avis. Les deux principes sont souvent combinés à tel ou tel degré, les ministres s’entourant de commissions pour chaque discipline et les directoires des conseils imposant des grilles d’évaluation des projets. Enfin des entités territoriales inventent un troisième système ici ou là, en délégant leur pouvoir d’appréciation à une agence ou à une association dont elles contrôlent le financement, sinon les instances. La question de l’expertise reste posée en toutes circonstances : assumée par des professionnels issus des corporations, elle peut occasionner des conflits d’intérêts ; assurée par des agents de la fonction publique, ses aspects qualitatifs risquent de disparaître sous les données quantitatives.

Questions communes

31La hiérarchie des crédits respecte volontiers la distribution en genres. Les opéras et les orchestres symphoniques ont presque partout la part belle dans les budgets. Viennent ensuite les théâtres dramatiques qui jouent leur répertoire en alternance. Les ensembles autonomes et les compagnies indépendantes semblent marginalisés dans une majorité de pays. C’est surtout vrai parmi les républiques d’Europe centrale dont la transition démocratique a commencé à la fin des années 1980. Deux raisons à cela : dans l’ordre politique, elles procédaient d’une organisation pyramidale qui réclamait un établissement d’État dans chaque chef-lieu ; sur le plan artistique, elles observaient une doctrine néo-stanislavskienne qui privilégiait les troupes stables. C’est pourquoi les frontières passent aussi entre des catégories de structures. À droite d’un axe nord-est dominent des institutions dotées de masses artistiques permanentes qui laissent peu de place aux expériences alternatives. Au sud-ouest abondent des organismes réduits à la dimension administrative, qui recrutent leurs personnels artistiques et parfois leurs collaborateurs techniques pour la stricte durée d’une réalisation. La précarité et la saisonnalité des emplois croissent encore avec le succès des festivals, l’un des rares phénomènes à se manifester simultanément sur toutes les parties du continent. Le débat rebondit sans cesse à leur sujet. Ces manifestations sont-elles les laboratoires de la diversité des formes, comme leurs directeurs l’affirment, ou des plates-formes de standardisation des goûts, ainsi que l’avance une certaine critique ?

32Malgré les écarts entre les trois familles de régime auxquelles ils appartiennent, les acteurs professionnels disposent d’un langage dans lequel ils peuvent exprimer leurs convergences. Beaucoup ont pris l’habitude de raisonner en termes d’offre et de demande, quoique la pertinence de ce clivage ne paraisse pas évidente à propos d’œuvres en représentation. Cette opposition les autorise à déplorer, selon leur sensibilité, soit l’alignement de la première sur la seconde (c’est-à-dire le formatage des œuvres en fonction des attentes présumées de la population), soit le défaut d’éducation artistique ou d’action culturelle qui serait cause de leur mauvaise réception dans le public. Tous ou presque raisonnent en termes de production et de diffusion, alors que ces processus englobent des opérations dissemblables selon qu’ils concernent un concert, un opéra, un spectacle de danse, une pièce de théâtre, une manifestation de cirque ou une performance en espace urbain. Au delà des deux phases de la vie d’une œuvre, l’une préalable et l’autre postérieure à sa première apparition, ces notions désignent deux sphères économiques, deux gammes de compétences professionnelles et parfois deux catégories d’établissements spécifiques. Derechef la distinction permet de dénoncer la domination d’un pôle sur l’autre, lorsque des spectacles élaborés à grands frais meurent avant d’avoir rencontré une assistance digne d’eux, mais aussi quand des compagnies doivent s’aligner sur les exigences stylistiques et financières des programmateurs.

33Pour remédier aux déséquilibres entre les forces qui confluent sur le marché des spectacles, les gens d’art s’entendent en fin de compte sur des objectifs communs. Les pouvoirs publics qui les soutiennent devraient s’efforcer de concilier l’égalité d’accès aux œuvres et la diversité des expressions, l’excellence artistique et la démocratie culturelle. S’avisent-ils toujours que la légitimité de chacun de ces buts ne suffit pas à les rendre compatibles ? En vérité la contradiction les effraie peu. Nombre d’artistes et d’administrateurs se sentent en effet investis d’une mission qui réclame des sacrifices, pour eux-mêmes comme chez les autres : porter la singularité au cœur de la collectivité, défendre les droits de l’imaginaire dans un monde en danger d’uniformisation. D’Amsterdam à Zagreb et d’Aberdeen à Zwickau, cette ardeur les aide à renverser bien des obstacles.

Notes

  • [1]
    Une première version de cet article a paru sous le titre « L’Europe fait son spectacle », en avant-propos à l’étude de Robert Lacombe, Le Spectacle vivant en Europe. Modèles d’organisation et politiques de soutien (Ministère de la Culture-dmdts, Paris, La Documentation Française, 2004, p. 9-23), ouvrage retiré de la vente en janvier 2006. De brefs extraits ont également paru in Guy Saez & Jacques Perret (dir.), Institutions et vie culturelles (Les Notices, Paris, La Documentation Française, 2005, p. 164-168).
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