Couverture de ETTH_036

Article de revue

Trappes et arrière-fonds

L’espace surveillé du drame romantique

Pages 112 à 116

Notes

  • [1]
    Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Plon, 1985, p. 525-526.
  • [2]
    Adèle à Antony, in Alexandre Dumas, Antony, IV, 8, Paris, Gallimard, coll. « Folio théâtre », p. 135.
  • [3]
    Victor Hugo, Hernani, Paris, Flammarion, 1996, coll. « GF », p. 27.
  • [4]
    Victor Hugo, Amy Robsart, Paris, Flammarion, 1979, coll. « GF ».
  • [5]
    Victor Hugo, Lucrèce Borgia, Paris, Flammarion, 1979, coll. « GF », p. 119.
  • [6]
    Ibid., p. 89.
  • [7]
    Ibid., p. 83.
  • [8]
    Victor Hugo, Amy Robsart, op. cit., p. 149.
  • [9]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit., p. 98.
  • [10]
    Victor Hugo, Amy Robsart, op. cit., p. 67.
  • [11]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit., p. 30.
  • [12]
    Angel de Saavedra Rivas, Don Alvaro ou La force du destin, Paris, Flammarion, 2002, coll. « GF », p. 69.
  • [13]
    Friedrich Schiller, Les Brigands, Paris, Aubier, 2002, coll. « Domaine allemand bilingue », p. 225.
  • [14]
    Angel de Saavedra Rivas, Don Alvaro ou la force du destin, op. cit., p. 169.
  • [15]
    Objets que l’on retrouve dans Lorenzaccio de Musset, Hernani, Lucrèce Borgia de Hugo…
  • [16]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit., p. 114.
  • [17]
    Georges Zaragoza, Faire jouer l’espace dans le théâtre romantique européen. Essai de dramaturgie comparée, Paris, Honoré Champion, 1999.
  • [18]
    Victor Hugo, Le Roi s’amuse, Paris, Flammarion, 1979, coll. « GF ».
  • [19]
    Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon. Étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Paris, J. Corti, 1974.
  • [20]
    Victor Hugo, Amy Robsart, op. cit.
  • [21]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit.
  • [22]
    Friedrich Schiller, Les Brigands, op. cit.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Alexandre Dumas, Antony, op. cit., p. 101-104.
  • [25]
    Florence Naugrette, Le Théâtre romantique, Paris, Seuil, 2001, p. 255.
  • [26]
    Ibid., p. 262.

1Victor Hugo « s’aperçut qu’une porte qui devait être secrète, celle par où Lucrèce devait faire échapper Gennaro, était une porte splendide, tirant l’œil. Le décorateur avait déployé sa plus belle architecture, blasons, ornements, fioritures, rien n’y manquait. L’auteur, stupéfait fort désagréablement, appela Harel et lui dit : ‘Où est M. Séchan ? Il faut en une minute repeindre cette porte ou sans cela l’acte qui va venir tombera. Comment voulez-vous, Gennaro est sauvé à cause d’une porte secrète. La situation roule là-dessus, et cette porte secrète est la première chose qui frappe les yeux des spectateurs’. [On envoie chercher Séchan, en vain.] ‘C’est bien [dit Hugo], apportez-moi seaux et brosses.’ L’auteur fait coucher la décoration à terre, prend un pinceau qui avait la longueur d’un balai, le plonge dans la couleur. La porte était surmontée d’une tenture rouge avec des raies d’or. Il continua la raie d’or sur la porte et badigeonna les intervalles en rouge, de façon que cette porte ne fût qu’une continuation de la tenture. » [1]

2Cet incident, qui serait survenu pendant l’entracte de la première de Lucrèce Borgia au théâtre de la porte Saint-Martin, rappelle une des spécificités de l’espace du drame romantique. Celui-ci est en effet un espace inquiétant, où portes secrètes, issues masquées, trappes et arrière-fonds dessinent une géographie de la surveillance. Délivré de l’unité de lieu qu’imposait l’esthétique classique, le décor du théâtre romantique peut changer d’une scène à l’autre. Mais il recèle en outre des interstices inconnus des spectateurs et de certains personnages. De fait, les dispositifs de surveillance n’encadrent pas le drame. Ils ne permettent pas au public d’en savoir plus (ou autant) qu’une partie des personnages. Non. Ces dispositifs s’immiscent dans le drame, pénètrent subrepticement dans les tréfonds de son espace, générant une ambiance pesante et menaçante, si bien que scène et salle se rejoignent dans l’idée que l’on ne peut « rien cacher à ce monde qui nous entoure de tous ses liens, qui nous épie de tous ses yeux » [2].

3Que vient dès lors traduire (ou trahir) l’omniprésence de la scène surveillée dans le drame romantique ? Quelle en est la fonction ? La scène surveillée est-elle un simple instrument du drame – auquel cas elle n’aurait pas de sens en tant que telle : sa présence serait subordonnée à d’autres fins ? Est-elle au contraire un élément à part entière du drame romantique – auquel cas elle jouerait un rôle véritable dans l’élaboration du sens et de la cohérence de celui-ci ?

Corps et décors de la surveillance

4Proposer une liste exhaustive des modes d’apparition de la surveillance dans ce type de théâtre serait long et fastidieux. Une brève typologie tentera de montrer, plus économiquement, la véritable concomitance existant entre scène surveillée et drame romantique.

5La surveillance se concrétise, pour l’essentiel, de trois manières sur le plateau : par le décor, les personnages et les objets. Le décor peut offrir un espace de contrôle structurel ou conjoncturel. Est structurel l’espace de contrôle qui, par nature, est destiné à dissimuler quelqu’un qui, de ce fait, peut épier ce qui se passe sur le plateau. L’« escalier dérobé » [3] d’Hernani en est un exemple célèbre. Mais les portes (« porte basse et masquée » [4], « porte bâtarde » [5] …), les « fenêtre grillée » [6] et « jalousie » [7], les « trappe » [8], « couloir secret » et « cachette pratiquée dans le mur » [9] foisonnent, configurant l’espace troué de la surveillance. Il arrive également que le décor présente des opportunités de contrôle plus conjoncturelles, comme le « fauteuil » [10] sous lequel se cache Flibbertigibet qui surprend ainsi le tête à tête amoureux de Leicester et d’Amy, ou encore « l’armoire étroite dans le mur », cachette improvisée de Don Carlos lors de l’entrevue de Doña Sol et d’Hernani [11].

6L’espace du drame romantique est en outre occupé par des personnages qui sont autant de présences métonymiques de la scène surveillée. Ainsi le Père François se définit-il lui-même comme une véritable « sentinelle » : « toujours ici », dit-il, « nuit et jour, je vois combien de gens passent sur ce pont » [12]. Autre père de l’Église, le Moine envoyé dans la forêt investie par les Brigands, dans la pièce de Schiller, n’hésite pas à rappeler à ces derniers qu’« il y a là-bas dix-sept cents hommes qui veillent sur chaque cheveu de [sa] tête » [13].

7Enfin, la présence fortement récurrente d’objets permettant de voir sans être vu (comme par exemple la « longue vue » [14], les « masques » [15] …) donnent, à leur tour, corps à cette surveillance ambiante.

La scène surveillée, instrument du drame romantique ?

8Reste à cerner le rôle que la scène surveillée joue dans le théâtre romantique. On ne saurait envisager le choix que les auteurs de ces drames font en faveur de décors stratifiés, riches en secrets et mystères, sans le rapporter au contexte de leur création. De fait, le drame romantique se veut un art élitaire de masse. Les auteurs répondent au gonflement du public en prenant en compte son goût pour le spectaculaire. L’appareillage des trappes, couloirs et doubles-fonds correspond, en partie, à une visée esthétique. Ainsi le décor du quatrième acte d’Hernani allie-t-il beauté et efficacité :

9

« Les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne à Aix-La-Chapelle. De grandes voûtes d’architecture lombarde. Gros piliers bas, pleins-cintres, chapiteaux d’oiseaux et de fleurs. À droite, le tombeau de Charlemagne, avec une petite porte en bronze, basse et cintrée. Une seule lampe suspendue à une clef de voûte en éclaire l’inscription : Carolo Magno. Il est nuit. On ne voit pas le fond du souterrain ; l’œil se perd dans les arcades, les escaliers et les piliers qui s’entrecroisent dans l’ombre. » [16]

10Les cachettes prévues par les didascalies (Don Carlos se dissimulera derrière la « petite porte en bronze » pour épier la cérémonie des conjurés) agencent un espace de surveillance que le jeu d’ombre et de lumière rend d’autant plus menaçant. La conception de ce décor en particulier, comme celle de tout décor de drame romantique, profite, sans conteste, des grandes machineries de l’opéra et des avancées technologiques de l’époque. Les progrès en optique, en techniques de l’illusion, réalisés entre autres à l’initiative de Daguerre et Cicéri, viennent servir la mise en scène de la surveillance, tout en rencontrant le goût d’un public toujours plus friand de spectaculaire.

11Dans la mesure où elle juxtapose deux espaces, la scène surveillée permet en outre de garder le rythme de l’avancée dramatique. C’est une idée que développe Georges Zaragoza [17] lorsqu’il montre que le drame romantique se caractérise par un espace à géométrie variable. Selon ce critique, les modifications que cet espace est susceptible de subir sont de deux ordres : l’expansion et la fragmentation. C’est la fragmentation qui définit la scène surveillée, le plateau étant morcelé entre espace surveillant et espace surveillé. En faisant coexister ces espaces, la fragmentation permet de garder le rythme de l’avancée dramatique en évitant la lourdeur des changements de décor à vue. Ainsi, les décors des actes deux et quatre du Roi s’amuse[18] permettent-ils d’alterner ingénieusement des scènes qui se déroulent dans la rue et des scènes intimes, donnant à voir la surveillance que Triboulet exerce sur sa fille. La scène surveillée permet donc de répondre au goût des contemporains pour le spectaculaire, ainsi que de garder le rythme de l’avancée dramatique. Il semblerait toutefois restrictif de considérer qu’elle ne serait qu’un effet dû aux innovations techniques de l’époque. Aussi serait-il justifié d’envisager la scène surveillée, non plus comme un instrument, mais comme un élément du drame romantique.

La scène surveillée, élément du drame romantique ?

12Fortement récurrente, si ce n’est omniprésente dans le drame romantique, la scène surveillée joue manifestement un rôle primordial dans l’élaboration du sens de ce théâtre. Les dispositifs secrets d’observation prévus par les textes génèrent une ambiance pesante et oppressante de contrôle, qui n’est pas sans rappeler celle qui sévit lors de la création des pièces. En effet, le théâtre touche, à l’époque romantique, un très vaste public. Le peuple est attiré par les places bon marché (une place au Paradis vaut moins d’un franc). Le théâtre devient rapidement le genre le plus convoité par les auteurs, et, par là même, le plus surveillé par les Autorités. La censure, par le biais des ministères de la Police et de l’Intérieur, sévit, traquant tour à tour les opposants libéraux, les atteintes au culte catholique, à la royauté… Il y a fort à parier que l’émergence de dispositifs de surveillance dans un très grand nombre de drames romantiques soit l’indice d’un ressenti partagé par leurs auteurs. De ces trappes, de ces portes masquées et dérobées, sourd une sensation oppressante de contrôle.

13Mais la présence de la surveillance sur le plateau est également à rattacher à l’esthétique du drame romantique. Celle-ci est en effet une esthétique de la fracture, et donc de la méfiance entre deux mondes. Le théâtre romantique mélange genres, styles et personnages dramatiques. Bouffons et bâtards côtoient princes et rois, dans un renversement perpétuel entre le haut et le bas. Ainsi le roi Don Carlos est-il, au début de Hernani, abaissé au rang de simple amant de vaudeville pour être ensuite hissé à la noblesse d’un roi de tragédie (il a la clémence d’Auguste – Cinna de Corneille – devant les conjurés). Anne Ubersfeld [19] théorise cette idée en définissant le drame romantique comme le drame qui signe la confrontation irréconciliable entre deux espaces : l’espace A (espace du pouvoir) et l’espace non-A (celui des exclus). Le premier est l’espace des nantis et de ceux qui accumulent le pouvoir et la richesse. Il est matérialisé par des lieux clos (château, palais…) et réunit, entre autres, la princesse Elisabeth [20], Don Carlos [21], Franz Moor [22], la haute société dans Antony… Il s’oppose à l’espace des bâtards, des exilés, hanté par Antony, Hernani, Karl [23]… La coexistence pacifique entre ces deux mondes n’étant pas possible, une coexistence forcée s’impose, se traduisant justement par une stratification des espaces. Ne pouvant se fondre, ils subsistent, contigus, se surveillant l’un l’autre.

14Ainsi Antony [24] met-il en place un stratagème pour surveiller et surprendre Adèle lorsque celle-ci s’arrête dans une auberge avant de rejoindre son mari. Adèle et Antony s’aiment, mais ils n’appartiennent pas au même espace. Le dispositif de surveillance utilisé par le héros (Antony occupe le balcon qui relie les deux chambres contiguës, contrôlant, de cette manière, les faits et gestes de celle qu’il aime) marque, dans la matérialité du plateau, le fossé infranchissable qui existe entre ces deux mondes. L’espace sert ici une « dramaturgie de l’irruption qui reproduit la situation du bâtard en quête d’une intégration possible » [25]. La fusion des espaces n’étant pas permise, c’est une logique de méfiance et donc de surveillance qui préside à leurs rapports. Les « portes monumentales et dérobées situent les personnages sous l’œil inquisiteur d’un pouvoir redoutable qui les épie, les encercle, les emprisonne, les expulse vers la mort » [26].

15La présence récurrente de dispositifs de surveillance dans le drame romantique traduit assurément une vision du monde. Arrière-fonds et portes dérobées font du plateau un univers potentiellement soumis à des regards inquisiteurs qui se dissimulent, engendrant une atmosphère des plus oppressantes. Espace transitionnel, le décor du drame romantique est aussi cet espace qui permet le passage du haut vers le bas, et du bas vers le haut, un espace libéré des clôtures classiques, qui est toutefois loin d’être unifié. Les interstices du plateau signalent la possibilité de passages entre deux mondes, mais jamais ces trouées n’aboutissent à leur fusion. Méfiance et surveillance les opposent irrémédiablement.

Notes

  • [1]
    Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Plon, 1985, p. 525-526.
  • [2]
    Adèle à Antony, in Alexandre Dumas, Antony, IV, 8, Paris, Gallimard, coll. « Folio théâtre », p. 135.
  • [3]
    Victor Hugo, Hernani, Paris, Flammarion, 1996, coll. « GF », p. 27.
  • [4]
    Victor Hugo, Amy Robsart, Paris, Flammarion, 1979, coll. « GF ».
  • [5]
    Victor Hugo, Lucrèce Borgia, Paris, Flammarion, 1979, coll. « GF », p. 119.
  • [6]
    Ibid., p. 89.
  • [7]
    Ibid., p. 83.
  • [8]
    Victor Hugo, Amy Robsart, op. cit., p. 149.
  • [9]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit., p. 98.
  • [10]
    Victor Hugo, Amy Robsart, op. cit., p. 67.
  • [11]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit., p. 30.
  • [12]
    Angel de Saavedra Rivas, Don Alvaro ou La force du destin, Paris, Flammarion, 2002, coll. « GF », p. 69.
  • [13]
    Friedrich Schiller, Les Brigands, Paris, Aubier, 2002, coll. « Domaine allemand bilingue », p. 225.
  • [14]
    Angel de Saavedra Rivas, Don Alvaro ou la force du destin, op. cit., p. 169.
  • [15]
    Objets que l’on retrouve dans Lorenzaccio de Musset, Hernani, Lucrèce Borgia de Hugo…
  • [16]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit., p. 114.
  • [17]
    Georges Zaragoza, Faire jouer l’espace dans le théâtre romantique européen. Essai de dramaturgie comparée, Paris, Honoré Champion, 1999.
  • [18]
    Victor Hugo, Le Roi s’amuse, Paris, Flammarion, 1979, coll. « GF ».
  • [19]
    Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon. Étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Paris, J. Corti, 1974.
  • [20]
    Victor Hugo, Amy Robsart, op. cit.
  • [21]
    Victor Hugo, Hernani, op. cit.
  • [22]
    Friedrich Schiller, Les Brigands, op. cit.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Alexandre Dumas, Antony, op. cit., p. 101-104.
  • [25]
    Florence Naugrette, Le Théâtre romantique, Paris, Seuil, 2001, p. 255.
  • [26]
    Ibid., p. 262.
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