Couverture de ETTH_035

Article de revue

L’acteur dans le cinéma muet soviétique

Pages 39 à 45

Notes

  • [1]
    Vsevolod Poudovkine, Aktër v filme, recueil de textes réunis par Poudovkine, publié à Léningrad, Section Cinématographique de l’Académie des Beaux-Arts, 1939 et 1947. Je traduis de l’édition italienne, L’Attore nel film, Rome, Ateneo, 1955, p. 5.
  • [2]
    Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, Polonski, 1925.
  • [3]
    Léon Moussinac, Le Cinéma soviétique, Paris, Gallimard, 1928, coll. « Les documents bleus » n. 44.
  • [4]
    René Marchand et Pierre Weinstein, L’Art de la Russie Nouvelle, le cinéma, Paris, Rieder, 1927. Préface d’Henri Barbusse. Marchand et Weinstein opposent Petrograd à Moscou. À Moscou, « L’Union professionnelle des travailleurs du cinéma » regroupe du personnel « élitiste » tandis qu’à Petrograd une base ouvrière est plus décidée à l’action. R. Marchand et P. Weinstein citent un article de Kinogazette de mars 1918 : « Si étrange que cela puisse paraître, quand la menace redoutée de la nationalisation pesa sur l’industrie cinématographique, ‘l’Union des travailleurs de l’art cinématographique’ ne prit aucune initiative, et l’espoir d’une unité entre les deux associations connut un véritable fiasco » (p. 20).
  • [5]
    Léon Moussinac, Le Cinéma soviétique, op. cit.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Cité par Vsevolod Poudovkine, op. cit.
  • [8]
    Nikolaï Lebedev, Otcherkjistorii kino SSSR, Moscou, Goskinozdat, 1947. Traduction italienne, Il Cinema muto sovietico, préface de Guido Aristarco, Turin, Einaudi, 1962.
  • [9]
    Ibid., p. 170-171, p. 239, p. 237.
  • [10]
    Léon Moussinac, Le Cinéma soviétique, op. cit.
  • [11]
    Vsevolod Poudovkine, op. cit., p. 31.
  • [12]
    Umberto Barbaro, Poudovkine, anthologie classique, Rome, Editori Riuniti, 1955.
  • [13]
    Vsevolod Poudovkine, op. cit., p. 22.
  • [14]
    Id., p. 22 et p. 231.
  • [15]
    Id., p. 22.
  • [16]
    Vsevolod Poudovkine, Film e Fono-film, traduction italienne d’Umberto Barbaro, Rome, Editori Riuniti, 1950.
  • [17]
    Ibid.
« Le metteur en scène crée l’acteur comme il crée tout le reste. »
(Vsevolod Poudovkine [1])

1La notion d’acteur et celle d’interprète ont beaucoup varié au long de la cinématographie soviétique, tout comme elles l’ont fait dans le néoréalisme italien. Oscillant entre les deux extrêmes (tantôt des acteurs pris dans la rue, tantôt des comédiens de métier), ces pratiques ont engendré des mythes en même temps que des cinéastes. Dans l’Italie d’après-guerre, la chute du fascisme a conduit à un phénomène comparable à celui que connut la Russie révolutionnaire, à la différence qu’en U.R.S.S. tout cela fut savamment théorisé. Enthousiaste et militant, Léon Moussinac, déjà auteur de Naissance du cinéma[2], rentre d’un voyage en Russie et décrit un cinéma socialiste absolument idéal, dont toutes les contradictions sont justifiées en raison [3]. Non moins enthousiastes, René Marchand et Pierre Weinstein sont cependant plus conscients des désordres ambiants que la nationalisation du cinéma ne surmonte pas immédiatement [4]. Par exemple, une conséquence de cette étatisation fut la quasi-disparition de la pellicule négative. En 1921, l’installation de la N.E.P. (Nouvelle Économie Politique) mit un frein au processus de nationalisation, et provoqua une fièvre commerciale qui vit ressortir les vieux films russes et la pellicule jusque-là dissimulés.

2Dès les années 1923-1924, les organisations soviétiques négociaient l’achat ou la location de films étrangers importants : Intolérance de D. W. Griffith (1916), Folies de femmes d’Erich von Stroheim (1922), Sodome et Gomorrhe de Mihály Kertész – futur Michael Curtiz – (1922), La Princesse aux huîtres d’Ernst Lubitsch (1918). Il n’est pas de création ex nihilo. En 1925, le Proletkino envisageait l’apparition d’une production purement prolétarienne à une échelle mondiale. Il prétendait, en d’autres termes, être le point de départ d’une cinématographie ouvrière internationale – rêve de grande envergure. Ce rêve, nous le reconnaissons chez Dziga Vertov, dont on sait la durable opposition au cinéma joué, selon lui, film d’évasion.

Le « type » et le montage

3Qu’en est-il de l’acteur ? Aussitôt après la Révolution, un groupe de jeunes cinéastes entreprend la réorganisation des studios. En mars 1919, l’École de l’art de l’écran de Moscou ouvre des cours réguliers. C’est la première école de cinéma du monde. Elle forme comédiens, techniciens, photographes, services commerciaux pour l’exportation ; apprend jeu, grimage, danse, acrobatie. C’est là qu’enseigna Koulechov.

4Pour Moussinac, le cinéma soviétique, en 1928, est toujours révolutionnaire. « On dit ici avec mépris : U.R.S.S. égale propagande, salariat, en oubliant la servitude effroyable où le capitalisme tient les jeunes maîtres du cinéma occidental qu’il contraint aux films médiocres, sinon aux plus lâches besognes. » [5] Cet esprit révolutionnaire anime les différentes « écoles » du cinéma soviétique. L’acteur, selon S. M. Eisenstein, est le type. Ainsi le pope du Cuirassé Potemkine (1925) était-il incarné par le jardinier du studio. Le choix d’un type pouvait conduire à la découverte d’un comédien (comme ce sera encore le cas dans le néoréalisme). Un acteur fidèle d’Alexandre Dovjenko, Chkourat, était un maçon du studio de Kiev. Entre Eisenstein et Poudovkine, la différence sur ce point est mince. Ce dernier aussi mise sur le type et, comme lui, il réussit à marier l’acteur et le non-acteur, le jeu et le non-jeu, dans un équilibre du pathétique et du comique qui se veut réaliste. Moussinac voyait bien « que le réalisme du film soviétique était aussi loin du réalisme tel qu’on le comprenait au XIXème siècle, que le symbolisme d’hier est éloigné du symbolisme d’aujourd’hui, et que l’extrême poésie des œuvres les mieux venues est parfaitement d’accord avec le cinéma tel qu’on se plaît à le concevoir dans ses théories jugées les plus extrêmes » [6].

5Tous, et Vertov aussi bien, se reconnaissaient dans le montage. C’est qu’en vérité leur cinéma se pensait non comme récit, non comme reportage (sauf dans les documentaires, particulièrement nombreux), mais comme discours d’images. Le muet y incitait. Tous inventaient un langage. Loin du réalisme d’un Stanislavski (dont l’Actors Studio est aujourd’hui l’ultime floraison), les nouveaux cinéastes ne voulaient pas – et Brecht fut leur quasi-contemporain – d’une identification qui assimile l’acteur à son personnage. À l’inverse, les comédiens de la Feks (Fabrique de l’acteur excentrique), le laboratoire d’acteurs fondé en 1921 par Grigori Kozintsev, Leonid Trauberg et Sergueï Youtkévitch, fondaient leur fantastique sur une stylisation qu’on peut dire théâtrale. Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, n’a cessé d’exposer que tout le grand cinéma soviétique était sorti des théâtres de l’U.R.S.S. : Meyerhold, qui mettait sur la scène des pièces « abstractivées » par le constructivisme, fit au cinéma des films réalistes et en interpréta quelques-uns.

Lev Koulechov (1899-1970)

6Le cas de Lev Koulechov est plus complexe. À peine rentré du front (il écrivait déjà et avait tourné plusieurs films avant d’y partir) Koulechov, âgé de vingt ans, enseigna à l’Institut d’Art du Cinéma (Gik) de Moscou et y créa un Laboratoire expérimental, section de rattrapage qui s’occupait des candidats refusés au concours d’admission. Par ses écrits et son enseignement, il avait quasiment imposé sa conception du cinéma. Les personnalités les plus fortes de son groupe furent l’actrice Aleksandra Khoklova, et deux acteurs qui allaient devenir de grands cinéastes : Boris Barnet et Poudovkine. C’est d’ailleurs souvent par Poudovkine que nous connaissons Koulechov et ses « expériences » contestées, notamment celles qui devaient établir l’inutilité du comédien et sa « fabrication » par le montage.

7Koulechov, qui revendiquait pour l’Art du cinéma une spécificité et une autonomie esthétique totales, écrivait : « Le cinéma ne peut rien avoir de commun avec le théâtre. Ce qui est positif [au cinéma] dans la création par la lumière est négatif au théâtre et vice versa. Le cinéma ne doit pas être la photographie du théâtre, ni son ombre, ni son substitut » [7]. À l’égal des constructivistes, Koulechov ne faisait pas de différence entre production idéologique et production matérielle. Pour s’accorder aux temps nouveaux, le cinéma devait éliminer tout artisanat et rationaliser sa technique. Le modèle de la réussite était donné par le cinéma américain, ses films d’aventures et de divertissement. Le succès de ce cinéma auprès des masses soviétiques venait de sa composition (montage) et de son sens du mouvement (action). Koulechov postulait que les plans, les fragments montés, étaient semblables à des mots. Le plan devait être rapidement lisible et employé comme le mot dans une phrase. À l’intérieur d’un film, tous les plans devaient pouvoir être déplacés, comme la syntaxe déplace les mots d’une phrase et en change le sens. La méthode de Koulechov était basée sur la répétition ; il avait construit une scène miniature, partagée dans sa profondeur par une suite de rideaux. Il y plaçait des photos fixes et, par montage, jouant d’elles comme de mots, il construisait ses « phrases ».

8De plus, au cinéma, le matériau ne peut être que le réel. Le cinéma n’a pas besoin d’acteurs mais d’êtres vivants, de modèles comme en usent les peintres et les sculpteurs, « de gens qui, en eux-mêmes, présentent un intérêt pour l’élaboration filmique » [8]. Du modèle, on n’exige qu’un corps entraîné et la capacité, étrange paradoxe, d’une machine parfaite. Ainsi croyait-il transposer la biomécanique du théâtre constructiviste. À partir de rien, Koulechov en était à vouloir tout : son modèle devrait être capable de représenter sur ordre n’importe quel état physique et n’importe quelle manifestation de sentiments ! Il fit une série d’expériences qui prouvaient que le montage rendait l’acteur inutile. Il prenait ses images là où elles se trouvaient. Il fut un apôtre du montage à l’américaine qui conjugue le loin (les ensembles) et le proche (les détails) pour exprimer une action. Il attendait du montage une forme qui traduise la logique d’une action et permette au cinéaste de dominer l’espace et le temps, et surtout d’en régler les rythmes. Il suffisait, d’après lui, que le réalisateur songe qu’il monte non des fragments, mais des images de la réalité, et qu’il les rende idéaux. Ce pourquoi d’aucuns virent dans ses théories une dimension idéaliste. L’historien soviétique Nikolaï Lebedev lui a reproché de ne s’intéresser qu’aux questions formelles et de placer la question idéologique au second plan, rappelant Eisenstein qui disait : « Pour Koulechov un film se bâtissait comme un mur, brique après brique ». Il ajoutait : « Leur problème fondamental consistait à ne pas modifier, autant que possible, artistiquement, la réalité et à ne pas affirmer la présence du type présenté sur l’écran » [9]. Du type on n’exigeait aucun art. Ce que le type ne révélait pas devant la caméra était remplacé au montage par le cinéaste. Eisenstein lui-même ne ramenait-il pas ses types à des essences : le marin, la bourgeoise, l’officier tsariste, le socialiste, le menchevik ? Beaucoup de spectateurs et de critiques ne voulurent y voir que des symboles et des abstractions intellectuelles.

Vsevolod Poudovkine (1893-1953)

9En 1897, « l’amateur » Stanislavski est appelé par Nemirovitch-Dantchenko, directeur de l’École dramatique de Moscou, à former avec lui le Théâtre d’art de Moscou. Stanislavski recherchait, dans l’incarnation des personnages, l’authenticité et le naturel, plaçait le sentir avant le représenter. Sa méthode mettait en avant l’identification de l’acteur avec le personnage. Il est presque incroyable qu’avec sa formation par Koulechov, Poudovkine, dans ses meilleurs films, ait pu obéir à l’esthétique de Stanislavski. Sans doute y a-t-il moins de distance qu’on ne pense entre Poudovkine et Stanislavski ; Moussinac note ceci dans son livre [10], qui va dans ce sens : « Un film de Poudovkine ressemble à un chant, un film d’Eisenstein ressemble à un cri ». Le théâtre de Stanislavski n’est pas qu’une simple reproduction du réel. Curieusement, Stanislavski, avec son travail sur les intervalles, préparait sans le savoir la technique de Koulechov et de la Feks, où Kozintsev ne faisait répéter à ses acteurs que les scènes dans lesquelles ils n’apparaîtraient pas !

10Poudovkine s’appuie au départ sur plusieurs réflexions et expériences de Stanislavski. À ce dernier, il emprunte cette idée qu’au théâtre, les coulisses comptent et que l’acteur qui y attend son entrée ou qui interrompt son jeu en y pénétrant, interrompt aussi son personnage ; ce qui ne diffère pas, substantiellement, des interruptions de jeu qu’impose le tournage d’un film [11]. Dans les répétitions, Poudovkine voit le travail que le comédien accomplit à la recherche de l’unité organique de sa création : c’est le moment où l’acteur et le metteur en scène se rencontrent pour bâtir ensemble une totalité. Renchérissant sur les théories de son maître Koulechov, Poudovkine affirmait : « La lumière est importante ; elle transfigure l’acteur, le rend visible ou invisible, fait de lui la partie d’un tout ». Plus énergiquement encore : « Un cinéaste ne voit jamais les acteurs et les actrices comme des hommes et des femmes réels. Il imagine seulement un aspect de son film. […] Cela ne rend pas obligatoire, de la part des acteurs, une forme d’autocritique passive et mécanique. […] Le cinéaste a pleins pouvoirs et c’est lui qui choisit les fragments qui lui paraissent utiles ». Plus encore : « Le cinéaste considère l’acteur à l’égal de tous les matériaux bruts qui sont indispensables à la création de son film. […] Par le moyen du montage, il crée non seulement des scènes entières qui n’ont jamais eu lieu dans la réalité, mais parfois même un acteur nouveau » [12]

11Le public du cinéma soviétique n’était plus celui, bourgeois, du théâtre. Il fallait le constituer et l’endoctriner. Dès l’origine du cinéma, celui-ci a eu besoin du montage. Et pour permettre ce montage, dit Poudovkine après Koulechov, il fallait imposer « l’horrible fragmentation du jeu du comédien, faire de cette fragmentation, soit des éléments de conflit (Eisenstein), soit des éléments de langage (Koulechov), soit des facteurs poético-idéologiques (Poudovkine). D’un être vivant, le montage faisait une marionnette, mieux, un discours ou un poème » [13]. Il faisait des corps imaginaires comme il savait faire des « géographies imaginaires ». Plus tard, en fin de carrière, Poudovkine regretterait « l’homme vivant ». Il écrirait alors : « Cet homme vivant, longtemps le cinéaste en quête de méthode de création ne sut comprendre que le spectacle cinématographique intégral exige qu’il ne doit pas l’anéantir, mais le conserver, le mettre en valeur » [14].

12Poudovkine cite Gogol, affirmant que tout personnage a « une moitié représentant les aspects secrets de sa propre nature, ceux qu’il veut détruire en lui ». Il utilisait un découpage pour l’acteur, découpage où ne figuraient pas, notamment, les « obstacles » – fleuve à franchir, montagnes à gravir, villes à traverser – qui seraient intégrés au moment du montage. Il rappelait que l’école de Stanislavski ne tolérait pas qu’un acteur soit, sur scène, théâtral. La méthode stanislavskienne permettait à l’acteur de conserver le lien réaliste entre le sentiment, le geste et la parole. Bref, d’être réaliste et visible, même s’il est vu de loin. « Américain » malgré lui, sa morale était : « En ce qui concerne le spectacle et le film, il est bien d’affirmer que toute pensée, tout sentiment du personnage doit nécessairement se changer en action physique qui est le produit de la vie intime du comédien. Cette action physique est essentielle tant pour l’acteur que pour le réalisateur » [15].

13Poudovkine inventa le découpage de fer. Celui-ci aboutissait à un film sur le papier, intransgressible, immuable, aidant la censure qui pouvait savoir ce que le film, achevé, serait. En même temps qu’il affirmait l’autonomie totale de l’art cinématographique, il assimilait le montage à cette spécificité. Cette affirmation menait à sa prévision. Elle conduisait au squelette du film à faire, de même que certaines statues creuses sont soutenues par des structures métalliques. Cette position – la totale singularité du cinéma –, dit Umberto Barbaro, éloignait du réalisme. Poudovkine aussi pratiquait le matériel plastique, c’est-à-dire l’emploi de l’objet qui s’imprègne de l’esprit des scènes dans lesquelles il apparaît, objet qui resurgit à point nommé dans le drame.

14Il n’est pas facile de séparer Poudovkine de Koulechov. On pourrait dire que Poudovkine, dans ses écrits, appliqua les thèses les plus extrêmes de son maître, mais que, dans ses propres films, il sut s’assagir.

Mutations

15L’arrivée du sonore bouleversa-t-elle ces théories ? Poudovkine signa, avec Eisenstein et Alexandrov, le Manifeste pour la non-coïncidence de l’image et du son, en 1929. (On ignore toujours si le premier film qu’il tourna après sa grande période muette, La vie est belle / Un simple cas (1932), fut exploité muet ou sonore… Sur ce point, les historiens divergent entre eux.) Cette non-coïncidence permet le montage du son et renforce les thèses qui veulent que l’essence du film soit le montage. Le cinéaste et son acteur peuvent donc tabler sur le double rythme de deux lignes : celle de l’image, celle du son. Pour lui, le sonore imposait à l’acteur de recourir à la gestuelle qu’il exécutait dans le muet. En 1935, Poudovkine rassembla plusieurs de ses articles. Ils sont réunis dans Film e Fono-film, traduction italienne [16] datant de 1950. Un chapitre y est consacré à l’acteur mais Poudovkine ne s’écarte guère de ses écrits antérieurs sur le même sujet. Il condamne le type aussi bien que le modèle kouléchovien. C’est là qu’il est le plus proche de Stanislavski. « Le film sonore est l’art de l’avenir. Il n’est ni une création orchestrale, musicale, ni une création théâtrale dominée par l’acteur. Il est une synthèse d’éléments vocaux, visuels, philosophiques. Il nous donne la possibilité de transfigurer le monde » [17].

16Il y a cependant du flou dans certaines pages de Poudovkine. Je pense à L’Attore nel film, dans son édition revue après la guerre, concomitante au règne de Jdanov (l’édition originale datait de 1934, traduite par Barbaro en italien en 1955) ; Poudovkine y semble aussi souvent en accord qu’en désaccord avec les doctrines officielles du moment : Lénine était mort ; le cinéma soviétique, avec ses grandes œuvres, existait bel et bien, mais l’idéologie avait changé. En septembre 1946, Poudovkine avait eu maille à partir avec le pouvoir, qui lui imposa un remaniement total de L’Amiral Nakimov. On peut penser que le flou vient de là et l’on sait qu’après cette date, Poudovkine devint une sorte de commis-voyageur, d’ambassadeur du Réalisme socialiste.

17Contre l’avant-garde, le pouvoir contesta de plus en plus la théorie du montage, puis le film de masses sans héros individuel ; et surtout, à partir du parlant, il exigea « l’homme vivant ». Il est probable que le flou ultérieur de Poudovkine n’a pas eu d’autre cause. On revenait progressivement à l’acteur professionnel. L’U.R.S.S. finissait par avoir ses vedettes : Inkijinoff pour Tempête sur l’Asie (Poudovkine, 1929), Boris Babotchkine pour Tchapaïev (Gueorgui et Sergueï Vassiliev, 1934), Nikolaï Batalov pour Aélita (Jacob Protozanov, 1924) et Le Chemin de la vie (Nicolaï Ekk, 1931), Amvrosi Boutchma pour Arsenal (Aleksandr Dovjenko, 1929), Stepan Chkourat et Youlia Solnstéva dans la troupe de Dovjenko, Ludmila Sémionova pour Trois dans un sous-sol (Abram Room, 1927)… De retour du Mexique, Eisenstein utiliserait Nikolaï Tcherkassov (Alexandre Nevski, 1938 ; Ivan le terrible, 1942-1946), et son « assistant », Grigori Alexandrov, lancerait le genre comique et musical avec son épouse Lioubov Orlova dans Les Joyeux garçons (1934). Ensuite, on peut considérer que, passé la crise qui suivit la Deuxième Guerre mondiale, le cinéma soviétique formera et cultivera ses « stars » mais, à la différence des Américains, elles seront montrées comme des travailleuses dans leur vie de tous les jours. Quoi qu’il en soit, les témoignages des grands acteurs soviétiques démontrent qu’ils furent rarement un matériau, une marionnette humaine, entre les mains des réalisateurs qui les employaient : d’après leurs dires, Tcherkassov, Babotchkine, Boris Tchirkov (la trilogie des Maxime par Kozintsev et Trauberg, 1935-1939), Aliocha Liarsky (la trilogie de Gorki par Mark Donskoï, 1938-1940) s’investirent profondément dans leurs personnages, et on peut dire qu’ils en sont les auteurs au même titre que leurs cinéastes. L’« homme vivant » n’est pas si facile à effacer !

Notes

  • [1]
    Vsevolod Poudovkine, Aktër v filme, recueil de textes réunis par Poudovkine, publié à Léningrad, Section Cinématographique de l’Académie des Beaux-Arts, 1939 et 1947. Je traduis de l’édition italienne, L’Attore nel film, Rome, Ateneo, 1955, p. 5.
  • [2]
    Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, Polonski, 1925.
  • [3]
    Léon Moussinac, Le Cinéma soviétique, Paris, Gallimard, 1928, coll. « Les documents bleus » n. 44.
  • [4]
    René Marchand et Pierre Weinstein, L’Art de la Russie Nouvelle, le cinéma, Paris, Rieder, 1927. Préface d’Henri Barbusse. Marchand et Weinstein opposent Petrograd à Moscou. À Moscou, « L’Union professionnelle des travailleurs du cinéma » regroupe du personnel « élitiste » tandis qu’à Petrograd une base ouvrière est plus décidée à l’action. R. Marchand et P. Weinstein citent un article de Kinogazette de mars 1918 : « Si étrange que cela puisse paraître, quand la menace redoutée de la nationalisation pesa sur l’industrie cinématographique, ‘l’Union des travailleurs de l’art cinématographique’ ne prit aucune initiative, et l’espoir d’une unité entre les deux associations connut un véritable fiasco » (p. 20).
  • [5]
    Léon Moussinac, Le Cinéma soviétique, op. cit.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Cité par Vsevolod Poudovkine, op. cit.
  • [8]
    Nikolaï Lebedev, Otcherkjistorii kino SSSR, Moscou, Goskinozdat, 1947. Traduction italienne, Il Cinema muto sovietico, préface de Guido Aristarco, Turin, Einaudi, 1962.
  • [9]
    Ibid., p. 170-171, p. 239, p. 237.
  • [10]
    Léon Moussinac, Le Cinéma soviétique, op. cit.
  • [11]
    Vsevolod Poudovkine, op. cit., p. 31.
  • [12]
    Umberto Barbaro, Poudovkine, anthologie classique, Rome, Editori Riuniti, 1955.
  • [13]
    Vsevolod Poudovkine, op. cit., p. 22.
  • [14]
    Id., p. 22 et p. 231.
  • [15]
    Id., p. 22.
  • [16]
    Vsevolod Poudovkine, Film e Fono-film, traduction italienne d’Umberto Barbaro, Rome, Editori Riuniti, 1950.
  • [17]
    Ibid.
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