Notes
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Cette avancée est cependant fragile, puisque ce diplôme a été discuté par les autorités ministérielles au moment de la nouvelle demande d’habilitation, en mars 2005, puis finalement accepté. La question du statut des intermittents n’y est peut-être pas étrangère.
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Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, [1974] 2000.
1L’Institut d’Études théâtrales de Paris III a demandé et obtenu en 2001 l’habilitation nationale pour une licence professionnelle intitulée « Encadrement d’ateliers de pratiques théâtrales », sous-titrée « Pédagogie de la transmission théâtrale ». Un diplôme de ce type est plus inattendu qu’il n’y paraît dans le paysage français, où, à différentes périodes de l’histoire récente, les actions de formation concernant la pédagogie du théâtre n’ont pas toujours été bien reçues ou ont été renvoyées au domaine « socioculturel ». Ceci s’explique en partie par le fait que le système français a adopté depuis une vingtaine d’années le principe du partenariat entre un artiste et un enseignant pour l’encadrement des ateliers reconnus par les institutions. Il est parfois convenu implicitement que les artistes n’ont pas besoin de formation spécifique, en tout cas à l’université, et que leur intervention dans les ateliers est bénéfique en soi.
2Je n’entrerai pas dans une analyse des avantages et des difficultés du partenariat dont il a largement été question depuis sa mise en place. Je me contenterai ici de décrire cette nouvelle offre de formation, d’en analyser les principes et le fonctionnement et de m’attarder un peu sur l’enseignement que j’y dispense.
3Je remarque cependant d’emblée que la création de ce diplôme, ouvert principalement aux comédiens et metteurs en scène, mais aussi à quelques étudiants en formation initiale, comme le recommandent les textes officiels, avance le principe de l’utilité d’une formation spécifique [1].
Contexte et principes
4Comme leur nom l’indique, les licences professionnelles de toutes sortes de disciplines sont créées pour améliorer le dispositif de formation professionnelle à l’université. Elles doivent en principe déboucher vite et efficacement sur une profession ; certaines d’entre elles font d’ailleurs suite à un Brevet de technicien supérieur. Nous avons donc eu des problèmes pour nommer la profession et pour nommer la licence, d’autant plus que les experts qui nous ont habilités étaient souvent des scientifiques peu au courant du domaine culturel, même s’ils posaient des questions intéressantes. Or, il s’agit pour nous d’améliorer et d’orienter la formation d’artistes travaillant déjà dans le domaine du théâtre (ceux que l’actualité récente désigne comme les intermittents) sans qu’une nouvelle profession soit pour autant ouverte et définie comme telle.
5Nous avions des avantages : notre UFR (Unité de formation et de recherche) existe depuis un demi-siècle et accueille un bon millier d’étudiants, dont plus d’une centaine de doctorants. Par tradition, notre UFR a toujours œuvré dans le domaine de la formation continue, notamment à travers d’anciens diplômes d’université (non « nationaux »), accueillant très volontiers des artistes en activité. En particulier, le domaine Théâtre et éducation a été développé depuis les années soixante-dix par Richard Monod et moi, puis par Gisèle Barret, Pierre Voltz et Bernard Grosjean, comme l’importante bibliothèque Gaston Baty en témoigne. À travers les stages régionaux, sessions de formation, universités d’été, « sauvages » puis institutionnalisées, nous avons pu affirmer le rôle des universitaires et développer des formations conjointes.
6Nous avons une certitude idéologique : nous croyons aux lois qui facilitent l’arrivée ou le retour aux études d’adultes expérimentés, à travers la Validation des acquis de l’expérience (V.A.E.) et nous les appliquons avec bonheur. Notre relatif retrait du domaine éducatif correspondait à une certaine lassitude des militants ; la licence professionnelle était l’occasion de retrouver un cadre convaincant.
7La philosophie du travail se résume dans l’inscription de cette licence dans l’ensemble des Études théâtrales. Nous ne croyons pas, en effet, que l’encadrement d’atelier consiste à savoir lancer un projet ou à aligner des séries d’exercices. Nous nous inscrivons en réaction contre l’inflation des techniques et des savoir-faire de l’ingénierie culturelle dominante, en contraste avec les lois de la bonne communication ou les règles de la dynamique des groupes. Adossée aux arts du théâtre, cette licence n’est pas « à part » dans nos enseignements, et les étudiants suivent aussi bien un ensemble d’ateliers et de cours spécifiques à leur promotion, que des cours choisis « à la carte » dans la totalité de notre cursus, en fonction de leur profil, de leurs besoins et de leurs lacunes. Pour nous, un maître d’atelier doit être formé à l’histoire ou à l’esthétique du théâtre, aux dramaturgies, à l’évolution de la mise en scène. Le domaine de l’intervention théâtrale n’est pas un ghetto où l’on répéterait depuis les origines les mêmes formules ; une des difficultés est d’ailleurs de faire évoluer les pratiques sans renier l’Histoire. Le savoir-faire principal est d’initier un projet artistique en y reprenant et en y développant les propositions des participants. Il s’agit pour l’intervenant de trouver la juste parole de façon à ce que le groupe de joueurs soit encadré sans être étouffé. Notre diplôme est clairement placé sous le signe du théâtre, et du théâtre ouvert à toutes les évolutions esthétiques.
Description du dispositif
8En septembre 2004, nous avons accueilli la quatrième promotion, composée de trente étudiants, la montée en puissance progressive (vingt, vingt-cinq puis trente) correspondant aux accords passés initialement avec les ministères. Nous avons donc le droit de les choisir, sur dossier puis lors d’entretiens d’orientation. Ceci nous permet de proposer parfois à certains à qui nous refusons la licence pro, l’entrée en licence « classique », voire en maîtrise. Cette année, nous avons examiné plus d’une centaine de dossiers, leur nombre ne cessant d’augmenter. Quelques intermittents du spectacle sont pris en charge financièrement au titre de la formation continue, les quelques enseignants retenus (primaire et secondaire) bénéficient en amont d’une année de congé-formation. Nous insistons beaucoup sur l’assiduité, et pour ceux qui n’ont pas d’aide financière, il s’agit de s’organiser pour pouvoir tenir une année. On constate au fil des années que la qualité des participants ne cesse d’augmenter, et avec elle le niveau des exigences. Nous accueillons davantage d’artistes et d’intervenants expérimentés, qui viennent compléter leurs savoirs et confronter leurs expériences.
9Au début de l’année, nous réunissons le groupe pour une session intensive initiale de quarante heures, où interviennent tour à tour ou ensemble les enseignants de spécialité. Il s’agit de faire connaissance, de constituer le groupe, de mesurer les expériences de chacun lors de jeux et exercices de présentation. C’est à la suite de cette semaine que se décide le trajet individuel d’étude, construit « sur mesure ».
10Le parcours de formation comprend trois grands ensembles :
- des enseignements dits théoriques, choisis par contrat pédagogique individualisé, dans notre cursus général, autrement dit trois séminaires de licence (112 heures) ;
- des enseignements de spécialité, réservés aux étudiants de licence professionnelle (285 heures). Ils comportent, outre les stages, un atelier consacré à l’espace, un atelier intitulé « Théorie, pratique et didactique de l’atelier » et un atelier d’écriture. Le séminaire spécifique est intitulé « Sociologie et anthropologie du spectacle et de la représentation » et actuellement, il travaille la question du théâtre populaire, avec une attention particulière portée à la place du public ;
- la réalisation d’un projet tutoré (120 heures) auprès de l’enseignant d’un des ateliers offerts par l’UFR. Il s’agit d’une sorte de « stage maison » accompli en compagnonnage. D’autre part, un stage en entreprise est obligatoire (250 heures), à l’intérieur d’une compagnie, d’un établissement théâtral ou au sein d’une structure de formation par le théâtre. Nous avons à cet effet des partenaires privilégiés (théâtres et lieux d’intervention) avec lesquels nous entretenons des relations régulières. Le diplôme n’est délivré qu’à la suite d’un rapport final de stage d’une trentaine de pages, qui est soutenu devant deux enseignants de spécialité, dont l’initiateur et responsable de la licence, Daniel Lemahieu.
Gros plan sur deux enseignements
11Dans l’espoir d’échapper à une description trop technique, et de me situer plus près du travail, je livre ici quelques précisions sur deux enseignements qui me concernent directement.
12Espace de jeu est un atelier annuel de trois heures par semaine où j’interviens comme metteur en scène et formateur, conjointement avec Claire Chavanne, scénographe professionnelle. À l’origine, il est conçu pour attirer l’attention sur la façon de concevoir et d’organiser l’espace dans l’atelier. Très souvent, le théâtre demeure lié dans les imaginaires à une scène à l’italienne ; c’est rarement ce dont nous disposons effectivement, et ça n’est évidemment pas une nécessité. Nous avons d’ailleurs constaté avec étonnement que peu de comédiens et d’animateurs étaient vraiment conscients de l’importance artistique de l’espace.
13Dans un premier temps, il s’agit de sensibiliser les participants à nos façons de vivre dans l’espace, avant d’y jouer ; de se souvenir que nous l’expérimentons quotidiennement comme être humain, avant de travailler dans un atelier de théâtre. Le livre de Georges Perec, Espèces d’espaces [2], est à ce titre une bonne référence. Nous travaillons donc en premier lieu sur l’espace sensible, l’espace de nos impressions et sensations. Ensuite, Claire Chavanne intervient en introduisant la dimension de la scénographie. Parfois sur des scénographies intimes, par exemple « ma chambre », en référence à Georges Perec. Puis, tout le monde travaille sur des projets scénographiques liés à un texte (ces trois dernières années, Homme pour homme de Brecht, Le Soulier de satin de Claudel, Woyzeck de Büchner). L’accent est mis sur une scène ou deux, puis sur l’ensemble. Nous réalisons concrètement des scénographies éphémères dans l’espace de jeu, et j’interviens sur des essais de jeu dans l’espace proposé.
14Pendant trois ans, le projet conduisait à l’élaboration de maquettes individuelles ou par petits groupes, pour des théâtres réels ou imaginaires, avec essais de mise en jeu. Les participants passaient en général de l’impossibilité de faire la moindre maquette (« je ne sais pas dessiner ») à un réel engouement pour un projet.
15Cette année, Claire Chavanne a fait construire une maquette de base, la même pour tous, celle de notre salle de travail ; les projets artistiques devront forcément s’y inscrire. J’insiste davantage, en effet, sur ce que j’appelle « l’esthétique de l’atelier ». Il s’agit de prendre appui sur l’espace réel, de l’aménager, de le transformer, avec, pour l’essentiel, ce que la salle contient, et en réfléchissant évidemment à la place du spectateur. Nous n’invitons pas à rêver sur des scénographies idéales, mais développons les compétences d’organisation de l’espace des étudiants en partant des lieux de travail ordinaires. De cette manière, le regard porté sur les mises en espace évolue beaucoup.
16Didactique de l’atelier fait suite à un semestre consacré aux « fondements théoriques et historiques des pratiques d’atelier, à partir d’études de cas, de rencontres avec différents intervenants, de réflexions sur des lectures et d’échanges » (Bernard Grosjean). Pendant le second semestre, le modèle est simple, l’application plus délicate. Il s’agit de proposer à ceux qui le souhaitent d’animer un atelier d’une heure où ils font jouer le reste de la promotion. Deux ateliers se succèdent donc chaque semaine, je les observe et la troisième heure est consacrée à la réflexion sur ce qui s’est passé. La parole est donc à celui ou à celle qui a fait, puis aux participants et à l’observateur formateur. Il ne s’agit pas d’imposer des modèles, mais de repérer les projets, de les nommer (je trouve que la nomination est une fonction fondamentale de l’université), d’examiner leur déroulement, de proposer des transformations et améliorations. Cet enseignement me paraît capital, car il est le véritable lieu de rencontres de pratiques pédagogiques et esthétiques contrastées. Je n’entre pas ici dans le détail des susceptibilités à ménager et des principes à affirmer. Les étudiants qui ont peu d’expérience peuvent s’essayer sans trop de risque, les autres affirmer leurs choix et les mettre en question. Encore une fois, je ne suis pas partisan d’une pédagogie du modèle où tout le monde ferait la même chose, mais bien d’un repérage des pratiques et de la façon dont elles s’inscrivent dans les traditions de l’expression ou dont elles les bousculent.
17Après quatre années, il est possible de faire un premier bilan de cette formation. Si la première année a été un peu plus difficile et a demandé des ajustements, les trois années suivantes ont été entièrement positives.
18Je retiendrai en premier lieu que nous avons affaire à des étudiants dont la demande et l’appétit sont considérables, comme souvent en formation continue. Ils savent pourquoi ils sont là, ils savent aussi parfois ce que leur coûte cette année de « liberté » et ils s’efforcent d’en tirer le plus grand bénéfice possible. Cette soif de travail et de questionnement a des conséquences inattendues sur le cursus de licence « classique » où la présence des étudiants en formation continue parmi les étudiants en formation initiale dope littéralement les enseignements ; tous les collègues extérieurs à la licence professionnelle se réjouissent de voir arriver des étudiants de ce type dans leurs cours et en sont même ouvertement demandeurs.
19Une autre conséquence imprévue est le nombre d’étudiants qui souhaitent prolonger leurs études au-delà de la licence, et s’inscrivent en maîtrise. Dans certains cas, il s’agit d’autodidactes saisis par le désir d’apprendre ; dans d’autres, de « gens de théâtre », parfois en rupture avec le milieu éducatif ou avec une première expérience malheureuse de l’université, qui trouvent là le moyen de réfléchir sur l’exercice de leur profession, ou qui mettent en question la façon dont ils l’exercent, voire qui se réorientent.
20Ce dispositif de formation permet de nouer des dialogues entre les étudiants sur leurs pratiques, et facilite également les échanges avec les enseignants. Certains ateliers proposés l’année dernière m’ont amené à réfléchir sur l’évolution des esthétiques ; ils ont clairement renouvelé la notion « d’exercice », en empruntant à la nouvelle danse, aux arts plastiques et à la performance.
21Les stages dans des milieux qu’ils ne fréquentent pas forcément, par exemple les grosses institutions ou les théâtres nationaux, mais aussi dans des projets franchement utopiques, les conduisent à modifier le regard qu’ils portent sur le paysage théâtral, que certains découvrent plus diversifié qu’ils le pensaient.
22Ceux qui intervenaient déjà en atelier retirent de leur année une solide réflexion sur « les façons de faire » et peuvent évoluer en conséquence. Je serai moins assuré en ce qui concerne les étudiants de formation initiale, souvent dénués de toute expérience. Ils ont le grand avantage de se frotter à des artistes, en moyenne de trente ou quarante ans, qui partagent volontiers leurs expériences. Mais cette formation courte, essentiellement prévue pour des professionnels, n’est pas en mesure de les qualifier d’emblée. Il en est tout autrement pour les enseignants, qui repartent sur le terrain en ayant un autre point de vue sur leurs futurs partenaires artistiques, et sur la pratique des ateliers, par exemple dans l’optique de la représentation scolaire.
23J’affirmerai un dernier point qui n’est pas négligeable : les ateliers et les travaux se déroulent dans une excellente atmosphère, souvent dans le plaisir des échanges, ce qui n’est pas un mince bénéfice pour les universitaires qui s’y consacrent.
Notes
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[1]
Cette avancée est cependant fragile, puisque ce diplôme a été discuté par les autorités ministérielles au moment de la nouvelle demande d’habilitation, en mars 2005, puis finalement accepté. La question du statut des intermittents n’y est peut-être pas étrangère.
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[2]
Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, [1974] 2000.