Notes
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[1]
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982, 471 p.
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[2]
Michael D. Bristol, Carnival and Theatre : Plebian Culture and the Structure of Authority in Renaissance England, New York, Putledge, 1985, 237 p.
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[3]
Mikhaïl Bakhtine, The Dialogic Imagination : four Essays, Austin, University of Texas Press, 1994. Cette œuvre de Bakhtine n’est pas traduite en français, à l’exception d’extraits, in Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique (Suivi de) Écrits, Paris, Seuil, 1981.
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[4]
Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1970.
-
[5]
Elinor Fuchs, The Dead of Character, Perpectives on Theater after Modernism, Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, 1996,
-
[6]
Cf., dans L’Acteur entre personnage et performance. Présences de l’acteur dans la représentation contemporaine. Textes réunis par Jean-Louis Besson, Études théâtrales n. 26, 2003, les articles de Johann Callens, « Les expériences technologiques du Wooster Group », p. 80-83, et « Le Wooster Group : survivre à l’expérimentation », p. 127-130 (NDLR).
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[7]
Jonathan Kalb, The Theater of Heiner Müller, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, XIX-255 p
1Pendant les dernières années du XXème siècle, les écrits de Mikhaïl Bakhtine ont connu une influence grandissante dans nombre de champs intellectuels, comme la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, la théorie de la communication, la sémiotique et la théorie littéraire. Rédigés une longue carrière durant et publiés sous une grande variété de titres, ces écrits forment un corpus complexe dont quelques aspects ont plus particulièrement attiré l’attention des théoriciens de théâtre britanniques et américains. L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1], traduit en anglais dès 1965, a porté à leur connaissance le concept de « carnavalisation » et l’idée du défi posé par le carnaval aux hiérarchies et aux structures sociales de l’autorité. Carnival and Theatre [2] de Michael D. Bristol (1985) est l’exemple le plus connu de cette nouvelle orientation. Utile à l’étude du théâtre de la Renaissance, le concept de carnavalisation a été appliqué à des sujets aussi divers que le théâtre féministe, l’œuvre du dramaturge danois Ludvig Holberg, le drame médiéval ou le théâtre contemporain québécois. Cette expansion a probablement tenu à la congruence du concept avec les théories des anthropologues Arnold Van Gennep et Victor Turner : l’idée du « liminal », une étape intermédiaire des changements sociaux où l’organisation sociale normale disparaît, a été perçue comme proche du carnaval de Bakhtine ; elle a été d’abord appliquée à l’étude des rites de passage, mais plus tard, particulièrement par Turner, elle a été perçue comme un terreau fécond pour approcher la création de l’art en général et du théâtre en particulier.
2Hormis la carnavalisation, les concepts de Bakhtine n’ont pas inspiré beaucoup de réflexions aux théoriciens de théâtre britanniques ou américains, sans doute du fait que Bakhtine s’est surtout intéressé au roman et à cause de ses commentaires relativement peu développés et en grande partie plutôt négatifs sur le drame. Néanmoins, deux recueils importants de ses écrits, traduits en anglais dans les années quatre-vingt, environ vingt ans après L’Œuvre de François Rabelais, fournissent des perspectives critiques qui, bien qu’orientées vers le roman, ont des implications importantes pour le drame et en particulier pour le drame moderne et postmoderne. L’Imagination dialogique [3] (publié en anglais en 1981) et les Problèmes de la Poétique de Dostoïevski [4] (en anglais en 1985) ont présenté des concepts étroitement liés au « dialogisme » et à l’« hétéroglossie », en tant que marques distinctives du roman comme forme linguistique et littéraire et sources de supériorité du roman sur d’autres formes, notamment le drame.
Déflagration
3Le dialogisme et l’hétéroglossie travaillent contre les forces régulatrices en langue et en littérature pour produire l’expression de perspectives multiples par des voix séparées et contrastantes. L’hétéroglossie est décrite dans L’Imagination dialogique comme « discours d’un autre dans la langue d’un autre », qui « exprime simultanément deux intentions différentes : l’intention directe du personnage qui parle, et l’intention indirecte de l’auteur ». En expliquant ce qui rend les romans de Dostoïevski dialogiques, Bakhtine explique qu’ils ne sont pas structurés comme le travail d’une conscience unique, absorbant d’autres consciences comme objets, mais qu’ils sont dans l’ensemble formés par l’interaction de plusieurs consciences, chacune devenant entièrement un objet pour l’autre. En lisant de tels passages, n’importe quel commentateur de Bakhtine intéressé par le théâtre serait naturellement amené à penser que le drame, dont l’essence même semble supposer l’interaction de plusieurs consciences, serait la forme littéraire la plus compatible avec les opérations du dialogisme, mais au contraire, Bakhtine lui a plusieurs fois spécifiquement dénié cette fonction. Il est clair dans ses références au drame, dispersées dans ses écrits, qu’il a considéré celui-ci comme un genre essentiellement monologique, opposé par sa nature à la forme plus ouverte et flexible du roman. Un exemple représentatif de son attitude peut être trouvé dans ses commentaires sur le dialogue chez Dostoïevski, où il réfute le point de vue de Leonid Grossman, un des premiers commentateurs du romancier russe, qui a affirmé que le dialogue écrit par ce dernier pouvait être considéré comme dramatique.
4Selon Bakhtine, les répliques d’un dialogue dramatique ne déchirent pas le monde représenté, pas plus qu’elles ne le nivellent ; au contraire, si elles doivent être authentiquement dramatiques, elles rendent nécessaire l’unité monolithique de ce monde. Dans le drame, le monde doit être fait d’une seule pièce. Tout affaiblissement de cette qualité monolithique mène à un affaiblissement de l’effet dramatique. Il est significatif que les exemples de drame donnés par Bakhtine soient presque invariablement tirés de la tragédie, et particulièrement de la tragédie classique et néo-classique. Chez un auteur comme Racine, il attire l’attention sur la forme poétique de régularisation, sur la mise en évidence du protagoniste comme centre d’intérêt, entouré d’autres personnages reflétant simplement ses soucis, et sur le mouvement qu’opère la tragédie vers la résolution des différences, donnant à penser qu’il se conforme à la tradition théorique de Hegel et des romantiques allemands. Bakhtine ne prête pas grande attention au drame moderne, où pourtant une variété de forces ont travaillé ensemble pour augmenter la pluralité des voix et pour encourager ce qu’un certain nombre de théoriciens allemands du XXème siècle ont décrit comme des formes « ouvertes ». Il laisse toutefois supposer qu’il a été attentif à cette évolution puisqu’il remarque qu’à la fin du XIXème siècle, « le drame est devenu ‘romanisé’ dans les ouvrages de dramaturges comme Ibsen et Hauptmann, qui se sont intéressés à créer ‘une forme indéterminée’, un certain sémantisme ouvert, un contact vivant avec la réalité contemporaine non finie et encore en évolution (un présent ouvert) », en bref, les qualités mêmes qui ont distingué à ses yeux le roman hétéroglossique.
5Ce que Bakhtine perçoit, c’est la rupture opérée par le réalisme moderne avec les conventions de la pièce bien faite, où les manipulations du dramaturge étaient si claires que tous les personnages et toutes les actions semblaient être les projections de son intellect et de sa voix omnisciente. Avec Ibsen et Hauptmann, et d’une manière plus saisissante encore chez Tchekhov, une sorte d’action dramatique très différente se développe, une action beaucoup plus proche de la vision de Bakhtine sur la dyna-mique du roman. Ces nouveaux dramaturges ont cherché à exprimer une réalité changeante et ambiguë par le rendu d’événements et de situations peu clairs, de valeurs contradictoires, et l’absence d’une voix omnisciente pour résoudre cette confusion.
6Dans le drame il y a des ouvrages, comme Bakhtine l’observe, dans lesquels la voix et la conscience de l’auteur sont l’élément de contrôle, mais dans d’autres, cette voix s’efface devant la dynamique des relations interpersonnelles des différents personnages. Le drame moderne, particulièrement depuis l’arrivée du réalisme, a évidemment favorisé ce dernier courant, devenant, selon le terme de Bakhtine, « romanesque ». Il est arrivé aux dramaturges suivant cette ligne d’être critiqués lorsque leurs personnages apparaissaient comme de simples porte-parole de leur créateur. D’autre part, un dramaturge aussi controversé que George Bernard Shaw a souvent été salué pour avoir permis aux personnages de ses pièces avec lesquels il était apparemment en désaccord personnel de discuter leurs positions avec la même conviction que ceux dont les positions semblaient plus proches des siennes. De tels personnages peuvent sûrement être considérés comme des exemples de ce type de figure indépendante loué par Bakhtine dans le travail de Dostoïevski, non pas des « esclaves sans voix » mais des « personnes, capables de se tenir libres à côté de leur créateur, capables de ne pas être d’accord avec lui et même de se rebeller contre lui ».
7Dans l’une de ses rares déclarations sur son travail, Ibsen a averti les traducteurs potentiels du Canard sauvage qu’« on doit être parfaitement au courant de la langue norvégienne pour pouvoir comprendre comment chaque personnage séparé dans cette pièce a son propre mode individuel et idiosyncrasique d’expression ». Une telle vision dramatique, présentant de nombreux aspects et de nombreuses voix, a produit chez Tchekhov ce discours oblique et détourné qui est devenu une marque distinctive de son travail.
Et la scène ?
8Jusqu’ici, mes commentaires sur le dialogisme et l’hétéroglossie dans le théâtre se sont limités au texte dramatique écrit, cet aspect du théâtre étant le plus étroitement apparenté aux observations de Bakhtine sur le roman. Le phénomène devient cependant plus complexe si l’on observe la réalisation du texte dramatique sur la scène. Les implications de la mise en scène ne sont pas prises en considération par Bakhtine, qui traite surtout de l’histoire et du développement du roman. Je n’ai trouvé qu’un seul passage, bref mais perspicace, dans lequel il a abordé ce domaine de recherche riche de potentialités. Dans son analyse de ce qu’il appelle le « chronotope » – la situation spatiale et temporelle de l’œuvre d’art –, il remarque que le texte crée « un monde historique qui est vrai, unitaire et jusqu’ici inachevé », un monde placé au loin par le texte, incluant non seulement l’auteur, mais également « les interprètes du texte (s’ils existent) et finalement les auditeurs ou les lecteurs qui recréent et, ce faisant, remplacent le texte ».
9Comme le suggère cette note provocatrice, les processus de la représentation et de la réception présentent des stratégies propres à ouvrir le texte dramatique, bien plus complexes que celles que peut utiliser le roman. Quelle que soit la manière dont Dostoïevski ou n’importe quel romancier peut permettre à ses personnages de parler pour eux-mêmes, ceux-ci sont nécessairement encore liés dans son imagination et dans les chronotopes de cette imagination. Au contraire, les personnages que crée un auteur dramatique sont beaucoup moins sous sa tutelle, puisqu’ils seront incarnés par des acteurs dont les vues sur la réalité seront nécessairement différentes, même s’ils se trouvent appartenir à l’époque et à la culture de l’auteur. Quand la pièce est portée à la scène dans un chronotope qui n’est pas le leur, certains auteurs, comme Samuel Beckett, ont essayé par des indications scéniques, des déclarations expresses, ou l’autorisation de mises en scène « officielles », de maîtriser totalement le processus, mais l’histoire de la mise en scène de n’importe quel dramaturge, Beckett inclus, démontre clairement que les articulations de chaque mise en scène différeront inévitablement de l’une à l’autre et sans doute aussi de la « voix » de l’auteur.
10Dans une grande partie de la tradition moderne, particulièrement en Europe, le metteur en scène est apparu comme une force destructrice du monologisme, lançant un défi à l’autorité de l’auteur, habituellement absent, et même les metteurs en scène les plus monologiques ont normalement laissé un espace aux perspectives différentes des acteurs. Ainsi Stanislavski, dont l’insistance sur le « super-objectif » de la pièce et sa « ligne d’action principale » suggère fortement une approche monologique, a identifié et encouragé l’hétéroglossie parmi ses acteurs.
11Le drame réaliste moderne et les façons de le mettre en scène proposées par Stanislavski et d’autres ont finalement encouragé le développement de l’hétéroglossie dans le texte dramatique en même temps que dans la mise en scène, en soulignant par exemple l’effet des différentes perspectives représentées par les personnages. Les diverses réactions qui ont succédé au réalisme, et particulièrement la grande variété des expérimentations théâtrales caractérisées collectivement comme post-modernistes, ont dans l’ensemble amplifié ce mouvement, comme le montre une étude du théâtre postmoderne aux États-Unis réailisée par Elinor Fuchs en 1996 sous le titre TheDead of Character [5].
Hétéroglossie et théâtre postmoderne
12Qu’est devenue l’hétéroglossie dans l’ère postmoderne ? Selon Fuchs, le postmodernisme, au moins dans le théâtre, est clairement et fondamentalement hétéroglossique, beaucoup plus que le modernisme. Comme elle l’affirme : « Au lieu de mener les spectateurs vers une seule signification ou une interprétation dominante, le théâtre postmoderne, quel que soit son style, est caractérisé par des voies ou des canaux multiples, et par une demande visant à ce que les spectateurs répondent à beaucoup de ‘textes’ à la fois ». Je voudrais conclure par un bref regard sur deux artistes contemporains majeurs, qui illustrent clairement l’hétéroglossie du théâtre postmoderne décrite par Fuchs, à un degré bien plus élevé et avec des implications bien plus radicales que n’importe quel texte appartenant au théâtre réaliste du haut modernisme.
13Le Wooster Group est généralement considéré comme la compagnie expérimentale contemporaine la plus importante des États-Unis [6] et, bien qu’elle travaille sous une direction unique, celle d’Elizabeth LeCompte, celle-ci est loin d’être une artiste monologique et totalisante. Depuis ses débuts, le Wooster Group a cherché à créer des textes à partir de collages de matériaux trouvés, découverts en partie par LeCompte, mais aussi par d’autres membres du groupe. Ce matériel, qui a souvent inclus des fragments d’autres pièces de théâtre et plus fréquemment des fragments de film et de vidéo, présente aux spectateurs un collage de voix en déplacement constant, impossible à assimiler à n’importe quel modèle ou message monologique. Même les acteurs sont réduits à l’état de fragments par leur participation à des textes dispersés, et aussi par le fait que leurs corps sont doublés ou remplacés par des images visuelles tandis que leurs voix sont séparées de leurs corps par des amplifications ou des enregistrements.
14Les ouvrages de Heiner Müller, que l’on considère comme un des dramaturges postmodernes les plus importants, fournissent un exemple d’hétéroglossie très différent et plus textuel. Un de ses commentateurs qui fait autorité aux États-Unis, Jonathan Kalb, aborde cette question d’entrée de jeu dans le chapitre d’ouverture de son livre, The Theater of Heiner Müller [7], où il affirme que l’auteur allemand a cherché « à utiliser l’indéfini postmoderne… comme un nouveau moyen d’articuler et d’offrir aux spectateurs un accès aux significations multiples ancrées dans l’enquête historique spécifique ». Et c’est ce qui distingue le « dialogue avec les morts » du monologue autoritaire sous la forme de dialogue. À son tour Hans-Thies Lehmann souligne cette hétéroglossie dans les œuvres de Heiner Müller, les caractérisant comme un « théâtre des voix », dans lequel les personnages ne sont plus « fondés sur des identités », mais à la place « portent des discours ». L’ouverture bien connue de Müller à l’expérimentation des metteurs en scène (contrairement à la résistance monologique d’un Beckett) est en harmonie complète avec la vision qu’il a de ses textes comme déjà composés de voix multiples, où l’on ne trouve aucun discours magistral de l’auteur.
15Les œuvres de ces artistes fournissent la preuve que ce théâtre postmoderne peut produire des œuvres d’une hétéroglossie puissante. L’expérimentation répandue aujourd’hui dans le théâtre européen et américain d’avant-garde avec le multimédia, et particulièrement avec la reproduction digitale, le dédoublement, la fragmentation et le déplacement des voix et des corps, me semble promettre une multiplicité toujours croissante des voix dans la production théâtrale. Si le rejet bakhtinien du drame comme monologique était simpliste et imprécis au début du modernisme, comme je crois qu’il l’était, il est devenu de plus en plus erroné si on prend en compte les développements récents du théâtre. En effet, le théâtre a pris aujourd’hui la place que Bakhtine accordait au roman, il est devenu la plus hétéroglossique des expressions artistiques.
Notes
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[1]
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982, 471 p.
-
[2]
Michael D. Bristol, Carnival and Theatre : Plebian Culture and the Structure of Authority in Renaissance England, New York, Putledge, 1985, 237 p.
-
[3]
Mikhaïl Bakhtine, The Dialogic Imagination : four Essays, Austin, University of Texas Press, 1994. Cette œuvre de Bakhtine n’est pas traduite en français, à l’exception d’extraits, in Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique (Suivi de) Écrits, Paris, Seuil, 1981.
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[4]
Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1970.
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[5]
Elinor Fuchs, The Dead of Character, Perpectives on Theater after Modernism, Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, 1996,
-
[6]
Cf., dans L’Acteur entre personnage et performance. Présences de l’acteur dans la représentation contemporaine. Textes réunis par Jean-Louis Besson, Études théâtrales n. 26, 2003, les articles de Johann Callens, « Les expériences technologiques du Wooster Group », p. 80-83, et « Le Wooster Group : survivre à l’expérimentation », p. 127-130 (NDLR).
-
[7]
Jonathan Kalb, The Theater of Heiner Müller, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, XIX-255 p