Couverture de ETTH_031

Article de revue

Dialogue

Au voisinage de Valère Novarina

Pages 70 à 76

1Je n’aime pas trop le verbe dialoguer parce que cet infinitif donne une sorte de neutralité fonctionnelle ou de teneur conceptuelle à un état de la parole vivante entre nous. Tous les verbes ont droit à la parole. Tous les mots peuvent devenir des verbes dès qu’ils sont respirés par un corps. La langue de Novarina commotionne la langue pour faire de tous les mots des noms propres et des verbes en train d’agir dans l’espace, pour faire surgir l’espace qui peut donner son lieu à la parole, mais le mot dialogue, lui, résiste, il ne veut pas devenir un verbe. Il me semble demeurer dans la sonorité d’une attente, il attend l’événement qui va transporter le logos à travers l’espace, le diviser, le dédoubler à l’infini, le produire en écho de soi-même, le perdre aussitôt entre les oreilles et les bouches qui rêveraient de s’en emparer. Dialogue est le nom propre d’un événement et cet événement c’est la profération. Sa nature est le temps.

2Dans le théâtre de Novarina, le dialogue attend son verbe de la voix qui profère. Proférer donc, c’est-à-dire porter devant soi, au voisinage de soi mais déjà hors de soi. Proche et lointain de la profération qui met la parole en danger de n’être soutenue par la conscience de quiconque, qui en fait un oiseau qu’on ne verra jamais se poser. Le mystère de son repos se tient pourtant devant nos yeux : geste, couleur, rire, planche, cabane… La mise en scène du dialogue offre des perchoirs aux mots qui volent. Il y a aussi les arrêts invisibles, le gîte fugitif de chiffres, la sarabande nu-mérique qui suspend l’envol des mots échangés. Qui parle ici ? Il n’y a personne derrière la parole. Devant la parole, qui vient se tenir ? Qui est tenu par elle ?

3Il ne s’agit ni d’un théâtre de la conscience ni d’un théâtre de la personne ni d’une scénographie de l’inconscient. Dire ce que le théâtre de Novarina n’est pas. Aventure négative qui n’est pas un culte de la néga-tion, qui ne renie ni ne dénie quoi que ce soit. Aventure négative plutôt, comme dans ces textes qui ont besoin des ténèbres pour parler de la lumière. La théologie en a connu la puissance apophatique. Pourtant ce théâtre n’est pas religieux, il n’exploite pas les grandes références de notre mémoire à la liturgie et au sacré. Bien au contraire nous sommes pris dans une tourmente anthropologique dont le seul souci est l’homme, l’homme quand il est sans Dieu. Cérémonie irrévérencieuse qui prend le risque de ne trouver l’homme nulle part et de faire de ce nulle part le lieu de l’homme par excellence car c’est de la parole qu’il recueillera son lieu, c’est-à-dire de ce qui lui échappe et qui lui revient pour lui échapper à nouveau.

4C’est ici une scène généalogique de l’humain qui ne craint pas de s’empoigner avec les principautés, les trônes et les dominations, qui n’hésite pas à mettre le divin à sa botte et qui trouve cela divin. Qui sait ? Dialogue donc plutôt que dialoguer, alors j’ai eu envie de divaguer, de monologuer avec Novarina, pour partager à deux voix la scène d’une vé-ritable amitié, c’est-à-dire l’espace aléatoire et instable d’autres voisinages.

5J’ai commencé par penser à d’autres grands dialogues, je veux dire le dialogue de sourds de la théologie et, dans l’Antiquité, la naissance du théâtre avec le chœur.

Le dialogue de sourds

6Interpellation divine dans la Bible. La voix de Dieu est inaudible sans la voix des prophètes. Seul le prophète profère, porte en avant une parole qui ne lui appartient pas, la parole vient d’ailleurs et va ailleurs.  Le corps prophétique n’est qu’un site de passage, dépossédé de sa parole singulière, traversé par les mots. À y bien regarder, le dialogue biblique est un dialogue de sourds, il est même le modèle du dialogue de sourds. Les hommes et les dieux qui émettent leurs signes ne cessent de faire appel à l’écoute et ne cessent de se plaindre de n’être point entendus. Écoute, Israël. Entends-moi, Seigneur. La plainte est à l’impératif. Il ne suffit pas d’être caché pour être entendu et pour entendre. Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. Leur manque-t-il donc la vision pour ouvrir leur oreille ? Quand l’image est absente la parole ne passe pas. Alors faudra-t-il un metteur en scène de la parole pour que, devant la présence d’un corps devenu image, le verbe s’incarne, la parole se fasse voir ?

7L’Éternel se plaint de l’aveugle surdité de Job ; David, Jonas et même Moïse se plaignent de ne pas être entendus dans leurs plaintes, exaucés dans leur prière. Mais le Dieu Caché reste muré dans son invisibilité.

8Pourtant on ne peut nier le dialogue puisqu’il y a dialogue quand, à l’adresse, vient répondre le signe ou la parole, quand l’adresse est déjà par essence réponse et que la réponse ne fait qu’inaugurer la boucle d’un retour jusqu’à la frustration du suspens. Il y a dialogue quand le temps n’en finit pas de se dilater entre l’impatience de l’adresse et l’attente de la réponse. Il y a dialogue quand le silence devient la qualification même du temps.

9Mais dans la Bible, le dialogue repose dans le corps d’un seul, celui qui se laisse traverser par la parole de l’autre, qu’il soit humain ou divin. La division est dans le corps du prophète, dans le corps du Psalmiste, dans le corps de Job… Mais la parole biblique ne parvient pas à mettre en scène l’espace qui est entre les corps. Le seul écart assumé et qui demeure désespérément sans mise en scène, c’est l’écart qui sépare la créature du créateur. La mise en scène anthropologique ne commence qu’avec les chrétiens.

10Ce corps prophétique en qui s’établit sans repos la demeure de ce qui passe, le flux des sons, le flot impératif de la plainte, le ressac des réponses accablantes ou des promesses, ce corps prophétique est celui qui donne la parole à la totalité de sa chair de la tête aux pieds. C’est lui le seul corps. C’est un corps qui marche, qui se couche, qui crie, qui rêve, qui tend les mains, qui se noie, qui brûle ou qui frissonne, qui tombe, qui connaît la maladie, la cécité, la fatigue et la mort.

11Rien de plus corporel qu’un corps prophétique.

12Il me semble que chez Novarina, quelque chose de cette incarnation prophétique du dialogue de sourds est là, et qu’il lui donne la possibilité de sa mise en scène. Tous les corps peuvent désormais devenir prophétiques lorsque la mise scène de la parole devient visible. Non que ce qui est dit ne soit pas audible, bien au contraire, rien de plus bruyant que celui qui veut se faire entendre d’un sourd. Il y a un vacarme de la parole, une énergie sonore et respiratoire où la profération s’époumone. Mais l’oreille à qui cette profération s’adresse n’est pas le protagoniste sur la scène mais le spectateur, et par le spectateur c’est en fait le monde entier qui est appelé au nom d’une humanité vibrante et respirant.

13Tous les acteurs sur la scène ne sont que les corridors de la parole. Cette parole nous arrive depuis son origine rouge, de la matrice invisible, du souffle de la vie qui traverse les corps actants et qui se répand dans l’espace. L’espace de la parole n’est pas localisable dans le territoire provisoire, cérémoniel de la scène, mais déborde la scène proprement dite pour s’inscrire sur la scène du monde dont la salle avec les spectateurs devient pour un instant la métaphore.

14Le prophète acteur nous dit que la parole s’adresse à qui veut l’entendre.

15En ce sens il n’y a dialogue qu’avec les spectateurs, les personnages qui sont sur la scène, et dont les spectateurs ignorent presque toujours les noms, ne s’adressent pas les uns aux autres mais composent dans leur enchevêtrement polyphonique la temporalité fragile d’une adresse à ceux qui sont là venus pour entendre la jubilation et la plainte transmises par ces corps prophétiques.

16Alors être spectateur c’est assister, c’est-à-dire être assis au voisinage de cette parole en souffrance d’écoute, c’est porter assistance aux actants qui sont traversés par un déferlement vibratoire. Le dialogue est parole qui dit : m’entendrez-vous ?

17Les spectateurs répondent, ils sont là présents, saisis par l’adresse qui leur demande d’accompagner la trajectoire des mots, loin de leur corps. Loin de leurs corps parce qu’ils ne sont pas sur la scène mais devant la scène, donc devant la parole qui les convoque à l’épreuve sonore de leur propre incarnation. Les acteurs sont traversés et vidés, ils demandent aux spectateurs de les assister, de les accompagner pour qu’ils retrouvent la vie dans le temps partagé de l’écoute. L’acteur novarinien est toujours en danger.

18Rien ne porte plus à l’écoute du sens, sans doute, qu’un dialogue de sourds.

19La dimension de ce théâtre est, pour mon oreille, proprement hébraïque parce que le dialogue n’est en rien une circulation de messages entre des sujets substantifiés, métaphysiques ou psychologiques ; il n’est qu’un état de la parole qui se sépare de son lieu de profération pour rejoindre un espace indéterminé, celui du désir de celui qui voudra bien l’entendre. Disons encore autrement que le dialogue est l’état de la parole quand elle renonce aux abris du sens pour n’être plus qu’un risque pur face au désir de l’autre.

20Je dis « hébraïque » parce que le dialogue impossible entre la transcendance et la créature se réduit à l’expression de leur désir de se faire entendre et que c’est de cette impossibilité que surgit le sentiment de l’infini. Dieu est le mot du plus grand malentendu, du malentendu infini.

21Les spectateurs entendront-ils ? S’en iront-ils furieux qu’on leur en demande trop ? Ils viennent au théâtre pour célébrer la force du texte et la solennité du sens et voilà qu’ils assistent à un torrent de faiblesse qui demande l’assistance d’une écoute, qui appelle la générosité d’une réponse par la tenue d’une présence.

22Le dialogue ici est comme un potlatch qui n’opère que dans la surabondance inépuisable des retours.

23Mais cet « hébraïsme » n’est pas le seul lien auquel je songe en assistant au théâtre de Novarina.

24Je pense aussi à la tradition platonicienne du dialogue.

25Là des citoyens se rencontrent et le philosophe a construit l’espace de la parole où doit se partager la vérité. Il compose une scène où il rêve de conjoindre la fiction de la scène théâtrale et la réalité de la scène politique. L’espace de la pensée rêve de coïncider avec l’espace public. C’est là le désir du philosophe qui voudrait que la mise en scène de la parole vraie soit de ce fait l’offre d’un espace pour les corps que l’on se propose même de gouverner. L’art, la technè du poète et celle du prince ne sont qu’un seul et même art quand on s’en remet aux mains du philosophe.

26Le dialogue platonicien fait lui aussi de la parole quelque chose qui échappe au sujet et qui circule de corps en corps mus par la force du désir. La philosophie fait du dialogue un art érotique. Le dialogue est alors la forme érotisée que prend le discours vrai en chemin vers son achèvement. Cet achèvement n’est pas la perfection du discours lui-même mais la contemplation éblouie d’un spectacle intelligible qui se passe désormais de tout discours et même de toute mise en scène. Le dialogue travaille à sa propre disparition.

27Or, ce qui manque à cette vision utopique de la théâtralisation du vrai, c’est l’énergie propre du retour. La souveraineté du logos n’est pas maintenue dans l’incarnation charnelle d’une profération. Le dialogue platonicien est une forme littéraire dont la visibilité s’épuise dans sa lisibilité. Il est vrai que Platon fait un devoir au philosophe de ne pas stationner dans la contemplation d’un monde qui pourtant devrait le combler. Il faut revenir à l’espace partagé des corps et accomplir l’œuvre protractile au cœur de la cité. Mais à bien le lire, la scénographie désirante du dialogue laisse derrière elle la caverne des ombres, l’origine rouge de la vie. L’idée d’un monde dont le sens serait à charge de toutes nos ténèbres plutôt qu’à celle des lumières triomphantes de la raison, voilà ce que le dialogue platonicien ne saurait envisager. Quand Aristote ira en faire l’hypothèse et l’épreuve, il se fera physicien et biologiste et non point dramaturge. C’est que, pour les grecs, dialoguer c’est débattre et débattre c’est résoudre ou décider. La vie harcelée par la mortalité, la vie habitée par la mort, voilà ce que le philosophe platonicien ne veut pas porter trop longtemps pour servir librement les instances de l’immortalité. Or c’est encore, je pense, Aristote qui approchera la scène. Sa pensée du théâtre comme scène des passions et leçon des ténèbres déplace de fond en comble le dialogue philosophique pour faire du dialogue une pratique fragile, incertaine, un théâtre d’ombres fertiles où la mort ne cesse de rôder pour faire de la vie l’énergie même qui traverse la voix des acteurs et le corps des citoyens. Le théâtre commence quand deux acteurs deviennent trois voix avec celle du chœur. L’assemblée est alors convoquée pour lier la voix de la cité à celle de la fable.

28Les voilà réunis, tous ensemble. Les acteurs ne sont plus eux-mêmes derrière leur masque qui désigne le devant de la parole. Ils sont bien des sites de profération qui envoient à la cité entière l’adresse des désirs obscurs. Une liturgie théâtrale, c’est-à-dire une cérémonie, s’organise pour mettre les corps de tous au voisinage d’une parole qui n’appartient à personne et qui s’adresse à tous. Tous sont en attente de la réponse que la cité demande à son théâtre : le pouvoir de vivre ensemble. Vivre en-semble, partager un monde, c’est d’abord et avant tout partager dans la profération la violence d’une menace, celle de la dislocation, en vue d’une recomposition du sens dans la communauté. La scène est le lieu d’une catastrophe. La voix novarinienne, c’est la voix du chœur bien plus que celle du mythe, de la fable et des désastres familiaux. C’est dans le chœur que se joue la naissance de l’espace de la profération ; chôra et choros, espace et chœur, produisent le déploiement du lieu et du temps de la voix dans le lieu.

29J’évoque cela car je sens dans le théâtre de Novarina quelque chose que rien ne laisserait soupçonner au premier abord : c’est la résonance politique de la composition du lieu, la naissance d’un espace qui est celui de la cité. Cette parole nous demande d’être là et de partager la sortie en plein jour, la sortie en plein vent de la rage de devoir mourir, d’entendre ce que cette rage partage tantôt avec l’envie de tuer tantôt avec le sen-timent d’être tué.

30Or, il semble bien qu’il confie à la scène la charge de nous faire échapper au pire, de dire la catastrophe et de trouver les moyens sonores trépidant jusqu’au comique d’y échapper. Alors le dialogue n’est que cet état de la parole interne à chacun de nous où la vie répond à la mort et ne craint plus d’y puiser les ressources de son courage. Peut-être pense-t-on ici à cette fiction opérante de Freud qui lui servit à comprendre le destin contradictoire du désir : pulsion de vie, pulsion de mort.

31Est-ce qu’il s’agit des deux instances d’un dialogue qui habiterait tout entretien entre soi et soi, entre soi et l’autre, chacune menaçant l’autre de la surabondance de ses propres débordements ?

32J’entends le théâtre de Novarina dans la polyphonie de double excès.

33En quoi je crois qu’il sollicite le corps des acteurs dans le déchirement interne de leur rapport bien vivant à leur mortalité. Le dialogue tire sa puissance de ce qu’il s’entretient avec la mort et qu’il l’empêche d’imposer la dictature de son silence.

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