Notes
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[1]
Christian Topalov, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la FNSP, 1987.
-
[2]
La pagination indiquée dans le corps du texte correspond à la pagination originale du rapport de Luc Boltanski et Jean-Paul Chamboredon.
-
[3]
Quelques citations peuvent néanmoins être trouvées dans des travaux sur la sociologie économique : Richard Swedberg, « The Economic Sociologies of Pierre Bourdieu », Cultural Sociology, vol. 5, no 1, 2011, p. 67-82 ; Hélène Ducourant et Fabien Eloire, « Entretien avec Monique de Saint Martin », Revue française de socio-économie, vol. 13, no 1, 2014, p. 191-201 ; Marie-France Garcia-Parpet, « Marché, rationalité et faits sociaux totaux : Pierre Bourdieu et l’économie », Revue française de socio-économie, vol. 13, no 1, 2014, p. 107-127 ; Jean-Noël Jouzel, « Je vais à la banque des fois », Revue des sciences imaginaires, vol. 18, no 2, 2017.
-
[4]
Gilles Laferté, Paul Pasquali et Nicolas Renahy (dir.), Le laboratoire des sciences sociales, Paris, Raisons d’agir, 2018.
-
[5]
Celles-ci existent au Centre de sociologie européenne, mais malgré nos demandes, nous n’avons pu les consulter.
-
[6]
Hubert Bonin, Histoire de la Banque et des banquiers, Paris, Larousse, 1992.
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[7]
Alain Chatriot, « Protéger le consommateur contre lui-même. La régulation du crédit à la consommation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 91, no 3, 2006, p. 95-109 ; Sabine Effosse, Le crédit à la consommation en France, 1947-1965 : de la stigmatisation à la réglementation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2014.
-
[8]
Hélène Ducourant, Jeanne Lazarus, « Le crédit dans la société salariale et dans la sociologie. À propos de la Banque et sa Clientèle (Bourdieu, Boltanski, Chamboredon, 1963) », Working Paper du LATTS, no 18-13, avril 2018 ; Roger Goetze, Sabine Effosse, Entretiens avec Roger Goetze : un financier bâtisseur, 1957-1988, mémoire, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2007.
-
[9]
C. Topalov, Le logement en France, op. cit.
-
[10]
Luc Boltanski est revenu sur cette “expérience” dans un entretien : Luc Boltanski, « La cause de la critique. Entretien avec Luc Boltanski », Raisons Politiques, vol. 3, 2000, p. 159-184.
-
[11]
Maurice Halbwachs, Christian Baudelot, Le destin de la classe ouvrière, Paris, PUF, 2011.
-
[12]
Pierre Belleville, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, éd. Julliard, 1963.
-
[13]
C. Topalov, Le logement en France, op. cit.
-
[14]
Robert Castel, La métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
-
[15]
Lizbeth Cohen, 2004, « A Consumers’ Republic : The Politics of Mass Consumption in Postwar America », Journal of Consumer Research, vol. 31, no 1, 2004, p. 236-239 ; Monica Prasad, The Land of too much, American Abundance and the paradox of poverty, Boston, Harvard University Press, 2012.
-
[16]
L’analyse de l’argent conduit très rapidement à se poser la question des conditions morales de ses usages. Viviana Zelizer a systématisé cette analyse en 1994, mais avant le rapport, les travaux de Weber, Simmel, ceux d’Elias, de Halbwachs, voire de Bataille ont déjà apporté de nombreux éléments d’analyse à ce sujet.
-
[17]
Paul Langley, The Everyday Life of Global Finance, Oxford, Oxford University Press, 2009.
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[18]
Les notes de bas de page qui apparaissent dans le texte sont originales.
-
[19]
Tel client dit au téléphone avoir « acheté son appartement au Crédit Foncier ».
-
[20]
Il serait peut-être intéressant, par une analyse des conversations téléphoniques, d’établir une liste de mots les plus mal compris, qui ne sont pas forcément ceux dont l’allure est la plus technique.
-
[21]
À titre d’expérience, nous avons téléphoné à plusieurs autres maisons de crédit, en nous présentant comme un jeune enseignant en quête d’un logement. Chez « immobilia », par exemple, sans nous poser aucune question, on nous fit une réponse de ce genre : « nos prêts s’élèvent à 60% du prix de l’appartement, remboursable en 8 ans, le taux étant de 9,5 % ».
-
[22]
Pour simplifier, on appellera la catégorie cadres moyens : III, et la catégorie ouvriers : IV
-
[23]
Janine Larrue, « Loisirs ouvriers et participations sociale », Sociologie du travail, janvier mars 1963, pp. 45-64.
-
[24]
Pierre Belleville, La sidérurgie lorraine et son prolétariat, Les Temps modernes, avril 1962.
Introduction : souscrire un crédit immobilier en 1963
1La banque et sa clientèle. Éléments d’une sociologie du crédit est un rapport commandé par la Compagnie Bancaire, rédigé en 1963 par deux étudiants de 23 et 24 ans encadrés par un jeune sociologue : Luc Boltanski (qui a étudié la sociologie à la Sorbonne) et Jean Claude Chamboredon (normalien, venant de passer l’agrégation de philosophie) sous la direction de Pierre Bourdieu. Réalisé au Centre de sociologie européenne que Pierre Bourdieu a intégré trois ans plus tôt, l’enquête vise à comprendre les relations qu’une banque entretient avec ses clients dans le contexte de début de diffusion du crédit immobilier en France [1]. La première partie peut être qualifiée, de façon anachronique sans doute, de « sociologie de guichet ». On y découvre la façon dont la banque traite ses clients. La seconde relève d’une sociologie des morales et attitudes face au crédit. Les auteurs cherchent à établir les liens entre une pratique économique donnée - le crédit - et des catégories morales en cours dans la société, les deux parties étant, selon les auteurs « deux aspects inséparables d’une réalité unique » (p. 6) [2]. Les matériaux de l’enquête sont nombreux et variés, ils sont constitués d’entretiens de clients, ou de responsables de la Compagnie Bancaire (n=60), mais aussi de monographies comme celle du service de la réception. Le dépouillement de dossiers de demandes de crédit, la lecture du courrier adressé à la Banque ou encore les enregistrements (parfois sauvages !) de conversations téléphoniques entre la banque et ses clients, voire entre la banque et les sociologues se faisant passer pour des clients potentiels complètent l’enquête. La dernière partie du rapport mobilise également une enquête par questionnaire (n=198) administré après des clients de la banque.
2Ce rapport de 229 pages n’est pas un grand texte de l’histoire de la sociologie. Ses lecteurs se comptent parmi les sociologues francophones qui s’intéressent à l’argent et au crédit, ou à l’histoire de la sociologie économique [3]. Il fait vivre le monde du crédit du début des années 1960 dans un style parfois irrévérencieux vis-à-vis du commanditaire. D’ailleurs, le rapport n’a jamais été publié et n’a pas été du goût de la Compagnie bancaire puisque le deuxième tome prévu n’a pas vu le jour. Cette enquête, à l’instar des enquêtes sur l’argent, permet d’éclairer les modes de vie, la stratification sociale, l’organisation de la protection sociale et des rapports de force entre État et marchés, ainsi que les catégories morales à l’œuvre dans la société de son époque. Notre approche n’est pas celle d’une revisite. Nous ne proposons pas, à la manière par exemple de Gilles Laferté, Paul Pasquali et Nicolas Renahy [4], de présenter la fabrique de l’enquête. Nous n’avons pas eu accès aux archives [5] et notre intérêt pour le texte se situe essentiellement dans son contenu, qui fait apparaître la France d’avant la généralisation de la bancarisation et montre l’ampleur des questions sociologiques auxquelles ouvrent potentiellement les études de l’argent.
Souscrire un crédit dans la France d’avant la bancarisation
3En 1963, année de remise du rapport, moins de 20 % des ménages possèdent un compte en banque [6], la plupart n’utilisant que le livret d’épargne. Lorsqu’ils ont recours au crédit, c’est essentiellement un crédit de soudure chez les commerçants [7]. Le crédit proposé par des établissements financiers spécialisés est nouveau. Des établissements financiers permettant aux ménages de faire l’acquisition d’une voiture ou d’appareils électroménagers se développent à partir des années 1950 (Cetelem ou Sofinco par exemple). D’autres commencent à proposer des crédits permettant l’acquisition de leur logement en complément ou à la place de l’offre proposée par le Crédit Foncier [8]. La Compagnie Bancaire est alors le principal acteur de ce type de financement via ses deux filiales : l’Union de crédit pour le bâtiment (UCB) et la Centre d’information et d’étude pour le crédit (CIEC). Les banques classiques n’ayant pas encore développé d’intérêt et de produits pour les clients individuels, ce sont vers ces initiatives nouvelles, issues de banques spécialisées que se tournent de plus en plus de français souhaitant devenir propriétaires. Et ce d’autant plus qu’à partir de 1963, l’État n’aura de cesse de réduire la voilure du Crédit foncier [9].
4Les citations d’entretiens présentes dans le rapport témoignent de la nouveauté du crédit délivré par ces établissements financiers : les auteurs soulignent le manque de savoir des clients enquêtés, qui font une « cueillette intellectuelle » (p. 116), s’informant auprès de leurs proches essentiellement pour mieux comprendre ce produit. En 1963, les clients ne savent ni comment l’on calcule le prix d’un crédit, ni le type d’information dont la banque a besoin pour monter un dossier de financement et encore moins ses critères de sélection. Certains clients pensent connaître les critères d’octroi, mais se trompent :
Témoin, ce client, artisan à Chantilly, qui donne spontanément les renseignements suivants, dans sa première à la Compagnie Bancaire :
Le lieu de son habitation.
La valeur de la maison qu’il veut acheter.
Le nombre de ses enfants et leur âge.
Les conditions de son habitat actuel (en pleine forêt, sans eau ni électricité).
Son métier (maçon).
Le lieu de la maison qu’il désire acheter.
Son apport personnel.
Il termine enfin sa lettre par ces mots : “je pense vous avoir donné tous les renseignements dont vous pourriez avoir besoin.”
6Les auteurs rapportent les propos d’un réceptionniste : “Certains [clients potentiels] ne remplissent pas la profession [sur leur fiche de réception]. Ils disent que cela ne nous regarde pas” (p. 32). Cette citation est utilisée pour illustrer le niveau faible de connaissance des clients. Les auteurs parlent à ce propos de « fragments de savoirs contradictoires », de « bribes de connaissance » (p. 134) ou encore d’opinions « fantaisistes » (p. 132).
7Si le rapport nous fournit quelques informations sur les pratiques bancaires de cette époque, les modes de sélection n’y sont pas explorés, notamment du fait de l’impossibilité pour les enquêteurs d’y avoir accès. Les auteurs décrivent en revanche l’organisation des contacts avec les clients : leur réception, assurée par des non-spécialistes, qui les renseignent et leurs demandent des informations, est distinguée de leur sélection, qui a lieu en dehors de leur présence, à partir de dossiers. Le cas échéant, les experts contacteront les emprunteurs s’ils ont besoin de préciser une information. Cette organisation a évolué, mais pour ce qui concerne les crédits immobiliers, les banques françaises ont conservé ces services dédiés qui n’entrent pas en contact avec les clients, ces derniers n’ayant comme interlocuteur que leur conseiller bancaire, non décisionnaire en matière de crédit immobilier.
8Une partie du rapport est consacrée à la façon dont les clients sont traités et réagissent au cours du montage de leur dossier, et affirme que la banque cherche à inférioriser les clients, à les rendre anxieux pour qu’ils s’en remettent au jugement de l’expert-banquier. Cette thèse est étayée par l’analyse du langage. Ainsi, les premières interactions entre téléphonistes et clients potentiels ne visent pas à informer les clients mais à les « mettre au pas » (p. 66) s’ils ne se placent pas d’emblée dans un rapport de soumission. Pour démontrer ce point, et souligner le lien entre l’appartenance sociale des clients et leur capacité de négociation commerciale, les auteurs ont mis au point un protocole d’enquête avec « conditions expérimentales » (p. 48). Par téléphone, ils se sont fait passer pour des clients potentiels relevant de différentes catégories sociales et ayant plus ou moins de connaissance de l’univers du crédit. Ils ont tour à tour joué le rôle d’un petit ouvrier d’une entreprise artisanale timide et ignorant en matière de crédit, déférant à souhait, puis d’un cadre supérieur pressé, direct et sûr de lui, cherchant à obtenir des informations précises [10] :
Conversation no 1 : Le petit artisan
Téléphoniste : Vous remboursez par mensualité, capital et intérêt.
Client : Capital et quoi ?
Téléphoniste : Et intérêt …
Client : Capital et… ?
Téléphoniste : Voilà, c’est-à-dire tous les frais du crédit…
Client : Les frais du crédit… ? Parce qu’il y a des frais en plus ?
Téléphoniste : Ah ben… dites, forcément des frais de gestion, alors vous remboursez tous les mois, et au bout de huit ans, vous êtes totalement libéré.
Client : C’est-à-dire que si j’emprunte un million, je divise par 8… Pour le mois, ça fait combien ?
Téléphoniste : Vous n’aurez aucun calcul à faire, je vais vous donner le montant que vous aurez à payer par mois. Pour un million, vous aurez 17 100 francs par mois. Là dedans, tout est compris, vous n’aurez rien à payer en plus, vous serez même assuré sur la vie.
Conversation 2 : Le cadre supérieur
Client : Quel est votre taux d’intérêt s’il vous plaît ?
Téléphoniste : Eh bien, tout dépend de l’opération exacte envisagée. Il y a différents facteurs qui entrent en jeu.
Client : … Qui sont ?
Téléphoniste : Le mieux, je pense, serait que vous passiez nous voir.
Client : Mais vous ne pouvez pas me donner le renseignement par téléphone, s’il vous plaît, je voudrais seulement connaître le taux d’intérêt.
Téléphoniste : Mais vous savez, le taux varie, Monsieur.
Client : Pourquoi varie-t-il, mademoiselle ? C’est en fonction du taux de réescompte de la Banque de France ?
Téléphoniste : Non, ça ne le fait pas varier tous les mois, ça le fait varier une fois et c’est fini.
Client : Quel est le taux de réescompte de la Banque de France actuellement s’il vous plaît ?
Téléphoniste : Actuellement ? Il est de 4%
Client : 4%… Et le taux de la Compagnie Bancaire ?
Téléphoniste : Nos taux… Nous en avons à 6%, nous en avons à 9%…
Client : Ah oui, alors en fonction de quoi, ça, mademoiselle ?
Téléphoniste : Quelle est votre profession ?
Client : Mais je ne vois pas en quoi ma profession ferait changer le taux.
Téléphoniste : Ah si, absolument…
Client : Mais pourquoi ?
Téléphoniste : Si, justement ça a énormément d’importance.
11D’un côté, on répond avec sollicitude au (sociologue-) ouvrier « qui n’aura pas de calcul à faire », quitte d’ailleurs à lui donner des informations factuellement fausses. De l’autre, on refuse le dialogue d’égal à égal avec le (sociologue-) cadre « calculateur » (p. 51). Il n’est pas question d’offrir à ce dernier le pouvoir de la comparaison, ni même de compréhension. Selon les auteurs, la domination par le langage est rendue d’autant plus aisée que le processus d’octroi du crédit rend nécessaire la collecte d’informations par l’employé de la banque sur la situation personnelle, économique et familiale du client potentiel. Ainsi, “d’examinateur, il devient examiné, de client qui peut s’adresser à la concurrence, humble solliciteur qui attend qu’on veuille bien statuer sur son cas” (p. 77). Il ne peut comprendre quel sort il lui sera fait. Il est obligé de s’en remettre à la banque. L’ensemble du processus, tel qu’il est mis en place par la Compagnie bancaire génère alors de l’anxiété auprès des clients, anxiété qui n’est pas originelle mais acquise au fil de la démarche de souscription du crédit.
Éléments pour une sociologie morale du crédit
12Pour comprendre comment les Français en viennent à souscrire des crédits immobiliers au début des années 1960, les auteurs doivent expliquer comment ces derniers vivent, consomment, épargnent, dépensent. C’est une période de transformation qui transparaît dans ces pages : le niveau de vie s’est élevé, le niveau de confort « moyen » aussi, et ce pour toutes les catégories sociales. Il est question de « frigidaires » mais aussi de « vacances au soleil ». Le rapport prend alors des distances avec les théories de Halbwachs sur la consommation différenciée des ouvriers. Halbwachs avait montré que les ouvriers du début du xxe siècle investissaient moins dans leur intérieur que les employés [11]. Or, les ouvriers des années 1960 semblent au contraire considérer que le logement est essentiel, et y consacrent une part de leur revenu équivalente à celle des autres groupes sociaux. Les auteurs s’appuient sur les travaux de Pierre Belleville, qui étudie à la même époque les ouvriers du Nord [12] pour décrire cette envie de confort des ouvriers – même si Belleville insiste sur le fait que l’élévation du confort des ouvriers se fait sans rapprochement avec les autres groupes sociaux. En outre, la part de propriétaires parmi eux est de 30 %, en 1962, contre 27 % des employés (ces chiffres étaient respectivement de 20 % et 18 % en 1954) [13].
13Cette meilleure situation financière n’est pas à mettre seulement au crédit de la croissance économique. En effet, le rapport – et cela n’est pas l’un de ses moindres intérêts – documente, presque à son corps défendant, le lien entre le crédit et la protection sociale. Une enquêtée affirme : « le crédit, ça aide au progrès social, c’est venu avec tous les avantages sociaux, par exemple avec les allocations familiales » (p. 133). Les auteurs considèrent ici qu’elle « semble confondre le crédit privé avec une aide sociale d’État ». Pourtant, cette phrase que les auteurs citent pour exposer les erreurs des clients, peut à l’inverse être saisie pour réfléchir aux conditions dans lesquelles le crédit se développe. Ces conditions sont celles de la transformation du salariat décrite par Robert Castel : de condition dégradante, celui-ci devient progressivement, grâce à la sécurité sociale et au droit du travail, la condition centrale de la société française [14], celle à partir de laquelle se définit l’intégration dans le travail, mais aussi la possibilité de participer à la consommation. Cette deuxième dimension a été bien moins analysée que la première dans la sociologie française, mais est très largement documentée dans la sociologie et l’histoire états-uniennes [15]. Les auteurs parlent d’ailleurs plusieurs fois du salariat dans leur texte.
14Ces nouveaux modes de consommation nécessitent et engendrent de nouvelles frontières morales. De façon sans doute peu surprenante par rapport à la littérature traitant de l’argent [16], leur enquête conduit les auteurs à mettre au jour les frontières morales enserrant les pratiques financières. Ils consacrent une part importante du rapport à discuter de la morale du crédit et de celle de l’épargne. Ils distinguent l’éthique de l’ethos, selon une distinction que Bourdieu a énoncé régulièrement : l’éthique est consciemment constituée, s’exprime à travers des préceptes quand l’ethos est une disposition éthique qui s’exprime à travers des pratiques. Si l’éthique de l’épargne est solidement établie, celle du crédit en revanche ne l’est pas, mais la pratique du crédit s’appuie sur un ethos, qui devrait conduire à la constitution d’une éthique à force d’usage. Leurs enquêtés, face aux nouvelles possibilités offertes par l’augmentation du niveau de vie et la disponibilité du crédit bancaire, sont en train de ré-élaborer leurs frontières morales. À côté de phrases définitives sur la vertu épargnante et les risques de relâchement liés au crédit, les enquêtés évoquent leurs doutes et leurs hésitations sur ce qu’il faut penser de ces pratiques.
15En suivant une approche weberienne, les auteurs du rapport s’interrogent sur les changements dans les façons de compter que produit l’usage d’un nouvel outil, tout en ayant une approche interactive : ce sont aussi les changements de mentalité qui conduisent à ce que le nouvel outil soit adopté. C’est pourquoi à plusieurs reprises dans le texte, ils affirment que les évolutions économiques et sociales du pays vont mener au développement du crédit. Il est question « d’une mutation globale d’attitude dont les conditions et les déterminations sont multiples » (p. 221). Ils affirment plus bas : « l’élévation du niveau de vie et le développement des institutions de crédit et de leur importance économique, condition permissive de l’apparition d’un ethos du crédit, nous assurent d’un accroissement de la propension au crédit en France ». Ces analyses montrent que la transformation des catégories cognitives des utilisateurs de produits financiers n’est pas une nouveauté liée à ce phénomène récent appelé « financiarisation de la vie quotidienne » [17]. En réalité, chaque époque nécessite un ajustement entre les catégories morales et les usages de l’argent. Et le rapport montre qu’il existe un rapport de force entre les catégories morales et le marché.
16Toutefois, ces frontières morales ne sont pas présentées comme indépendantes des appartenances sociales. En effet, toutes les analyses du rapport prennent soin de distinguer non seulement les différences dans les rapports que la banque entretient avec les clients en fonction de leur situation sociale, mais aussi les conceptions de l’argent distinctes des différents groupes sociaux.
La banque et sa clientèle. Éléments d’une sociologie du crédit (1963) Trois extraits
17Ci-dessous, nous reproduisons trois ensembles d’extraits du rapport [18]. Le premier est issu de l’introduction. Les auteurs y explicitent leur projet et la méthodologie de l’étude. Sa lecture permet de saisir les divergences de vue avec le commanditaire. Les deux extraits suivants permettent d’accéder aux représentations de la banque telles qu’elles sont apparues dans les entretiens réalisés avec les clients de la Compagnie Bancaire. Défiance, faible expérience et faible connaissance des activités bancaires et asymétrie entre clients et employés de la banque apparaissent clairement. Le dernier extrait expose les différences de rapport au logement des ouvriers et des membres des catégories sociales qui leur sont proches. Les auteurs remettent en cause la thèse de Halbwachs sur le faible intérêt des ouvriers pour leur logement. L’étude montre en effet que les clients populaires de la Compagnie Bancaire souhaitent accéder au confort et sont prêts à y consacrer une part conséquente de leur budget.
Table des matières du rapport
- Introduction
- Première Partie : La compagnie bancaire face à ses clients
- Une harmonie pré-établie
- Le comportement de la clientèle
- Les attitudes de la clientèle
- Les deux stratégies
- Les incertitudes de la description
- Abandon ou affrontement
- La sociologie spontanée : ceux qui la pratiquent, ceux qui l’entretiennent.
- Le savoir du praticien
- La réponse des motivationnistes
- Une harmonie pré-établie
- Deuxième partie : Attitudes face au crédit et morale de classe
- Morales et savoirs
- Les savoirs
- Les morales
- Les comportements réels
- Approche statistique des comportements
- Comportements économiques et ethos idéal-typique
- Morales et savoirs
- Conclusion
Extrait 1 : le début de l’introduction [p. 2]
19Cette étude avait pour objectif de poser des problèmes plutôt que d’apporter des solutions.
20Il s’agissait d’établir un ensemble de questions formulées dans des termes tels que le sociologue puisse y répondre […]. On ne s’étonnera donc pas de la place que tient dans le rapport qu’on va lire l’étude de la Compagnie bancaire elle-même, et de la politique qu’elle pratique à l’égard de la clientèle. Cette analyse constitue en effet le prolégomène indispensable d’une recherche sur la clientèle de la Compagnie bancaire. Pourtant notre attitude ne peut manquer de surprendre le praticien qui tend à considérer le sociologue comme un être hybride qui possèderait seulement un savoir plus complet ou complémentaire du sien, mais orienté vers les mêmes fins. Il espère que le sociologue se substituera à lui et, grâce à ses techniques, résoudra les problèmes qu’il n’a pas su résoudre. En fait, seul un autre praticien, plus habile qu’il ne l’est lui-même, pourrait satisfaire ces attentes ; encore que l’on puisse supposer que s’il n’a pas su résoudre les problèmes qu’il se pose, c’est qu’ils ne peuvent être résolus tant qu’ils sont posés dans les termes où il les pose.
Extrait 2 : Représentation du crédit, de la banque et asymétrie de langage entre le réceptionniste et le client [p. 67-78]
2.2.1 – La stratégie du client
2.2.1.1 – L’image que le client a de la banque
21Très rares sont les interviewés capables de donner des activités de la banque une description purement technique (même inexacte ou incomplète) à la façon de celle-ci :
« Une banque sert à placer son argent, à emprunter, à gérer ses intérêts ».
23Dans un grand nombre de cas, le simple énoncé des termes de banque et de banquiers suscite des jugements dévalorisateurs, chez des interviewés qui ne sont pas forcément opposés au crédit. Par exemple, un électricien de 36 ans (CEP) qui a acheté une maison à crédit et s’en trouve fort bien, et qui se dit « pour certaines formes de crédit : voiture, maison », déclare : « la banque c’est des rapports d’argent derrière une glace, ça fait partie du siècle… non… l’argent doit avoir une raison chez les hommes. Je ne suis pas contre l’argent mais contre la banque où on manque de contact ; je me fous éperdument du fonctionnement d’une banque ». Mais le plus souvent, les interviewés de revenus modestes, considèrent que la banque n’est pas faite pour eux : « la banque, ça sert à prêter aux riches, pas aux pauvres » (homme 20 ans employé d’hôtel). Comme dit cet autre interviewé, récemment converti (son mari a pris un compte à la BNCI) : « Je vous avoue qu’avant je n’aimais pas beaucoup ces trucs là. Je croyais qu’il fallait avoir de gros paquets » (Femme 45 ans mari agent hospitalier). Pour les interviewés de revenus modestes, le mot banque n’a pas de signification économique et ne renvoie le plus souvent qu’à des expériences vécues, irrégulières et peu marquantes (j’y suis entré une fois) qui peuvent avoir été faites à l’occasion de l’achat d’un logement. « La banque, on y est allé une fois, au Crédit Lyonnais, pour l’emprunt, c’est tout ce que je connais » (homme 37 ans buandier à la cité hospitalière). L’entrée à la banque correspond le plus souvent à une expérience ancienne, transitoire, et peu marquante : « la banque, j’y suis entré une fois, mais pas pour moi. Il y a longtemps, retirer un chèque. Cela ne représente rien pour moi, je n’y ai pas d’intérêt. Tout le monde peut avoir un compte en banque, mais ne rien avoir sur le compte, ça ne sert à rien. Je n’ai pas de grandeur, je travaille toujours et je n’ai jamais rien (homme 42 ans ouvrier en tissage). « Je suis allée dans une banque pour aller y porter de l’argent de quelqu’un, avant la guerre.
24Une banque ? C’est comme si j’allais à la poste porter un truc ou acheter. Ce sont les commerçants qui travaillent à la banque… les riches, tout ça… (gestes pour expliquer – il s’agit de coffres). A la banque où ils mettent leurs sous, comme ça, ils sont sûr de ne pas y toucher » (femme 56 ans mari mécanicien).
25Si les enquêtés donnent pour la plupart une image dévalorisatrice de la banque, il ne semble pas que l’association soit toujours faite entre la banque et l’organisme de crédit. Il semble que pour la plupart des individus qui ne connaissent pas la fonction économique de la banque, celle-ci se réduit au coffre où l’on va déposer son argent, ou, à l’opposé, évoque l’image de grandes opérations financières (il serait intéressant d’étudier l’influence de certains livres sur l’image que les gens se font du banquier, des romans de Zola par exemple). L’interviewé suivant qui habite un appartement du type « accession à la propriété » payable en 20 ans, ne semble pas faire nettement le rapport entre la banque et la maison de crédit : « il y a sûrement des banques dans l’histoire parce que les banquiers sont des messieurs qui s’intéressent aussi bien aux haricots secs qu’aux maisons ou aux vies humaines » (hommes 36 ans électricien). Il semble mais là encore les précisions manquent, que l’organisme de crédit soit souvent associé aux promoteurs, état ou société privée, plutôt qu’à une banque proprement dite [19]. Mais tout porte à croire que lorsqu’elle est individualisée, la société de crédit entraîne le même type d’attitude, comme en témoigne cet aphorisme d’un enquêté : « les caisses de crédit sont des grippe-sous ».
26On peut tenter de donner une interprétation de cette attitude inquiète et teintée d’agressivité qui est celle des enquêtés vis-à-vis des organismes de crédit. Le client éventuel peut considérer le banquier comme un spécialiste Sans le saisir comme un dépositaire d’une science désintéressée comme celle d’un professeur par exemple, dans la mesure où il appartient à un organisme dont les intérêts sont en jeu, ce qui le rend suspect aux yeux du client éventuel. Ce savoir est donc d’autant plus dangereux pour eux que l’usage qui en est fait n’a rien d’impartial : si les organismes de crédit sont détenteurs du savoir, ils ont intérêt à se servir de ce savoir pour orienter la conduite du client dans le sens qui leur convient et qui ne correspond pas forcément à l’intérêt du client.
27C’est dans la mesure où il détient le savoir que le « marchand de crédit » peut aussi abuser le client : « je n’y connais rien du tout, mais il est certain que cela doit être réglementé. Comme escroquerie, il y a eu le truc des CNL ; ce doit être très facile d’escroquer pour de gens qui connaissent toutes les ficelles, qui ont l’habitude… » (homme 43 ans commerçant).
28On comprend dès lors que ce « dressage » n’est pas seulement l’affirmation d’une volonté, mais qu’il est d’abord un affrontement entre deux volontés que tout oppose. Qui dit affrontement, dit stratégie. La stratégie du client sera d’abord fonction de l’image qu’il a de la banque, du sentiment d’insécurité qui en découle, du désir « de ne pas se faire rouler ». Mais en outre, c’est dans la mesure où le client a plus ou moins conscience que le réceptionniste suit une certaine politique et développe une stratégie préétablie qu’il élabore sa propre stratégie.
2.2.1.2 – Les questions que le client pose au réceptionniste
29Dans ce contexte la démarche incertaine du client, où se trahit un savoir mal assuré fait de notions simples et exprimé par un petit nombre de termes techniques, prend sens et cohérence. Le client prépare une batterie de questions qui n’ont d’autre fin que de constituer une parade à la stratégie que le client prête à l’employé. Il s’agit d’abord de montrer sa connaissance des problèmes du crédit. L’emploi de quelques mots techniques, l’allusion à telle opération particulière suffisant, espère-t-on, pour donner à reconnaître le connaisseur. C’est là un mode d’un rapport plus général, celui qui s’établit entre le non spécialiste et le spécialiste, entre l’automobiliste et le mécanicien par exemple. Devant ce dernier, le client, pour se poser en spécialiste, déverse dans un bref préambule, la totalité de son savoir mécanique, pièces détachées de vocabulaire, dont l’usage immodéré et déplacé, obtient l’effet contraire de l’effet recherché. Le discours redondant qui paradoxalement et par nécessité est fait de litotes et d’allusions, est centré autour de quelques détails isolés. L’attention à ces détails que l’on veut essentiel ne peut que révéler le demi-savoir […].
2.2.1.3 – Le langage des clients face au langage des réceptionnistes
30Les moyens dont disposent clients et employés de la Compagnie bancaire ne sont pas équivalents :
31Grâce à son habitude professionnelle, l’employé de la Compagnie bancaire peut adapter sa stratégie à un ensemble d’informations qu’il détient sur le client ; il suit d’autre part une ligne de conduite établie à l’avance qui prévoit les phrases de la négociation. Celle du client, au contraire, s’exerce en quelque sorte à l’aveugle et sans cohérence réelle. Il faut noter en outre, que le client a conscience de ses ignorances en matière de crédit, et que, même s’il cherche à en faire accroire, il sait bien que son interlocuteur est rompu aux problèmes financiers, donc, prompt à déceler les lacunes de son information. Mais c’est surtout au niveau du langage que ces inégalités peuvent être appréhendées. Les propos des réceptionnistes, et particulièrement les questions qu’ils posent aux clients éventuels et qui portent sur la vie privée de ceux-ci, ne sont pas formulés dans le langage habituel des rapports personnels. Dire que téléphonistes et réceptionnistes font un grand usage de termes techniques propres à la langue de la banque ne suffit pas. C’est tout le vocabulaire, le style, la rhétorique des employés de la Compagnie bancaire qui renvoient à l’univers bureaucratique. Chaque terme a un sens restreint et spécialisé qui évoque l’univers bancaire. Il en est par exemple ainsi du « coût total de l’opération » que les clients éventuels traduisent communément par « prix total de l’appartement » [20]. Ce langage permet de décrire la vie privée des clients éventuels de façon abstraite et impersonnelle en n’en retenant que ce que la banque doit connaître pour établir son barème.
32La plupart des particuliers qui téléphonent, se présentent ou écrivent à la Compagnie bancaire, emploient au contraire le langage utilisé communément dans les rapports concrets et personnels de la vie quotidienne. Comme on l’a vu, le fait que le client éventuel emploie parfois un vocabulaire technique, n’a pas en soi de signification : les termes du jargon bancaire sont souvent contredits par le reste du discours et son vocabulaire. Les demandeurs savent employer certains termes dans un certain contexte : on sait par exemple que la locution « prime à mille » s’applique à son cas particulier sans pour cela en connaître le sens véritable. En guise de vérification, nous avons téléphoné à d’importantes maisons de crédit, en employant dans la conversation des termes dont nous ne connaissions pas alors le sens exact, mais dont nous savions qu’ils étaient plausibles dans un certain contexte. Une réponse en termes techniques et d’ailleurs incompréhensible pour un profane nous fut chaque fois donnée.
33La supériorité de l’employé de la Compagnie bancaire consiste essentiellement en ce qu’il dispose de deux langages alors que le client éventuel n’en possède qu’un seul. En effet, comme on l’a vu, l’employé a la possibilité d’utiliser le langage des rapports bureaucratiques et un vocabulaire technique ; il peut aussi utiliser le langage des rapports personnels. Tandis que le client, au contraire, ne peut employer qu’un seul langage, celui qui lui sert quotidiennement à l’expression des rapports personnels. Aussi la communication prend-elle la forme d’un va-et-vient d’un langage à l’autre. Lorsque l’employé de la Compagnie bancaire emploie le langage technique, propre à l’expression des rapports bureaucratiques (ce qui est généralement le cas au début de la communication), il traduit en langue technique ce que lui dit le client ; celui-ci au contraire, traduit ce que lui dit l’employé de la Compagnie bancaire en langage commun.
2.2.2 – La stratégie du réceptionniste
2.2.2.1 – Les questions que pose le réceptionniste
34Le client de la Compagnie bancaire, on l’a vu, fait subir par ses questions une sorte de test à l’employé. Pourtant la situation concrète ne répond pas à ses attentes : en réponse à ses questions, il espère une réponse, claire ou embrouillée, peu importe. Or, au contraire de ce qui semble se passer dans d’autres maisons de crédit [21] les questions du client suscitent de la part de l’employé une série de questions appelées par la nécessité d’adapter les prêts à la situation de chacun. La « personnalisation », en déplaçant le débat, en le centrant sur les caractéristiques individuelles du client, est aussi un moyen d’écarter les questions générales ou les questions tests. Le client qui voulait, si faiblement que ce soit, mettre en question le spécialiste et ses propositions, est lui-même soumis à des questions. D’examinateur, il devient examiné ; de client qui peut s’adresser à la concurrence, humble solliciteur qui attend qu’on veuille bien statuer sur son cas.
35On voit donc comment cette première série de questions que pose le client, sorte de piège dont la fonction est d’abord défensive vient se briser contre l’interrogatoire que lui fait subir le réceptionniste et qui porte cette fois sur sa vie privée. En effet, toute réponse suppose que le client accepte de s’engager davantage dans le processus de communication. Ne pouvant refuser de donner des renseignements d’ordre privé, même s’il y rechigne, puisque c’est à cette seule condition que l’on peut répondre aux questions qu’il a lui-même posées, le client est contraint, bon gré, mal gré, de se découvrir.
Extrait 3 : Dépenses consacrées au logement par les ouvriers [p. 176-182]
2.1.1.3 – Les ouvriers et les employés
36De même que l’on a comparé le comportement des patrons de l’industrie et du commerce avec celui des catégories les plus élevées de la classe intermédiaire, cadres supérieurs et professions libérales, de la même manière, on comparera le comportement des ouvriers avec celui des employés et des cadres moyens [22].
37En chiffre absolu, les opérations réalisées par les ouvriers sont d’un coût inférieur à celles que réalisent les employés et les cadres moyens. (M= 34 000 au lieu de M = 44 000). Pourtant, proportionnellement au revenu, la dépense de logement est la même chez les ouvriers et dans la catégorie III (cf. appendice IV, tableaux 1 et 2) : les ouvriers ont en moyenne 44 % du revenu global des catégories III et IV, et leurs dépenses de logement équivalent également à 44 % des dépenses globales de ces catégories. Ces chiffres sont intéressants car ils suggèrent que les dépenses des ouvriers en matière de logement ne sont pas limitées par la modicité de leurs exigences mais par la pression de besoins dont la satisfaction est plus urgente. Ce sont là des indications fragiles que l’on n’utilisera qu’avec prudence, mais qui sont l’occasion de rappeler les résultats de quelques études récentes. Ces études se réfèrent à la thèse d’Halbwachs sur la modicité des exigences concernant le logement chez les ouvriers. En fait, une évolution semble s’être dessinée depuis quelques années. Il semble que, dès qu’ils sont libérés des besoins primaires, les ouvriers aspirent primordialement à une habitation confortable. Ainsi une enquête dont les résultats ont été exposés par J. Larrue dans un article récent fait apparaître l’importance des aspirations à une habitation confortable chez les ouvriers [23]. Interrogés sur le type de loisir qu’ils envisageraient au cas où leurs conditions de vie se transformeraient, 33 % des ouvriers parlent spontanément de l’habitation (ces réponses inattendues à une question qui ne les appelait nullement étant d’autant plus significatives). Les uns aspirent à la propriété d’une petite maison, les autres à un logement confortablement installé : « surtout être chez soi, c’est la chose primordiale, avec un bon intérieur » ; « une maison, un jardin, on a la satisfaction d’avoir quelque chose de propre, un chez soi, bien à soi » ; « nous consacrerions plutôt notre argent à l’intérieur, chaque fois que nous faisons une dépense, c’est pour l’intérieur ». Pierre Belleville constate même que les efforts et les espoirs des familles ouvrières se concentrent sur l’habitation [24] et la volonté ouvrière de se mieux loger lui semble être un trait marquant de la mentalité actuelle. Contrairement aux affirmations de Halbwachs, qui constatait le faible montant des dépenses de logement et le faible développement des besoins en ce domaine, l’ouvrier contemporain introduit à la connaissance médiate (par les moyens de communications de masse) ou immédiate du confort, autrement réservé aux hautes classes et inconnu de lui, aspire fondamentalement à une vie familiale meilleure donc à un meilleur logement. On peut supposer que ces aspirations se renforceront à mesure que s’élèvera le niveau de vie, puisque l’on constate déjà des différences significatives entre les ouvriers spécialisés et les ouvriers qualifiés ou les contremaîtres.
38Il ne faut pas se hâter de conclure, cependant, à une identité de comportement vis-à-vis du logement chez les ouvriers et les membres de la catégorie III. Cette apparente similitude doit être pondérée par la prise en considération du nombre de personnes actives par famille (appendice IV, tableau 5) : alors que 53%des femmes d’employés ou de cadres moyens travaillent, ce n’est le cas que pour 37% des femmes d’ouvriers. Sans doute peut-on attribuer, du moins en partie, à cet écart dans le nombre de personnes actives par famille, les différences de revenu global que l’on peut observer entre les catégories III et IV. On peut donc se demander si le montant total des opérations réalisées par les employés est plus important parce que la femme travaille, ou si la femme travaille parce que les besoins (et entre autres le besoin de logement) sont plus difficilement satisfaits. Les normes qui définissent le bon logement et celles qui favorisent le travail des femmes sont-elles indépendantes, ou bien liées par une relation causale, ou encore partie du même ensemble, éléments d’une constellation d’attitudes renvoyant à un style de vie.
39Il se pourrait que ce que l’on avait pris tout d’abord pour une similitude de comportements appartienne en fait à deux attitudes en face du monde, à deux styles de vie fondamentalement autres, ces différences ne se laissant pas appréhender au seul niveau des attitudes vis-à-vis du logement, mais aussi à un niveau supérieur, défini par plusieurs variables (cf. appendice IV, tableaux 5, 5 bis, 1, 2, et 3 bis).
40Les ouvriers clients de la Compagnie bancaire ont un revenu moyen plus bas (M : 1250) que le revenu moyen de la catégorie III (M : 1575). D’autre part, ils achètent des appartements d’un prix moyen inférieur à celui des cadres moyens et employés (M : 34000 F et M : 44 000 F). Ils font pourtant des emprunts d’un montant aussi élevé que les individus de la catégorie III : (13 478 F au lieu de 13 548 F). La considération de ces différences suggère que la propension à emprunter varie avec les catégories socio-professionnelles.
41On se souvient d’autre part que, par rapport à leur nombre dans la population urbaine française, les ouvriers étaient très peu représentés parmi les clients de la Compagnie bancaire et qu’ils utilisaient en moins grande proportion le crédit que les employés ou les cadres moyens. Donc, bien qu’utilisant rarement le crédit, ceux qui l’utilisent demandent des crédits plus forts que les cadres moyens ou les employés qui, eux, en font un très grand usage.
42Si l’on se souvient de ce qui a été dit des patrons de l’industrie et du commerce et des cadres supérieurs et professions libérales, il semble que, à l’intérieur d’une catégorie socio-professionnelle, plus le recours au crédit est exceptionnel, plus le montant en est élevé, et vice versa.
43Sans que, de toute évidence, l’explication proposée pour les cadres supérieurs puisse être reprise pour les ouvriers, il semble néanmoins que, dans certaines catégories socio-professionnelles, le crédit soit d’usage courant, donc intégré dans la logique du système de normes propre au groupe et relativement contrôlé, dans certaines limites, tandis qu’en d’autres catégories situées aux deux extrêmes, il présente un caractère d’exception et le montant en est plus élevé.
44En ce qui concerne les ouvriers on nous permettra de proposer une hypothèse : les ouvriers ne cherchent pas habituellement à devenir propriétaires, et donc à employer le crédit ; mais lorsqu’un cas de force majeure (expulsion, augmentation prohibitive du loyer), les oblige à devenir propriétaires, ils sont obligés, bien qu’achetant des logements d’un prix assez bas, de contracter des crédits relativement importants.
45On voit donc que le pourcentage du crédit dans le montant total de l’opération varie semble-t-il à l’intérieur de seuils qu’il faudrait définir, ces seuils délimitant grosso modo trois catégories : une catégorie A dont feraient partie les patrons caractérisée par la covariation positive du montant de l’opération et du montant du crédit ; une catégorie C dont feraient partie les ouvriers caractérisée par une covariation négative puisque quand le montant de l’opération diminue, la part du crédit augmente ; enfin une catégorie médiane B (cf. appendice IV, tableaux 1, 2, 5 et 5 bis).
46On nous permettra encore une remarque quant à la durée du crédit souscrit. Alors qu’elle est indépendante du revenu des emprunteurs, elle varie avec le montant du crédit d’une part et la catégorie socio-professionnelle d’autre part. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, quand le montant du crédit s’élève, la durée s’abaisse. D’autre part il semble que ce soit dans les catégories socio-professionnelles les plus élevées, que la durée du crédit soit la plus courte. Ce comportement ne serait pas tant lié à des variables purement économiques, qu’à la catégorie socio-professionnelle et au statut.
Notes
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[1]
Christian Topalov, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la FNSP, 1987.
-
[2]
La pagination indiquée dans le corps du texte correspond à la pagination originale du rapport de Luc Boltanski et Jean-Paul Chamboredon.
-
[3]
Quelques citations peuvent néanmoins être trouvées dans des travaux sur la sociologie économique : Richard Swedberg, « The Economic Sociologies of Pierre Bourdieu », Cultural Sociology, vol. 5, no 1, 2011, p. 67-82 ; Hélène Ducourant et Fabien Eloire, « Entretien avec Monique de Saint Martin », Revue française de socio-économie, vol. 13, no 1, 2014, p. 191-201 ; Marie-France Garcia-Parpet, « Marché, rationalité et faits sociaux totaux : Pierre Bourdieu et l’économie », Revue française de socio-économie, vol. 13, no 1, 2014, p. 107-127 ; Jean-Noël Jouzel, « Je vais à la banque des fois », Revue des sciences imaginaires, vol. 18, no 2, 2017.
-
[4]
Gilles Laferté, Paul Pasquali et Nicolas Renahy (dir.), Le laboratoire des sciences sociales, Paris, Raisons d’agir, 2018.
-
[5]
Celles-ci existent au Centre de sociologie européenne, mais malgré nos demandes, nous n’avons pu les consulter.
-
[6]
Hubert Bonin, Histoire de la Banque et des banquiers, Paris, Larousse, 1992.
-
[7]
Alain Chatriot, « Protéger le consommateur contre lui-même. La régulation du crédit à la consommation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 91, no 3, 2006, p. 95-109 ; Sabine Effosse, Le crédit à la consommation en France, 1947-1965 : de la stigmatisation à la réglementation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2014.
-
[8]
Hélène Ducourant, Jeanne Lazarus, « Le crédit dans la société salariale et dans la sociologie. À propos de la Banque et sa Clientèle (Bourdieu, Boltanski, Chamboredon, 1963) », Working Paper du LATTS, no 18-13, avril 2018 ; Roger Goetze, Sabine Effosse, Entretiens avec Roger Goetze : un financier bâtisseur, 1957-1988, mémoire, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2007.
-
[9]
C. Topalov, Le logement en France, op. cit.
-
[10]
Luc Boltanski est revenu sur cette “expérience” dans un entretien : Luc Boltanski, « La cause de la critique. Entretien avec Luc Boltanski », Raisons Politiques, vol. 3, 2000, p. 159-184.
-
[11]
Maurice Halbwachs, Christian Baudelot, Le destin de la classe ouvrière, Paris, PUF, 2011.
-
[12]
Pierre Belleville, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, éd. Julliard, 1963.
-
[13]
C. Topalov, Le logement en France, op. cit.
-
[14]
Robert Castel, La métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
-
[15]
Lizbeth Cohen, 2004, « A Consumers’ Republic : The Politics of Mass Consumption in Postwar America », Journal of Consumer Research, vol. 31, no 1, 2004, p. 236-239 ; Monica Prasad, The Land of too much, American Abundance and the paradox of poverty, Boston, Harvard University Press, 2012.
-
[16]
L’analyse de l’argent conduit très rapidement à se poser la question des conditions morales de ses usages. Viviana Zelizer a systématisé cette analyse en 1994, mais avant le rapport, les travaux de Weber, Simmel, ceux d’Elias, de Halbwachs, voire de Bataille ont déjà apporté de nombreux éléments d’analyse à ce sujet.
-
[17]
Paul Langley, The Everyday Life of Global Finance, Oxford, Oxford University Press, 2009.
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[18]
Les notes de bas de page qui apparaissent dans le texte sont originales.
-
[19]
Tel client dit au téléphone avoir « acheté son appartement au Crédit Foncier ».
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[20]
Il serait peut-être intéressant, par une analyse des conversations téléphoniques, d’établir une liste de mots les plus mal compris, qui ne sont pas forcément ceux dont l’allure est la plus technique.
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[21]
À titre d’expérience, nous avons téléphoné à plusieurs autres maisons de crédit, en nous présentant comme un jeune enseignant en quête d’un logement. Chez « immobilia », par exemple, sans nous poser aucune question, on nous fit une réponse de ce genre : « nos prêts s’élèvent à 60% du prix de l’appartement, remboursable en 8 ans, le taux étant de 9,5 % ».
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[22]
Pour simplifier, on appellera la catégorie cadres moyens : III, et la catégorie ouvriers : IV
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[23]
Janine Larrue, « Loisirs ouvriers et participations sociale », Sociologie du travail, janvier mars 1963, pp. 45-64.
-
[24]
Pierre Belleville, La sidérurgie lorraine et son prolétariat, Les Temps modernes, avril 1962.