Notes
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[1]
Plusieurs des contributions au dossier sont issues de communications au colloque « Histoire des éducations dans et hors l’école » (Université Pasquale Paoli, Corte, octobre 2014) organisé par l’ATRHE (Association trandisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation).
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[2]
Ran Halévy, Le savoir du Prince, Paris, Fayard, 2002.
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[3]
Luciano Canfora, Une profession dangereuse : les penseurs grecs dans la cité, Paris, Desjonquères, 2001.
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[4]
Marie-Madeleine Compère, Du Collège au lycée, 1500-1850, Paris, Gallimard, 1985.
1Par-delà la diversité des périodes considérées et des sujets abordés, les contributions au dossier « Changer l’éducation, changer la société » partagent une même problématique générale [1]. L’éducation a-t-elle vocation à changer la société, quel est son pouvoir et quelles en sont les limites, ou, au contraire, faut-il se résigner à considérer qu’elle ne fait que l’exprimer ? La sociologie durkheimienne se tient sur l’arête tranchante de ce problème, quand elle insiste sur l’influence des générations présentes sur les plus jeunes. Car elle s’interroge aussi sur l’avenir de l’individualisme et de la solidarité, et sur la manière dont l’éducation, et en particulier l’éducation scolaire, doit s’emparer de la production du lien social. Encore plus en amont, il s’agit d’un problème caractéristique de la modernité, sur lequel Durkheim a posé sa marque de manière indélébile, mais qui doit toujours être reposé. L’éducation dans le monde moderne est habitée par une tension entre des finalités opposées. De manière schématique, une première finalité de l’éducation est la reproduction de l’existant (le sens du terme reproduction n’étant pas limité à la transmission de capital social et culturel, usage consacré par Bourdieu). Si elle consiste à projeter sur les enfants et les générations montantes un idéal propre aux adultes, à transmettre un acquis, qu’il soit intellectuel, moral ou patrimonial, elle est d’abord tradition, sauvegarde des mœurs, des dispositions, des institutions présentes. C’est la conception qui a effectivement prévalu pendant une grande partie de l’histoire, sans que la question des finalités de l’éducation soit toujours explicitement formulée. Du moins, quand le but de l’éducation était interrogé dans cette configuration, ce ne pouvait être que sous le signe d’une exigence particulière, comme le montrent les exemples précieux fournis à la réflexion par le livre de Ran Halévy, Le savoir du Prince [2]. Résumant le point de vue médiéval sur le sujet, l’ouvrage s’ouvre sur la phrase « Un roi sans instruction est un âne couronné », et le raccourci est plein de pertinence : pour certains, en fonction des tâches qui leur échoient, l’éducation doit viser l’excellence des talents, sans considération, il faut le souligner, pour ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme le droit d’être soi, les besoins de l’enfant et les limites imposées par son développement. Ainsi le maniement des armes et l’équitation imposaient aux élites sociales, de façon précoce, des contraintes très lourdes. La réflexivité éducative n’avait aucunement comme but dans un tel contexte intellectuel et social de « changer la société », elle visait plutôt à ce que chacun soit à sa place, et digne de l’occuper.
2 Mettre chacun à sa place, cela fait écho à la conception platonicienne de la justice. Platon avait déjà élaboré, dans le ciel des Idées, une République dans laquelle l’éducation avait un rôle différent de la répétition du même : qu’il s’agisse de l’éducation d’une élite de philosophes voués à gouverner, ou de la fameuse éducation des gardiens qui propose un premier communisme, qui réglait de façon particulièrement radicale la question de l’égalité homme-femme, si propice aux utopies. L’éducation s’y trouve être un élément d’un modèle distant de la société telle qu’elle est : porteur d’une critique du présent, ce modèle est déjà voué à inspirer l’avenir. Cependant, ce dessein n’était pas encore articulé à l’Histoire, et le hiatus entre idée et réalité semble irréductible dans la philosophie platonicienne, et sans doute aussi dans l’expérience même de Platon [3]. On peut tout de même voir là l’irruption d’une autre manière de concevoir le but et la nature de l’éducation, sous le signe de la transformation sociale. C’est beaucoup plus tard, chez Jean-Jacques Rousseau, et plus largement, avec la philosophie des Lumières, que s’ouvre la possibilité d’une deuxième grande finalité pour l’éducation : il est alors devenu pensable que la société, ni ordre immuable, ni résultat fatal du hasard ou d’une volonté surnaturelle, peut et doit changer sous l’impulsion de la raison, de la morale, qui critiquent, expliquent et dénoncent l’état social existant. Il n’y a alors plus seulement une différence entre l’idéal et la réalité, de décalage entre le souhaitable et le possible, entre le bien et les compromis imposés par l’imperfection du réel. Il peut y avoir mouvement et projet, transformation à partir de la critique. Dans le même temps, l’éducation n’est plus l’élément parmi d’autres d’un idéal, elle devient potentiellement le moyen de la transformation, du progrès. Un processus historique tourne l’éducation vers la construction de l’avenir plutôt que vers la reproduction et la conservation du passé. Inversement, l’avenir, le progrès, quelle que soit la manière dont on les envisage, peuvent devenir la source lointaine et différée des idéaux éducatifs. Si changer l’éducation, c’était changer la société ? Et si, loin de se limiter à recevoir un héritage, les générations montantes étaient les agents de l’histoire ? L’enfance et la jeunesse se sont vues attribuer à la faveur de ce retournement une valeur nouvelle.
3 Ce retournement porte avec lui le problème épineux de l’école : la modernité, depuis le XVIIe siècle au moins, se caractérise par l’extension de l’école, au départ à partir des appendices de la Sorbonne, les « collèges » [4]. Mais une éducation transformatrice de la société doit-elle obligatoirement passer par l’école ? L’idée est devenue familière, mais elle ne va pas de soi. N’est-ce pas là, au-delà des idéaux de l’émancipation individuelle et, aussi bien, de l’éducation populaire, favoriser l’instrument d’un Etat hégémonique et même intrusif contre les ressources du corps social ? Changer l’éducation dans cette perspective scolaro-centrée, cela ne conduit-il pas à créer, voire à imposer l’école contre d’autres forces présentes hors de l’école ? Parmi ces forces, la langue a été l’enjeu de conflits douloureux. Les acteurs de l’école, comme le montre l’histoire du syndicalisme enseignant, ont cultivé des visions différentes de l’articulation éducation/société. Changer la société, serait-ce changer l’école ? Serait-ce la contourner, pour revaloriser les sources d’éducation hors de l’école ? Ou penser leur complémentarité, comme chez Decroly ?
4 Quoi qu’il en soit de ces débats, le changement dans l’éducation n’a souvent pas relevé d’un choix volontaire. Car il s’est effectué aussi sous la pression des faits : la modernité a, certes, élaboré des projets ambitieux de réforme sociale et des projets non moins ambitieux de changements éducatifs. Mais nouveautés et inventions ont été dues, aussi, à l’aiguillon de la nécessité, à des tentatives effectuées dans l’urgence de réparer les failles et échecs de nos sociétés, comme lorsque la délinquance sollicite l’éducation. Nous espérons que les articles présentés dans ce dossier renouvellent le questionnement sur les finalités de l’éducation, et en conséquence sur les conditions dans lesquelles le lien entre éducation et société peut être pensé.
Notes
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[1]
Plusieurs des contributions au dossier sont issues de communications au colloque « Histoire des éducations dans et hors l’école » (Université Pasquale Paoli, Corte, octobre 2014) organisé par l’ATRHE (Association trandisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation).
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[2]
Ran Halévy, Le savoir du Prince, Paris, Fayard, 2002.
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[3]
Luciano Canfora, Une profession dangereuse : les penseurs grecs dans la cité, Paris, Desjonquères, 2001.
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[4]
Marie-Madeleine Compère, Du Collège au lycée, 1500-1850, Paris, Gallimard, 1985.