Notes
-
[2]
Sur Maurice Maignen (1822-1890), voir Charles Maignen, Maurice Maignen, directeur du Cercle Montparnasse et les origines du mouvement social catholique en France. 1822-1890, Paris, Lethielleux, 1927, 2 vol., et Richard Corbon, Maurice Maignen, frère de saint Vincent de Paul. 1822-1890, apôtre du monde ouvrier, Paris, Téqui, 2003.
-
[3]
Officier, prisonnier à Aix-la-Chapelle en 1870 où il fait la connaissance de René de La Tour du Pin, il est touché par les idées sociales de l'évêque de Mayence Mgr von Ketteler. À son retour en France, il participe à la répression de la Commune et à la fondation — l'idée et l'impulsion revenant incontestablement à Maurice Maignen — avec le légitimiste René de La Tour du Pin Chambly de la Charce, Maurice Maignen et quelques autres, de l'Œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers en décembre 1871. Il se fait ensuite connaître notamment par ses discours contre le libéralisme économique et contre-révolutionnaires (« Nous sommes la Contre-Révolution irréductible » dit-il dans le discours, préparé par Maurice Maignen, qu'il prononce à Chartres le 8 septembre 1878). On se reportera naturellement à la thèse de Philippe Levillain, Albert de Mun. Catholicisme français et catholicisme romain, du Syllabus au Ralliement, Rome, École Française de Rome, 1983.
-
[4]
Albert de Mun, Ma vocation sociale, Paris, Lethielleux, 1908, p. 63.
-
[5]
Edme-Armand-Gaston d'Audiffret-Pasquier (1823-1905), maître des requêtes au Conseil d'État, membre du conseil d'administration des mines d'Anzin et directeur du complexe industriel de Decazeville qu'il a hérité de son père, est brillamment élu député de l'Orne en février 1871. Il devait contribuer, en mai 1873, à la chute d'Adolphe Thiers et assurer la présidence de l'Assemblée du 15 mars 1875 au 4 juin 1876, date à laquelle il est élu sénateur inamovible.
-
[6]
Voir infra. Il est donc à noter que le texte de la déposition d'Alfred Mame est publié pour la première fois.
-
[7]
Denis-Aimé-René-Emmanuel Benoist-d'Azy (1796-1880) est alors député de la Nièvre après avoir été député de ce même département entre 1841 et février 1848, puis du Gard de mai 1849 à décembre 1851. Il avait fait partie des opposants au coup d'État du 2 Décembre 1851. L'un de ses fils, Paul (1823-1898), est un fervent partisan de Le Play.
-
[8]
Charles-Ange de La Monneraye (1812-1904), député du Morbihan au Corps législatif de mai 1869 à septembre 1870, siégeant au centre-gauche, puis à la Chambre représentant du même département de février 1871 à mars 1876, cette fois dans les rangs de l'extrême-droite, demandant notamment, durant ce mandat, le rétablissement de la monarchie et signant, avec d'autres députés, une adresse de soutien au pape Pie IX. Il fut ensuite sénateur du Morbihan jusqu'en 1894.
-
[9]
Sur Armand de Melun, l'un des pionniers du catholicisme social et fondateur de la Société d'économie charitable, on lira avec profit l'ouvrage d'Amédée d'Andigné, Un apôtre de la charité. Armand de Melun, 1807-1877, Paris, NEL, 1961.
-
[10]
Parmi les quatre vice-présidents, seul Nicolas Ducarre (1819-1883), député du Rhône et qui est choisi en 1875 pour être le rapporteur des travaux de la Commission (Rapport fait au nom de la Commission d'enquête parlementaire sur les conditions du travail en France : salaires et rapports entre ouvriers et patrons [2 août 1875], Lyon, Mougin-Rusand, 1877), sort du lot. Conseiller municipal à Lyon, il est franc-maçon, étant membre de la Loge du Parfait-silence de cette ville. Opposant à l'Empire de Napoléon III, il est élu député en février 1871, et siège alors avec la gauche républicaine jusqu'en février 1876, où il refuse de se représenter. Sur le rapport présenté par Ducarre en 1875, nous renvoyons à notre Maurice Maignen et la Contre-révolution. Pensée et Action d'un catholique social, 1871-1890, mémoire de maîtrise sous la direction de Michèle Cointet, université de Tours, 2004.
-
[11]
Édouard-Pierre-Michel de Cazenove de Pradines (1838-1896), député du Lot-et-Garonne de février 1871 à mars 1876, puis de la Loire-Inférieure de septembre 1884 à sa mort. Fervent monarchiste, il siège à l'extrême-droite de 1871 à 1876.
-
[12]
Lucien Brun (1822-1898) est élu député en 1871. Il peut être considéré comme le principal représentant du comte du Chambord à la Chambre. Il fait partie des plus proches du dernier des Bourbons, lui servant en quelque sorte de conseiller politique. Il le pousse notamment à ne pas transiger sur les principes lors de la fameuse affaire du « drapeau blanc » en 1873. Sur ce personnage, voir Gersende Le Jariel des Chatelets, Lucien Brun ou le légitimisme absolu. 1822-1898, thèse de doctorat d'histoire, université de Lyon III, 2001.
-
[13]
Édouard-Jean-Baptiste-Henri Morisson de La Bassetière (1825-1885), député de la Vendée de février 1871 à sa mort, siège à l'Assemblée à l'extrême-droite. Mais il se montre particulièrement sensible à la question sociale, n'hésitant pas à soutenir l'Œuvre des Cercles catholiques dès ses débuts.
-
[14]
Louis-Gabriel-César de Kergorlay (1804-1880) est député de l'Oise de 1871 à 1876, et siège dans le groupe de l'Union des Droites.
-
[15]
Marie-Camille-Alfred de Meaux (1830-1907), est député de la Loire de 1871 à 1876, siégeant au centre-droit. Il était le gendre de Charles de Montalembert, collaborant un temps au Correspondant.
-
[16]
Léonce-Raymond-Élisabeth-Alexandre de Guiraud (1829-1873), député de l'Aude de février à septembre 1870, puis de février 1871 à juillet 1873. Républicain modéré après avoir été de tendance légitimiste, il siège au centre-gauche. En décembre 1871, aux côtés d'Albert de Mun, Émile Keller, René de La Tour du Pin, Maurice Maignen et quelques autres, il fit partie des signataires de l'Appel aux hommes de bonne volonté, qui proclamait la volonté de ces hommes d'étendre à toute la France la création de cercles ouvriers, sur le modèle de celui fondé par Maignen à Paris, 126 boulevard Montparnasse. Aux dires d'Albert de Mun, c'est peut-être par L. de Guiraud qu'il avait découvert l'existence du cercle Montparnasse et de Maignen, décidant de bien des choses pour son avenir (Ma vocation sociale, op. cit., p. 61).
-
[17]
Albert-Pierre-Louis Decrais (1838-1915), avocat au barreau de Paris devient préfet d'Indre-et-Loire en 1871 avant de partir pour les Alpes-Maritimes en 1874. Il fut notamment ambassadeur de France près l'Italie en 1882, puis brièvement en 1886 à Vienne puis à Londres, député de la Gironde de 1897 à 1903 et ministre des colonies de 1899 à 1902.
-
[18]
« La commission constituée pour procéder à une enquête sur les conditions du travail en France m'a adressé une série de questions sur la grande et la petite industrie. Les renseignements dont je dispose ne me permettant pas de répondre à une partie de ces questions, permettez-moi, Monsieur le Maire, d'avoir recours à votre obligeance et de vous prier de vouloir bien me mettre en mesure, en ce qui concerne la ville de Tours, de répondre à la commission », Archives départementales d'Indre-et-Loire [AD 37 désormais], 10M4, Commission d'enquête sur les conditions du travail en France. 1872-1873, lettre du préfet d'Indre-et-Loire au maire de Tours, n° 5510, minute, 24 août 1872.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
« 1° Quelles sont les grandes industries du département ? — Celles qui paraissent avoir ce caractère à Tours, 1° Grands ateliers d'imprimerie et de reliure de la maison Mame. [...] ». AD 37, 10M4, Commission d'enquête sur les conditions du travail en France. 1872-1873, Département d'Indre et Loire, Mairie de Tours, Secrétariat, n° 2193, Objet : Enquête sur les conditions du travail en France, réponses au questionnaire, 30 novembre 1872.
-
[21]
Nous ne possédons malheureusement pas la demande adressée à Mame. Le dossier des archives départementales ne contient rien de tel ; sans doute lui fut-elle envoyée directement par la commission.
-
[22]
Né en 1821, il est député de la Mame, siégeant au centre-gauche, de 1871 à 1876. Il meurt en 1889.
-
[23]
Né en 1826, il est député de la Mame, siégeant dans le groupe de la Gauche républicaine, de 1871 à 1876. Il meurt en 1899.
-
[24]
Jean-Baptiste-André Godin (1817-1888) est député de l'Aisne de 1871 à 1876, siégeant avec la Gauche républicaine. Très sensible à la question sociale, fortement inspiré par Fourrier, il tente d'améliorer la condition de vie de ses ouvriers en construisant le familistère de Guise et le Palais social. Sur le familistère de Guise et la personnalité de Godin, on se reportera utilement à l'ouvrage de Michel Lallement, Le travail de l'utopie. Godin et le familistère de Guise, biographie, Paris, Les Belles Lettres, 2009.
-
[25]
Archives jésuites (Vanves), papiers du P. Ramière, ERTm 65, lettre de F. Le Play à H. Ramière, 2 février 1873 (aimablement communiquée par Matthieu Brejon de Lavergnée).
-
[26]
« [T]out ce qui se pratique de nos jours pour conserver la paix et le bien-être est en vigueur chez moi. Je ne crois pas que mes ouvriers consultés aient jamais signalé une lacune », ibid.
-
[27]
« Second vice : le régime actuel du suffrage agite sans relâche les familles qui sont calmes en apparence et retenues jusqu'à présent dans l'obéissance. L'agitation est entretenue par les journaux (prétendus populaires) qu'elles se croient obligées de lire sans aucune satisfaction en vue de remplir avec discernement leurs devoirs civiques », ibid.
-
[28]
Cf. infra.
-
[29]
Léon Harmel développe son activité de filature en Champagne, au lieu-dit Le Val des Bois, organisant son usine sur un modèle assez semblable à la cité Mame, vivant au milieu de ses ouvriers, considérant ceux-ci comme sa propre famille. Les ouvriers possèdent très tôt leur caisse des économies et leur caisse de secours, et Harmel les fait participer à différents conseils au sein de son entreprise. Plus globalement, sur la personnalité et l'œuvre de ce catholique social, signalons, parmi les nombreuses études réalisées, les deux volumes du jésuite Georges Guitton (Léon Harmel. 1829-1915, Paris, Action populaire/Spes, 1933, 2 vol.), et les travaux de Pierre Trimouille (Léon Harmel et l'usine chrétienne du Val des Bois. 1840-1914, fécondité d'une expérience sociale, Lyon, Centre d'histoire du catholicisme, 1974).
-
[30]
Voir, à l'inverse, dans les courriers de Mame cités par Edouard Vasseur, le souci de ne pas publier de textes portant atteinte à la religion.
-
[31]
Déposition transcrite par M. Dumont.
-
[32]
Ou puni, le mot étant difficilement lisible sur le manuscrit original.
1Les violences commises sous la Commune, puis les grandes grèves industrielles de la fin de l'année 1871 et du début 1872, manifestent très clairement l'existence de problèmes au sein de la classe laborieuse et dans les relations entre les patrons et leurs ouvriers. On se souvient de cette terrible phrase lancée par Maurice Maignen, catholique social, fondateur et directeur du Cercle d'ouvriers du Montparnasse [2], au jeune Albert de Mun [3] qui avait demandé à le rencontrer dans le courant de l'année 1871 :
Mais qui est responsable ? Ce n'est pas le peuple, le vrai peuple, celui qui travaille, celui qui souffre ! Les criminels qui ont brûlé Paris n'étaient pas de ce peuple-là. Mais celui-là, qui de vous le connaît ? Ah ! Les responsables ! Les véritables responsables ! c'est vous, ce sont les riches, les grands, les heureux de la vie [...] qui passent à côté de ce peuple sans le voir, sans le connaître, qui ne savent rien de son âme, de ses besoins, de ses souffrances [4].
3Devant le danger potentiel que représentent pour la société les revendications ouvrières, l'Assemblée nationale met sur pied une commission d'enquête, chargée d'étudier les conditions de vie des ouvriers et de déterminer quels remèdes pourraient être apportés par la loi. Sur proposition du duc d'Audiffret-Pasquier [5], représentant des intérêts orléanistes et qui s'intéresse fortement à la question sociale, le principe d'une commission parlementaire est adopté le 24 avril 1872 par un projet de loi en trois articles.
4Le premier article stipule la création d'une commission d'enquête, composée de quarante-cinq membres, afin d'étudier la condition des ouvriers en France.
5L'article 2 indique que « la Commission aura faculté de s'adjoindre avec voix consultative les personnes étrangères à l'Assemblée dont elle jugera le concours utile ».
6L'article 3 note pour sa part que les dépositions seront sténographiées et publiées, ce qui fut fait pour la plupart d'entre elles, à l'exception de celle d'Alfred Mame. Celui-ci considère en effet qu'« il y a des vérités qu'on peut dire un jour aux ouvriers, en particulier, mais qui seraient de nature à les froisser, si elles étaient publiées dans un journal. » [6]
7Une dizaine de jours après l'adoption de cette proposition de loi, le 8 mai 1872, la Commission d'enquête sur les conditions du travail en France est officiellement constituée, sous la présidence d'Audiffret-Pasquier. Sa composition reflète celle de l'Assemblée, majoritairement conservatrice. En effet, outre Audiffret-Pasquier, on y trouve les comtes Benoist-d'Azy [7], de La Monneraye [8] et le vicomte Armand de Melun [9] parmi les vice-présidents [10], Cazenove de Pradines [11] est l'un des secrétaires. Parmi les membres, on distingue notamment Lucien Brun, fidèle jusqu'au bout au comte de Chambord [12], le vicomte de La Bassetière [13], le comte de Kergorlay [14], le vicomte de Meaux [15] ou encore le baron Léonce de Guiraud [16].
8Enfin, la Commission parlementaire devait décider de subdiviser ses travaux en trois sections, confiées chacune à une sous-commission : Situation matérielle et économique ; Salaires et rapports entre ouvriers et patrons ; Situation intellectuelle et morale.
9En réalité, la Commission organise ses travaux en suivant deux phases. D'une part, à partir du 9 août 1872, des questionnaires sont envoyés à « M. M. les Préfets, Présidents de chambre de commerce, de comices agricoles, de chambres consultatives des arts et manufactures », dans toute la France, afin de réunir divers renseignements sur l'état de l'industrie, le nombre des ouvriers, le niveau de leur éducation, la qualité de leurs logements... Il peut arriver que les préfets transmettent à leur tour les questionnaires aux maires des villes où se trouve un centre industriel sur lequel ils manquent d'informations, avant de faire remonter toutes les données à la Commission. Ainsi, le 24 août 1872, le préfet Albert Decrais [17] s'adresse au maire de Tours pour lui demander de se renseigner sur l'état de l'industrie dans cette ville, car il considère qu'il n'est pas capable de répondre à la commission [18]. Il lait naturellement mention de Mame : « Les grandes industries sont peu nombreuses dans cette ville. En première ligne figure évidemment le vaste établissement de M.M. Mame, comprenant l'imprimerie et la reliure. Je ne vois à y joindre que l'industrie de la soie qui occupe un grand nombre de bras. » [19]
10Decrais obtient assez rapidement les renseignements souhaités, tant sur la petite et grande industrie que sur l'agriculture dans toute la Touraine. Il reçoit notamment le 17 septembre 1872 un rapport du maire de La Haye-Descartes entièrement consacré à la papeterie qui s'y trouve et dont Mame est en partie propriétaire. Le préfet peut donc adresser un premier rapport à la commission dans le courant du mois de novembre. Sans doute est-il considéré comme incomplet, car il adresse une deuxième version, plus détaillée cette fois, le 4 février 1873. Mais les renseignements qu'il transmet alors sont déjà connus de celle-ci – tout au moins en ce qui concerne la maison Mame – depuis quelques jours.
11En effet, une fois les rapports des préfets parvenus à la Commission, la deuxième phase qui nous intéresse plus particulièrement est l'audition d'un certain nombre de personnalités du monde du travail, pour les interroger précisément sur les trois thèmes confiés aux sous-commissions. C'est ainsi qu'Alfred Mame, considéré comme le principal représentant de l'industrie à Tours [20], est invité à venir effectuer une déposition devant un comité parlementaire [21].
12C'est donc le jeudi 30 janvier 1873 qu'Alfred Mame s'adresse devant un comité présidé par le comte Benoist-d'Azy. On y remarque également la présence du comte de Kergorlay, Simon Dauphinot [22], Jules Warnier [23] et Jean-Baptiste Godin [24].
13Le Play, suffisamment proche de Mame pour en être immédiatement informé, transmet la nouvelle à son ami, le père jésuite Henri Ramière, quelques jours plus tard : « M. Alfred Mame, mon dévoué éditeur, vient de faire une déposition devant le comité d'enquête de l'Assemblée relatif à la condition sociale des ouvriers. Sa déposition [...] a duré une heure et demie [...]. » [25]
14La déposition de Mame est longue en effet, le rythme alerte, les questions du président et d'autres membres de la commission se succédant rapidement. Nous nous contenterons de trois observations principales. D'une part, le maintien du style oral dans la retranscription de cette intervention d'Alfred Mame permet de disposer d'un témoignage extrêmement vivant sur ce qu'il a pu construire personnellement au cœur de Tours quarante années durant pour l'amélioration du sort des ouvriers. D'autre part, si la déposition de l'industriel n'évite pas les répétitions, celles-ci mettent précisément en évidence ce qui lui tient plus particulièrement à cœur. Signalons-en deux, que Le Play n'avait pas manqué de souligner auprès du P. Ramière : les ouvriers vivent en paix et sont heureux, ne souhaitant que des améliorations mesurées [26] ; le danger vient du suffrage universel et de l'appât du gain [27]. La déposition de Mame laisse enfin apparaître un patron extrêmement isolé dans son action et une entreprise particulièrement fragile face à l'avenir. En effet, les doutes de Mame quant aux capacités des ouvriers à se gérer eux-mêmes et à être lucides sur leur propre situation sont ici manifestes. Son refus d'autoriser la publication de sa déposition en est l'aveu incontestable.
15Un des grands mérites de l'intervention d'Alfred Mame devant la commission d'enquête sur les conditions du travail en France est précisément de donner à voir la complexité des rapports sociaux au sein d'une grande entreprise. Toutefois, si Mame est incontestablement un patron social, peut-il être classé pour autant parmi les catholiques sociaux ? En effet, la déposition de Mame n'évoque que tout à fait ponctuellement la question confessionnelle, abordée uniquement par la première communion des jeunes apprentis, « qui leur prend beaucoup de temps » [28]. On n'y trouve aucune indication sur les observances religieuses de ses ouvriers. À la différence d'autres catholiques sociaux, tel un Léon Harmel (1829-1915) [29] avec son usine chrétienne du Val-des-Bois, disciple pour partie de Le Play, ou un Maurice Maignen, avec le règlement des Cercles ouvriers, qui abordent explicitement cette question, Mame ne semble pas souhaiter mettre ce point en avant. Une hypothèse serait donc que l'industriel tourangeau considère en réalité que ses fondations peuvent servir à la paix sociale et donc d'antidote à la montée du socialisme montant au sein du monde ouvrier. Mame serait un patron social, soucieux du bien-être de ses ouvriers et œuvrant dans ce sens, plutôt qu'un catholique social, comme pouvait l'être Lucien-Léopold Lobin (1837-1892), peintre-verrier et directeur des ateliers de vitraux de Tours, qui signe le 2 décembre 1877 la Déclaration des patrons chrétiens, appelant notamment au rétablissement des corporations. La question, qui dépasse le cadre de cette brève présentation, reste ouverte [30].
Déposition d'Alfred Mame devant la commission d'enquête parlementaire sur les conditions du travail en France (30 janvier 1873)
16Source : Archives nationales, C/3026, pièce 6 [31].
Séance du jeudi 30 janvier 1873
Déposition de Monsieur Mame.
Présidence de Monsieur le comte Benoist-d'Azy.
17Monsieur le Président – Messieurs, Monsieur Mame a bien voulu se rendre à notre invitation et venir nous dire ce qu'il a fait pour l'industrie dans un établissement. Je lui donne la parole.
18Il va sans dire que la déposition de Monsieur Mame est à sa disposition et qu'elle ne sera publiée que s'il en autorise la publication.
19Monsieur Mame – Messieurs, tout ce que je dirai pourrait être publié, mais il y a des vérités qu'on peut dire un jour aux ouvriers, en particulier, mais qui seraient de nature à les froisser, si elles étaient publiées dans un journal.
20Si vous le permettez, je vous dirai quels sont les résultats que j'ai obtenus et les moyens que j'ai employés pour y arriver.
21J'occupe à Tours dans l'imprimerie seulement 950 ouvriers y compris les femmes et les enfants.
22J'ai en outre à Tours quelques ateliers pour occuper un certain nombre de femmes qui ne peuvent pas quitter leur ménage, leur maison, et comme chez moi, les livres entrent à l'état de papiers, même de chiffons et en sortent à l'état de livres complètements faits, j'ai conservé des ateliers qui occupent 200 personnes.
23Je suis en outre l'un des fondateurs, l'un des actionnaires principaux et président du conseil d'administration d'une papeterie que nous avons créée dans le dépt d'Eure-et-Loir à La Haye-Descartes. C'est une entreprise importante, nous y avons un gérant, nous y occupons 400 personnes.
24À l'heure qu'il est, malgré les temps troublés que nous traversons, je suis arrivé à extirper complètement l'ivrognerie de mes ateliers. Le chômage du lundi est inconnu chez moi. Il y a à la surface un ordre parfait admirable, pas un ouvrier ne manque à son devoir, il n'y a pas d'exemple de dérangement, j'en ai réprimé plusieurs. Quand un ouvrier n'arrive pas à l'heure, la première fois il est réprimandé, la seconde fois il est mis à pied, la troisième fois il est renvoyé, mais c'est extrêmement rare. Il y a dans la maison un ordre parfait. Les ouvriers semblent très heureux.
25Plusieurs de vos collègues, messieurs, sont venus voir nos ateliers ; dernièrement, le général Chanzy est venu faire une visite complète de notre maison. Il a été heureux de l'ordre qui y règne et de l'air de contentement des ouvriers. Je n'ai rien à leur reprocher, ils ont l'exactitude, la déférence, l'attachement, je l'espère ; enfin, à la surface tout est bien, le résultat est complet.
26Monsieur le Président – C'est un très beau résultat.
27Monsieur Mame – Ce résultat a été obtenu par des faits qui remontent assez loin. Je vous demande, messieurs, la permission de vous raconter un peu mon histoire, elle est liée à ce résultat.
28Il y a quarante ans que je suis chef de maison ; le 1er janvier 1833, j'ai pris la suite des affaires de mon père, je n'avais pas vingt ans, je me suis marié à cette époque.
29Ces quarante années ont été absorbées par le travail, je n'en ai rien distrait de mes forces physiques et intellectuelles, j'ai vécu en dehors du monde et des fonctions publiques. J'avais pour associé mon beau-frère et cousin Monsieur Ernest qui est resté douze ans avec moi et avec qui je n'ai jamais eu que d'excellents rapports. Mais il n'avait pas grand goût pour les affaires ; il est entré dans la vie publique, il a été conseiller municipal, puis conseiller général ; nous nous sommes séparés en 1845. Il a été depuis maire de Tours, député pendant dix ans et il m'a ainsi épargné des charges qui me seraient incombées en raison de ma situation dans le département. De sorte que j'ai vécu en dehors des affaires publiques, en dehors du monde, ce qui fait que j'ai énormément travaillé et que j'ai tiré de mon industrie tout le parti possible.
30J'ai commencé avec 180 mille francs ; mon beau-frère et cousin avait apporté une somme égale ; pendant trente-cinq ans je n'ai pas distrait un centime de mes bénéfices, j'ai vécu avec mon revenu, ainsi les bénéfices ont été accumulés et ont formé un capital très considérable.
31En 1859, je me suis associé mon fils unique Paul Mame, qui depuis cette époque prend une part active à mes travaux et les continuera j'espère après moi.
32J'ai travaillé pendant quelques années, comme tout le monde, avec le désir de faire fortune ; j'ai été entraîné par l'amour de mon métier, puis la question des ouvriers, cette grave question sociale, m'a absorbé et sur quarante années, j'en ai bien passé trente à m'occuper de cette question. J'ai fondé petit à petit des institutions que je n'aurais pas pu établir au début. Voici ce que j'ai fait.
33J'ai fondé d'abord une caisse de secours – cela existe partout –, cette caisse a été organisée par mes soins. J'ai donné une somme assez considérable aux ouvriers pour l'entretenir sans gros sacrifice ; moyennant cinquante centimes par semaine, ils ont les soins du médecin, les médicaments et 2 f 25 par jour de maladie.
34Les cotisations ont formé un capital assez considérable, les ouvriers ont 35 mille francs au moins, ils en ont apporté une partie à la caisse des retraites, ils vont avoir prochainement un revenu important affecté à cette caisse.
35Nous versons chaque année à la caisse des retraites une somme proportionnée au temps passé dans la maison par nos ouvriers. Au bout de cinq ans, un ouvrier a dix francs, au bout de quinze ans, cinquante francs. Un jeune homme entré à la maison à 13 ans est ouvrier à dix-sept ans. Les versements commencent donc pour lui à vingt-deux ans et au moyen de versements successifs, il peut à soixante ans avoir 600 f de retraite, mais il faut que le capital soit aliéné et beaucoup préfèrent recevoir le capital, ce qui diminue le chiffre de la retraite.
36Ces résultats ne sont pas encore bien appréciés par nos ouvriers. Un petit nombre arrivés à 60 ans jouissent de leur pension de retraite, mais la cotisation a commencé tard pour eux ; la retraite n'est donc pas très importante, cent francs, deux cent francs, mais il y a un capital réservé qui reviendra à leur veuve et à leurs enfants.
37Les ouvriers pourraient ajouter au capital versé par eux et augmenter ainsi leur retraite, mais ils ne le font pas.
38C'est pour moi un sacrifice assez lourd, puisque mes ouvriers sont nombreux, mais qui produira un jour un résultat considérable.
39Monsieur le Président – Comment faites-vous pour les ouvriers qui vous quittent et pour lesquels vous avez donné ?
40Monsieur Mame – Les sommes versées leur appartiennent et leur pension est réglée à 60 ans quoiqu'ils ne fassent plus partie de la maison. Du reste, il y en a très peu qui me quittent, l'assurance de jouir d'une retraite qui s'augmente en proportion de leur stage dans la maison les y maintient.
41La grave question est la question des salaires, je paye aussi largement que je puis, je fais toutes les augmentations possibles, aussi il ne s'est jamais produit de grève chez moi, pas même de demande d'augmentation de salaire.
42Malgré ces salaires élevés, malgré la caisse de secours et la caisse des retraites, j'avais remarqué que certains ouvriers étaient misérables ; je me suis assuré que s'ils étaient pauvres sans inconduite, c'est qu'ils avaient des charges de famille considérables, causées par la maladie. Je voyais souvent une très grande gène et cependant chez moi, il n'y a pas de chômage, jamais les ouvriers ne manquent de travail ; je demandai à un ouvrier : Comment se fait-il que vous soyiez dans la gène, vous gagnez cinq francs par jour et jamais il n'y a de chômage ? Cet ouvrier me répondit : la maladie est entrée chez moi, je dois au médecin et au pharmacien.
43Alors je me suis décidé à prendre à ma charge les frais de maladie des femmes et des enfants de mes ouvriers. C'est une charge très lourde, le nombre des ouvriers augmente. Il y a peut-être un peu d'abus, on se fait soigner pour un rhume, pour une petite indisposition, mais c'est pour nos ouvriers un immense bienfait qu'ils apprécient beaucoup : les enfants ont la coqueluche, la rougeole, ils sont soignés, nous avons plusieurs médecins attachés à la maison et deux pharmaciens.
44Monsieur le Président – Cette mesure comprend tous ceux qui sont à la charge des ouvriers, s'ils ont leur père ou leur mère, ils sont soignés ?
45Monsieur Mame – Oui, monsieur le Président, et bien des ouvriers ont quatre ou cinq enfants.
46En dehors de cela, je me suis préoccupé des logements des ouvriers, j'ai construit une cité ouvrière. Là, j'obtiens encore d'excellents résultats, les ouvriers sont logés moyennant cinquante centimes par jour de travail ; pour 156 francs par an, ils ont une maison complète qui peut loger convenablement le père, la mère et quatre enfants de différents sexes. Il y a au rez-de-chaussée une grande salle qui sert de salle à manger ou de chambre à coucher, si la famille est nombreuse, un jardin, une cuisine, une cave ; il y a deux étages avec deux chambres à chaque étage, cela fait cinq pièces : une famille de six personnes peut s'y loger à l'aise.
47Il y a au milieu de la cité un grand square avec des plantations, la cité est bien aérée, elle a l'eau de la ville dans les cours ; les ouvriers sont donc dans des conditions d'hygiène excellente. Tout cela est très apprécié par les ouvriers, c'est une prime donnée à la bonne conduite.
48Monsieur le Président. – Sont-ce des maisons isolées ?
49Monsieur Mame. – Non, elles sont contiguës, c'est une grande cité. J'ai construit cinquante deux maisons qui contiennent cinquante deux familles. C'est relativement un faible résultat, mais j'ai l'intention de faire construire une autre cité dans un autre quartier.
50C'est encore une affaire assez lourde. J'ai dépensé 270 mille francs, et je ne retire que de 2½ %, parce qu'il y a eu de grands frais en dehors des constructions pour l'établissement d'un square, la distribution des eaux et un entretien considérable.
51J'ai fait ces constructions avec économie, parce que j'aurais voulu arriver à un résultat meilleur pour engager d'autres personnes à en faire autant. Si on avait pu comme je pensais retirer de ces constructions cinq pour cent, c'était un encouragement ; des capitalistes auraient pu suivre cet exemple, mais j'ai été entraîné par le désir de procurer aux ouvriers un plus grand bien-être et je donnerai le logement gratuitement si je ne voulais pas fonder quelque chose de durable.
52Les ouvriers vivent là en paix. Ils ont une maison et un petit jardin, un grand square, ils ne vont plus au cabaret ; il y a là des ouvriers d'élite dans de bonnes conditions d'hygiène et de moralité.
53Je me suis occupé de la vie à bon marché ; nous avons fondé, mes boulangers et moi, une boulangerie coopérative qui est administrée par eux, je ne m'en occupe pas, je les laisse libres d'admettre d'autres ouvriers, ils ont un capital assez élevé ; les actions sont de vingt-cinq francs, produisant 5 % et ils vont acheter un immeuble, c'est une très bonne chose.
54Les ouvriers ont fondé dans les mêmes conditions une épicerie coopérative qui marche moins régulièrement que la boulangerie, parce qu'elle est plus récente, elle a un capital moins élevé, mais elle est en bonne voie.
55Monsieur de Chabrol. – Ne remarquez-vous pas, monsieur, que les ouvriers ont une tendance à se fournir ailleurs que dans les boulangeries ou épiceries coopératives ? C'est là je crois une des causes d'insuccès de ces entreprises.
56Monsieur Mame. – C'est possible, cependant je n'ai pas remarqué que les femmes des ouvriers préférassent aller ailleurs, il y a un tel avantage qu'elles ne doivent pas aller ailleurs, mais je n'affirme rien pour l'épicerie qui est de création plus récente et qui cependant donne de bons résultats.
57Monsieur le Président. – Pour la boulangerie et l'épicerie, vous vous procurez la matière première en gros, aux lieux de production, pour avoir meilleur marché ?
58Monsieur Mame. – Certainement. La société achète à Nantes et aux grosses maisons d'épiceries de Tours. Cela existe dans beaucoup de compagnies de chemin de fer, ainsi la Cie d'Orléans en fait autant pour ses employés.
59Monsieur le Président. – Oui, de Paris on dessert toutes les stations et on leur expédie ce qu'elles demandent. Les prix sont bien établis, et on achète en gros.
60Monsieur Mame. – C'est la compagnie qui achète ?
61Monsieur le Président. – Oui, les ouvriers ne s'en occupent pas, ils ne connaissent pas la comptabilité.
62Monsieur Mame. – Pour moi, je tiens beaucoup à ce qu'ils administrent eux-mêmes, ils ne peuvent pas se plaindre et ils s'intéressent à la chose plus que si elle était dirigée par les patrons ; de sorte qu'après avoir aidé à la fondation de ces établissements, j'y reste étranger et je les laisse agir.
63J'ai fait autre chose : nous achetons du vin, nous avançons le prix de la pièce de vin qui en Touraine vaut 75 f. Ils ont le vin à trente centimes le litre, au lieu de cinquante. Ainsi les ouvriers boivent du vin meilleur, ils en boivent moins, parce qu'ordinairement c'est la femme qui tient la clef de la cave et ménage la distribution du vin.
64Monsieur le Président. – Est-ce que vous livrez la pièce de vin entière aux ouvriers ?
65Monsieur Mame. – Oui, la pièce entière. Le détail serait impossible.
66Monsieur le Président – Je vous pose cette question, parce que l'administration des contributions indirectes ne perçoit pas le droit de détail, tant que le fût ne contient pas plus de 25 litres ; vous pouvez donner vingt-cinq litres sans payer le droit de détail. C'est une chose assez commode pour les ouvriers.
67Monsieur Mame. – C'est vrai, nous recevons le prix du vin, comme le prix des loyers, cinquante centimes par semaine. Les ouvriers payent cela sans s'en apercevoir.
68Monsieur le Président – C'est en Italie que j'ai vu pratiquer ce système. À Rome, on achète ainsi le vin en petits barils.
69Monsieur Mame. – C'est en effet un bon moyen, parce que le prix d'une pièce est trop élevé pour les ouvriers.
70Monsieur le Président. – Ils peuvent prendre 25 litres seulement ; au-dessus de 25 litres ils payeraient le droit de détail.
71Monsieur Mame. – Je vous remercie de ce renseignement, monsieur le Président.
72Nous avons aussi fait des achats de vêtements, on en déduit le prix aux ouvriers sur leur paye. Nous avons cherché tous les moyens de diminuer la cherté de la vie qui va toujours en augmentant.
73Voilà tous les moyens que j'ai employés ; à notre papeterie de La Haye-Descartes, nous obtiendrons d'autres résultats. Cette papeterie est un bel établissement en pleine prospérité que j'ai fondé il y a douze ans, et qui longtemps n'a pas donné de résultats. Nous avons eu de grandes difficultés et l'entreprise a été à deux doigts de sa perte. Je suis devenu maître de l'affaire et elle prospère, mais, pendant quelques années, elle ne donnait pas de produits et des ouvriers n'auraient eu aucun profit s'ils avaient été intéressés.
74Un tiers de mes ouvriers est logé gratuitement, nous arriverons peut-être à les loger tous.
75À Tours, notre maison est dans le centre de la ville et la cité n'est pas éloignée de la maison. Il n'en est pas de même à La Haye-Descartes : les terrains y sont moins chers et les ouvriers ont un jardin assez grand, une are environ, et les maisons dans lesquelles ils sont logés sont assez vastes.
76Nous les intéressons à la production au-dessus de 600 mille kilogrammes, ils ont un tant pour cent qui augmente leur solde de 10 % ; cela nous donne de bons résultats et nous avons remarqué que la production augmentait. Peut-être pourrons-nous aussi y introduire un jour une participation aux bénéfices, qui est impossible dans notre maison de Tours.
77Monsieur le Président – Un fabricant de papiers que nous avons entendu fait participer ses ouvriers aux bénéfices.
78Monsieur Mame. – Oui, j'ai lu la déposition de Monsieur Laroche-Joubert, j'en ai été étonné ; c'est magnifique s'il a pu conserver l'harmonie, l'entente entre ses ouvriers associés ; mais ce n'est applicable que dans une papeterie, ou dans une maison où on fait toujours la même chose ; chez moi, je n'ai pas pu y songer ; nous avons des publications qui sont productives, d'autres qui ne le sont pas, nous travaillons quelquefois pour la gloire et si les ouvriers avaient voix au chapitre cela deviendrait intolérable. Du reste, c'était impossible jusque-là puisque je n'ai rien distrait de mes affaires pendant trente-cinq ans, je bouchais un trou, j'en faisais un autre. Quand j'avais deux cent mille frs disponibles, je dépensais deux cent mille francs. L'immeuble qui renferme notre usine me coûte deux millions de constructions ou d'acquisition de terrains. La participation aux bénéfices eût été nulle.
79Il y a quelques années seulement, j'ai fait l'acquisition d'une maison de campagne dans laquelle je vais chercher un peu de repos, car je suis au travail depuis six heures du matin jusqu'à onze heures du soir. Mais mes ouvriers ont semblé heureux de me voir distraire de mes affaires la somme nécessaire pour acheter une maison de campagne qui est un lieu de repos pour mes enfants et pour moi.
80Donc, pendant des années la participation n'a rien donné aux ouvriers, je n'ai pas encore pu l'appliquer chez moi, je ne puis même pas donner à mes ouvriers une prime sur la production, ils iraient trop vite. Un livre se fait à la journée, il n'y a presque pas d'ouvriers aux pièces et si les ouvriers avaient trop d'intérêt à produire beaucoup, ils feraient moins bien. Le directeur de la reliure a une prime sur la production de ses ateliers, qui peut lui rapporter 3 000 francs en plus de son traitement ; il a intérêt à pousser les ouvriers, mais pour les ouvriers eux-mêmes, c'est impossible. Je leur dis : la maison, c'est notre mère nourrice à tous, son succès doit vous intéresser autant que moi ; mais je ne peux les intéresser à la production et aux bénéfices.
81Monsieur le Président – Quel est le salaire moyen des ouvriers ?
82Monsieur Mame. – Cinq francs ; au-dessous des ouvriers, nous avons les petits ouvriers et des apprentis. En ce moment, nous manquons de bras. Il y a des ouvriers qu'on ne peut pas improviser ; on trouve des typographes, mais on ne trouve pas de relieurs, ce n'est pas un métier ; il y a en France deux ou trois grands ateliers de reliure seulement, nous ne pouvons pas trouver d'ouvriers ici sans les former, ou prendre des ouvriers qui n'ont pas pu réussir dans une autre partie. Ils gagnent de suite deux francs par jour quoique ne sachant rien, mais ce sont des fonctions faciles et nous avons ainsi ce que nous appelons des petits ouvriers.
83En moyenne les ouvriers gagnent cinq francs, nous en avons à six, huit, dix francs.
84Un bon doreur sur cuir gagne dix francs et même onze francs.
85Dans la typographie, les compositeurs vont aux pièces, ils peuvent se faire cinq francs par jour au moins ; quand un compositeur ne gagne pas cinq francs, c'est un mauvais ouvrier et nous tâchons de nous en débarrasser. Les metteurs en page gagnent huit francs, les conducteurs de machines sept francs, nous en avons à dix francs. Ce sont là des salaires élevés qu'il nous est difficile d'augmenter.
86Sachant, Messieurs, que je devais l'honneur de déposer devant vous, j'ai fait venir avant hier dans mon cabinet, quatre ouvriers d'ateliers différents, ils n'ont pu se concerter ni se rendre compte de la conversation qu'ils avaient eu avec moi, il n'y a pas eu d'entente entre eux.
87Je leur ai dit : je vais déposer devant la commission chargée par l'assemblée natle d'étudier les conditions du travail ; si vous étiez à ma place, que diriez-vous ? Tous les quatre ont répondu dans le même sens, avec plus ou moins de clarté ou d'intelligence ; mais je dois vous dire que j'avais choisi précisément des hommes qui s'occupent de politique et des questions sociales ; je n'ai pas de meneur dans la maison, mais j'ai pris les quatre ouvriers, que je considérais comme ayant les idées les plus avancées.
88Je leur ai donc posé cette question, et de leur côté, ils m'ont demandé : Vous demandez-nous, Monsieur, ce que nous avons à dire sur notre maison ou sur l'industrie en général ?
89Je dois dire que parmi ces ouvriers, il y en a qui me sont très dévoués, qui se jetteraient au feu pour moi ; je les ai mis à l'aise, et je leur ai demandé de me dire sincèrement ce qu'ils pensaient.
90Ils m'ont répondu tous les quatre que dans ma maison il n'y avait rien de plus à faire que ce que j'avais fait. Cela m'a flatté, c'était un témoignage complètement libre ; ils m'ont dit : Vous avez fait tout ce qu'il était possible de faire.
91Je leur ai demandé : mais enfin, que voudriez-vous ? Je leur ai parlé de la participation aux bénéfices ; ils ont tous quatre reconnu que ce n'était pas possible. Je leur ai cité par exemple certaines publications ; ainsi, j'ai imprimé il y a quelques années une belle bible avec illustration de Doré. Cette publication nous a coûté 700 mille francs, avant que nous n'ayons touché un centime, nous avons escompté nos bénéfices ; Eh ! bien, si les ouvriers avaient eu voix au chapitre, ils auraient préféré faire de petits livres, qui se vendent et rapportent tout de suite, cela se présente souvent ; il arrive que pour des œuvres de bienfaisance, nous faisons certaines publications sans bénéfice, elles ne pourraient pas se faire si les ouvriers avaient voix délibérative.
92Puis, dans quelle proportion distribuer les bénéfices ? S'agit-il des bénéfices réalisés ? Nous avons eu des années de pertes. Ainsi, en 1848, nous avons perdu. En 1870 et 1871, nos bénéfices ont été très réduits et nous n'avons pu occuper nos ouvriers que par suite des travaux extraordinaires que le gouvernement venu à Tours nous a apportés.
93Ces ouvriers m'ont donc dit : La participation aux bénéfices n'est pas possible chez vous. Je leur ai demandé : Mais enfin, que diriez-vous si vous deviez déposer devant la commission de l'Assemblée nationale ?
94Ils ont fini par me dire : Il n'y a qu'une chose que tous les ouvriers demanderaient, si vous réunissiez ceux de tous les ateliers, c'est l'augmentation des salaires, nous n'avons pas autre chose à demander. Je leur ai dit : Est-ce que vous ne les trouvez pas assez élevés, je les ai augmentés successivement. Nous espérons, m'ont-ils répondu, que vous les augmenterez encore, nous ne demandons rien d'autre chose.
95L'année dernière, l'impôt sur le papier est venu changer les conditions de notre fabrication, nous avons deux cent mille francs d'impôts nouveaux, nous avons donc été obligés d'augmenter le prix des livres, les éditeurs de Paris et de la province se sont entendus à cet effet. J'ai profité de cette augmentation pour y englober une élévation de 45 000 francs sur les salaires ; c'est à partir de ce moment-là que les ouvriers ordinaires gagnent cinq francs.
96J'ai donc pu faire cette augmentation sans diminuer les bénéfices de la maison. Les ouvriers savent cela, ils espèrent encore et désirent toujours une nouvelle augmentation, mais ils ne la demandent pas.
97L'année dernière, il y a eu des grèves de typographes à Tours ; un meneur est venu, on avait formé le projet de mettre en grève tous les typographes de France ; on est venu à Tours exciter les ouvriers des quatre autres imprimeries de Tours. Les ouvriers se sont mis en grève ; il y avait peut-être dans ces trois imprimeries, en dehors de la notre, 150 ouvriers. Les patrons ont tenu bon ; leurs travaux ont été interrompus et les journaux ont paru en deux feuilles pendant quelques jours. N'ayant pu s'entendre avec les ouvriers, les patrons ont pris [32] des femmes et les ont mises au courant au bout de très peu de temps, et ont résisté ainsi aux prétentions de leurs ouvriers.
98Les miens, quoique sollicités très vivement, n'ont pas bronché, il n'y a pas eu de leur part la moindre hésitation. La police était venue me prévenir en m'engageant à leur parler, à les apaiser. Je ne leur ai pas dit un mot, je ne les ai ni menacés ni encouragés, ils n'ont pas bougé ; ils savent donc parfaitement que je leur donnerai une augmentation quand je pourrai, et quand ils sont venus me dire : nous ne désirons qu'une augmentation, je leur ai répondu : ce n'est pas là une institution, on ne peut pas décréter une augmentation des salaires, c'est une chose qu'on peut accorder ou refuser, mais ce n'est pas mon institution. Si vous voulez, demain, je doublerai votre salaire, mais alors la maison sera obligée d'élever ses prix et ne pourra plus lutter avec les autres. Les exportations ne seront plus possibles, les affaires s'arrêteront, et je serai obligé de congédier la moitié de mes ouvriers.
99Monsieur le Président. – Vous travaillez pour la France et pour l'étranger ?
100Monsieur Mame. – Il y a dans notre production à peu près un huitième pour l'exportation.
101Monsieur le Président. – Vous devez faire pour trois millions d'affaires chaque année ?
102Monsieur Mame. – Nous arrivons à quatre millions. L'année dernière, nous avons dépassé trois millions six cent mille francs et nous avons manqué à vendre pour 300 mille francs au moins, faute d'ouvriers.
103Monsieur Godin. – Quel est annuellement sur cette somme le chiffre des salaires ?
104Monsieur Mame. – Nous avons environ 20 000 francs par semaine, onze cent mille francs par an, parce que dans les mille personnes que nous employons à Tours, il y a 280 femmes et 140 enfants ; les femmes ont un salaire qui varie de 1 f 50 à 2 f 50, les petits manœuvres gagnent de suite un franc.
105Monsieur le Président. – Quel est l'âge des enfants que vous employez ?
106Monsieur Mame. – Nous n'en avons pas au-dessous de 12 ans, nous voudrions ne les prendre qu'à treize ans, à cause de la première communion qui leur prend beaucoup de temps. Il s'en présente tous les jours qui n'ont pas douze ans et que nous sommes obligés de refuser.
107Monsieur le Président – Vous prenez principalement des enfants d'ouvriers ?
108Monsieur Mame – Souvent ; mais nous en prenons aussi en dehors des familles d'ouvriers, souvent ceux qui travaillent aux machines ; ils gagnent tout de suite, ce n'est pas un état, cependant, c'est là une pépinière d'ouvriers mécaniciens.
109Monsieur le Président. – Avez-vous quelque chose de spécial pour l'instruction de vos ouvriers ?
110Monsieur Mame. – J'ai essayé d'avoir une classe, mais à six ou sept heures du soir, les enfants sont fatigués, ils sont pressés de retourner chez eux, cela n'a pas réussi.
111Nous ne prenons que des enfants qui savent lire et écrire, c'est nécessaire dans cette profession. À La Haye-Descartes, nous avons une salle d'asile et une école ; tous les enfants des ouvriers suivent l'école, ils reçoivent l'instruction gratuite.
112Monsieur Garnier. – Est-ce que vous employez des enfants au-dessous de douze ans ?
113Monsieur Mame. – Nous ne le pouvons pas, ils travaillent dix heures dans l'imprimerie, onze heures dans la reliure, nous ne pouvons donc les admettre au-dessous de douze ans. Si la loi oblige à n'occuper pendant 10 ou 12 heures que les enfants de treize ans et au-dessus, les parents se plaindront, mais nous ne voudrions les prendre qu'à cet âge et après leur première communion.
114Il est indispensable que les enfants travaillent toute la journée. S'ils ne travaillaient que six heures, il nous faudrait double équipe.
115Monsieur Tirard. – Les aide-mécaniciens n'apprennent pas de métier, ce sont des manœuvres ?
116Monsieur Mame. – Nous en avons à peu près quatre-vingts. C'est une pépinière d'ouvriers, il y en a de très intelligents, ils aident le conducteur de la machine. Quand nous reconnaissons une certaine aptitude chez un enfant, nous l'envoyons dans un atelier de typographie, parce qu'un conducteur de machines doit connaître l'imprimerie et les conducteurs de machine sont pris parmi ces enfants mais le nombre des apprentis est très restreint.
117Monsieur Tirard. – Que deviennent-ils, ces enfants employés aux machines, à quoi sont-ils bons ?
118Monsieur Mame. – Pas à grand-chose, c'est malheureux, et cependant c'est un emploi très recherché. Il y a tous les jours un nombre considérable de postulants. Ils gagnent 85 centimes dès le début.
119Les pointeurs gagnent 1 f 25 au début, nous en gardons un certain nombre qui parviennent à gagner 2 f 50. Ils restent jusqu'à 18 ans et c'est parmi eux souvent que nous recensons les hommes de peine, les glaceurs, les trempeurs ; un certain nombre trouvent encore à se placer.
120Souvent, quand ces enfants n'ont plus besoin de ce salaire qu'ils reçoivent en entrant, ils quittent la maison, il y en a qui restent un an, c'est un côté faible, mais cela existe comme cela partout.
121Monsieur Tirard. – Ce sont de véritables déclassés qui, à dix-sept ans, sont sans métier ?
122Monsieur Mame. – Oui, mais quel est le remède ? Ce serait de faire comme à Paris, où les pointeurs sont des ouvriers à cinq francs par jour. C'est un prix trop élevé, parce que cette besogne peut être faite par des femmes, rien n'est plus facile. Mais si nous n'occupons pas ces enfants déclassés trop pauvres pour suivre un apprentissage, que deviendront-ils ?
123La suppression de ce travail serait un malheur. Nous faisons tout au monde pour en tirer quelque chose ; à l'exception d'un ou deux anciens ouvriers, tous nos conducteurs de machines qui gagnent neuf et dix francs sont partis de là. Notre meilleur conducteur qui gagne onze francs était un de ces enfants déclassés et gagnait 85 centimes chez nous il y a moins de quinze ans.
124Monsieur le Président. – Faites-vous réparer des machines chez vous ?
125Monsieur Mame. – Non, nous avons un mécanicien à Tours.
126Monsieur le Président. – L'augmentation de salaire que les ouvriers désirent est-elle en proportion de la cherté de la vie ?
127Monsieur Mame. – Depuis vingt-cinq ans, les salaires ont doublé et je ne crois pas que la vie ait doublé, surtout depuis l'établissement des sociétés coopératives de boulangerie et d'épicerie.
128Il y a à Tours une société alimentaire près de nos ateliers, à l'usage des pauvres, on leur donne à très bon marché de la soupe, de la viande, des haricots ; un grand nombre d'ouvriers vont déjeuner là, à très bon marché ; c'est aux frais d'une société et le fourneau est tenu par des sœurs.
129Monsieur le Président. – La compagnie d'Orléans a aussi organisée cela à Paris d'une façon merveilleuse, ce sont aussi des sœurs qui sont à la tête.
130Monsieur Mame. – C'est à peu près cela. Les ouvriers prétendent que tout a doublé, c'est vrai ; mais les besoins surtout ont augmenté, ils vivent beaucoup mieux.
131Monsieur le Président. – Est-ce ce qui est nécessaire, qui a doublé, ou sont-ce les besoins qu'on s'est faits ?
132Monsieur Mame. – Les besoins ont surtout augmenté. Nos ouvriers gagnaient trois francs autrefois ; ils sont plus heureux aujourd'hui avec 5 frs, ils ont plus de bien-être, ils sont mieux vêtus, beaucoup mieux nourris, il n'y a de misère possible que pour ceux qui se conduisent mal.
133Monsieur Warnier. – À quel tant pour cent évaluez-vous les économies qu'un ouvrier peut faire au moyen des institutions de votre établissement ?
134Monsieur Mame. – C'est difficile à évaluer. La retraite varie suivant l'âge, la caisse de secours n'est que pour les malades, ce que nous appelons la dotation des femmes et des enfants est ce qu'il y a de plus important, mais je ne puis pas indiquer cela par un tant pour cent.
135Monsieur Warnier. – Au moyen de la boulangerie et de l'épicerie que vous avez organisées, il y a déjà une économie qui équivaut à une augmentation de salaire.
136Monsieur Mame. – Oui, on pourrait faire le calcul, mais tous les ouvriers ne sont pas coopérateurs, ils ne sont pas tous actionnaires de ces sociétés. Ils ont quatre centimes d'économie sur le pain par kilogramme, voilà qui est clair.
137Monsieur Warnier. – Il résulte de ces institutions une économie générale assez sensible.
138Monsieur Mame. – C'est évident.
139Monsieur Warnier. – Alors vous préconisez la création de coopératives ?
140Monsieur Mame. – Oui, c'est un avantage réel sans inconvénient. Dans les compagnies de chemins de fer on doit s'en apercevoir. Les veuves des ouvriers ont une pension proportionnelle au temps pendant lequel leur mari est resté à la maison.
141Monsieur le Président. – Si un homme vient à mourir, il y a des secours pour les enfants ?
142Monsieur Mame. – Oui, monsieur le président. Nous ne refusons jamais à un ouvrier malheureux et de bonne conduite les secours nécessaires. Il n'y a que mon fils et moi qui sachions cela. Nous n'avons jamais refusé aux ouvriers, même quelques centaines de francs, s'il nous est prouvé qu'ils sont exactement sans inconduite, sans désordre, cela nous arrive souvent. Il y a trois jours encore, j'ai donné deux cent frs à un ouvrier qui se trouvait gêné par suite de vieilles dettes ; c'est un bon ouvrier, nous ne refusons jamais cela.
143Dans le temps où le pain était cher, nous avons pris à notre charge la différence entre ce prix élevé et le prix ordinaire, la boulangerie coopérative n'existait pas alors ; si elle avait existé, il en eût été de même.
144Je crois que nos ouvriers sont aussi heureux que possible ; je ne dirai pas qu'ils sont extrêmement satisfaits, non, il y a toujours des désirs, des aspirations, des besoins, c'est inévitable.
145Monsieur Tirard. – Jusqu'à quel âge vos ouvriers peuvent-ils travailler, en moyenne ?
146Monsieur Mame. – Nous avons des ouvriers de soixante ans. J'ai mis à la retraite il y a trois ans le prote de l'imprimerie, il avait 66 ans de services ; il avait eu une attaque d'apoplexie, dont il s'est remis, il était à la maison avant que je fusse né, c'est le premier locataire de ma cité, il a la maison la plus grande et trois mille francs de pension. Dernièrement, il me demandait pardon de vivre si longtemps, il a quatre-vingt ans, c'est le modèle des ouvriers, jamais je n'ai eu un reproche à lui faire, il a travaillé jusqu'à 76 ans et il comptait aller jusqu'à quatre-vingts.
147Quant les compositeurs vieillissent, ils gagnent moins, parce que leur vue baisse, mais ils peuvent exercer leur profession jusqu'à 60 ans et plus.
148Monsieur le Président – Et les correcteurs ?
149Monsieur Mame. – Ils sont bien payés, mais ils se fatiguent beaucoup les yeux, et puis il faut des hommes lettrés.
150Monsieur le Président. – Imprimez-vous en langue étrangère ?
151Monsieur Mame. – Nous imprimons le latin, mais non les langues vivantes.
152Monsieur Godin. – Combien employez-vous de personnes ?
153Monsieur Mame. – Environ 1 500 personnes, avec les ouvriers de notre papeterie.
154Voilà, Messieurs, pour le côté matériel. Me permettez-vous de dire quelques mots du côté moral ?
155Monsieur le Président. – Nous vous en prions.
156Monsieur Mame. – Notre œuvre est incomplète parce que nous sommes dans la ville ; nous n'avons que cinquante-deux familles logées dans la cité ; pour celles-là, elles sont dans de bonnes conditions, nous les tenons dans notre main. Je vais les voir dans la cité, je caresse les enfants, je vais voir les malades, je suis le maître chez moi, en venant voir les ouvriers et assister à leurs jeux. Ce sont des ouvriers d'élite, sans quoi ils ne resteraient pas dans la cité. Il y a quinze jours, il y a eu un scandale : un ouvrier a battu sa femme, il n'est pas resté.
157Pendant que les Prussiens étaient à Tours, un locataire de la cité s'est emparé d'un fourgon prussien dans la rue, il a cru que c'était de bonne prise et il a vendu le fourgon. Je n'aurais pas eu à m'occuper de cela, mais ensuite il y a eu du désordre ; cet ouvrier s'est enivré. Je ne permets pas cela, il a été renvoyé. Ce sont les deux seuls faits qui m'ont obligé à sévir dans la cité.
158Quoique je ne puisse pas entrer dans la vie privée de ceux qui logent en dehors de la cité, j'ai beaucoup d'occasions de les visiter, nos dames vont chez eux visiter les malades. Mais je crois qu'ils vont au cabaret. Les ouvriers qui rentrent à six heures, qui trouvent un taudis, des enfants qui crient, vont au cabaret ; je les excuse, puisqu'il y a des gens du monde qui ont de superbes logements, une femme agréable, de beaux enfants, et qui vont au cercle. Ils vont au cabaret, je les excuse mais ils y puisent de mauvaises doctrines, c'est déplorable, mais je n'ai pas d'action sur cela.
159Cependant, ils ne sont pas ivrognes, car je n'ai jamais vu à la maison un ouvrier en état d'ivresse, mais ils vont au cabaret, au café, ils y passent leurs soirées.
160Dans la cité, c'est très rare, je ne veux pas dire qu'ils n'y aillent jamais, mais ils y vont peu, et ordinairement ils passent leur soirée chez eux.
161Donc, il n'y aura de moralisation que par l'établissement des ouvriers à la campagne, c'est là mon rêve ; si au lieu d'avoir un seul fils j'en avais quatre, dès demain je vendrais ma maison, ce serait un sacrifice énorme, je n'hésiterais pas cependant à créer à quatre kilomètres de Tours un établissement dans ces conditions, avec des ateliers très vastes pouvant se développer, je ferai une ville, j'aurais là des crèches, des salles d'asile, des écoles, des hôpitaux, des lieux de récréation.
162C'est ce qu'a fait un industriel, Monsieur Goldenberg, des environs de Saverne, il est fabricant de quincaillerie, ses ouvriers ont une maison et un terrain assez grand à cultiver, ils ont une vache, des poules, ce sont de petits agriculteurs ; la femme cultive le jardin, même avec un enfant à la mamelle. Quand l'ouvrier a fini son travail, il cultive son champ. C'est là, je crois, la perfection, il n'y aura de moralisation possible que dans ces conditions, mais c'est difficile à réaliser.
163Les meilleurs moyens de moralisation sont surtout l'exemple, j'ai obtenu beaucoup de mes ouvriers par l'exemple, par le travail ; s'ils ont pour moi du respect et je l'espère de l'attachement, c'est parce qu'ils savent que je travaille. Je suis convaincu qu'il en serait autrement s'ils me voyaient fréquenter le monde et ne pas travailler.
164Il y en a qui se demandent : pourquoi donc Monsieur Mame travaille tant, ne pourrait-il pas se reposer ? Les uns disent : il a l'amour de l'argent ; les autres : il a l'amour des ouvriers. Il est évident que je ne me donnerais pas la peine que je me donne si je n'avais pour but que de gagner de l'argent ; cela les frappe beaucoup. Vous avez, messieurs, entendu beaucoup de personnes, je serais bien aise que vous disiez ce qu'il y a encore à faire pour les ouvriers.
165Je vais toucher une question délicate, je vous dirai que suivant moi, la plus grande cause de désordre, c'est l'antagonisme effroyable qui existe entre les patrons et les ouvriers.
166En général, à Paris surtout, même à Tours, dans certaines industries, les ouvriers n'aiment pas leur patron, ils ont l'horreur du capital.
167Il résulte de cet antagonisme de grands désordres : les ouvriers ne travaillent plus. Chez moi, c'est une exception, mais à Paris aujourd'hui, les ouvriers ne veulent plus travailler et il y a à répondre à leurs demandes d'augmentation de salaire, que plus ils gagnent moins ils travaillent.
168Les mécaniciens qui gagnent dix francs par jour ne travaillent que trois jours ; ils veulent gagner beaucoup et travailler peu, c'est impossible. Je les excuse souvent, ils sont si peu heureux, si mal traités dans les imprimeries de Paris : on a besoin de cinquante compositeurs, on les prend, le lendemain on les renvoie. Les patrons ne connaissent pas leurs ouvriers.
169Monsieur le Président. – Il en est de même pour toutes les industries.
170Monsieur Mame. – Vous cherchez, messieurs, à faire cesser cet antagonisme qui malheureusement tourne au détriment des ouvriers, cela les jette dans les excès, et quand ils sont misérables, ils sont mauvais.
171Il y a beaucoup à faire avec les ouvriers, ils sont bons en général ; les ouvriers des villes valent peut-être mieux que les ouvriers des campagnes, ils sont moins âpres au gain et je n'ai jamais rencontré un ouvrier absolument mauvais, ils sont mauvais en masse, mais isolément ils sont bons, il faudrait trouver le moyen de faire cesser cet antagonisme dont je vous parle.
172Un grand danger suivant moi vient de ce que les ouvriers sont des hommes politiques, ce sont des électeurs ; tous les ouvriers s'occupent de politique, ils disent qu'il y sont obligés, parce qu'ils sont électeurs. J'ai des ouvriers qui lisent les journaux, et je n'ai pas besoin de vous dire lesquels. Je ne puis pas les empêcher de lire les journaux en dehors de la maison, même dans la cité. Dans les ateliers, il y a une discipline de fer, une très grande sévérité. Les ouvriers ne parlent pas, il y a un ordre merveilleux, très sévère, auquel ils sont habitués. Les femmes, même dans l'action, conservent le silence, c'est un véritable succès.
173Mais en dehors des ateliers, ils ont une liberté complète ; je les trouve dans la cité lisant des journaux, et ils me disent : je suis bien obligé de lire le journal, je suis électeur, je dois savoir ce que je fais et m'occuper de mon devoir d'électeur.
174La politique les conduit inévitablement au mal ; ils sont tourmentés, tous les partis se les disputent en vue d'élections prochaines, on se le répète, vous le savez mieux que moi, messieurs. C'est là une source de désordre et de trouble moral. Si les ouvriers ne s'occupaient pas de politique, s'ils n'étaient pas électeurs, ils seraient tranquilles et heureux.
175Ils seraient peut-être à un niveau moins élevé dans l'ordre politique, mais cette cause de trouble et d'agitation disparaîtrait. Dans certaines maisons, cela les pousse aux grèves, à la haine des patrons. Cela ne se produit pas chez moi, il n'y a jamais eu de grève, même de demande un peu vive d'augmentation de salaire, je n'en tiendrais aucun compte, mais cela arrive dans d'autres maisons, et je suis persuadé quant à moi que ce danger aura disparu le jour où les ouvriers ne seront plus électeurs. Ils savent bien qu'ils ne peuvent pas arriver à des conditions inespérées, à être fonctionnaires publics : il faudra toujours dans le monde des classes laborieuses, il y aura toujours des classes qui travailleront, d'autres qui jouiront, mais il faut qu'ils comprennent que le plaisir n'est pas le bonheur, que le bonheur n'est que dans le devoir et l'esprit de sacrifice. L'état politique dans lequel nous vivons les détourne de ces idées qui pourraient seules leur donner le repos de l'esprit et de l'âme.
176Je dis donc que l'industrie à la campagne serait plus facile, si les ouvriers vivaient en dehors des cabarets et de la politique, la moralisation se ferait plus facilement.
177Monsieur le Président. – Vous pouvez vous rendre compte de cela dans votre papeterie qui est à la campagne.
178Monsieur Mame. – Oui, je viens de recevoir une lettre du gérant, il entre dans ces idées-là, nous arrivons à de bons résultats à La Haye-Descartes.
179Monsieur Dauphinot. – Monsieur, vous nous avez dit qu'il y avait eu des grèves à Tours, que vous y aviez échappé, que cent ouvriers environ s'étaient mis en grève. À quoi faut-il attribuer cette grève, est-ce à un motif social ou à un motif de salaire ?
180Monsieur Mame. – Les ouvriers demandaient non pas les salaires de Paris, mais à peu près : ils demandaient le système de Paris, une augmentation par mille de lettres.
181Monsieur Dauphinot. – Les ouvriers sont venus du dehors ?
182Monsieur Mame. – Oui, ils sont venus de Paris ; ils sont venus à Orléans et à Tours. Cent à cent cinquante ouvriers se sont entendus, ils ont fait leurs demandes à leurs patrons en termes très vifs et peu convenables, les patrons ont été blessés, ils sont venus nous trouver ; nous n'avions pas à intervenir, mais nous leur avons dit : si nos ouvriers faisaient grève et exigeaient une augmentation de salaire, nous n'en tiendrions pas compte.
183Monsieur Dauphinot. – À quelle époque cela se passait-il ?
184Monsieur Mame. – C'était l'année dernière, au mois de mars ou d'avril.
185Monsieur Dauphinot. – La loi sur les coalitions a-t-elle eu quelque effet sur les relations entre les patrons et les ouvriers ?
186Monsieur Mame. – Pour nous, elle n'a eu aucun mauvais effet.
187Monsieur Warnier. – Avez-vous beaucoup d'ouvriers nomades ?
188Monsieur Mame. – Très peu.
189Monsieur Warnier. – Et vous expliquez l'attachement de vos ouvriers à votre établissement, à vos bons traitements et à vos institutions ?
190Monsieur Mame. – Je suis convaincu que je ne puis l'attribuer qu'à cela, puisque je vois le contraire ailleurs, même à Tours. Chez nous, il n'y a jamais de chômage, c'est un grand avantage, nos ouvriers travaillent toujours.
191Monsieur le Président. – Ce sont vos soins qui assurent l'ouvrage ?
192Monsieur Mame. – Oui, nous avons une statistique, nous savons que tel ouvrage se vend à tant d'exemplaires ; il y a des prévisions extraordinaires, nous vendons vingt mille volumes par jour, c'est un métier très laborieux. Les employés travaillent beaucoup, mon fils et moi, nous travaillons beaucoup aussi. Tous les matins, je suis le premier debout, et quand les ouvriers s'en vont, ils voient une lampe brûler et ils savent que le patron est au travail jusqu'à dix, onze heures du soir. Il n'y a pas en France de maison de ce genre, où il y ait autant à travailler. Il y a à Paris des maisons colossales, la maison Hachette par exemple, mais ils ne sont que libraires. Chez nous, le papier entre à l'état de chiffon et en sort à l'état de livre relié, doré. C'est très compliqué. La comptabilité est aussi très importante.
193Monsieur Warnier. – Vous disiez que vous exportiez vos produits ; est-ce que l'impôt sur le papier n'a pas eu pour effet de ralentir votre exportation.
194Monsieur Mame. – Non, nous demandons qu'on dégrève de l'impôt les livres qui sont exportés, et nous n'avons encore rien obtenu, nous sommes en instance auprès de l'administration des contributions indirectes.
195Monsieur le Président. – Les contributions indirectes suivent votre fabrication de papiers partout, elles ont le pied partout, tandis que les douanes ne l'ont qu'à la frontière, il serait peut-être plus facile d'obtenir cela des douanes que des contributions indirectes.
196Monsieur Mame. – Nous vendons nos livres à si bas prix que malgré l'impôt, l'exportation n'a pas diminué d'une façon sensible.
197L'impôt est perçu dans les papeteries par abonnement, nous payons à La Haye-Descartes 250 000 francs.
198Monsieur le Président. – Il y a une proposition de loi qui est toute à l'avantage de la papeterie, en proportionnant les droits suivant la nature du papier.
199Monsieur Warnier. – L'ouvrier qui profite des avantages que lui propose les sociétés alimentaires peut faire des économies. Ces économies sont-elles portées à la caisse d'épargne ?
200Monsieur Mame. – Très peu ; ils ont plutôt ce désir de la petite propriété, d'un petit jardin, plusieurs ouvriers sont devenus propriétaires de petits domaines.
201En 1867, j'ai eu un des grands prix de 10 000 francs, attribué aux établissements qui avaient fait le plus pour l'amélioration des ouvriers. J'ai donné 20 000 francs à mes ouvriers et je leur ai procuré des livrets de la caisse d'épargne. Depuis, mon fils qui est censeur de la Caisse d'épargne a vu que tout avait été retiré.
202J'ai donné cent mille francs pour la souscription pour la libération du territoire ; je croyais que cela réussirait, et je me suis engagé à verser mes cent mille francs quand même. La souscription ayant échoué, je me suis trouvé plus tard avec cent mille frs dont je pouvais disposer ; je voulais les donner aux ouvriers, je demandais à trois d'entre eux ce qu'ils en pensaient. Ils me dirent : Nous aurions peut-être cent cinquante francs chacun, que ferions-nous de cette somme ?
203En effet, beaucoup l'auraient dépensée en extra, quelques-uns auraient comblé certaines misères, d'autres se seraient achetés une chaîne, une montre ; si on avait employé cette somme en livrets de la caisse d'épargne, elle aurait disparu. Il faudrait pouvoir conserver une somme énorme pour produire un bien efficace.
204Augmenter les salaires serait très délicat, parce qu'il faut que la maison prospère ; je ne tiens pas à tirer un gros revenu ; j'ai une fortune qui dépasse vingt fois mes besoins, je ne tiens qu'à un revenu de six à dix pour cent.
205Je n'ai qu'un fils, il est vrai qu'il a cinq petits enfants auxquels il faut penser, mais je crois que l'argent est le plus grand des maux, quand on en fait un mauvais usage.
206Je dis donc à mes ouvriers : je ne puis pas augmenter vos salaires, parce que si nos bénéfices étaient réduits, et que la maison passât en d'autres mains, elle s'éteindrait fatalement, ce qui serait un grand malheur pour nos ouvriers qui ne trouveraient nulle part ailleurs d'aussi bonnes conditions de travail.
207Monsieur le Président. – Bien des personnes ont pensé que des ouvriers pourraient exercer une grande industrie ; est-ce que vous supposez que vous, ne continuant pas, ni votre fils, vos ouvriers pourraient former une association et diriger un établissement comme le vôtre ?
208Monsieur Mame. – Je les en crois complètement incapables. Je leur ai demandé bien des fois : croyez-vous que vous pourriez mener notre maison ? Ils m'ont répondu : non. Ils le reconnaissent eux-mêmes. Ils le pourraient peut-être pour de petites affaires. Si nos ouvriers formaient à Tours une imprimerie en coopération, je favoriserais l'entreprise, mais je ne crois pas qu'ils réussissent. Il y a des exemples de sociétés de ce genre, qui ont réussi, mais ce n'est pas dans notre partie. Quand il n'y avait que quatre-vingts brevets d'imprimeur à Paris, on avait donné un quatre-vingt unième brevet à des ouvriers, ils n'ont pas réussi.
209Monsieur de Kergorlay. – Vous nous avez dit, je crois, que dans une conversation que vous avez eue avec vos ouvriers, ils ont reconnu qu'ils ne pourraient mener l'affaire.
210Monsieur Mame. – Ils l'ont reconnu.
211Monsieur Tirard. – Vous les considérez comme incapables de diriger un établissement de l'importance du vôtre, mais pourraient-ils pas faire des travaux spéciaux ; ainsi, faire relier un certain nombre de livres ?
212Monsieur Mame. – Ce qui serait le plus facile, ce serait l'imprimerie : ils pourraient par exemple imprimer un journal.
213Pendant le siège de Paris, quand le gouvernement est allé de Tours à Bordeaux, nous avons envoyé à Bordeaux vingt ouvriers, ils ont fait une petite imprimerie et ils se sont partagé les bénéfices.
214Monsieur le Président. – Sont-ils revenus ensuite ?
215Monsieur Mame. – Oui, Monsieur le président.
216Monsieur Tirard. – Vous donnez à vos ouvriers des livrets de la caisse des retraites de l'État ; ont-ils augmenté leurs dépôts ?
217Monsieur Mame. – Très peu, ils ne comprennent pas cela.
218Les ouvriers que j'ai fait venir il y a quelques jours me disaient : C'est peut-être la meilleure chose que vous ayez faite, mais elle n'est pas appréciée.
219Monsieur Tirard. – Cela me semble excellent, si un ouvrier a la prudence de déposer chaque année une certaine somme, c'est un gage de réussite pour l'avenir.
220Monsieur Mame. – Oui, comme l'ouvrier généralement ne fait pas d'économie, il s'inquiète de l'avenir, mais il hésite à placer son argent à la caisse des retraites qui ne lui donne pas un revenu immédiat.
221Monsieur le Président. – Nous avons obtenu que l'intérêt serait posté à cinq %.
222Monsieur Tirard. – Il y a deux modes de versements : le versement réservé et le versement perdu.
223Monsieur Mame. – Dans toutes ces institutions, j'ai puisé de grands enseignements dans le livre de Monsieur Leplay [sic] dont je suis un des adeptes. Au résumé, je crois qu'il faut moraliser les ouvriers et leur inspirer l'esprit de sacrifice. Il est évident qu'on fait tout le contraire.
224Monsieur le Président. – Nous vous remercions, Monsieur, des renseignements que vous avez bien voulu venir nous donner.
225La séance est levée à onze heures.
Notes
-
[2]
Sur Maurice Maignen (1822-1890), voir Charles Maignen, Maurice Maignen, directeur du Cercle Montparnasse et les origines du mouvement social catholique en France. 1822-1890, Paris, Lethielleux, 1927, 2 vol., et Richard Corbon, Maurice Maignen, frère de saint Vincent de Paul. 1822-1890, apôtre du monde ouvrier, Paris, Téqui, 2003.
-
[3]
Officier, prisonnier à Aix-la-Chapelle en 1870 où il fait la connaissance de René de La Tour du Pin, il est touché par les idées sociales de l'évêque de Mayence Mgr von Ketteler. À son retour en France, il participe à la répression de la Commune et à la fondation — l'idée et l'impulsion revenant incontestablement à Maurice Maignen — avec le légitimiste René de La Tour du Pin Chambly de la Charce, Maurice Maignen et quelques autres, de l'Œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers en décembre 1871. Il se fait ensuite connaître notamment par ses discours contre le libéralisme économique et contre-révolutionnaires (« Nous sommes la Contre-Révolution irréductible » dit-il dans le discours, préparé par Maurice Maignen, qu'il prononce à Chartres le 8 septembre 1878). On se reportera naturellement à la thèse de Philippe Levillain, Albert de Mun. Catholicisme français et catholicisme romain, du Syllabus au Ralliement, Rome, École Française de Rome, 1983.
-
[4]
Albert de Mun, Ma vocation sociale, Paris, Lethielleux, 1908, p. 63.
-
[5]
Edme-Armand-Gaston d'Audiffret-Pasquier (1823-1905), maître des requêtes au Conseil d'État, membre du conseil d'administration des mines d'Anzin et directeur du complexe industriel de Decazeville qu'il a hérité de son père, est brillamment élu député de l'Orne en février 1871. Il devait contribuer, en mai 1873, à la chute d'Adolphe Thiers et assurer la présidence de l'Assemblée du 15 mars 1875 au 4 juin 1876, date à laquelle il est élu sénateur inamovible.
-
[6]
Voir infra. Il est donc à noter que le texte de la déposition d'Alfred Mame est publié pour la première fois.
-
[7]
Denis-Aimé-René-Emmanuel Benoist-d'Azy (1796-1880) est alors député de la Nièvre après avoir été député de ce même département entre 1841 et février 1848, puis du Gard de mai 1849 à décembre 1851. Il avait fait partie des opposants au coup d'État du 2 Décembre 1851. L'un de ses fils, Paul (1823-1898), est un fervent partisan de Le Play.
-
[8]
Charles-Ange de La Monneraye (1812-1904), député du Morbihan au Corps législatif de mai 1869 à septembre 1870, siégeant au centre-gauche, puis à la Chambre représentant du même département de février 1871 à mars 1876, cette fois dans les rangs de l'extrême-droite, demandant notamment, durant ce mandat, le rétablissement de la monarchie et signant, avec d'autres députés, une adresse de soutien au pape Pie IX. Il fut ensuite sénateur du Morbihan jusqu'en 1894.
-
[9]
Sur Armand de Melun, l'un des pionniers du catholicisme social et fondateur de la Société d'économie charitable, on lira avec profit l'ouvrage d'Amédée d'Andigné, Un apôtre de la charité. Armand de Melun, 1807-1877, Paris, NEL, 1961.
-
[10]
Parmi les quatre vice-présidents, seul Nicolas Ducarre (1819-1883), député du Rhône et qui est choisi en 1875 pour être le rapporteur des travaux de la Commission (Rapport fait au nom de la Commission d'enquête parlementaire sur les conditions du travail en France : salaires et rapports entre ouvriers et patrons [2 août 1875], Lyon, Mougin-Rusand, 1877), sort du lot. Conseiller municipal à Lyon, il est franc-maçon, étant membre de la Loge du Parfait-silence de cette ville. Opposant à l'Empire de Napoléon III, il est élu député en février 1871, et siège alors avec la gauche républicaine jusqu'en février 1876, où il refuse de se représenter. Sur le rapport présenté par Ducarre en 1875, nous renvoyons à notre Maurice Maignen et la Contre-révolution. Pensée et Action d'un catholique social, 1871-1890, mémoire de maîtrise sous la direction de Michèle Cointet, université de Tours, 2004.
-
[11]
Édouard-Pierre-Michel de Cazenove de Pradines (1838-1896), député du Lot-et-Garonne de février 1871 à mars 1876, puis de la Loire-Inférieure de septembre 1884 à sa mort. Fervent monarchiste, il siège à l'extrême-droite de 1871 à 1876.
-
[12]
Lucien Brun (1822-1898) est élu député en 1871. Il peut être considéré comme le principal représentant du comte du Chambord à la Chambre. Il fait partie des plus proches du dernier des Bourbons, lui servant en quelque sorte de conseiller politique. Il le pousse notamment à ne pas transiger sur les principes lors de la fameuse affaire du « drapeau blanc » en 1873. Sur ce personnage, voir Gersende Le Jariel des Chatelets, Lucien Brun ou le légitimisme absolu. 1822-1898, thèse de doctorat d'histoire, université de Lyon III, 2001.
-
[13]
Édouard-Jean-Baptiste-Henri Morisson de La Bassetière (1825-1885), député de la Vendée de février 1871 à sa mort, siège à l'Assemblée à l'extrême-droite. Mais il se montre particulièrement sensible à la question sociale, n'hésitant pas à soutenir l'Œuvre des Cercles catholiques dès ses débuts.
-
[14]
Louis-Gabriel-César de Kergorlay (1804-1880) est député de l'Oise de 1871 à 1876, et siège dans le groupe de l'Union des Droites.
-
[15]
Marie-Camille-Alfred de Meaux (1830-1907), est député de la Loire de 1871 à 1876, siégeant au centre-droit. Il était le gendre de Charles de Montalembert, collaborant un temps au Correspondant.
-
[16]
Léonce-Raymond-Élisabeth-Alexandre de Guiraud (1829-1873), député de l'Aude de février à septembre 1870, puis de février 1871 à juillet 1873. Républicain modéré après avoir été de tendance légitimiste, il siège au centre-gauche. En décembre 1871, aux côtés d'Albert de Mun, Émile Keller, René de La Tour du Pin, Maurice Maignen et quelques autres, il fit partie des signataires de l'Appel aux hommes de bonne volonté, qui proclamait la volonté de ces hommes d'étendre à toute la France la création de cercles ouvriers, sur le modèle de celui fondé par Maignen à Paris, 126 boulevard Montparnasse. Aux dires d'Albert de Mun, c'est peut-être par L. de Guiraud qu'il avait découvert l'existence du cercle Montparnasse et de Maignen, décidant de bien des choses pour son avenir (Ma vocation sociale, op. cit., p. 61).
-
[17]
Albert-Pierre-Louis Decrais (1838-1915), avocat au barreau de Paris devient préfet d'Indre-et-Loire en 1871 avant de partir pour les Alpes-Maritimes en 1874. Il fut notamment ambassadeur de France près l'Italie en 1882, puis brièvement en 1886 à Vienne puis à Londres, député de la Gironde de 1897 à 1903 et ministre des colonies de 1899 à 1902.
-
[18]
« La commission constituée pour procéder à une enquête sur les conditions du travail en France m'a adressé une série de questions sur la grande et la petite industrie. Les renseignements dont je dispose ne me permettant pas de répondre à une partie de ces questions, permettez-moi, Monsieur le Maire, d'avoir recours à votre obligeance et de vous prier de vouloir bien me mettre en mesure, en ce qui concerne la ville de Tours, de répondre à la commission », Archives départementales d'Indre-et-Loire [AD 37 désormais], 10M4, Commission d'enquête sur les conditions du travail en France. 1872-1873, lettre du préfet d'Indre-et-Loire au maire de Tours, n° 5510, minute, 24 août 1872.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
« 1° Quelles sont les grandes industries du département ? — Celles qui paraissent avoir ce caractère à Tours, 1° Grands ateliers d'imprimerie et de reliure de la maison Mame. [...] ». AD 37, 10M4, Commission d'enquête sur les conditions du travail en France. 1872-1873, Département d'Indre et Loire, Mairie de Tours, Secrétariat, n° 2193, Objet : Enquête sur les conditions du travail en France, réponses au questionnaire, 30 novembre 1872.
-
[21]
Nous ne possédons malheureusement pas la demande adressée à Mame. Le dossier des archives départementales ne contient rien de tel ; sans doute lui fut-elle envoyée directement par la commission.
-
[22]
Né en 1821, il est député de la Mame, siégeant au centre-gauche, de 1871 à 1876. Il meurt en 1889.
-
[23]
Né en 1826, il est député de la Mame, siégeant dans le groupe de la Gauche républicaine, de 1871 à 1876. Il meurt en 1899.
-
[24]
Jean-Baptiste-André Godin (1817-1888) est député de l'Aisne de 1871 à 1876, siégeant avec la Gauche républicaine. Très sensible à la question sociale, fortement inspiré par Fourrier, il tente d'améliorer la condition de vie de ses ouvriers en construisant le familistère de Guise et le Palais social. Sur le familistère de Guise et la personnalité de Godin, on se reportera utilement à l'ouvrage de Michel Lallement, Le travail de l'utopie. Godin et le familistère de Guise, biographie, Paris, Les Belles Lettres, 2009.
-
[25]
Archives jésuites (Vanves), papiers du P. Ramière, ERTm 65, lettre de F. Le Play à H. Ramière, 2 février 1873 (aimablement communiquée par Matthieu Brejon de Lavergnée).
-
[26]
« [T]out ce qui se pratique de nos jours pour conserver la paix et le bien-être est en vigueur chez moi. Je ne crois pas que mes ouvriers consultés aient jamais signalé une lacune », ibid.
-
[27]
« Second vice : le régime actuel du suffrage agite sans relâche les familles qui sont calmes en apparence et retenues jusqu'à présent dans l'obéissance. L'agitation est entretenue par les journaux (prétendus populaires) qu'elles se croient obligées de lire sans aucune satisfaction en vue de remplir avec discernement leurs devoirs civiques », ibid.
-
[28]
Cf. infra.
-
[29]
Léon Harmel développe son activité de filature en Champagne, au lieu-dit Le Val des Bois, organisant son usine sur un modèle assez semblable à la cité Mame, vivant au milieu de ses ouvriers, considérant ceux-ci comme sa propre famille. Les ouvriers possèdent très tôt leur caisse des économies et leur caisse de secours, et Harmel les fait participer à différents conseils au sein de son entreprise. Plus globalement, sur la personnalité et l'œuvre de ce catholique social, signalons, parmi les nombreuses études réalisées, les deux volumes du jésuite Georges Guitton (Léon Harmel. 1829-1915, Paris, Action populaire/Spes, 1933, 2 vol.), et les travaux de Pierre Trimouille (Léon Harmel et l'usine chrétienne du Val des Bois. 1840-1914, fécondité d'une expérience sociale, Lyon, Centre d'histoire du catholicisme, 1974).
-
[30]
Voir, à l'inverse, dans les courriers de Mame cités par Edouard Vasseur, le souci de ne pas publier de textes portant atteinte à la religion.
-
[31]
Déposition transcrite par M. Dumont.
-
[32]
Ou puni, le mot étant difficilement lisible sur le manuscrit original.