Ancien Testament
Johannes Unsok Ro (éd.), Story and History : The Kings of Israel and Judah in Context, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Forschungen zum Alten Testament 2. Reihe 105 », 2019. 24 cm. 190 p. ISBN 978-3-16-157554-9. € 74
1Un des fruits de la révolution copernicienne produite par l’émergence des méthodes historico-critiques d’analyse du texte biblique a été la fin d’une certaine forme de naïveté historique qui, jusque-là, présidait à la lecture des textes bibliques. L’écart ou la convergence entre l’histoire et l’Histoire sont donc devenus une source perpétuelle de débats, alimentée par les découvertes archéologiques successives, aussi bien dans le contexte plus vaste du Proche-Orient ancien que dans les terres dites bibliques (Levant). Ce recueil d’articles s’inscrit dans le sillage des derniers développements de cette problématique. Comme l’affirme Ro dans l’introduction au volume, il a pour but de proposer une approche des textes et de l’histoire de l’Israël ancien qui échappe aux pièges de l’alternative « minimalistes » vs « maximalistes » qui a conduit la discussion à une impasse (p. 7-10). Il s’agit de promouvoir, selon les mots de Finkelstein, « une vue depuis le centre » (« a view from the center », p. 16-18).
2Si le projet est méritoire, sa mise en œuvre est, à notre avis, moins réussie. Les articles recueillis n’offrent pas un modèle ou des modèles nouveau(x) pour résoudre les questions qui touchent au rapport entre les textes et l’Histoire. Les quelques « règles de base » proposées par Finkelstein dans sa contribution (p. 15-30) pouvaient constituer un point de départ, mais aucun des autres auteurs ne s’engage dans la discussion des principes méthodologiques, ni ne présente une réflexion sur les présuppositions et critères qui déterminent son approche. Le résultat final est donc une collection d’articles plus ou moins classiques autour de certains textes ou livres bibliques, sans que l’ensemble génère vraiment de nouveaux points de vue quant à la métaréflexion sur les lignes de fond de la démarche scientifique. Il se peut aussi que le fait qu’une partie des contributions (quatre sur huit) soit constituée de révisions d’articles ou de chapitres de livres déjà publiés ait joué un rôle.
3Cela dit, les études proposées ne sont pas dénuées de mérite. Nous mettrons en avant les articles de Hasegawa, Schmid et Ro. Le premier de ces chercheurs examine ce qu’il appelle les « qualifications » des évaluations des rois d’Israël et de Juda dans le livre des Rois, c’est-à-dire les phrases ajoutées immédiatement après le verdict positif ou négatif sur le roi en question, afin de le nuancer (p. 31-51). Hasegawa montre comment ces « qualifications » révèlent le minutieux travail d’intégration de sources, auquel le(s) rédacteur(s) du livre des Rois s’est/se sont voué(s). Elles ouvrent une précieuse perspective sur la manière de procéder de ce(s) historien(s).
4L’article de Schmid est consacré aux deux derniers chapitres du livre des Rois, où se trouve la description de la chute de Jérusalem (p. 81-97). Pour l’essentiel, l’auteur reprend la thèse présentée il y a plus de vingt ans (1997) dans un autre article, publié en allemand. Celle-ci reste entièrement pertinente. L’aspect le plus remarquable de ces derniers chapitres du livre est l’absence de réflexion théologique en 2 R 25 et autour des événements de 587 av. J.-C. Cette réflexion est concentrée au chap. 24 (voir 2 R 24,2b-4.20a), et autour de l’exil à l’époque du roi Joachin (2 R 24,13-14). Schmid propose de reconnaître ici la main du ou des rédacteur(s) non deutéronomiste(s) responsable(s) aussi de la révision « progolah » de Joachin identifiée par Pohlmann dans les livres de Jérémie (Jr 24, par exemple) et d’Ézéchiel (voir, par exemple, Ez 11* ; 24,25-27 ; 33,21 sqq.).
5Enfin, Ro, dans une contribution qui reprend un des chapitres d’un livre publié en 2018, étudie Jr 7,1-12 (p. 99-119). Ro argumente contre l’idée qu’il s’agirait d’un sermon qui remonte au prophète lui-même et aussi contre son attribution à un éditeur deutéronomiste. Il propose de lire cet oracle comme une parodie de la théologie deutéronomiste du temple telle qu’elle se trouve réfléchie en 2 R 19, rédigée par un éditeur postexilique inspiré par la théologie de la « piété des pauvres ». Même si l’hypothèse n’est pas entièrement convaincante, elle a le mérite de renouer avec la question du processus de révision et d’édition du livre de Jérémie au cours de l’époque postexilique, et d’ouvrir des voies alternatives de compréhension.
6Ce livre comprend aussi une importante bibliographie (p. 151-171) et de très utiles index des sources anciennes citées, ainsi que des thèmes traités (p. 175-190). Il n’a pas pour vocation de devenir un ouvrage indispensable pour l’étude des rapports entre les histoires bibliques et l’Histoire, mais il n’en est pas moins un recueil à consulter pour celles et ceux qui s’intéressent à la question, notamment en ce qui concerne le livre des Rois.
7Francisco Martins
Martin Schott, Sacharja 9-14. Eine Kompositionsgeschichtliche Analyse, Berlin/Boston, Mass., De Gruyter, coll. « Beiheft zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 521 », 2020. 23,5 cm. 315 p. ISBN 978-3-11-066584-0. € 99,95
8Depuis les années 2000, plusieurs chercheurs ont proposé des études très pointues (entre autres Boda 2016, Redditt 2012, Willi-Plein 2007, 2014 sq., Gonzalez 2013) sur ces six chapitres à bien des égards déroutants qui soulèvent des problèmes particulièrement complexes. Le chercheur se doit en effet de rendre compte des liens de Za 9-14 avec les prophéties du prophète Zacharie (et aussi d’Aggée) qui datent du début du règne de Darius Ier. Un consensus se fait jour selon lequel les prophéties anonymes de Za 9-14 se présentent comme une révision, peut-être au début de l’époque hellénistique, des espérances messianiques de l’époque perse, attestées par Za 1-8 (et Ag 1 sq.). Et, au-delà, comme une relecture créative de traditions prophétiques anciennes, parfois en tension, pour en réaliser une sorte de synthèse sans effacer les divergences. Autre consensus : plusieurs voix se font entendre en Za 10-14 sur la manière dont va se réaliser le salut promis, avec un regard tantôt optimiste (chap. 9 sq.), tantôt pessimiste (chap. 11), voire catastrophiste (chap. 12-14). Le défi pour l’exégète provient du fait que ces voix s’enchevêtrent et qu’il se doit de démêler les strates rédactionnelles pour rendre compte de la formation littéraire de l’ensemble.
9La thèse de doctorat de M. Schott relève avec maestria les défis évoqués. Un premier chap. (p. 1-17) est consacré à l’histoire de la recherche ; un second à « la préhistoire de Za 9-14 », à savoir Za 7 sq., comme résumé théologique des visions de Zacharie (chap. 1-6), qu’il considère comme le tremplin des prophéties ultérieures de Za 9-14 (p. 20-48).
10Dans les chap. 3 à 6 (p. 53-242) l’auteur étudie successivement Za 9,1-11,3 ; 11,4-17 ; 12-13 ; et 14. Chacun de ces ensembles est examiné péricope par péricope avec une remarquable acribie, en justifiant sa délimitation, présentant l’état de la recherche, apportant une traduction annotée d’une grande exactitude – soucieux de bien distinguer critique textuelle et critique rédactionnelle, Schott reste beaucoup plus attaché au TM que ne le fait l’éditeur de la BHS –, et terminant par une analyse du texte (son sens, ses liens avec d’autres textes, sa fonction dans l’ensemble). Chaque ensemble s’achève par un bilan partiel avec synthèse de la critique rédactionnelle, de l’agencement compositionnel et de la situation historique.
11Le chap. 7 (p. 243-253) offre une synthèse de l’histoire compositionnelle, voire rédactionnelle, de Za 9-14. Un dernier chapitre (p. 255-270) ouvre une perspective sur la relation entre Za 9-14 et le livre des Douze, en particulier avec Malachie. Conscient de la complexité de son découpage rédactionnel, l’auteur ajoute en appendice une traduction complète de Za 9-14 avec différentes couleurs pour chaque couche rédactionnelle – lisible pour un non-daltonien (p. 271-280). La riche bibliographie (p. 281-302) est quasiment complète et à jour.
12La reconstruction rédactionnelle proposée par l’auteur est très clairement argumentée, avec huit phases rédactionnelles successives : premièrement, le noyau de base se trouverait dans l’annonce de la venue du roi « juste, sauvé (avec le TM !), et non “sauvant” ou “sauveur” (comme le portent nos traductions) et humble » (9,9 sq.). (Reprise de l’annonce du germe en Za 3,8 ; 6,12.) Deuxième strate : le jugement des nations voisines (9,1a.2-6a.7b.8b). Troisième strate : le retour de la diaspora (9,8a.11a.12.16 sq. et 10,1 sq.6.9-12) avec pour thèmes la libération des exilés et leur retour (9,11 sq. ; 8,8.10), une réflexion sur le temps du salut (9,16 sq.) et les critères d’une juste relation à Dieu (10,1 sq.). Quatrième strate : la guerre comme moyen de réalisation de cette ère nouvelle (9,13-15 et 10,3-11*) avec pour thèmes la victoire de l’infanterie sur la cavalerie (10,5), le rôle militaire de Juda (10,4), le rôle de Yhwh dans le combat contre les Grecs, avec la participation d’Éphraïm à côté de Juda (9,13-15), et la fin des dirigeants étrangers (10,3a) – comme dans la troisième phase, ces thèmes ont pu être ajoutés successivement. Cinquième strate : le jour de l’assaut des nations avec l’annonce que Yhwh livre au malheur le peuple de Dieu (11,4-16*) et la ville de Dieu (14,1-2*), et l’acte symbolique des deux bâtons de berger (11,4-5aa.7a.8a.9.10aa ; 12,1a et 14,1 sq.*). Sixième strate : le retournement de la situation : le jour de l’assaut des nations se révèle être celui de leur jugement définitif (11,17 ; 12,2-6b* ; 14,2 sq.*.13 sq.*.20 sq.*) – avec une autre couche rédactionnelle qui amplifie le propos en évoquant une théophanie (14,4* : les pieds de Yhwh se placent sur le mont des Oliviers) et un combat de Yhwh lui-même contre les nations avec panique et envoi d’un fléau épouvantable (14,6.12.15). Septième strate, située consciemment au centre de Za 12-14 : la purification d’Israël par Yhwh lui-même avec trois thèmes : d’abord, un rite de repentance du peuple (« ils se lamenteront sur lui comme sur un fils unique ») pour avoir transpercé le prophète qui représentait la présence divine ; Yhwh y répond favorablement en ouvrant une source purificatrice (12,9-13,1) ; ensuite, la fin des idoles et des faux prophètes (13,2 sq.) ; enfin, un jugement purificateur (13,7-9 : les deux tiers seront retranchés, et le tiers restant sera éprouvé comme l’argent et l’or par le feu). Huitième strate, selon Schott : la proclamation de la souveraineté royale de Yhwh (12,1b ; 14,5b.7*.8-11*.16-19.21a) : « Yhwh sera roi de toute la terre ce jour-là » (14,9), « toutes les nations […] monteront chaque année pour se prosterner devant le Roi » (14,16) avec transformation cosmique. À cela s’ajoutent un bon nombre de gloses.
13La complexité de cette proposition n’étonne pas au regard de la complexité du texte. Cela dit, la recherche se poursuivra concernant les deux présupposés de l’auteur : l’écriture de Za 9-14 entre le début et la fin du ive siècle et l’importance donnée à Za 9,9 sq. comme strate de base de l’ensemble. Et, plus généralement, la question se pose de savoir s’il faut nécessairement et exclusivement résoudre des divergences de perspective en les étalant successivement dans le temps.
14Quoi qu’il en soit, il s’agit en tous les cas d’une étude incontournable pour toute recherche ultérieure sur Za 9-14 à cause de la qualité et de la précision des observations exégétiques.
15Jean Marcel Vincent
Nouveau Testament
Matthieu Arnold, Gilbert Dahan, Annie Noblesse-Rocher (dir.), Romains 1,18-32. Les fautes des païens. Issu de la 15e des Journées bibliques organisées par le Laboratoire d’Études des monothéismes/Institut d’études augustiniennes UMR 8584 (CNRS – EPHE Sciences religieuses – PSL – Sorbonne Université) et l’EA 4378, Faculté de théologie protestante (université de Strasbourg), Paris, Cerf, coll. « Lectio divina. Études d’histoire de l’exégèse 15 », 2020. 21,5 cm. 211 p. ISBN 978-2-204-13953-3. € 20
16Comme le dit Gilbert Dahan dans l’avant-propos, à travers l’exégèse de Rm 1,18-32 « sont posés des problèmes majeurs de la pensée chrétienne » (p. 13). Ce recueil d’articles examine quelques étapes de l’histoire de l’exégèse de ce passage, donné en tête d’ouvrage en grec, latin et français.
17Pour commencer, Christian Grappe présente la péricope choisie dans son unité argumentative dans l’ensemble de l’épître (Rm 1,18-3,31) dont elle est, selon l’analyse rhétorique antique, la narratio. Il analyse l’évolution de la place et des identités des différents groupes de païens envisagés par Paul pour démontrer que tous sont sous le péché et donc soumis à la colère de Dieu. Puis il replace l’argumentaire parmi ceux de l’époque ou antérieurs afin d’en montrer la dépendance et la spécificité.
18José Costa propose une lecture de la péricope à la lumière des sources juives. Il en présente la structure et les questions qu’elle soulève pour indiquer les meilleurs parallèles dans la littérature juive antérieure ou contemporaine de Paul. S’ensuit une analyse comparative verset par verset qui permet quelques explications sur les outils à la disposition de Paul et sur son raisonnement, et qui montre les différences d’avec les autres sources.
19Martine Dulaey examine l’utilisation faite de cette péricope par les chrétiens des premiers siècles. Elle recense huit commentaires ainsi que des citations éparses. Elle présente rapidement les commentaires suivis grecs et latins puis analyse la péricope et compare les écrits choisis sur trois thématiques principales.
20Gilbert Dahan se penche sur l’exégèse médiévale. Romains étant l’un des écrits les plus commentés, il ne garde qu’une vingtaine de commentaires datant de la période et limite son analyse à quelques thématiques.
21Matthieu Arnold présente les commentaires de Luther et Calvin. Pour les deux réformateurs, il s’agit d’œuvres de jeunesse (Luther 1515-1516 ; Calvin 1539). L’auteur commence par Luther qui, encore moine, adopte la forme traditionnelle (glose et scolies). Le réformateur allemand met l’accent sur l’injustice de l’être humain. L’étude du commentaire de Calvin insiste, elle, sur le péché contre Dieu et l’affirmation de la providence. L’analyse d’Arnold met en évidence les points de ressemblance et de dissemblance entre les deux réformateurs, mettant en lumière les accents théologiques de chaque auteur.
22Suivent des index d’auteurs anciens et contemporains cités, ce qui permet à qui veut se pencher sur l’histoire de l’exégèse de l’Épître aux Romains d’avoir une bonne base de références. Cette étude est une belle porte d’entrée dans l’histoire de l’exégèse du texte paulinien.
23Priscille Morel
Histoire moderne
Inès Kirschleger, Françoise Poulet (éd.), Itinérances spirituelles : mises en récit du voyage intérieur (xve-xviiie siècle). Actes du colloque international de Bordeaux des 26, 27 et 28 novembre 2014, organisé par les laboratoires CLARE (EA 4593 – université Bordeaux Montaigne) et BABEL (EA 2649 – université de Toulon), Paris, Honoré Champion, coll. « Babeliana 20 », 2020. 22 cm. 470 p. ISBN 978-2-7453-5447-1. € 65
24La voie du salut, le chemin spirituel, le retrait du monde, autant de métaphores qui lient les élans spirituels à des déplacements, qu’un voyage réel ait été effectué ou non ; rien d’étonnant dans la mesure où Jésus-Christ affirme : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » et où l’un des plus grands succès de la littérature spirituelle mondiale est le Pilgrim’s Progress du pasteur baptiste John Bunyan (non étudié dans ce recueil). C’est cette manière dont la vie spirituelle est transcrite en voyage intérieur qui est l’objet de ce livre, issu d’un colloque de 2014 portant, contrairement à ce que son titre indique, sur la période xiie-xviiie siècle. Il s’agit d’un travail de littéraires, analysant pour la plupart une œuvre bien précise, ce qui ne facilite pas toujours la synthèse, même si l’introduction rédigée par les deux maîtresses d’œuvre du colloque et du volume s’efforce de mettre les différentes contributions en perspective.
25Il est ainsi question de récits de pèlerinage, de voyages dévots et d’itinérances chevaleresques qui, pour nombre d’entre eux, veulent guider les âmes des personnes qui ne peuvent se déplacer réellement, notamment les femmes. Cependant, comme le montrent plusieurs contributions, l’itinérance peut aussi être celle des traîtres, de Judas, des sorcières associées au voyage diabolique, des mystiques dont l’âme voit s’affronter Dieu et le démon jusqu’aux confins de la folie dans le cas du jésuite Surin. Elle peut être suscitée par la réclusion, qui permet à Saint-Cyran de voir en Abraham l’homme de l’exode par excellence. Ce thème de l’itinérance se retrouve chez l’évêque et poète Antoine Godeau qui propose aux mondains le modèle de saint Bruno. Mais le lien entre vie mondaine et itinérance spirituelle est surtout exploité par des femmes comme Jeanne de Chantal ou Gabrielle de Coignard, ce qui semble là encore montrer l’importance du genre dans ce type de littérature. Les textes suivants sont plus disparates : le Guide des pécheurs de Louis de Grenade illustre l’invitation donnée conjointement au corps et à l’âme de cheminer dans la grâce, le roman initiatique Sethos de l’abbé Terrasson (1732) montre l’ouverture à l’idéologie franc-maçonne, évoquée également à travers l’itinéraire de Joseph de Maistre. L’image de l’arbre, enfin, permet un cheminement méditatif, un parcours mental, pratiqué chez les franciscains depuis la fin du xiie siècle.
26Plusieurs contributions abordent le protestantisme, français et anglais. V. Ferrer, en étudiant des ouvrages d’édification du xviie siècle, montre comment se développe une spiritualité de l’affliction fondée sur des images bibliques et les exemples des martyrs pour guider l’« âme affligée » à travers les souffrances terrestres et les persécutions ; c’est la souffrance qui lui permet de se reconnaître membre d’une communauté de saints. Le même procédé de transposition biblique permet aux galériens huguenots de se sentir innocentés, la justice divine inversant la justice des hommes, comme l’explique R. Whelan à partir de lettres et de récits de prisonniers. Et c’est le même imaginaire spirituel que retrouve I. Kirschleger dans des textes de fidèles du Désert : leurs déplacements, leur errance, leurs souffrances deviennent ainsi espérance et promesse du Salut. Très loin des pasteurs puritains (mis naguère en exergue par Max Weber) qui voyaient dans la réussite matérielle un signe de l’élection, les huguenots développent plutôt un discours de la persécution qui les assimile aux Hébreux de l’Ancien Testament. Mais il s’agit sans doute en partie d’une singularité française due aux tourments qu’ont longtemps subis les protestants du royaume. Il n’est pas sans intérêt de relever que Du Bartas, converti sincèrement au calvinisme, nourri de la Bible, mais dont le cheminement spirituel est marqué par la modération et la tolérance, remporte un grand succès dans l’Europe protestante et particulièrement en Angleterre, comme le montre D. Bonnet
27Les communications liées au monde anglo-saxon sont en effet très différentes. P. Barros s’intéresse à la manière dont Sir Kenelm Digby réagit à la mort prématurée de son épouse ; le deuil l’amène à une conversion spirituelle marquée par le repentir et la sanctification de l’image de son épouse, mais aussi par une reconversion à un catholicisme auquel il ne parvient pas à se soumettre totalement. Un siècle plus tard, entre 1729 et 1800, les récits biographiques étudiés par N. Bourgès montrent une conversion graduelle, un cheminement difficile vers Dieu, entre élévations, affermissements, chutes et péchés. D’autres récits biographiques, concernant les Amérindiens, sont retranscrits au xviie siècle : les conversions obtenues par John Eliot, analysées par F. Le Corguillé, apparaissent surtout comme une manière d’entrer dans le monde et dans l’humanité des colons, après la destruction de l’univers amérindien.
28Une dernière communication, due à G. Wallerick, montre comment les pérégrinations à travers l’Europe du Liégeois Théodore de Bry puis de ses fils ont permis la confection d’un « voyage imaginaire et spirituel » avec la publication à partir de 1590 des Grands Voyages.
29Au total, ce volume donne une belle série d’études généralement très intéressantes, portant sur des sujets divers, mais au risque de voir la métaphore du voyage intérieur s’étendre indéfiniment, avec des communications traitant de voyages réels, de conversions, de collections de sources, de vision mystique, d’imaginaire spirituel, etc.
30Yves Krumenacker
Histoire contemporaine
Jean Volff, L’Église protestante mixte d’Algérie. Une première expérience d’union luthéro-réformée (1830-1908), Lyon, Olivetan, 2020. 22,5 cm. 352 p. ISBN 978-2-35479-504-7. € 29
31Né en 1938 à Dakar (Sénégal, alors Afrique-Occidentale française), Jean Wolff mène en parallèle trois activités : magistrat au Parquet, Colonel de réserve, diverses responsabilités au service des Églises protestantes. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles liés au droit, à l’histoire locale et au protestantisme. Sa famille est d’origine alsacienne luthérienne. Son ouvrage présente l’Église protestante mixte d’Algérie, de 1830, date de la prise d’Alger, à 1908, année de l’introduction de la séparation des Églises et de l’État en Algérie qui marque la fin de cette expérience précoce d’Église luthéro-réformée.
32Personne avant Jean Volff ne s’est véritablement préoccupé de cette Église oubliée dont l’expérience méritait d’être exhumée. Il est tombé par hasard sur des cartons d’archive qui ont suscité sa curiosité. Son livre est le résultat d’une recherche sérieuse et documentée, exhaustive par rapport aux sources à disposition. Le sujet est bien délimité. La recherche circonscrite dans cet espace est très fouillée et d’une précision remarquable. Ce sont principalement les aspects juridiques de cette Église en construction qu’il met en avant grâce à un travail d’historien particulièrement fin.
33Quelques illustrations agrémentent l’ouvrage. Les notes sont regroupées en fin de chaque chapitre, rendant la lecture agréable. Une importante bibliographie est consultable en fin de livre. La clarté de l’expression et de la structure permet à l’ouvrage d’être accessible à tous. L’abondance des détails pourrait rendre la lecture fastidieuse, mais l’exploitation qui en est faite est d’une grande limpidité. On en vient à se prendre d’affection pour cette Église qui, malgré sa fragilité, fait montre de tant de vitalité.
34L’introduction dresse, en quatre pages, une lumineuse synthèse de la présence du christianisme en Algérie et au Maghreb. La première partie narre de façon chronologique les moult revirements de la constitution, du fonctionnement et de la fin de l’Église protestante mixte d’Algérie, forte au tournant du siècle d’environ 12 000 membres. La deuxième partie s’attache à décrire plus précisément certains éléments clés de cette institution : les édifices cultuels, les écoles protestantes, l’orphelinat, le corps pastoral, les membres laïcs, la vie paroissiale et l’activité des missions.
35L’Église protestante d’Algérie a dû affronter, pour sa survie, de multiples vicissitudes tant externes qu’internes. Quoiqu’Église d’État, elle s’est trouvée confrontée de façon chronique à une insuffisance financière. Le contexte religieux étant hostile, elle a dû lutter contre la quasi « inconvertibilité » des musulmans et la ferme interdiction de toute tentative d’évangélisation de la population indigène de la part des autorités françaises afin de respecter l’acte de capitulation d’Alger et pour des raisons sécuritaires. De plus, la concurrence avec l’Église catholique, bien plus fortement implantée, s’est avérée parfois féroce. Elle a été grandement tributaire des remous politiques en France, de la monarchie de Juillet à la IIIe République, et de leurs conséquences pour l’Église réformée et la Confession d’Augsbourg, notamment à la suite de l’annexion à l’Empire allemand de l’Alsace, et la perte du Directoire de Strasbourg. En interne, la cohabitation des deux entités réformée et luthérienne est la source de belles et nécessaires solidarités, mais également de rivalités qui manquent plusieurs fois de lui être fatales. L’Église doit s’adapter à l’évolution démographique de ses membres (colons, militaires et fonctionnaires) dont les origines nationales, religieuses, linguistiques, sociales sont très hétérogènes. La population protestante, conforme à la population majoritaire des migrants, est dans une situation économique très précaire, aggravée par une forte mortalité. D’où l’importance, d’ailleurs, de l’orphelinat de Dély-Ibrahim. Les consistoires algériens peinent à recruter durablement des pasteurs, qui occupent souvent ces postes aux territoires étendus, sans ressources et dans des bâtiments précaires ou inadaptés, par défaut plus que par choix. Si l’Église parvient à fonctionner, c’est grâce à l’engagement et au dévouement de certains responsables laïcs, mais les différents consistoires se retrouvent aussi plusieurs fois à la merci de personnalités hégémoniques alors que les fidèles, peu instruits, semblent plutôt indifférents aux variations doctrinales. Quelques figures exceptionnelles, à qui l’Église protestante d’Algérie doit sa survie, émergent, telles celle du pasteur luthérien Jacques Timothée Dürr, l’infatigable « apôtre de l’Algérie » qui survit à un naufrage, crée de petites communautés de protestants disséminés, célèbre le culte en français et en allemand, apprend le kabyle, instruit, soigne colons et indigènes, sillonne l’Algérie seul ou avec l’un de ses fils, à pied ou à cheval, et parcourt les pays protestants européens pour parvenir à financer l’orphelinat protestant. Il participe activement à l’administration bicéphale de l’Église protestante d’Algérie et à son organisation consistoriale jusqu’à son décès, à plus de 80 ans.
36Jean Volff a contribué au rapprochement récent des Églises réformées et luthériennes pour constituer l’Église protestante unie de France. On ne doute pas qu’il y a défendu les couleurs de l’Église luthérienne, sans dissimulation.
37Sabine Valois
Théologie pratique
Isolde Karle, Praktische Theologie, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, coll. « Lehrwerk Evangelische Theologie 7 », 2020. 21 cm. 744 p. ISBN 978-3-374-05488-6. € 58
38L’ouvrage d’Isolde Karle représente une somme considérable, un de ces livres qui paraissent tout au plus tous les dix ans, même dans le paysage allemand qui est plutôt bien fourni. Il se situe dans la continuité de celui de Dietrich Rössler, paru en 1986, plutôt qu’avec celui de Christian Grethlein, paru en 2012. En particulier, ce sont les études historiques à la fois fouillées et synthétiques qui le caractérisent, mais aussi l’arrière-plan de théologie systématique et la visée clairement exprimée d’orienter la pratique ecclésiale. Chaque développement est marqué par une appréhension très précise des différents contextes de la pratique traitée. De la sorte, c’est un ouvrage qui couvre l’ensemble du projet de la théologie pratique. De même, l’objectif de l’ouvrage, correspondant à la collection, est clairement pédagogique. Il représente une aide pour les étudiantes et les étudiants qui s’apprêtent à passer leur examen final en théologie. Enfin, il intègre pleinement les recherches récentes au sujet des « genres », auxquelles Karle participe avec engagement, complétant utilement le propos.
39Le plan d’ensemble relève d’un choix clairement assumé. Après un premier chapitre proposant une définition très équilibrée de la théologie pratique, l’auteure propose une analyse de la situation en deux chapitres distincts, la religion dans la modernité qui s’inspire beaucoup des propos sociologiques de Niklas Luhmann, puis « Église et modernité » (chap. iii) qui réfléchit au sujet de l’organisation ecclésiale dans la situation contemporaine et en particulier aux différents projets de réforme des Églises. Suit immédiatement une réflexion au sujet du ministère pastoral dans la modernité, ce qui est plutôt original. Ensuite, l’ordre des différents chapitres montre une prééminence théologique du culte, avec l’homilétique et la liturgique. Le chap. vii au sujet de la cure d’âme est considérable. Cette pratique est paradigmatique pour le projet d’ensemble de l’ouvrage. Karle y reprend les études sociologiques, ce qui ne manquera pas de surprendre dans ce domaine, mais aussi la pensée systémique. Elle se détourne délibérément de la psychanalyse parce que pour elle cette discipline, à force de chercher ce qui relève de l’inconscient, ne prend pas le discours d’autrui tel qu’il se présente véritablement au sérieux. Dans ce chapitre, les enjeux théologiques de la cure d’âme font l’objet d’un développement particulièrement intéressant. Ensuite, l’auteure propose une théorie des actes pastoraux où sa réflexion antérieure sur la professionnalité pastorale se révèle très féconde. La diaconie fait l’objet d’un chapitre plutôt court, ce qui est encore plus vrai concernant la communication par les médias.
40Bien sûr, nous ne souscrivons pas à tous ces choix. Nous aurions placé le chapitre sur le ministère pastoral plutôt à la fin du livre, partant du principe que les pasteurs sont seconds par rapport à l’activité ecclésiale. Cependant, ces réflexions complètent les élaborations antérieures et les rendent plus équilibrées. La réflexion au sujet de la sécularisation serait à compléter en réfléchissant à la pluralité religieuse et au désenchantement du monde, pas seulement à la différenciation fonctionnelle. Les projets de réforme des Églises mériteraient un traitement plus « charitable ». De même, nous continuons à penser que la psychanalyse est un partenaire de dialogue particulièrement intéressant pour la théologie et la pratique ecclésiale de la cure d’âme. Marquée par la théorie des systèmes, Karle réfléchit souvent en catégories institutionnelles, qui seraient à compléter par celles de l’organisation et encore plus de l’interaction qui marquent les Églises locales. Mais il s’agit là plutôt d’éléments de discussion que de critiques. À la fin de la lecture, nous sommes impressionné par la nuance du propos et la largeur du savoir. Le lecteur affine sa pensée et élargit sa perspective, ce qui conduit à une profonde reconnaissance.
41Fritz Lienhard
Nils Phildius, Se goûter Un en Dieu. Approche non duelle de la spiritualité chrétienne, préface d’Isabelle Padovani, Genève, Labor et Fides, 2020. 22,5 cm. 283 p. ISBN 978-2-8309-1717-8. € 19
42Ce livre est à destination de tout public en quête spirituelle. Celles et ceux, en particulier, que l’auteur qualifie de « nouveaux chercheurs spirituels » (chrétiens ou non) pourront y reconnaître un récit et un langage qui résonnent en eux. Mais il nous paraît également précieux – voire indispensable – pour des pasteurs, des accompagnants spirituels qui se sentent démunis face à la quête de personnes rencontrées, y compris en paroisse, quête englobant un questionnement existentiel, psychologique et spirituel.
43L’auteur, pasteur au sein de l’Église protestante de Genève, relate discrètement son expérience personnelle : suite à diverses « crises », il est allé voir dans d’autres chemins ou traditions spirituelles ce qui pouvait le relever « d’entre les morts ». Ce qu’il a découvert l’a profondément bouleversé – notamment l’expérience « non-duelle » qui mène à l’unification intérieure – et l’a conduit à un renouvellement du regard et du vocabulaire chrétiens qu’il partage dans cet ouvrage. Il a compris la valeur de l’expérience intérieure, du silence, de la créativité, des démarches psycho-corporelles, de la méditation ; il a découvert aussi d’autres interprétations possibles du texte biblique. Son ministère pastoral en a été marqué et, avec l’accord de son conseil presbytéral, il a mis en place un « atelier de spiritualité » (la « maison bleu ciel »), permettant ainsi de partager ses découvertes avec les personnes intéressées.
44Ce guide – car il s’agit d’un partage d’expériences, mais aussi de découvertes et d’outils très concrets pouvant être mis en place aisément (méditation, lectio divina, ateliers créatifs…) – n’a pas été rédigé mais parlé, ce qui explique les répétitions et imprécisions que l’on y trouve parfois. Il est simple, pédagogique et accessible à tous. Il est néanmoins bien structuré et comporte un plan très détaillé. La réflexion y est présente, théologique, anthropologique (plutôt de tendance Irénée de Lyon qu’Augustin d’Hippone). La distinction entre dimension psychique et dimension spirituelle et la complémentarité des deux est claire. Quelques commentaires bibliques imagent l’interprétation non-duelle de la spiritualité chrétienne proposée ici ainsi qu’une belle revisitation des « passions » répertoriées par les Pères du Désert réactualisée de manière créative (par ex. l’acédie peut se comprendre comme burn-out).
45Ce guide a le grand mérite d’exister. Sa parution – et surtout la création de la « maison bleu ciel » – a dû demander un certain courage, une audace non moins certaine à l’auteur, au conseil presbytéral de l’Église de Genève, aux éditions Labor et Fides. Qu’ils en soient tous remerciés. Une possibilité de dialogue s’amorce ainsi à travers la rencontre entre « univers » psycho-spirituels parfois très étanches les uns vis-à-vis des autres. Or comment dialoguer si l’on ne se rencontre pas ? Comment dialoguer si l’on refuse d’imaginer que l’autre puisse avoir quelque chose à nous communiquer ?
46Ce guide a aussi le grand mérite de tenter de témoigner du fait que la foi chrétienne recèle des trésors insoupçonnés que des « chercheurs de sens » pensent trouver ailleurs et surtout très loin du christianisme – et de rouvrir ainsi des possibles, y compris pour les paroisses protestantes.
47Certaines limites peuvent être évoquées : Phildius fait très souvent référence à deux auteurs, Isabelle Padovani et surtout Jean-Yves Leloup, à leur langage, parfois un peu répétitif. Nous pensons qu’il aurait gagné à faire encore plus confiance à sa propre capacité créative de langage et à tenter de faire dialoguer ses découvertes avec celles que propose le protestantisme en matière existentielle et spirituelle. Mais ce n’est pas la destination du présent ouvrage qui vise plus les chercheurs spirituels et/ou accompagnants psycho-spirituels que les théologiens. Relevons encore : des répétitions dont la suppression aurait permis d’alléger l’ensemble ; des imprécisions théo-anthropologiques (exemple quant à l’expérience non-duelle : suis-je le « je suis » ou le « je suis » est-il présent en moi ?).
48En conclusion, un livre à découvrir, à recevoir, à laisser questionner et cheminer en soi. Et peut-être une ouverture pour l’écriture d’un autre ouvrage de réflexion théo-anthropologique visant à faire dialoguer la « tendance psycho-spirituelle » décrite dans le présent ouvrage avec, par exemple, ce qu’Élian Cuvillier appelle l’ « école de Montpellier » ?
49Agnès-Marie Rive
Théologie systématique
Robert Ageneau, Serge Couderc, Robert Dumont, Jacques Musset (éd.), Manifeste pour un christianisme d’avenir, Paris, Karthala, coll. « Sens & conscience », 2020. 22 cm. 180 p. ISBN 978-2-8111-2704-6. € 21
50En octobre 2019 a eu lieu une journée d’études et d’échanges qui réunissait essentiellement des catholiques (et quelques protestants) convaincus que le christianisme pouvait et devait se transformer dans un processus de refondation ou de réformation. Leurs références : essentiellement l’évêque anglican John Shelby Spong et aussi, de manière plus incidente, le catholique Joseph Moingt. Cet ouvrage publie les conférences et certaines des discussions de cette journée. Comme l’indique bien le titre, il ne s’agissait pas, ou pas principalement, de faire un bilan critique et accusateur du passé, mais de s’interroger sur les pistes à explorer pour préparer l’avenir. Cela donne un ouvrage positif, suggestif, tonique, dépourvu (à la différence de beaucoup d’autres) de rancune.
51La majeure partie de l’ouvrage est consacrée à la pensée de Spong. J. Musset donne une bonne vue d’ensemble de ses principaux thèmes à partir de son dernier livre, intitulé précisément Pour un christianisme d’avenir. Un échange consacré à ses thèses sur la résurrection permet de dégager quelques caractéristiques importantes de sa démarche. R. Ageneau raconte comment les éditions Karthala ont découvert son œuvre. L. Gouguenheim traite de sa réception en France, en particulier dans les réseaux des Parvis, avec un mélange d’attraits et de réticences ; on a le sentiment que l’œuvre de Spong provoque aujourd’hui en catholicisme des réactions analogues à celles qu’ont suscitées, il y a 60 ans, les écrits de John Robinson dans l’anglicanisme (il y aurait un parallèle instructif à dresser entre ces deux évêques anglicans assez proches, nous semble-t-il, l’un de l’autre par leur théologie et par leur souci de s’adresser à de non spécialistes). R. Galtier parle de son travail de traducteur (ce qu’il en dit nous a souvent évoqué notre propre travail pour traduire Tillich).
52En dialogue avec la pensée de Spong, J.-P. Gallez expose les grandes lignes de la théologie de J. Moingt, pour qui la foi est une vie suscitée par l’Esprit, libre à l’égard des institutions religieuses, de leur structuration cléricale et de leurs formulations doctrinales ; elle se pense dans une herméneutique critique des traditions et conduit à un « humanisme évangélique ». J.-M. de Bourqueney, pasteur de l’Église protestante unie de France, est l’auteur de deux contributions sur des courants visiblement peu connus dans le monde catholique : celui la théologie du Process qui conçoit Dieu comme un dynamisme ou une énergie qui vise à la « jubilescence » (un heureux néologisme qu’il propose pour traduire enjoyment) ; celui du protestantisme libéral tel que le représente le mensuel Évangile et Liberté.
53Le tout est de bonne qualité : des textes clairs, des débats intéressants (retranscrits en partie) visent un grand public cultivé, préoccupé par le religieux, inquiet de l’obsolescence de la tradition ecclésiale et théologique, soucieux d’ouverture et de mise en pratique. Ce livre évite des développements trop techniques réservés à des spécialistes et invite à continuer la réflexion.
54André Gounelle
Éthique
Stéphane Lavignotte, André Dumas. Habiter la vie, préface d’Olivier Abel, Genève, Labor et Fides, 2020. 22,5 cm. 368 p. ISBN 978-2-8309-1723-9. € 24
55Nous gardons un très grand souvenir d’André Dumas, de sa vive intelligence, de son étonnante ouverture, de sa bienveillance qui paraissait inépuisable. Nous nous réjouissons beaucoup qu’un livre lui soit consacré et le sorte d’un oubli injuste et dommageable.
56« Je réagis à l’événement, […] je me situe à la lisière de la Parole et de la vie » (p. 78), écrit Dumas. Il a été un penseur « au cœur de la réalité », engagé (ou « embarqué ») dans une actualité sociale et politique qui, d’une certaine manière, a commandé son agenda. Ainsi, il ne cesse de militer pour débloquer et libéraliser la législation française sur la contraception et l’avortement. Ses interventions dans ce domaine ont une audience qui dépasse largement les frontières du protestantisme. Il participe activement, dans les années 1960, aux rencontres entre marxistes et chrétiens. Il prend très tôt parti pour l’écologie et se montre attentif à la condition animale. Il s’intéresse à mai 1968 et à ses suites. À partir de 1974, il s’interroge sur la fin de vie et « le droit à la mort ». Une grande partie de son œuvre est faite d’articles de journaux ; un des mérites de ce livre est de reprendre des textes éparpillés et de montrer qu’ils répondent à une dynamique et à une inspiration communes (mais aussi qu’ils comportent des hésitations et des flottements). Les réactions et engagements de Dumas sont courageux. Il a le souci de les étayer solidement. Il ne sacrifie pas à l’actualité la réflexion fondamentale, pas plus que les exigences de la pensée ne le détournent de l’attention à la conjoncture. Chez lui, théorie et vécu interagissent constamment (p. 137).
57Dumas récuse la notion de « morale naturelle » importante dans la pensée catholique. S’il entend « habiter la vie », il refuse une morale qui la sacraliserait (critique implicite de Schweitzer ou plutôt d’une certaine interprétation de Schweitzer ?). Il éclaire et nourrit toujours ses prises de position par une étude soignée, à la fois savante et intelligente, de la Bible, sans pour cela prétendre en déduire des enseignements « directs » qui formuleraient « des normes à appliquer aux comportements ». Il y cherche plutôt des « suggestions » pour sortir d’impasses, aller de l’avant, innover. « La morale, écrit-il, ne consiste pas tant à observer des principes abstraits et intangibles qu’à choisir dans des situations compliquées » (p. 166). Les normes et principes ont l’inconvénient de déshumaniser et de déresponsabiliser, alors que dans l’éthique la personne doit avoir la première place ; et pourtant des législations sont nécessaires précisément pour aider les personnes et ne pas les livrer ou les abandonner à la subjectivité. Dumas articule constamment « décisions personnelles » et « choix collectifs ». Il appelle à une morale de création qui s’inspire de l’Évangile (« il est de la nature même du Dieu biblique de vouloir le nouveau pour l’homme ») et ne s’en détache pas par une imagination trop vagabonde.
58L’apport de Dumas à une réflexion sur les démarches d’une éthique chrétienne est considérable, a du souffle et une grande pertinence, ce livre le montre amplement. Les derniers chapitres dégagent très bien les fondements théologiques et philosophiques de l’éthique de Dumas. En revanche, il n’y a pas grand-chose sur la spiritualité qu’expriment les Cent prières possibles (1982) ni sur les thèmes brillamment esquissés dans Protestants (1987). Mais ce livre ne prétend pas être complet ; il se voudrait inaugural et la conclusion esquisse ce que pourrait être une recherche autour de Dumas analogue à celles menées autour de Ricœur et d’Ellul.
59Sur le plan historique, nous avons relevé quelques inexactitudes ; ainsi, Charles Westphal a été président de la Fédération protestante de France et non de l’Église réformée de France (p. 52). Dumas est nommé en 1961 (p. 57) et donne des cours en 1965-1966 (p. 352) non pas à l’Institut protestant de théologie, qui n’existe pas avant 1972, mais à la Faculté de théologie de Paris. Il n’a pas été directeur (p. 76), mais président du Conseil d’administration de Réforme. C’est Jean-Paul Gabus et non Jean-Marc Babut qui a succédé à Jean Bosc à la Faculté de théologie de Paris (p. 78). Nous n’avons trouvé aucune trace d’une rivalité dans les années 1930-1940 entre Henry Leenhardt et Jean Cadier (p. 37). Ces erreurs, certes regrettables, sont des broutilles qui ne diminuent en rien l’intérêt proprement théologique de ce livre, d’autant plus que derrière l’exposé des thèses de Dumas, dans quelques rares critiques, pointe l’éthique que peut-être développera un jour Lavignotte.
60A. G.
Frédéric Rognon, Le défi de la non-puissance. L’écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, Lyon, Olivétan, coll. « Conviction et société », 2020. 22,5 cm. 299 p. ISBN 978-2-35479-524-5. € 22
61L’auteur a pour objectif de montrer que Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994), ces deux pionniers de la pensée écologique, offrent non seulement une grille d’analyse pertinente de la dynamique complexe sous-jacente aux évolutions autodestructrices du monde contemporain mais également une perspective éthique, la voie de la non-puissance, susceptible de réorienter la marche du siècle afin d’éviter une forme de cataclysme déjà annoncé.
62L’élaboration d’une pensée commune à Ellul et Charbonneau, par un dialogue rigoureux, mené sur une soixantaine d’années, impressionne d’autant qu’elle souligne les différences de style ou de sensibilité de l’un et de l’autre, en particulier dans le domaine de la foi, le premier étant un protestant réformé engagé et le second très critique envers le christianisme.
63Les trente-deux brefs chapitres du livre sont autant de fenêtres ouvertes sur les défis de civilisation abordés au cours de leurs conversations ; ils déploient la richesse de leurs intuitions, de leurs études, de leur créativité au fil de leur vie sur des sujets toujours fondamentaux et débattus au xxie siècle : science, technique, nature, condition animale, consumérisme, croissance, tourisme, loisirs, voiture, gouvernance, écologie politique, etc. Le fil conducteur est la déconstruction des mécanismes d’une machine à détruire implacable, appelée le « système technicien », qui déploie de façon nihiliste des pratiques autosuffisantes, dénuées de contrôle, de limites ou de finalités, un système-monde soutenu par une idéologie globalisée : la croyance en la technique comme clef du salut de l’humanité.
64Sur le versant de la riposte, au-delà de la prise de conscience du « bluff technologique » et de la dénonciation de ses idoles, au-delà même d’un pessimisme « réaliste » affiché par Ellul et Charbonneau, leurs voies de résistance ne peuvent qu’être radicales et exigeantes : l’option de la décroissance économique, la sobriété assumée pour mode de vie et le choix de la non-puissance. Celle-ci écarte les illusions du pouvoir technocratique de l’État en quête d’efficacité, sans jamais se résoudre à un aveu d’impuissance. À la suite du Christ, la non-puissance est le levier de la seule révolution susceptible de désamorcer la crise écologique.
65Écrit durant le premier confinement dans le contexte de la pandémie de Covid-19, au printemps 2020, cet ouvrage est à la fois une introduction ciselée aux thèses fondamentales de Charbonneau et Ellul sur les défis écologiques et un outil d’initiation remarquable aux problématiques de la réflexion écologique, en prenant en compte sa dimension théologique. Ce texte peut nourrir avantageusement la conversation et le débat dans la recherche d’un chemin responsable porteur d’espérance.
66Marc Frédéric Muller
Philosophie
Isabelle Priaulet, Penser les fondements philosophiques de la conversion écologique. Pour une écologie de la résonance, Genève, Labor et Fides, coll. « Fondations écologiques », 2020. 22,5 cm. 608 p. ISBN 978-2-8309-1729-1. € 32
67Cet important volume est une recherche universitaire, assez orientée par les travaux du théologien catholique Emmanuel Falque et ceux de Nathalie Depraz en phénoménologie. Son objet est une contribution à la refondation des valeurs, nécessaire pour notre temps, dans une réflexion magistrale qui n’est pas d’abord éthique mais ontologique. Sa problématique centrale est « qui sommes-nous ? » avant d’envisager le « que devons-nous faire ? ».
68Son propos est de convertir la compréhension de l’humain, plutôt centré sur lui-même dans la modernité, afin de mettre au jour qu’il ne peut être ni détaché ni isolé du monde, étant habité par la nature concrète. Ce retournement de perspective conduit à une thèse : considérer l’empathie pour l’environnement comme constitutive de la conversion écologique, et utiliser cette idée comme un critère d’évaluation des systèmes philosophiques et religieux.
69La première partie examine la question de la technique en commençant par l’étude de Heidegger, incontournable pour penser une ontologie de l’écologie comme science de l’habitation, de l’être-au-monde. Celle-ci se démarque d’une science de la maison, préoccupée d’innovation technologique, faisant violence à la nature réduite à la fonction d’instrument et empêchant un accès au monde comme totalité. Hans Jonas prolonge cette réflexion au niveau éthique, absent chez Heidegger, pour montrer que la dénaturation de l’environnement fait perdre à l’humain à la fois ses liens à la nature, sa conscience de la valeur de la vie et sa responsabilité éthique élargie à la biosphère. Pour comprendre l’incapacité de notre époque à prendre la mesure de la crise écologique, Priaulet examine les « penseurs de la catastrophe » que sont Günther Anders et Jacques Ellul. Le premier souligne la menace d’une obsolescence de l’homme dès lors que s’impose son infériorité ontologique par rapport à la machine ; il défend la nécessité de passer à l’action avec une écologie politique. En revanche, le second démontre l’emprise destructrice et dépersonnalisante du système technicien au point de considérer vaine toute tentative de résistance d’ordre éthique ou politique ; la technique ayant transformé l’homme en objet, seule la foi chrétienne est susceptible de désacraliser le milieu technicien en faisant le choix de la non-puissance dans le sillage du Christ incarné.
70L’auteure pense que le catastrophisme laisse démuni et elle souhaiterait s’inscrire dans une pensée de l’attention à l’infime en cultivant le sentiment de notre finitude.
71La seconde partie propose une herméneutique de la conversion tendue entre metanoia (renaissance et mutation, tournée vers le Tout-Autre, eschatologique, avec un Soi en construction) et epistrophè (retour à soi tourné vers le passé, archéologique, avec la quête d’un Soi originaire), à partir de la philosophie de Platon et des écoles hellénistiques, stoïcienne et épicurienne. Outre la visée du Soi, la conversion se joue aussi dans le rapport au monde, partagée entre l’effort de l’ascèse et l’union mystique ou la contemplation, avec la question du surgissement d’une conscience supérieure exposée au risque de ne plus faire corps avec la réalité, de perdre l’immédiateté de la relation à la nature. Enfin, la conversion se joue dans la temporalité ; or peut-elle répondre à l’urgence écologique, dans un mouvement collectif ?
72Isabelle Priaulet relève les insuffisances 1) du monde idéel de Platon peu sensible au monde sublunaire ; 2) de l’élargissement du Soi stoïcien, certes animé par une sympathie universelle mais peu sensible à la singularité du vivant ; 3) de la critique épicurienne du sacré, vraiment ouverte à une nature créatrice en mouvement, mais qui cultive un amour sans visage et pousse à faire de l’homme un dieu.
73L’auteure confronte la conversion philosophique à la conversion chrétienne en examinant la pensée de Maxime le Confesseur, de François d’Assise ou de Bonaventure. Il en ressort que l’approche chrétienne oriente le changement radical dans la charité et la quête de communion, pouvant inclure la conversion des sens à toute la Création.
74La troisième partie explore les pistes d’une reconquête d’un rapport d’immédiateté avec la nature, en présentant des penseurs contemporains : Merleau-Ponty (le monde sauvage) ; Henry David Thoreau (la wilderness), Arne Naess (deep ecology) qui débouche sur l’importance de la notion d’identification, comme voie de la conversion écologique, par une empathie universelle. Promotrice de l’écologie profonde, Isabelle Priaulet estime que le bouddhisme zen japonais (Maître Dôgen) est une des traditions qui ont poussé le plus loin l’expérience de l’immédiateté avec la nature, sur la voie de l’éveil à l’interdépendance des êtres, dans une spiritualité de la résonance. Elle pense que les traditions asiatiques peuvent féconder la spiritualité chrétienne, notamment celle inspirée de François d’Assise, pour tendre vers une « échologie » de la joie.
75Le parcours balisé par ce livre est remarquable du fait de la profondeur du questionnement et en raison de l’enchaînement des références sans cesse croisées ; ce style porte ainsi la recherche d’une spiritualité de la résonance. La méthodologie et les thèses restent bien sûr discutables. Lire à de multiples reprises que des penseurs antiques ou récents ont « raté » le chemin de la conversion écologique est assez surprenant. Certaines généralisations sur la pensée occidentale ou sur les traditions asiatiques demanderaient certaines nuances et appellent à la poursuite des recherches.
76M.F. M.
Giorgio Agamben, Le royaume et le jardin, trad. Joël Gayraud, Paris, Payot et Rivages, coll. « Bibliothèques Rivages », 2020. 19,5 cm. 155 p. ISBN 978-2-7436-4958-6. € 17
77Agamben s’intéresse aux résonances politiques de deux lieux théologiques représentés par le jardin originel en Éden et par le Royaume à venir, soit une polarité constitutive pour penser le rapport au monde présent. Or, en Occident, il semble que ces deux paradigmes aient été systématiquement neutralisés, relégués l’un à la préhistoire et l’autre à la posthistoire. Selon l’auteur, bien que l’un et l’autre soient des figures du bonheur, la théologie chrétienne a fait en sorte de barrer leur accès en rejetant systématiquement dans l’hérésie toute prétention à établir un continuum entre les deux.
78Au tribunal des idées, Augustin est le premier à mettre hors-jeu le jardin des délices, provoquant « une sorte de traumatisme originaire […] condamnant à l’échec toute poursuite du bonheur sur la terre ». Sa doctrine du péché originel, fondée sur une lecture « tendancieuse » du récit de la Genèse, s’intéresse moins au jardin qu’à l’expulsion de l’homme dont la nature serait à jamais corrompue, justifiant ainsi le nécessaire secours de l’Église. Outre son obsession antipélagienne, Agamben critique son exégèse littéraliste au détriment d’une approche analogique. L’approche augustinienne sera sans cesse reprise, notamment par Anselme et jusqu’à Thomas d’Aquin. Le livre n’aborde guère la théologie des siècles ultérieurs.
79À l’encontre des interprétations dominantes, Agamben pense que seuls Jean Scot Erigène et Dante – celui-ci empruntant des voies moins bibliques que philosophiques – ont su élaborer une pensée alternative, plus ou moins cachée, en niant la corruption de la nature, en défendant des positions pélagiennes qui valorisent les capacités de la volonté humaine.
80Dans la théologie scolastique, l’exercice d’un libre arbitre est circonscrit aux affaires de la vie présente et la grâce divine doit s’ajouter nécessairement à une nature déficiente. Pour Augustin, la raison d’être de l’Église est précisément de permettre la transmission de cette grâce, ruinant ainsi l’espérance du Royaume.
81Le genre de cet ouvrage est à la croisée de la recherche la plus pointue dans le domaine de l’histoire des idées et de l’essai philosophique, avec des jugements très subjectifs. Le regard sur Augustin peut, par exemple, sembler caricatural, non équilibré par une relecture de ses écrits contre les manichéens. La réduction de la théologie chrétienne à un courant de pensée uniforme surprendra. Il reste que l’apologie du pélagianisme, présenté comme la clef d’un bonheur possible, nourrira certainement bien des discussions.
82M.F. M.
Dogmatique
Jean-Denis Kraege, Bible et parole de Dieu, Lyon, Éditions Olivétan, coll. « Comment faire… », 2020. 20 cm. 126 p. ISBN 978-2-35479-517-7. € 13
83« La Bible est-elle la parole de Dieu ? Non mais… elle est notre seul accès à la parole de Dieu », ainsi Jean-Denis Kraege pose-t-il la thèse de son livre dès la p. 3. Puis s’ouvrent quatre-vingt treize paragraphes structurés en trois parties : les deux premières reprenant les deux points de la thèse : la Bible n’est pas la parole de Dieu (première partie), la Bible est le seul accès à la parole de Dieu (deuxième partie), la dernière partie s’arrêtant sur le statut de l’Ancien Testament. En effet, si la Bible n’est pas mais contient la parole de Dieu, l’auteur se doit de fixer le critère qui permet de distinguer dans la Bible ce qui fait parole de Dieu. Kraege l’affirme clairement : « Le critère pour déterminer ce qui est parole de Dieu, que nous avons mis en évidence au sein du Nouveau Testament, est donc à nos yeux la justification par la seule grâce de Dieu » (p. 86). On comprendra alors pourquoi l’Ancien Testament nécessite une partie à lui seul car il s’agit de le lire « à la mesure de la parole gracieusement justificatrice qu’il nous a dite en Jésus » (p. 111). L’ouvrage se termine sur une actualisation de la Sola scriptura.
84Cette articulation de la Bible et de la parole de Dieu a le mérite de proposer une grille de lecture qui résiste au fondamentalisme qui assimile l’une et l’autre. Cependant, lire les Écritures comme n’étant parole de Dieu que quand s’y distingue la proposition paulino-augustino-luthéro-calvinienne de la justification par la foi nous paraît quand même très réducteur.
85Benoît Ingelaere