Notes
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[1]
Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, trad. Denis Trierweiler, Paris, Seuil, 2002 (1938), p. 93.
-
[2]
Michel de Montaigne, Essais, texte établi et annoté par Albert Thibaudet, Paris, Gallimard, 1950 (1580-1595), Livre III, v, p. 95.
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[3]
Voir Ludwig Feuerbach, Vorlesungen über das Wesen der Religion. Nebst Zusätzen und Anmerkungen (1845), in Id., Sämtliche Werke [désormais SW], t. VIII, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann/Holzboog, 1960, p. 412.
-
[4]
« Offenbar nur der letztere, denn wie wäre auch nur irgend ein geselliger oder staatlicher Verband zwischen den Menschen möglich, wenn der entgegengesetzte Spruch dir Regel ausdrückt. » Ibid. La traduction est mienne.
-
[5]
Thomas Hobbes, Du citoyen, présentation, traduction et notes par Philippe Crignon, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 75 sq.
-
[6]
Au plus proche de notre thématique, renvoyons à l’article d’Hassan Givsan, « Homo homini deus est – der Wendepunkt der Weltgeschichte », in Takayuki Shibata, Ursula Reitemeyer, Francesco Tomasoni (dir.), Ludwig Feuerbach (1804-1872). Identität und Pluralismus in der globalen Gesellschaft, Münster, Waxmann, 2006, p. 67-82.
-
[7]
Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, traduit, annoté et comparé avec le texte latin par François Tricaud, Paris, Sirey, 1978 (1651), Livre II, xvii, p. 178.
-
[8]
Ludwig Feuerbach, Geschichte der neueren Philosophie. Von Bacon von Verulam bis Benedikt Spinoza (1833), in Id., SW, t. III, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann/Holzboog, 1959, p. 105. Cela ne veut pas dire que Feuerbach ne s’accorde pas avec la politique hobbesienne, mais il critique l’idée que l’État soit une unité et non une société, ainsi que la conception selon laquelle la morale n’existe que dans l’État. Feuerbach reconnaît en revanche que Hobbes a bien vu le rapport homme-Dieu et le sauve de l’athéisme en le qualifiant de théiste, tout en reconnaissant que Dieu est, selon le philosophe anglais, un corps.
-
[9]
Renvoyons sur ce point à l’interprétation de Crawford Brough Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke, Oxford, Clarendon Press, 1962.
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[10]
Selon les célèbres paroles de l’Internationale écrites par Eugène Pottier en 1871.
-
[11]
Voir Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, textes réunis et présentés par François Matheron, Paris, Stock/IMEC, 19972 (1995), t. II, p. 188 et p. 218 sq.
-
[12]
« C’est à son objet que l’on reconnaît la nature d’un être. » Ludwig Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir (1843), § 7, in Id., Manifestes philosophiques. Textes choisis (1839-1845), trad. Louis Althusser, Paris, PUF, 1960, p. 132 sq. Ce sont ces formules que recopiera Marx dans les Manuscrits de 1844.
-
[13]
Voir Ludwig Feuerbach, Das Wesen des Christentums, « Einleitung », § 1, in Id., Gesammelte Werke, t. V, éd. Werner Schuffenhauer, Berlin, Akademie-Verlag, 1973 (1841). Lorsque cet ouvrage sera cité en français, ce sera d’après Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, trad. Jean-Pierre Osier, Jean-Pierre Grossein, Paris, Maspero, 1973 ; la page sera toujours indiquée entre parenthèses à la suite de la référence issue de l’édition allemande (ici « Introduction », § 1). Voir également L. Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, op. cit., § 7 et § 27, p. 168 : « Le poisson est dans l’eau mais on ne peut séparer son essence de cet être. »
-
[14]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 29 (p. 118).
-
[15]
« Die Religion ist das erste Selbstbewußtsein des Menschen. » Ibid., p. 443 sq. (p. 425 sq.).
-
[16]
Ibid., « Einleitung », § 1 (p. 131).
-
[17]
Voir notamment ibid. (p. 153). De nombreuse références sont aussi données par Alexis Philonenko, La jeunesse de Feuerbach : 1828-1841. Introduction à ses positions fondamentales, Paris, Vrin, 1990, t. II, p. 479.
-
[18]
Voir supra n. 13.
-
[19]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 422 (p. 409).
-
[20]
Voir Johann Gottlieb Fichte, La doctrine de la science. Nova methodo, texte présenté, établi, traduit et annoté par Ives Radrizzani, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989 (1798-1799), t. I, « Seconde introduction », p. 51-66.
-
[21]
Ludwig Feuerbach, Der Gottesbegriff als Gattungswesen des Menschen (1842), in Id., SW, t. VII, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann/Holzboog, 1960, p. 264.
-
[22]
L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, op. cit., p. 224.
-
[23]
Voir L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., chap. xv (p. 292 sq.).
-
[24]
L. Feuerbach, Vorlesungen über das Wesen der Religion, op. cit., p. 417 sq. La morale chrétienne, en effet, ne vise pas l’amélioration des hommes.
-
[25]
Jean-Claude Monod, « Infini, immortalité, sécularisation, constitution et retraduction du contenu de la religion chrétienne chez Feuerbach », in Philippe Sabot (éd.), Héritages de Feuerbach, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 158.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Ludwig Feuerbach, Nécessité d’une réforme de la philosophie (1842), in Id., Manifestes philosophiques, op. cit., p. 101.
-
[28]
Voir Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, présentation et commentaire par Dominique Weber, Rosny, Bréal, 2000 (1762), Livre I, vi.
-
[29]
L. Feuerbach, Nécessité d’une réforme de la philosophie, op. cit., p. 99 sq. Cette figure de la pénétration des consciences aura toute son importance dans le rapport de Feuerbach au jeune Marx, illustrant leur point d’accord au moment même de la rupture. Lorsque Feuerbach refuse de suivre Marx sur son engagement politique au nom d’une insuffisance de la théorie, c’est précisément parce qu’il souhaite que la critique de la religion devienne « une vérité immédiate, universelle et populaire » (Ludwig Feuerbach, Lettre à Ruge, mars-avril 1844, cité et traduit par Pauline Clochec, Pour lire L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, Paris, Éditions sociales, 2018, p. 11). On est là très proche du Marx de 1844 : « La théorie est capable de s’emparer des masses dès qu’elle démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu’elle devient radicale » (Karl Marx, « Contribution à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel », Annales franco-allemandes [février 1844] ; le texte est cité d’après Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, traduction et introduction d’Albert Baraquin, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 205). La suite directe de cette citation l’illustre derechef : « La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, est qu’elle a pour point de départ l’abolition résolue et positive de la religion. » Il y a une grande proximité du jeune Marx avec Feuerbach pour qui ces thèmes resteront déterminants, voir L. Feuerbach, Vorlesungen über das Wesen der Religion, op. cit., p. 2 : « La religion ayant intimement affaire avec la politique de notre temps […]. Nous voulons que le verbe se fasse chair. » Nonobstant, la suite de l’ouvrage, pourtant volumineux, n’est pas consacrée à la politique.
-
[30]
Comme l’indique la phrase précédant le paragraphe de la Nécessité d’une réforme de la philosophie cité ci-dessus (voir supra n. 27) : « Ce n’est pas la croyance en Dieu, mais la défiance envers Dieu qui a fondé les États. »
-
[31]
Voir Franck Fischbach, « Conscience et conscience de soi chez Feuerbach et Marx », in Ph. Sabot (éd.), Héritages de Feuerbach, op. cit., p. 109 ; Id., Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, p. 133.
-
[32]
K. Marx, « Contribution à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel », art. cit. Le texte est cette fois cité d’après Karl Marx, L’introduction à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel, trad. Eustache Kouvélakis, Paris, Ellipses, 2000, p. 7. Je pense traduire plus librement mais plus fidèlement que les propositions existantes l’expression « außer der Welt hockendes Wesen » qui décrit la situation divine comme « blottie quelque part hors du monde ».
-
[33]
Karl Marx, Le capital. Critique de l’économie politique, Livre I : Le procès de production du capital, ouvrage publié sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, trad. Étienne Balibar et al., Paris, PUF, 20062 (1872), chap. xi : « La coopération », p. 371.
-
[34]
L. Feuerbach, Lettre à Ruge, mars-avril 1844, cité et traduit par Pauline Clochec, Pour lire L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 12.
-
[35]
Voir supra n. 27 et citation correspondante (sur le caractère providentiel de l’État).
-
[36]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., chap. xv, in fine (p. 299).
-
[37]
Ibid., p. 294 (p. 313).
-
[38]
Voir L. Feuerbach, Des Gottesbegriff als Gattungswesen des Menschen, op. cit.
-
[39]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 295 (p. 314).
-
[40]
Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme dans son rapport à l’Unique et sa propriété, in Id., Manifestes philosophiques, op. cit., p. 223.
-
[41]
L. Feuerbach, Der Gottesbegriff als Gattungswesen des Menschen, op. cit., p. 262.
-
[42]
Johann Mader, Fichte, Feuerbach, Marx. Leib, Dialog, Gesellschaft, Vienne, Herder, 1968, p. 132.
-
[43]
L. Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, op. cit., § 27, p. 167.
-
[44]
Ludwig Feuerbach, Recht und Staat, in Id., SW, t. X, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1960, p. 313 sq.
-
[45]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 444 (p. 426).
-
[46]
Johann Gottlieb Fichte, Destination de l’homme, traduction, introduction, notes et bibliographie par Jean-Christophe Goddard, Paris, Flammarion, 1995 (1794), p. 207.
-
[47]
J. G. Fichte, La doctrine de la science. Nova methodo, op. cit., p. 295.
-
[48]
Voir L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 272 (p. 295).
1La formule homo homini deus semble particulièrement appropriée pour traiter du théologico-politique chez Ludwig Feuerbach. L’expression est ancienne : Carl Schmitt la rapporte à Francis Bacon [1]. La formule complète, qui met en balance homo homini deus et homo homini lupus, est à vrai dire assez répandue et généralement rapportée à Plaute ; on la retrouve entre autres chez Montaigne [2]. Elle signifie en général que l’on peut être tantôt l’un, tantôt l’autre – tantôt bon, tantôt méchant – envers ses semblables. Or, ce n’est pas en ce sens que l’emploie Feuerbach qui, lorsqu’il parle des loups, ne dit pas que l’on peut être tantôt l’un, tantôt l’autre, mais se demande où est l’exception et où est la règle [3]. Sa réponse est la suivante : « Certainement dans la deuxième partie, sinon aucun lien social ni politique ne serait possible entre les hommes [4]. » Il est vrai que Feuerbach a peu thématisé l’individu concurrentiel du libéralisme, tout comme il récusera l’individu unique de Max Stirner – ce qui l’aurait peut-être amené à d’autres conclusions.
2Malgré l’apparente adéquation de la formule à la fois au fond de la philosophie de Feuerbach – la critique de la religion – et à la thématique abordée – le théologico-politique –, il nous faut faire plusieurs remarques préalables. Tout d’abord, soulignons que son utilisation par Feuerbach a un sens relationnel et moral qui nous entraîne au-delà de sa critique de la religion, alors même que la formule semble à première vue s’en déduire. C’est une des difficultés de cette étude, qui prélève une formule et la déplace dans un champ (le politique) moins pratiqué que d’autres (la critique de la religion) par Feuerbach, champ qu’il faudra tout de même rapporter au cœur de sa philosophie. La construction d’un rapport entre la religion et le politique étant un thème de ce dossier thématique, j’y vois l’occasion de tenter un tel rapprochement. Compte tenu de ce rapport, partons du sens développé par Hobbes :
Il ne fait aucun doute que les deux formules sont vraies : l’homme est un dieu pour l’homme, et l’homme est un loup pour l’homme. La première, si nous comparons les citoyens entre eux, la seconde, si nous comparons les États entre eux. Là, l’homme parvient, par la justice et la charité, qui sont des vertus de paix, à ressembler à Dieu ; ici, même les hommes de bien doivent, à cause de la dépravation des méchants et s’ils veulent se protéger, recourir aux vertus guerrières – la force et la ruse – c’est-à-dire à la rapacité des bêtes [5].
4L’on peut sans risque comprendre que la locution « les États entre eux » représente ici l’état de nature, et que l’opposition constitutive de la seconde formule met donc face à face l’homme à l’état de nature et l’homme à l’état civil.
5Notons, ce qui n’est pas non plus très original [6], que l’on ne dit pas « l’homme est un diable pour l’homme ». Ainsi, « l’homme est un loup pour l’homme » est un énoncé elliptique, qui exprime davantage que la simple idée selon laquelle l’homme est méchant envers ses semblables. Il faut ajouter une troisième partie au couple de formules opposées : l’homme est un loup pour l’homme à l’état de nature, tandis que « le loup n’est pas un loup pour le loup » ; mais l’homme est un Dieu pour l’homme à l’état civil, en tant que citoyen.
6Il découle de cela deux observations complémentaires. Premièrement, le loup n’est pas méchant envers ses semblables. Sans vouloir ici rabattre Feuerbach sur Hobbes en en appelant au terme de genre (Gattung), l’on doit tout de même remarquer que les individus immédiatement mus par la nature et leur appartenance à un même genre vivent en paix. Deuxièmement, si le citoyen n’est pas méchant envers son semblable, il n’est pourtant pas un Dieu. Tout au plus est-il la partie d’un Dieu, le souverain.
7Avec cette dernière observation, je m’écarte à la fois de Hobbes et de Feuerbach pour rejoindre le politique et, en un sens, pour faire se rejoindre la critique de la religion et la politique. Je m’éloigne alors du texte de Hobbes, puisque chez lui l’homme-Dieu n’est pas le citoyen respectant les lois, mais le souverain. Le Dieu mortel qui, en inspirant l’effroi et en modelant ainsi les volontés, fait en sorte que les citoyens agissent moralement – c’est-à-dire se respectent et s’entraident comme les parties d’un même tout –, appartient à un autre texte, voire à une autre partie de la philosophie de Hobbes, non plus l’anthropologie mais justement la politique. Le souverain est donc ce Dieu sur terre, « ce grand Leviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, […] ce dieu mortel [7] ». Notons, sans y accorder plus d’importance que nécessaire, que Feuerbach cite ce passage in extenso dans le chapitre qu’il consacre à Hobbes dans son histoire de la philosophie [8]. Concluons cette observation en distinguant le sens que prend la formule chez Hobbes et chez Feuerbach. Pour Hobbes, c’est en tant qu’individu que l’homme est méchant : nous assistons à l’émergence de l’individualité moderne, singulière, au sein d’un univers concurrentiel [9]. Pour Feuerbach, il ne s’agit pas de dire que l’homme est méchant par nature, car son essence est le genre humain.
8Tout cela justifie le détour précédent soulignant que le loup n’est pas méchant pour le loup, et que l’unité de son espèce est naturellement préservée. Le Dieu-homme, le Léviathan souverain, est celui qui fait régner l’unité entre les individus humains au même titre qu’elle règne entre les individus d’un même genre animal. Autrement dit, et pour expliciter le statut moral du genre feuerbachien : si les individus vivaient en rapport au genre, c’est-à-dire en se déterminant à partir de considérations universelles, ils auraient la paix, tendraient vers la perfection de leur espèce en développant toutes leurs capacités (le genre est l’homme idéal), et n’auraient par conséquent besoin ni d’État ni de souverain. Le politique serait enveloppé par la morale, devant viser l’universel et tendre, par là, à sa propre disparition.
9L’important ici est ce rapport de chaque individu à l’universel du genre comme à son essence, donc également à l’unité des individus entre eux. Ce rapport est vécu, comme nous le verrons, sur le mode d’une exigence morale mais aussi d’un espoir de développement de l’humanité. C’est en effet à Feuerbach que de nombreuses foules en marche doivent le refrain assignant à leur union un idéal d’avenir, qui « sera le genre humain [10] ». Réaliser cela suppose toutefois en être passé par la critique de la religion : ce genre idéal, acmé du développement de toutes les capacités, doit apparaître comme humain pour être effectivement posé comme idéal pratique, donc comme avenir possible. Or, le problème est qu’il n’est pas reconnu comme humain par le religieux qui le confond avec Dieu. Ce rappel de la critique fondamentale de Feuerbach constituera une première étape de notre parcours. Nous établirons ensuite que ce rapport à l’universel rencontre concrètement le politique, dans un espoir de paix et de développement de l’humanité. En un sens, ce qui était chez Hobbes une sacralisation du politique deviendra chez Feuerbach une politisation du sacré – mais d’un sacré sécularisé. Enfin, nous mettrons en question cet achèvement du théologico-politique chez Feuerbach en le comparant à son devenir immédiat chez Karl Marx.
Dieu est homme : la critique feuerbachienne de la religion et son dépassement anthropologique
10Si nous cherchons la manière dont l’homme est un Dieu pour l’homme chez Feuerbach, nous trouvons plutôt chez lui la façon dont Dieu est un homme ou dont Dieu est l’homme en général – en tant que genre –, bref l’homme essentiel et idéal. Et cela, au terme de sa critique de la religion qui résout la théologie en anthropologie : l’homme prend Dieu pour objet dans le mouvement qui le conduit à prendre conscience de lui-même, c’est-à-dire à savoir ce qu’il est, puisque la conscience de soi est à l’époque un savoir – la science des genres, dira le tout début de l’Essence du christianisme. Lors donc qu’en voulant prendre conscience de lui-même l’homme prend Dieu pour objet, il se trompe d’objet.
L’aliénation religieuse
11Cette erreur est ce qui est désigné sous le fameux vocable d’aliénation religieuse. La figure philosophique de l’aliénation signifie détournement ou perversion d’un mouvement essentiel. Ce mouvement est celui de la conscience de soi au sens précisé ci-dessus : connaissance de son essence. Il s’intègre dans une théorie plus globale liée à l’existence individuelle, que Louis Althusser a thématisée sous le nom de théorie du rapport [11]. L’idée en est la suivante : on ne peut pas définir un être en dehors du rapport de cet être à ce qui rend son existence possible, à son « objet essentiel [12] », par exemple la feuille pour la chenille ou l’eau douce pour le poisson de rivière [13]. L’homme est un individu vivant, partie de la nature, mais il a « une vie double (ein zweifaches Leben) », « une vie intérieure et une vie extérieure (ein inneres und äuβeres Leben) » [14] : il vit à la fois comme individu naturel et comme conscience. C’est au sein de cette vie intérieure que l’homme se rapporte nécessairement à son essence, et c’est ce rapport essentiel que Feuerbach appelle proprement conscience de soi, c’est-à-dire connaissance de son essence ; c’est ce même rapport essentiel qui est détourné – par la religion – de l’homme vers Dieu.
12Toutefois, historiquement parlant, les choses ne se passent pas comme cela : il n’y a pas dans un premier temps conscience de soi puis dans un second temps seulement détournement de cette conscience de l’homme vers Dieu. Comme l’expliquent le deuxième point de l’Introduction de l’Essence du christianisme et les Leçons sur l’essence de la religion de 1848, ce sont la faiblesse, les besoins et la frayeur éprouvés par l’homme qui conduisent à la divinisation de la nature et à la constitution du sentiment religieux (à partir de la crainte et de la misère). Les religions sont la première conscience de soi de l’humanité, ainsi que le mentionne également l’Application finale de l’Essence du christianisme [15]. Par la suite, les religions se développent – progressent, pourrait-on dire – vers un Dieu de plus en plus humain. La philosophie découvre alors à ce moment le véritable fondement du religieux qui est le mouvement essentiel de la conscience de soi :
La religion, du moins la chrétienne, est la relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être. L’être divin n’est autre que l’essence de l’homme, séparée des limites de l’homme individuel […], contemplée et honorée comme un autre être [16].
14On reviendra sur cet aspect du dépassement des limites individuelles en soulignant la fonction morale du genre. Notons pour l’instant ce qui scelle l’aliénation religieuse : Dieu est considéré comme un être séparé, il n’est pas l’homme – comme le répète souvent Feuerbach [17]. Ainsi, lorsque l’homme pense Dieu au lieu de prendre conscience de lui-même, il ne se reconnaît pas dans cet être autre que lui ; sa conscience est aliénée en tant que conscience d’un être autre. La question du théologico-politique sera aussi celle de cette séparation de Dieu et de l’homme, et de savoir si elle sera, ou non, transférée au politique.
La critique philosophique de la religion
15La fonction de la philosophie de Feuerbach est donc proprement critique, au sens où elle entend séparer le vrai du faux. Le faux est ici la religion en ce qu’elle pose que Dieu n’est pas l’homme ; le vrai étant au contraire l’identité de Dieu et de l’Homme, non en tant qu’être individuel mais en tant que genre ou essence humaine.
16Il y a manifestement contradiction entre ce que dit la religion – sur le plan exotérique – et ce qu’elle est – son essence intime (inneres), ésotérique –, et occultation de ce qu’elle est par ce qu’elle dit. L’essence intime ou cachée – Jean-Pierre Osier traduit « secrète [18] » tout au long de son édition de l’Essence du christianisme – de la religion est l’unité de l’essence divine et de l’essence humaine, mais la forme extérieure de la religion ou sa manifestation est l’être conscient de leur différence.
17Dans l’avant-dernier chapitre de l’Essence du christianisme, par exemple, l’amour exprime l’essence secrète cachée (verborgene) de la religion révélée, la foi étant la forme extérieure de la religion. L’amour identifie l’homme à Dieu, Dieu à l’homme et, par là, l’homme à l’Homme comme genre ou comme essence. À l’inverse, la foi sépare Dieu de l’Homme comme genre ou comme essence et, par là, l’homme de l’Homme, voire les hommes entre eux. La foi isole Dieu, le déterminant comme un être particulier : elle a besoin d’un objet de croyance particulier, qui lui soit propre ; tout le monde admet que Dieu est créateur, mais pas qu’il est en lui-même comme ceci ou cela. La foi feuerbachienne est essentiellement « partisane (parteiisch) [19] », et par conséquent intolérante.
Le dépassement anthropologique de l’aliénation religieuse : comment l’homme devient-il Dieu ?
18Reconnaître l’homme que je suis sans Dieu, de telle sorte que mon essence ne me soit plus étrangère, signifie faire en sorte que chacun puisse se rapporter à son essence, au genre humain ou à l’homme en général, comme à ce qu’il doit et peut devenir. C’est donc faire du genre un idéal pratique pour chacun.
19La conscience de soi devient une identité pensée sur le mode de l’effort et du devenir, tout comme chez Fichte où l’exigence pratique issue de la conscience de soi produit le Moi idéal [20]. Le genre feuerbachien est un idéal : « Je dois, je veux être Homme, mais je ne le suis pas encore (ich soll, ich will Mensch sein, aber ich bin es noch nicht) [21]. » Une formulation semblable se trouve dans la réponse à Max Stirner de 1845 : « Ce que je ne suis pas, mais désire être et m’efforce de devenir, voilà mon Dieu [22]. »
20Le nom « Dieu » exprimait jusque là sous forme individuelle l’essence humaine dégagée des limites de l’individualité [23]. Le concept de Gattung (genre) prend ici une valeur plus normative que descriptive, et commande une morale développant effectivement et positivement toutes les capacités humaines, à distance de l’humiliation et de la mortification caractéristiques de la morale religieuse [24].
Le statut du politique chez Feuerbach
21Une fois dévoilée la nature anthropologique de la religion, il lui reste à se réaliser dans le monde. C’est là que le politique trouve sa place. Chez Feuerbach, le devenir du théologico-politique se confond avec la question de la sécularisation par le biais de ce que Jean-Claude Monod appelle le « transfert de sacralité [25] ». Si, comme le soutient cet auteur, « la sécularisation consiste dans la réappropriation humaine de contenus jusqu’alors situés dans l’au-delà ou attachés à Dieu », alors Feuerbach est « le penseur de la sécularisation » [26].
22Découle-t-il de cette affirmation que le genre humain doive se réaliser en tant qu’État ? Apparemment, et en lien avec la perspective de la sécularisation, nous retrouvons ici les glissements soulignés en introduction : c’est Hobbes et non Feuerbach qui fait de l’État un Dieu mortel, Feuerbach se bornant à dire que Dieu est l’Homme, au sens du genre humain. Mais le genre humain une fois reconnu implique l’exigence de sa réalisation et cette dernière a lieu collectivement dans l’État :
Les forces de l’homme se séparent et se développent dans l’État pour constituer, de leur séparation et de leur nouvelle réunion, un être infini ; des hommes multiples, des forces multiples font une seule force. L’État est la somme de toutes les réalités, l’État est la providence de l’homme. Dans l’État les hommes se représentent et se complètent l’un l’autre – ce que je ne peux ni ne sais, l’autre le peut. Je n’existe pas pour moi, je suis embrassé par un être universel, je suis membre d’un tout. L’État authentique est l’homme sans bornes, l’homme infini, vrai, achevé, divin. L’État, et lui seulement, est l’homme, l’État est l’homme se déterminant lui-même, l’homme se rapportant à soi, l’homme absolu [27].
24Ce paragraphe étonnant de la Nécessité d’une réforme de la philosophie a, pour ce qui concerne non seulement l’homme divin mais surtout le registre de la force, des accents évidemment hobbesiens. Ce même registre de la force fait également penser, et cela n’est pas contradictoire, au début du chapitre éponyme du Contrat social [28]. L’existence relative du membre de l’État nous renvoie aussi au citoyen rousseauiste. En effet, l’État est explicitement assimilé par Feuerbach à un Dieu terrestre, il est le lieu et le moyen du dépassement des limites individuelles – dépassement attribué faussement à Dieu par la conscience religieuse.
25L’affaire paraît entendue : le devenir du théologico-politique passé par la critique de la religion chez Feuerbach aboutit à une statolatrie d’autant plus classique qu’elle peut s’inscrire dans le néo-hégélianisme de l’époque. Feuerbach aurait en propre d’avoir souligné la continuité du théologique et du politique à partir de sa dénonciation de l’aliénation religieuse. La figure du modèle hégélien est en outre pleinement assumée, Feuerbach expliquant dans le même texte que la politique – tout comme la philosophie d’ailleurs – doit devenir religion, non pas au sens d’un retour en arrière mais au sens où politique et philosophie doivent pénétrer les consciences jusqu’à devenir pour chacun « certitude immédiate [29] ».
26Cependant, Feuerbach assortit cette injonction d’une précision qui fait rebondir notre problématique. Car le modèle se transforme avec son nouveau lieu et ses modalités d’application : le politique étant reconnu comme athée [30], il conviendrait de détruire le catholicisme politique comme la Réforme a détruit le catholicisme religieux. Cela signifierait mettre un terme à la séparation entre le chef d’État et le peuple, et aller, comme l’indique Feuerbach en conclusion de sa Nécessité d’une réforme de la philosophie, vers la république (comprenons : vers la démocratie engageant la participation la plus étroite de chacun au pouvoir).
27Il semble que le transfert de sacralité opéré par Feuerbach nous ait emmené loin de son modèle initial. Si la rupture d’avec le religieux doit nous conduire vers une démocratie participative (pour la distinguer d’une démocratie simplement représentative), n’y a-t-il pas aussi rupture d’avec la transcendance du genre ? La constitution de l’État doit-elle se faire à partir de l’unité transcendante du genre ou à partir des relations tissées entre les membres, comme le suggère le paragraphe cité précédemment, appelant à l’entraide intersubjective ? Quel est donc le principe de cet État républicain ? Si le genre humain n’est pas une essence transcendante mais une réalité constituée par les relations intersubjectives, restons-nous dans un schéma transférant l’obéissance morale et politique à un Dieu transcendant, ou rentrons-nous dans une lecture immanente et athée de la morale et du politique ?
Qui sera le genre humain ?
28Ces interrogations concernant le devenir du théologico-politique chez Feuerbach se résument à celle-ci : qui sera le genre Humain ? Qui et non que, pour penser à l’hymne fameux. La question n’est donc pas seulement : qui va gagner la bataille politique et permettre à chacun de se développer au mieux ? Elle est plutôt : le genre humain sera-t-il incarné dans un organisme ou une personne morale ? Autrement dit, restera-t-il un idéal ? Et plus précisément pour l’objet de cette étude : la question du théologico-politique demeure-t-elle liée à un universel transcendant ou bien dépérit-elle sous l’effet de la participation politique (immanente), de l’amour, de la morale ? Nous allons voir que l’apparent dépérissement, renforcé par le dépassement marxiste de Feuerbach, présente en fait le théologico-politique sous une forme nouvelle, et ce dès Feuerbach lui-même.
Le changement d’objet
29Le dépassement marxiste de Feuerbach est présenté en 1844 par Marx en personne comme un reversement dans le monde, non seulement de la religion, mais de la critique feuerbachienne elle-même qui n’aurait fait que remplacer Dieu par le genre humain en conservant la transcendance. Cette réflexion peut s’appuyer sur des analyses de la conscience de soi qui mettent en perspective Hegel, Feuerbach et Marx, analyses que ce dernier présente dans le troisième Cahier des Manuscrits de 1844 et récemment reprises par Franck Fischbach [31]. Pour Hegel, la conscience de soi ne s’accomplit qu’en s’objectivant dans le monde puis en niant l’objectivité posée hors de soi pour revenir vers le sujet. Pour Feuerbach, l’homme acquiert une conscience de lui-même non pas en niant l’objectivité mais en changeant d’objet – en ne pensant plus Dieu mais l’Homme, le genre humain ou l’essence humaine à la place de Dieu. Il y a donc conservation de l’objet général et universel et, compte tenu de la fonction morale du genre, il existe également un rapport pratique (moral, d’obéissance) à cet objet. Si cet objet s’incarne dans l’État, ce dernier hérite en quelque sorte de la transcendance conservée, et cet héritage est le lieu de la persistance du théologico-politique chez Feuerbach, malgré la sécularisation ou grâce à elle. Feuerbach demeurerait en ce sens le penseur d’un théologico-politique moderne.
Reverser Feuerbach dans le monde ?
30Le dépassement du théologico-politique consisterait quant à lui à nier, de façon hégélienne, toute objectivité transcendante. C’est précisément la rupture que propose Marx en 1843, récusant, comme il le fera dans la sixième des Thèses sur Feuerbach, l’abstraction de l’essence humaine : « L’homme, ce n’est pas une essence abstraite, se penchant d’en haut sur le monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société [32]. » Est par là affirmé que l’Homme – le genre humain ou l’essence humaine que la critique feuerbachienne découvre à la place de Dieu – n’est pas un être séparé de l’existence des individus humains. Procédant de la sorte, Marx reverserait donc Feuerbach dans le monde, et si retrouver le monde signifie encore en 1844 se tourner vers la philosophie du droit, en 1867 on retrouvera le genre feuerbachien dans l’usine : « Dans l’action conjuguée et planifiée avec d’autres, le travailleur se défait de ses limites individuelles et développe les capacités propres à son espèce (entwickelt sein Gattungsvermögen) [33]. » Ressort clairement ici la fonction pratique du genre feuerbachien, qui est d’indiquer un idéal commun de développement individuel.
31Que cette thématique figure dans le chapitre du Capital intitulé « Coopération » indique que ce développement individuel se réalise de manière privilégiée par l’action effective des individus les uns avec et sur les autres, dans une intersubjectivité constitutive à la fois du monde des hommes et des hommes eux-mêmes. Le matérialisme marxiste récuse la primauté d’une transcendance. Qu’il s’agisse de la transformation du monde, de la vie de l’entreprise ou de la vie politique, c’est bien l’autonomie des individus associés qui vient ici se substituer à l’autonomie de la superstructure idéelle. Marx aurait ainsi dépassé le théologico-politique.
32Le problème est que ce dépassement conjoint du théologico-politique et de Feuerbach est à peu près ce que Feuerbach lui-même propose lorsqu’il parle de l’État. Ainsi lisons-nous dans la lettre à Ruge de mars-avril 1844 que l’existence des États et des peuples « se fondera sur les êtres humains, et non sur une utopie céleste [34] ».
33Se fonder sur les êtres humains veut dire avant toute chose qu’il nous faut prendre au sérieux la dimension relationnelle et intersubjective de la vie collective, et comprendre que celle-ci ne se limite pas à la subsomption des individus sous un genre transcendant. Même lorsque Feuerbach désigne l’État comme l’Homme absolu, ce serait une erreur de considérer que l’État fonctionne chez lui comme une entité transcendante : ses qualités reposent, on l’a dit, sur les relations intersubjectives qui le constituent [35]. L’intersubjectivité joue un rôle essentiel dans l’œuvre feuerbachienne, dès la figure de l’amour comme contrepoint de la mort dans les Pensées de 1830. L’amour réapparaît dans le quinzième chapitre de l’Essence du christianisme, à côté de l’amitié et de l’épreuve du vrai, et l’on comprend que l’universel du genre est construit dans et par le rapport à autrui. Ici, lorsque l’homme est un Dieu pour l’homme (la formule est reprise à la fin du chapitre), cela signifie qu’« autrui est en soi et pour soi le médiateur entre moi et l’idée de genre [36] ». C’est par mon rapport à autrui que j’accède à l’idée de genre et que cette idée elle-même naît.
34L’unité du genre se vit dans le rapport à l’autre, et en premier lieu dans la sexualité : « La distinction sexuelle est le cordon ombilical par lequel l’individualité est reliée au genre [37]. » En ce sens, l’homme est la providence de la femme, et réciproquement, comme l’affirmeront encore les huitième et onzième paragraphes de la polémique contre Stirner reprenant la fin du texte de 1842, Le concept de Dieu comme essence générique de l’homme [38], où l’on retrouve l’illustration de la formule par l’entraide et la complémentarité essentielle non seulement de l’homme et de la femme, mais encore du médecin et du malade, ou du professeur et de l’élève.
Pas d’être séparé
35Cette rectification de la lecture du politique feuerbachien nous engage à une rectification plus large, celle de la critique de la religion elle-même. C’est probablement une erreur de comprendre la critique feuerbachienne de la religion en s’en tenant au changement d’objet (passage de Dieu à l’Homme générique). Mettre en évidence le dépassement de Hegel – pour qui la philosophie se confondrait avec la religion – par Feuerbach et sa religion de l’homme, puis le dépassement de Feuerbach par Marx et sa perspective sociale, voilà qui est certainement trop simple et scolaire même si ce n’est pas globalement faux. Au fondement de cette critique se trouve, comme indiqué, la dénégation de la séparation de l’homme d’avec son essence. La figure de Dieu exprime cette séparation. Mieux comprendre la critique feuerbachienne de la religion signifie donc commencer par saisir la valeur de la négation de cette séparation des individus humains d’avec leur essence.
36Cette négation est d’abord illustrée par l’engagement moral et pratique des uns pour les autres, c’est-à-dire en faveur de leur être commun : « Qui vit dans la conscience comme une vérité, tient son être pour autrui, son être public, son être d’intérêt général, pour l’être qui ne fait qu’un avec l’être de son essence [39]. » La formule homo homini deus exprime cet engagement pratique et cette intersubjectivité effective et constitutive. Elle ne fait donc qu’un avec la négation de Dieu. Ainsi, lorsque pour désigner sa critique de la religion Feuerbach utilise la formule, c’est pour faire valoir, contre son sens obvie qui maintient Dieu, que Dieu est supprimé. La polémique contre Stirner le stipule sans ambages : « La proposition l’Homme est le Dieu, l’être suprême de l’Homme, se confond par conséquent avec la proposition : il n’existe pas de Dieu [40]. »
37Le fondement de la critique feuerbachienne serait alors ce refus de la séparation, exprimé par l’immanence du genre et de l’essence dans la vie même des individus : « La représentation du surhomme n’est rien d’autre que la représentation du genre que chaque individu, chaque peuple malgré sa particularité, et toute l’humanité (Maass [sic] der Menscheitt) a en lui [41]. »
38Cette immanence est à mettre au compte du matérialisme de Feuerbach qui relie l’individu et ses conditions d’existence, l’être et l’essence. Ainsi s’exprime ce que Johann Mader appelle la « pensée concrète [42] », dont le principe recouvre l’ensemble de l’œuvre : « L’Être n’est rien de général, un concept séparé de la chose, il est un avec ce qu’il est [43]. » Un même principe s’étend donc de la critique de la religion à la pensée du politique, comme le souligne l’ensemble d’aphorismes intitulé Recht und Staat : la « séparation (Zwiesplat) [44] » s’illustre aussi bien dans la théologie (Dieu comme être séparé) que dans la monarchie (entre l’État et le peuple). C’est contre cette séparation que Feuerbach se proclame républicain – comprenons ici démocrate – en tant que la négation de cette séparation engage une participation effective au pouvoir commun.
L’individu contre l’homme et la fin du politique
39Homo homini deus marquerait donc la fin du théologico-politique, au sens où toute référence à un pouvoir transcendant d’essence religieuse ou théologique aurait disparu avec la participation active et constituante des individus réunis. On pourrait alors situer Feuerbach entre Marx et Stirner, à la fois refusant l’individu unique du second et promouvant l’individu contre le collectif abstrait du premier. Toutefois, la concrétude de l’intersubjectivité se déploie dans un registre qui est plus moral que social, et la distance d’avec Marx réside peut-être seulement là, dans une lecture différente d’une même réalité intersubjective – coopération pour l’un, entraide pour l’autre. La morale commande l’édifice feuerbachien : « La loi suprême et première doit être l’amour de l’homme pour l’homme, Homo homini deus est – tel est le principe pratique suprême – tel est le tournant de l’histoire mondiale [45]. »
40Homo homini deus sanctionnerait donc la négation de Dieu comme être séparé et, par là, celle de tout modèle théologique possible du politique. Mais ne peut-on penser que l’interaction constitutive de l’individualité même des individus illustre en tant que telle un univers moral dans lequel l’interaction des âmes individuelles se confond avec la volonté divine comprise comme unité dynamique de ces mêmes âmes en relation ? Il faudrait ici prendre la mesure de l’influence de Fichte qui, dans sa Destination de l’homme, décrit un monde intelligible dont la volonté ordonnatrice n’est ni un Dieu personnel ni un Sujet absolu mais « un système de plusieurs volontés individuelles : cette union et cette action réciproque immédiate de plusieurs volontés indépendantes et autonomes [46] ». Le monde des êtres raisonnables est présenté comme l’agir moral des individus doués de raison : « La raison entière n’a qu’un seul et unique agir […], la fin entière de la raison est élaborée par un nombre infini d’individus et elle est le résultat de l’action exercée par chacun [47]. » Après tout, chez Feuerbach lui-même l’unité du genre et de la vie individuelle est un mystère suffisamment grand pour qu’il ait pu l’exprimer par l’idée de Dieu [48].
Notes
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[1]
Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, trad. Denis Trierweiler, Paris, Seuil, 2002 (1938), p. 93.
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[2]
Michel de Montaigne, Essais, texte établi et annoté par Albert Thibaudet, Paris, Gallimard, 1950 (1580-1595), Livre III, v, p. 95.
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[3]
Voir Ludwig Feuerbach, Vorlesungen über das Wesen der Religion. Nebst Zusätzen und Anmerkungen (1845), in Id., Sämtliche Werke [désormais SW], t. VIII, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann/Holzboog, 1960, p. 412.
-
[4]
« Offenbar nur der letztere, denn wie wäre auch nur irgend ein geselliger oder staatlicher Verband zwischen den Menschen möglich, wenn der entgegengesetzte Spruch dir Regel ausdrückt. » Ibid. La traduction est mienne.
-
[5]
Thomas Hobbes, Du citoyen, présentation, traduction et notes par Philippe Crignon, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 75 sq.
-
[6]
Au plus proche de notre thématique, renvoyons à l’article d’Hassan Givsan, « Homo homini deus est – der Wendepunkt der Weltgeschichte », in Takayuki Shibata, Ursula Reitemeyer, Francesco Tomasoni (dir.), Ludwig Feuerbach (1804-1872). Identität und Pluralismus in der globalen Gesellschaft, Münster, Waxmann, 2006, p. 67-82.
-
[7]
Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, traduit, annoté et comparé avec le texte latin par François Tricaud, Paris, Sirey, 1978 (1651), Livre II, xvii, p. 178.
-
[8]
Ludwig Feuerbach, Geschichte der neueren Philosophie. Von Bacon von Verulam bis Benedikt Spinoza (1833), in Id., SW, t. III, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann/Holzboog, 1959, p. 105. Cela ne veut pas dire que Feuerbach ne s’accorde pas avec la politique hobbesienne, mais il critique l’idée que l’État soit une unité et non une société, ainsi que la conception selon laquelle la morale n’existe que dans l’État. Feuerbach reconnaît en revanche que Hobbes a bien vu le rapport homme-Dieu et le sauve de l’athéisme en le qualifiant de théiste, tout en reconnaissant que Dieu est, selon le philosophe anglais, un corps.
-
[9]
Renvoyons sur ce point à l’interprétation de Crawford Brough Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke, Oxford, Clarendon Press, 1962.
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[10]
Selon les célèbres paroles de l’Internationale écrites par Eugène Pottier en 1871.
-
[11]
Voir Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, textes réunis et présentés par François Matheron, Paris, Stock/IMEC, 19972 (1995), t. II, p. 188 et p. 218 sq.
-
[12]
« C’est à son objet que l’on reconnaît la nature d’un être. » Ludwig Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir (1843), § 7, in Id., Manifestes philosophiques. Textes choisis (1839-1845), trad. Louis Althusser, Paris, PUF, 1960, p. 132 sq. Ce sont ces formules que recopiera Marx dans les Manuscrits de 1844.
-
[13]
Voir Ludwig Feuerbach, Das Wesen des Christentums, « Einleitung », § 1, in Id., Gesammelte Werke, t. V, éd. Werner Schuffenhauer, Berlin, Akademie-Verlag, 1973 (1841). Lorsque cet ouvrage sera cité en français, ce sera d’après Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, trad. Jean-Pierre Osier, Jean-Pierre Grossein, Paris, Maspero, 1973 ; la page sera toujours indiquée entre parenthèses à la suite de la référence issue de l’édition allemande (ici « Introduction », § 1). Voir également L. Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, op. cit., § 7 et § 27, p. 168 : « Le poisson est dans l’eau mais on ne peut séparer son essence de cet être. »
-
[14]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 29 (p. 118).
-
[15]
« Die Religion ist das erste Selbstbewußtsein des Menschen. » Ibid., p. 443 sq. (p. 425 sq.).
-
[16]
Ibid., « Einleitung », § 1 (p. 131).
-
[17]
Voir notamment ibid. (p. 153). De nombreuse références sont aussi données par Alexis Philonenko, La jeunesse de Feuerbach : 1828-1841. Introduction à ses positions fondamentales, Paris, Vrin, 1990, t. II, p. 479.
-
[18]
Voir supra n. 13.
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[19]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 422 (p. 409).
-
[20]
Voir Johann Gottlieb Fichte, La doctrine de la science. Nova methodo, texte présenté, établi, traduit et annoté par Ives Radrizzani, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989 (1798-1799), t. I, « Seconde introduction », p. 51-66.
-
[21]
Ludwig Feuerbach, Der Gottesbegriff als Gattungswesen des Menschen (1842), in Id., SW, t. VII, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann/Holzboog, 1960, p. 264.
-
[22]
L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, op. cit., p. 224.
-
[23]
Voir L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., chap. xv (p. 292 sq.).
-
[24]
L. Feuerbach, Vorlesungen über das Wesen der Religion, op. cit., p. 417 sq. La morale chrétienne, en effet, ne vise pas l’amélioration des hommes.
-
[25]
Jean-Claude Monod, « Infini, immortalité, sécularisation, constitution et retraduction du contenu de la religion chrétienne chez Feuerbach », in Philippe Sabot (éd.), Héritages de Feuerbach, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 158.
-
[26]
Ibid.
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[27]
Ludwig Feuerbach, Nécessité d’une réforme de la philosophie (1842), in Id., Manifestes philosophiques, op. cit., p. 101.
-
[28]
Voir Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, présentation et commentaire par Dominique Weber, Rosny, Bréal, 2000 (1762), Livre I, vi.
-
[29]
L. Feuerbach, Nécessité d’une réforme de la philosophie, op. cit., p. 99 sq. Cette figure de la pénétration des consciences aura toute son importance dans le rapport de Feuerbach au jeune Marx, illustrant leur point d’accord au moment même de la rupture. Lorsque Feuerbach refuse de suivre Marx sur son engagement politique au nom d’une insuffisance de la théorie, c’est précisément parce qu’il souhaite que la critique de la religion devienne « une vérité immédiate, universelle et populaire » (Ludwig Feuerbach, Lettre à Ruge, mars-avril 1844, cité et traduit par Pauline Clochec, Pour lire L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, Paris, Éditions sociales, 2018, p. 11). On est là très proche du Marx de 1844 : « La théorie est capable de s’emparer des masses dès qu’elle démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu’elle devient radicale » (Karl Marx, « Contribution à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel », Annales franco-allemandes [février 1844] ; le texte est cité d’après Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, traduction et introduction d’Albert Baraquin, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 205). La suite directe de cette citation l’illustre derechef : « La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, est qu’elle a pour point de départ l’abolition résolue et positive de la religion. » Il y a une grande proximité du jeune Marx avec Feuerbach pour qui ces thèmes resteront déterminants, voir L. Feuerbach, Vorlesungen über das Wesen der Religion, op. cit., p. 2 : « La religion ayant intimement affaire avec la politique de notre temps […]. Nous voulons que le verbe se fasse chair. » Nonobstant, la suite de l’ouvrage, pourtant volumineux, n’est pas consacrée à la politique.
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[30]
Comme l’indique la phrase précédant le paragraphe de la Nécessité d’une réforme de la philosophie cité ci-dessus (voir supra n. 27) : « Ce n’est pas la croyance en Dieu, mais la défiance envers Dieu qui a fondé les États. »
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[31]
Voir Franck Fischbach, « Conscience et conscience de soi chez Feuerbach et Marx », in Ph. Sabot (éd.), Héritages de Feuerbach, op. cit., p. 109 ; Id., Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, p. 133.
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[32]
K. Marx, « Contribution à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel », art. cit. Le texte est cette fois cité d’après Karl Marx, L’introduction à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel, trad. Eustache Kouvélakis, Paris, Ellipses, 2000, p. 7. Je pense traduire plus librement mais plus fidèlement que les propositions existantes l’expression « außer der Welt hockendes Wesen » qui décrit la situation divine comme « blottie quelque part hors du monde ».
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[33]
Karl Marx, Le capital. Critique de l’économie politique, Livre I : Le procès de production du capital, ouvrage publié sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, trad. Étienne Balibar et al., Paris, PUF, 20062 (1872), chap. xi : « La coopération », p. 371.
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[34]
L. Feuerbach, Lettre à Ruge, mars-avril 1844, cité et traduit par Pauline Clochec, Pour lire L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 12.
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[35]
Voir supra n. 27 et citation correspondante (sur le caractère providentiel de l’État).
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[36]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., chap. xv, in fine (p. 299).
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[37]
Ibid., p. 294 (p. 313).
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[38]
Voir L. Feuerbach, Des Gottesbegriff als Gattungswesen des Menschen, op. cit.
-
[39]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 295 (p. 314).
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[40]
Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme dans son rapport à l’Unique et sa propriété, in Id., Manifestes philosophiques, op. cit., p. 223.
-
[41]
L. Feuerbach, Der Gottesbegriff als Gattungswesen des Menschen, op. cit., p. 262.
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[42]
Johann Mader, Fichte, Feuerbach, Marx. Leib, Dialog, Gesellschaft, Vienne, Herder, 1968, p. 132.
-
[43]
L. Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, op. cit., § 27, p. 167.
-
[44]
Ludwig Feuerbach, Recht und Staat, in Id., SW, t. X, éd. Wilhelm Bolin, Friedrich Jodl, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1960, p. 313 sq.
-
[45]
L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 444 (p. 426).
-
[46]
Johann Gottlieb Fichte, Destination de l’homme, traduction, introduction, notes et bibliographie par Jean-Christophe Goddard, Paris, Flammarion, 1995 (1794), p. 207.
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[47]
J. G. Fichte, La doctrine de la science. Nova methodo, op. cit., p. 295.
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[48]
Voir L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 272 (p. 295).