Bible
Martin Luther, Préfaces à la Bible, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres de Martin Luther XX », 2018. 25 cm. 313 p. ISBN 978-2-8309-1660-7. € 28
1Cet ouvrage, préparé par Pascal Hickel, réunit les préfaces de la Bible que Martin Luther a rédigées aux moments où il traduisait les Écritures, entre 1522 et 1546. La traduction est basée sur l’édition de Weimar de 1545 pour l’Ancien Testament, et de 1546 pour le Nouveau Testament. Ces éditions ont bénéficié des révisions de Luther, c’est pourquoi les traductions ont des notes qui rapportent les corrections que Luther lui-même a apportées à son travail.
2L’ouvrage commence avec une préface de l’Ancien Testament, suivie des livres de la Sagesse et des prophètes (Es à Ml). Un deuxième chapitre contient les préfaces des Apocryphes (Jdt, Si, Dn …) ; le troisième chapitre une préface du Nouveau Testament, suivie des Actes, et des Épîtres jusqu’à l’Apocalypse. En annexe, se trouvent préfaces et postfaces publiées antérieurement à 1545. L’ensemble permet de mesurer les inflexions de la pensée du réformateur au fil des années. En regroupant ces préfaces, le lecteur y rencontre un Martin Luther direct, à la fois docteur développant sa pensée, enseignant la bonne manière de lire les Écritures, et à la fois pasteur, soucieux de permettre un accès à la Bible aux plus humbles. C’est pourquoi ses préfaces s’apparentent à des prédications dans lesquelles il tutoie son lecteur, fait référence à sa vie et à ses combats contre la papauté, et les achève parfois avec un « Amen » (Ps et Rm). Ces préfaces donnent à mesurer l’ampleur de l’œuvre du maître de Wittemberg, sa passion de transmettre, et permettent de saisir en profondeur sa théologie, et la manière dont il s’est réapproprié les Écritures.
3Luther y plaide pour l’unité de toute l’Écriture, tant il fut soucieux de comprendre l’articulation entre Ancien Testament et Nouveau Testament. Pour lui, l’unité profonde des Écritures réside dans leurs objectifs qui consistent à conduire au Christ crucifié, toute l’Écriture est subordonnée à l’annonce de cet Évangile. Pour cela, Luther déploie des clés herméneutiques en développant le principe que les Écritures s’interprètent par elles-mêmes (de manière littérale), contre la tentation allégorisante (lecture dominante depuis les Pères). Luther met en avant l’opposition entre Loi et Évangile. L’Ancien Testament est une Loi qui place tout lecteur devant l’impossibilité d’accomplir la Loi par lui-même, le mettant en face du péché, de la mort, et de l’enfer. Cette prise de conscience, toujours à reprendre, offre de découvrir la grâce offerte en Christ, lui permettant de réaliser la Loi, bien que l’Évangile soit irréductible à la Loi. Seule la foi sauve. Seul le Christ libère du péché, de la mort et de l’Enfer. En tant que « semence » d’Abraham, c’est le Christ qui réalise la bénédiction promise aux descendants d’Abraham. Le Christ lève dès lors la malédiction qui pèse sur les fils d’Adam (p. 197). C’est pourquoi, l’Ancien Testament demeure d’un accès difficile, même pour Luther devant les répétitions de Moïse qui « écrit les choses comme elles viennent » (p. 30).
4L’herméneutique luthérienne permet de hiérarchiser les livres de la Bible, d’en mesurer l’apostolicité, selon qu’ils annoncent plus ou moins cette nécessité de se placer devant la Croix du Christ. L’unité de l’Écriture n’est ni littéraire ni historique par ses milieux producteurs liés à l’Israël ancien et au judaïsme, mais seulement théologique. Luther peut dire dès lors quels sont les livres utiles à l’édification de la foi. Les livres de l’Ancien Testament décrivent l’angoisse du croyant devant l’impossible Loi (p. 35). Ce qui explique pourquoi le livre préféré et le plus important pour Luther dans l’Ancien Testament, ce sont les Psaumes, plus excellents que toute vie des saints (p. 42). Seul le psautier comme « petite Bible » apprend au croyant à s’adresser à Dieu à prier en toute circonstance, à s’en remettre à son unique grâce devant l’impasse de la Loi. Luther n’a pas cessé de les présenter (annexes de l’ouvrage), car il y découvre un rapport libéré (« gracié ») à Dieu en raison du « je » des Psaumes auquel tout croyant s’identifie. Cela montre combien Luther a souffert d’un rapport à Dieu vécu comme inaccessible. Concernant le Nouveau Testament, le lecteur constate le peu d’intérêt de Luther pour les Évangiles synoptiques (pas de préfaces) qu’il considère comme inférieurs à l’Évangile de Jean, déployant une théologie de l’amour en Christ. C’est étonnant pour l’Évangile de Matthieu qui articule avec singularité le Christ et la Tora. Avec l’Évangile de Jean, c’est l’Épître aux Romains qui est l’épicentre incontesté de toute la Bible, elle en fournit les clés herméneutiques, elle est le « résumé de toute la doctrine chrétienne et évangélique » et « tout ce qu’un chrétien doit savoir » (p. 221). C’est la préface la plus longue, la plus élaborée. Luther y donne un traité théologique dans lequel il explique la Loi, la foi et le péché, défini comme incrédulité empêchant d’attendre la grâce. Il définit les couples « chair et esprit », en montrant que « chair » ne signifie pas « impudicité », mais l’homme avec sa raison, entièrement conduit à vivre pour lui-même, et considère l’« esprit » comme étant ce qui pousse au contraire l’homme à vivre pour l’extérieur, pour la vie future (p. 212). Épître à lire et à relire, à comprendre peu à peu, car elle est « le chemin d’accès à tout l’Ancien Testament » (p. 221).
5Cet ouvrage est fort utile pour deux raisons. D’une part, il permet de mesurer la force de la pensée de Luther avec son actualisation de Paul. Il a eu ce courage immense de proposer une nouvelle herméneutique de l’Écriture, en la cadrant dans une pensée systématique, reposant sur son expérience subjective de Dieu. L’éditeur parle à ce titre de lecture « existentielle » (p. 19). Le théologien de Wittemberg a ainsi permis de libérer la Bible du carcan magistériel de l’Église catholique d’alors pour proposer un autre magistère interprétatif, le sien, qui cependant emprisonne autrement les Écritures. Effort nécessaire, justifiable en son temps, pour l’avènement du protestantisme. Cet ouvrage permet d’autre part de mesurer les limites de la pensée de Luther (ses impasses ?) en matière d’herméneutique des Écritures dans le rapport à l’histoire d’Israël, au judaïsme, dans l’articulation entre l’Ancien et le Nouveau Testaments, et d’en questionner la pertinence pour aujourd’hui. Les a priori luthériens d’un rapport exclusivement christocentrique aux Écritures ne semblent plus pouvoir être maintenus en l’état sans un regard distancié, pour ne pas faire affront à la textualité même de la Bible, telle qu’elle est abordée dans la recherche actuelle. Refonder, autrement que Luther, la relation aux Écritures pour leur redonner pertinence et actualité pour nos contemporains, cela ne devient-il pas une tâche indispensable pour renouveler la pensée théologique du xxie siècle ?
6Dany Nocquet
Ancien Testament
Rudolf Smend, Kritiker und Exegeten. Porträtskizzen zu vier Jahrhunderten alttestamentlicher Wissenschaft, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2017. 24,5 cm. 1005 p. avec 53 reproductions. ISBN 978-3-525-53142-6. € 45
7Dans ce gros volume sont regroupées chronologiquement cinquante-quatre études sur des personnalités qui ont marqué l’exégèse de l’Ancien Testament au cours des quatre derniers siècles. Par sa thèse de doctorat en 1958 sur W. M. L. de Wette ainsi que par divers travaux en particulier sur J. Wellhausen (en dernier lieu l’édition de sa correspondance publiée en 2013) et sur J. G. Herder (dont il a édité en 1993 les ouvrages touchant à l’Ancien Testament), R. Smend (né en 1932), professeur émérite d’Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante de l’université de Göttingen et auteur de nombreuses études exégétiques sur la formation de la Bible hébraïque, a acquis une telle réputation d’excellence dans la recherche historique (travail sur les sources, connaissance du milieu social et intellectuel) et dans l’art de présenter les données d’une manière vivante et originale, mêlant anecdotes et grande histoire, la vie et l’œuvre des biblistes qui ont fait école, qu’il est régulièrement invité à contribuer à des mélanges (Festschriften), colloques spécialisés, commémorations et éloges posthumes (Nachrufe).
8Trois recueils de ses études sur des biblistes influents ont déjà été publiés : Deutsche Alttestamentler in drei Jahrhunderten (Göttingen 1989), Epochen der Bibelkritik (München 1991) et From Astruc to Zimmerli. Old Testament Scholarship in Three Centuries (Tübingen 2007).
9Quatorze des articles retenus ici sont des traductions en allemand de ce dernier recueil de 2007 : J. Astruc (1684-1766), R. Lowth (1710-1787), J. D. Michaelis (1717-1791), W. M. L. de Wette (1780-1849), W. Gesenius (1786-1842), A. Kuenen (1828-1891), B. Duhm (1847-1918), H. Gunkel (1862-1932), A. Alt (1883-1956), S. Mowinckel (1884-1965), G. von Rad (1901-1971), M. Noth (1902-1968), I. L. Seeligman (1907-1982) et W. Zimmerli (1907-1983).
10Trente-et-un autres proviennent de publications dans divers mélanges, dont quatorze sont parus après 2007 : quatre générations de J. Buxtorf (période de 1564 à 1732), J. G. Herder (1744-1803), E. W. Hengstenberg (1802-1869), Fr. Delitzsch (1813-1890), H. Guthe (1849-1936), A. Rahlfs (1865-1935). G. Hölscher (1877-1955), J. Hempel (1891-1964), H. W. Wolff (1911-1993) et L. Perlitt (1930-2012).
11D’autres essais sont de dates plus anciennes : J. G. Carpzov (1679-1767), J. G. Eichhorn (1752-1827), Fr. Bleek (1793-1859), A. Kamphausen (1829-1909), E. Kautzsch (1841-1910), J. Wellhausen (1844-1918), J. Meinhold (1861-1937), K. Budde (1850-1935), R. Kittel (1853-1929), K. Marti (1855-1925), A. Bertholet (1868-1951), O. Procksch (1874-1947), H. Greßmann (1877-1927), L. Köhler (1880-1956), O. Eissfeldt (1887-1973), W. Rudolph (1891-1987) et D. Michel (1931-1999).
12Neuf, enfin, sont des inédits : S. Bochart (1599-1667), B. de Spinoza (1632-1677), R. Simon (1638-1712), H. Ewald (1803-1975), R. Smend (1851- 1913, le grand-père de l’auteur), M. Buber (1878-1965), W. Baumgartner (1887- 1970), W. Vischer (1895-1988) et T. Veijola (1947-2005).
13Chaque contribution est accompagnée d’un portrait de la personnalité étudiée. Les notes de bas de page sont réduites au minimum, mais il est clair que l’auteur a consulté toute la littérature primaire et secondaire. Des esquisses plus anciennes ont été à cet égard mises à jour pour la présente publication.
14L’auteur ne vise pas à l’exhaustivité — bien d’autres biblistes influents, même dans le seul domaine germanophone, sont absents. Et malgré l’organisation chronologique des essais, le recueil ne cherche pas à offrir une histoire de la science exégétique, bien qu’indirectement il y apporte une précieuse contribution. Les quatre-cinquièmes des essais sont consacrés à des exégètes germanophones protestants, avec une forte concentration bien compréhensible sur les vétérotestamentaires qui ont enseigné à la Faculté de théologie protestante de Göttingen, sinon comme professeurs attitrés (tels Michaelis, Eichhorn, Ewald, Wellhausen, Duhm, Smend, Rahlfs, Bertholet, Hempel, Zimmerli, Perlitt) du moins comme étudiants, doctorants, répétiteurs, Privat-Dozent ou professeurs visiteurs.
15L’auteur, qui a très bien connu personnellement, en tant que collègues et amis, von Rad, Noth, Seeligmann, Zimmerli, Wolff, Perlitt, Michel et Veijola, enrichit les essais qui leur sont consacrés (p. 794-982) de témoignages personnels dont certains sont particulièrement émouvants (ainsi les diverses rencontres de l’auteur avec Isac Leo Seeligmann à Amsterdam, Jérusalem et Göttingen, p. 847-870).
16Certes, il existe sur les personnalités étudiées des articles fort bien faits dans diverses encyclopédies et même, sur la plupart d’entre eux, des monographies érudites, mais le lecteur tirera toutefois un grand profit de la lecture des essais réunis dans ce recueil pour diverses raisons. Parmi les principales, notons le fait que l’auteur vérifie ses sources, ce qui lui permet de corriger des approximations, voire des erreurs qui sont souvent recopiées mécaniquement ; ensuite, il ne se concentre pas exclusivement sur l’apport d’un chercheur dans le domaine de l’Ancien Testament, mais jette un regard sur la position sociale, l’engagement ecclésial et politique, les violons d’Ingres, le caractère, les épreuves subies par les personnalités qu’il étudie, afin d’obtenir une vue globale de leur personne ; enfin, il utilise abondamment les sources autobiographiques, lorsqu’elles existent, ainsi que les témoignages des contemporains, les archives universitaires et surtout des lettres souvent inédites que l’auteur a découvertes au fil de ses recherches ou, pour ses contemporains, qu’il a lui-même reçues.
17Certaines personnalités étudiées sont particulièrement attachantes du fait de leur génie mais aussi à cause des incompréhensions et des injustices qu’elles ont subies (tels Spinoza, Simon, de Wette, Wellhausen) ; d’autres, pourtant brillantes, sont plus connues pour les injustices qu’elles ont commises (ainsi Hengstenberg recourant à tous les moyens, y compris la délation, dans son combat « anticritique » contre les « rationalistes », ou Hempel, membre acquis au nationalsocialisme et engagé dans le parti nazi). L’auteur, tout en dénonçant l’inacceptable, présente les uns et les autres avec un égal souci d’objectivité et de respect.
18Alors que le latin et le français restent les langues érudites jusqu’au milieu du xviiie siècle — l’Histoire critique du vieux Testament de Simon de 1685 (p. 47-96) et les Conjectures d’Astruc de 1753 (voir p. 108-123) sont connus dans toute l’Europe —, un changement se produit à la fin du xviiie siècle avec l’essor des sciences bibliques en Allemagne dans un milieu ecclésial et intellectuel propice (voir Michaelis, Herder et Eichhorn, p. 140-191, des contemporains de Lessing, Kant et Goethe). Au xixe siècle (de de Wette à Stade, p. 192-385) et dans la première partie du xxe (de Guthe à Alt, p. 386-648), les exégètes de langue allemande sont indéniablement à la pointe de la recherche en Occident. Depuis la Deuxième Guerre mondiale (de Mowinckel à Veijola, p. 648-948), la science vétérotestamentaire s’est internationalisée, marquée par une dominance de l’anglais (ne serait-ce qu’en matière de traduction, comme c’est le cas de plusieurs contributions de ce recueil qui ont été publiées en anglais avant de l’être ici en allemand).
19Les essais, tous de grandes qualités, conçus indépendamment les uns des autres, peuvent être lus dans l’ordre qui convient au lecteur. Celui qui cherche des informations sur les biblistes et les orientalistes de l’orthodoxie protestante, de grands érudits si souvent injustement négligés, lira avec profit les essais sur les Buxtorff (p. 1-35) et, trop bref, sur Carpzov (p. 97-107). S’il s’intéresse aux représentants d’un courant exégétique protestant réactionnaire dans l’Allemagne de 1835 et des années suivantes (qui exerce aujourd’hui encore aux États-Unis d’Amérique une grande influence à l’appui de perpétuels reprints), il trouvera très éclairants les essais sur Hengstenberg (p. 240-257) et Delitzsch (p. 278-299). Le lecteur appréciera les savoureuses synthèses de l’auteur sur ses personnalités favorites : de Wette (p. 192-206) et Wellhausen (p. 343-356). S’il choisit de lire les essais en continu, le lecteur découvrira comment se déploie le questionnement exégétique et à quels défis ont été et sont encore confrontés les chercheurs dans le domaine de l’Ancien Testament.
20Jean Marcel Vincent
Nouveau Testament
Oronzo Stefanelli, Il « Trafitto » che viene con le nubi in Ap 1,7. Studio intertestuale del primo annuncio profetico dell’Apocalisse, Bologne, Edizioni Dehoniane, coll. « Supplementi alla Rivista biblica 64 », 2017. 24 cm. 212 p. ISBN 978-88-10-30253-8. € 26
21Comme indiqué dans le sous-titre, l’auteur propose ici une étude intertextuelle approfondie et systématique d’Ap 1,7 dont le verset se situe à la fin du prologue de l’Apocalypse. D’où l’attention particulière qu’il y porte, car c’est dans le prologue qu’un auteur de l’antiquité établit un pacte narratif avec son lecteur pour qu’il ne se trompe pas d’interprétation. Tout au long de cette monographie, O. Stefanelli étudie, sous toutes leurs facettes, les trois stiques que comporte ce verset : structure, composition, étude sémantique approfondie. Celle-ci ouvre sur les textes et contextes auxquels ces mots font allusion, tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau, ainsi que sur les rappels thématiques et les parallèles éparpillés dans ce dernier livre de la Bible. Chaque évocation textuelle est l’objet d’une étude approfondie pour essayer d’en tirer une aide interprétative pour les mots et le stique concernés. L’analyse est fouillée, pointue, ardue parfois. La conclusion met en évidence l’inclusion que fait ce verset avec le verset 22,20 qui vient conclure ce dernier livre ; elle le fait en parcourant à grands traits les étapes du discours à travers le sens du verbe « venir » que l’on retrouve tout au long de cette œuvre, mettant en évidence comment « le tout est dans le détail ». L’auteur y pointe aussi la dynamique théocentrique de la christologie qui y est déployée.
22Nous avons là une analyse complète d’un seul verset, ce qui n’a jamais été réalisé jusqu’ici. Pour être savourée pleinement, cette étude nécessite des bases de grec et d’hébreu, mais elle pourra aussi être profitable, méthodologiquement, aux étudiants italophones. Les notes de bas de page, souvent développées, viennent compléter le texte. Une abondante bibliographie aidera celles et ceux qui veulent aller plus loin dans l’étude de l’Apocalypse.
23Priscille Morel
Histoire ancienne
Corinne Bonnet, Laurent Bricault, Quand les dieux voyagent. Cultes et mythes en mouvement dans l’espace méditerranéen antique, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire des religions 4 », 2016. 22,5 cm. 314 p. ISBN 978-2-8309-1596-9. € 29
24« Tout l’univers est plein de dieux » (Platon, Lois X, 899b9), et ils ont tendance à ne pas rester au même endroit bien longtemps. Dans Quand les dieux voyagent, C. Bonnet et L. Bricault joignent expertise et clarté pour guider leur lectorat à travers plusieurs enquêtes sur les dieux en mouvement, dans une série de chapitres issus d’un séminaire donné en commun à l’université Jean Jaurès de Toulouse dans le cadre de leur enseignement en sciences de l’Antiquité. Pour les auteurs, étudier les voyages, les mouvements et transformations des puissances divines dans l’espace de la Méditerranée antique est en réalité un prétexte pour proposer un véritable manuel d’introduction au fonctionnement des systèmes religieux de l’Antiquité. Cette suite d’études de cas met en lumière les logiques plurielles qui animent les religions que nous appelons polythéistes, avec leurs dieux à la fois ancrés dans leur territoire et toujours susceptibles d’être transférés, traduits ou adaptés ailleurs (le fameux processus de l’interpretatio). Les auteurs en viennent également à interroger la pertinence même des catégories de « polythéisme » et de « monothéisme », soulignant avec raison que « les lignes de partage entre ces deux objets se brouillent vite dès lors que l’on veut adopter une clef de lecture fixe, comme celle qui sépare religion exclusive (monothéisme) et religion inclusive (polythéisme) » (p. 11).
25En restant toujours au plus près des sources étudiées – inscriptions, extraits littéraires et représentations figurées (statues, monnaies, bas-reliefs) – les douze chapitres de cet ouvrage proposent donc de suivre à la trace les pas d’une série de dieux itinérants issus des mondes phénicien, mésopotamien et égyptien, de Grèce et de Rome, ainsi que du judaïsme et du christianisme naissants. Le résultat est une monographie dont la lecture permettra aux chercheurs néophytes autant qu’aux spécialistes de se construire une compréhension plus fine des religions antiques et de la logique de « réseau » à l’œuvre dans leur fonctionnement. Le volume, qui comprend une introduction suivie de douze chapitres, se clôt sur une belle carte permettant de suivre les différents voyages divins (p. 290-291), suivie de trois index (des noms, p. 292-298 ; des lieux, p. 299-303 et thématique, p. 304-306) et d’une liste détaillée des figures (p. 307-310).
26L’introduction (p. 9-20) permet de résumer les dernières théories relatives à l’étude des religions du monde antique, en rappelant notamment à quel point les « polythéismes » autant que les « monothéismes » fonctionnent comme des systèmes dynamiques et fluides, des réseaux interconnectés au sein desquels les dieux peuvent être captés et traduits de mille manières. Les chapitres 1 (consacré à Melqart) et 3 (Artémis) permettent notamment d’étudier le rôle capital joué par les dieux dans le processus de colonisation et de fondation de nouvelles cités, à travers leur implantation ou leur clonage dans de nouveaux lieux (les métaphores botaniques et génétiques abondent tout au long de l’ouvrage). Dans le premier chapitre (« Les voyages de Melqart », p. 21-44), on suit l’essaimage du dieu phénicien Melqart (Héraclès pour les Grecs) depuis le roc sacré de Tyr – dont il est le fondateur et le protecteur – transporté jusqu’en Sardaigne, à Ibiza, à Malte, à Gadès (Cadix), à Délos et aux colonnes d’Hercule. Une attention particulière est portée, à travers les traditions rapportant la fondation mythique de Carthage par la reine Élissa/Didon, à la manière dont les sacra d’un dieu (en l’occurrence probablement une statue de culte du Melqart tyrien, transportée par la reine) peuvent fonctionner comme un « greffon » permettant à la divinité de s’implanter dans sa nouvelle cité. Dans le troisième chapitre (intitulé « Une relique d’Artémis aux origines de Marseille », p. 69-89), c’est la déesse Artémis d’Éphèse qui, selon la tradition, manifeste son envie d’être emportée par les colons phocéens partis pour fonder Marseille, à l’époque où son sanctuaire devient le point de ralliement de tous les Ioniens. Selon un récit rapporté par Strabon, c’est cette fois une « relique » de la déesse éphésienne (aphidryma, probablement une petite statue de culte) qui permet de garder le lien entre les deux cités. Les auteurs parlent ici encore d’une sorte de « bouture » de la déesse ou d’une « cellule-souche » porteuse de l’ADN divin et permettant son clonage. L’implantation de la déesse d’Éphèse se poursuivra même à Rome sur les flancs de l’Aventin et dans le sanctuaire de Diane à Nemi, celui du Rameau d’or de Frazer.
27Les chapitres deux et quatre, quant à eux, mettent en lumière l’importance politique que peuvent revêtir des transports de statues de divinités orientales dans le monde romain. Le chapitre 2 (« Élagabal », p. 45-67) est consacré au long voyage effectué d’Émèse à Rome entre 218 et 219 par la statue aniconique du dieu syrien Élagabal (Héliogabale), escorté par son prêtre Bassianus, i.e. l’empereur Antoninus aussi connu sous le même nom d’Élagabal. C’est l’occasion de s’intéresser aux différentes représentations picturales de cette divinité et de son prêtre-empereur, à travers les frappes de monnaies réalisées dans les cités par lesquelles transita ce singulier cortège. De même, le chapitre 4 (« Le jour du débarquement : Cybèle à Rome », p. 91-111) permet de mieux comprendre les circonstances de l’introduction en 205 av. J.-C. à Rome, en pleine Deuxième guerre punique, de la divinité anatolienne Cybèle aussi appelée Mère des dieux. Plus qu’une affaire religieuse, l’analyse des différentes traditions relatives à ce transfert divin montre que ce transport de la statue de la déesse-mère (aniconique, comme celle d’Élagabal) sont une question de diplomatie internationale et de rapports de force entre hommes, familles aristocratiques romaines (les Cornelii de Scipion l’Africain et les Claudii de la « vestale » Claudia Quinta), et États (Rome, Pergame et Pessinonte, d’où provient la statue de la déesse).
28Les autres chapitres poursuivent ces investigations sur les voyages divins dans le reste du monde méditerranéen, passant de la fabrication du dieu Sarapis à Alexandrie à l’époque ptolémaïque, puis à son installation sur l’île de Délos (chap. 5 : « Un dieu en quête de toit », p. 113-130) au récit d’une tentative ratée de mainmise sur le monde des morts par la déesse Ishtar, outrepassant ses prérogatives divines et payant presque de sa vie le prix de sa démesure, racontée dans le cycle mythologique sumérien et akkadien de La descente d’Inanna-Ishtar aux Enfers (chap. 6 : « Un jour, Ishtar voulut quitter le ciel … », p. 131-153). Le chapitre 7 (« Une Égyptienne à la mer », p. 155-174) suit le voyage de la déesse Isis à Byblos dans le récit rapporté par Plutarque, son identification avec la déesse grecque Déméter et sa transformation en déesse marine à l’époque hellénistique.
29Les deux chapitres suivants se penchent sur la thématique récurrente des enlèvements et captivités de statues cultuelles : le chapitre 8 (« Godnapping en Mésopotamie ! », p. 175-197) explore les manières dont le contrôle sur les divinités de l’Autre est souvent mis en scène pour aider à stabiliser les territoires conquis, en l’occurrence à travers l’exemple de la déportation de la stèle babylonienne dite du « Code de Hammurabi » et du dieu Marduk à Suse par les rois du pays d’Élam, ou par les nombreux godnappings dont se sont rendus coupables les rois de la cité d’Assur. Le chapitre 9 (« Les mésaventures d’Apollon, enchaîné et déchaîné, de Sicile en Phénicie », p. 199-220) poursuite dans la même veine avec cette fois le récit de la captivité subie par la statue en bronze de l’Apollon de Géla (Sicile), enlevée en 406 av. J.-C. par des envahisseurs puniques venus de Carthage et accueillie à Tyr en Phénicie, où elle sera ensuite « délivrée » par Alexandre le Grand lors de sa conquête de la ville en 332, après avoir été enchaînée par les Phéniciens pendant le siège pour éviter qu’elle ne s’enfuie et ne vienne en aide au souverain macédonien. Quant au chapitre 10 (« Faut-il se protéger des “épidémies” divines ? », p. 221-241), il met en lumière une stratégie particulière de construction de la présence divine en Grèce, entre présence intense (« épidémie », la visite du dieu auprès de ses fidèles) et absence (« apodémie »), à travers les exemples des manifestations polysensorielles d’Aphrodite dans son sanctuaire d’Éryx (Sicile), ainsi qu’à travers les fêtes à l’occasion desquelles Dionysos en personne rend visite aux Athéniens (les Anthestéries), ou les récits mythiques de sa venue à Thèbes (les Bacchantes d’Euripide).
30Les deux derniers chapitres quittent le monde polythéiste pour se consacrer aux religions de l’Israël ancien et du christianisme. Les auteurs y étudient la manière dont ces deux monothéismes construisent peu à peu leur identité autour d’un aniconisme et d’un exclusivisme divin a priori peu compatibles avec les réseaux d’échanges polythéistes de l’espace méditerranéen et proche-oriental, où les divinités et leurs images sont légion et peuvent se déplacer, se traduire et se multiplier à l’infini. Le chapitre 11 (« Pourquoi Ézéchiel mange la Torah », p. 243-266) met ainsi en scène la solution originale développée pour résoudre le problème d’un peuple profondément marqué par plusieurs diasporas et exils, mais dont le dieu tutélaire est censé être irrémédiablement attaché à son sanctuaire unique de Jérusalem et ne connaître aucune représentation qui lui permettrait d’accompagner ses fidèles sous la forme d’une effigie ou d’une image. Après la destruction du Temple par les Babyloniens en 587 av. J.-C., ainsi que l’illustre l’épisode du livre d’Ézéchiel, qui voit le prophète recevoir l’ordre de manger un rouleau contenant la parole de Dieu pour s’en emplir et la transmettre aux Juifs en exil, la « transhumance » du culte de Yahvé est assurée par la révélation de la parole divine et sa conservation sur les rouleaux de la Torah, plutôt que par le biais d’une statue divine ou d’une « relique ». Ainsi, « en l’absence de statue susceptible d’être emportée, reproduite, clonée, comment assurer le transfert de la présence divine ? La réponse est : par le texte, réceptacle de la parole divine, un texte dont il faut s’imprégner, qu’il faut faire sien et vivre en l’intériorisant » (p. 255). Ce faisant, se construit un culte autour du réceptacle du texte sacré, le rouleau de la Torah, plutôt qu’autour d’une idole, et toute une tradition d’offrandes de mots vouées au Dieu unique remplace peu à peu celle des sacrifices matériels offerts aux images des dieux. Le dernier chapitre (« Paul à Athènes », p. 267-288) revient sur la stratégie mise en œuvre par l’apôtre Paul lors de son adresse à l’assemblée du peuple à Athènes pour convaincre son audience d’accepter le christianisme : ce culte qui ne connaît ni idole ni sacrifice. Paul évoque notamment l’argument de l’autel au « dieu inconnu » (agnôstoi theôi) supposé se trouver sur l’Agora : le dieu chrétien n’est pas nouveau, il a même toujours été présent à Athènes mais n’avait jusque là pas été reconnu ! Les auteurs rappellent toutefois que depuis l’Antiquité, et une remarque de Jérôme, on sait que les témoignages littéraires ou épigraphiques mentionnaient en réalité des autels « aux dieux inconnus » (au pluriel), et que cette tentative de diffusion du christianisme à Athènes se heurte surtout à la notion de la résurrection des morts, pierre d’achoppement dont l’étrangeté radicale n’est pas acceptée par le public athénien. Le dernier paragraphe de ce chapitre tient lieu de conclusion générale en proposant une comparaison finale entre les « polythéismes » et les « monothéismes ». Là où les divers périples des divinités grecques, romaines, phéniciennes ou égyptiennes à travers l’espace méditerranéen relèvent d’une logique cumulative qui a pour but de partager une dévotion et de permettre à un dieu de s’implanter au sein d’un tissu cultuel déjà existant, le christianisme a un but de conversion et utilise une logique substitutive qui ne tolère aucune cohabitation (p. 287). L’insertion du dieu chrétien au sein du réseau polythéiste est un échec programmé, les deux systèmes ne pourront pas cohabiter très longtemps.
31Philippe Matthey
Histoire médiévale
Jean Wirth, Petite histoire du christianisme médiéval, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire des religions », 2017. 22,5 cm. 195 p. ISBN 978-2-8309-1651-5. € 19
32Il existe pléthore d’histoires du christianisme médiéval. Manuels, synthèses, essais parfois, compilations ou réactualisations, ouvrages confessionnalisants ou livres scientifiques, tous saturent les rayonnages des bibliothèques. Alors à quoi bon un volume supplémentaire ? Celui-là s’annonce comme une Petite histoire du christianisme médiéval, comme il y a une Petite vie de saint Dominique ou une Petite histoire de France … Ce qui n’augure pas d’un grand intérêt. Pourtant, cette Petite histoire du christianisme médiéval, parce qu’elle est écrite par Jean Wirth, prend alors une tout autre saveur. Il y a ainsi dans l’adjectif ce je-ne-sais-quoi d’originalité provocatrice à laquelle viennent se mêler quelques boutades truculentes et quelques autres raccourcis dérangeant. Il y avait donc à parier que le livre fût atypique, et de fait, il l’est, parfois de manière inconfortable et néanmoins stimulante.
33L’auteur l’annonce dès son introduction : il s’agit bien d’un essai et non d’une synthèse exhaustive, moins encore érudite. Jean Wirth l’accorde, l’entreprise est téméraire. Et l’auteur de préciser : il s’agissait non seulement de pointer les spécificités du christianisme médiéval, mais aussi d’en « montrer l’originalité, la puissance et la cohérence » (p. 10). Un autre Génie du christianisme en somme. Oui, mais sans apologétique. L’auteur entend bien rester historien d’autant, affirme-t-il, que « dans leur immense majorité, les historiens du christianisme sont chrétiens, aujourd’hui encore, et même les plus grands d’entre eux ne parviennent pas toujours à distinguer l’histoire de l’apologétique » (p. 11). Wirth propose une réflexion sur l’essence du christianisme, entre immutabilité d’un système et mutations de ses vécus au fil de deux mille ans d’histoire. Ni tout à fait Chateaubriand, ni tout à fait Harnack donc. À sa manière, Wirth questionne « la continuité dont se prévalent les religions », et notamment le christianisme, pour rendre compte de son historicité. Car c’est bien d’historicité qu’il s’agit ici. En huit chapitres, légers, succincts et enlevés, l’auteur retraverse les fondamentaux dont il dénonce les évidences : Le Livre c’est-à-dire la Bible ; la doctrine (péché originel, Trinité, Vierge Marie, anges, fins dernières) ; l’Église ; la réforme permanente ; le lien du savoir et du pouvoir ; l’échange avec le ciel ; la réforme contre l’Église. Il réinscrit dans le temps long les dogmes qui se veulent immuables en précisant leur émergence dans des siècles précis. Ainsi sacramentum désignait n’importe quel acte rituel avant que l’Église du xiie siècle ne limite à sept les sacrements. Il désinstalle les présentations traditionnelles sur le ton de la boutade, voire de la dérision : le célibat en régime chrétien revêt cette étrangeté d’être à la fois la position des dominés et celle, normalement, des démunis. Il pourfend les vérités traditionnelles en en pointant les paradoxes. Par exemple, face à la figure paternelle de Dieu, entre protection et répression, le fidèle pris en étau « entre liberté et servitude » se retrouve dans une situation de « minorité perpétuelle ». Le ton est, on le sait, souvent cru. À l’époque de l’Église primitive, lors d’accusations de cannibalisme pour la communion eucharistique et d’inceste pour la parenté spirituelle, l’Église a assumé le symbolisme « jouant consciemment avec les deux tabous les plus effrayants pour se conférer le maximum de sacralité : elle assure que l’hostie est un corps de chair et érotise le rapport entre le Christ et la Vierge » (p. 136). La sacralité est bien fille de la transgression. Les interprétations y sont parfois freudiennes : l’auteur évoque la castration du Christ suite au constat de la négation à l’époque médiévale de toute sexualité masculine. Il parle, pour les monastères du xiie siècle qui commentent le Cantique des Cantiques, d’un « érotisme de compensation ». Il rend volontiers triviales les pensées les plus pures de l’imaginaire chrétien : « Le développement des messes pour les morts rend nécessaire l’affirmation de leur utilité », notamment par la multiplication des histoires de revenants (p. 105). Ou encore : « Bérenger est forcé de confesser en 1059 que le corps du Christ est vraiment déchiré par les dents des fidèles lorsqu’ils mordent dans l’hostie. Bien que la manière de le dire soit devenue moins savoureuse, l’Église n’a plus changé de doctrine depuis » (p. 119). Le propos peut aller jusqu’à une certaine forme de brutalité : durant l’Inquisition, les dénonciateurs livrent avant tout leurs ennemis personnels plus que les gens recherchés par les juges (p. 85) ; du corpus aristotélicien, Byzance n’a rien su tirer ; l’ésotérisme liturgique ajoute à l’ignorance du latin et au monopole clérical, du fait d’invocations en grec et en hébreu, de la récitation à voix basse souvent inintelligible du canon de la messe, et de la technicité de l’ensemble.
34De la manière de procéder chez Jean Wirth, l’on retiendra la leçon qu’il a apprise chez Jacques Le Goff et ses collègues Jean-Claude Schmitt et Jérôme Baschet : le dominus chrétien fonde l’homologie entre religion et société, entre système religieux et système social. Provoquant, l’essai reste pourtant suggestif. S’il insiste à sa manière sur une historicisation des dogmes, des pratiques et des thèmes fondamentaux du christianisme médiéval, c’est pour mieux penser, en un ultime chapitre, les mutations décisives « d’hier à aujourd’hui ». Encore une fois, relevons un paradoxe : d’hier à aujourd’hui, tout a changé et rien n’a changé. Du xve siècle à nos jours, l’auteur postule que l’Église a perdu sa puissance, ses privilèges et son droit de regard. Elle a tout perdu. Ce n’est pas le monde qui est désenchanté, c’est le christianisme lui-même. Et l’auteur de déplorer que les chrétiens d’aujourd’hui n’ont plus accès à l’essence du christianisme et à son originalité vive. Une autre manière de dire « Comment notre monde a cessé d’être chrétien ». Une autre anatomie, plus succincte certes que celle qu’analyse Guillaume Cuchet, celle d’un effondrement. Tout au plus les chrétiens cernent-ils encore quelques éléments d’un monothéisme comme un autre. Car la problématique de Jean Wirth recouvre les enjeux « modernistes » d’autrefois : ainsi, à introduire de l’historicité dans l’appréhension du système chrétien, l’on risque d’en décaper la teneur religieuse. D’où le dilemme du chrétien : « Ou bien tricher avec l’histoire pour donner à cette religion une fixité qu’elle n’a pas eue » (p. 180), ou bien l’appauvrir au risque de lui faire perdre jusqu’à l’essence même du christianisme et de la diluer dans les réflexes identitaires propres désormais aux trois monothéismes.
35Bénédicte Sère
Histoire moderne
Frank Muller, Images polémiques, images dissidentes. Art et Réforme à Strasbourg (1520-vers 1550), Baden-Baden/Bouxwiller, Valentin Koerner, coll. « Studien zur deutschen Kunstgeschichte 366 », 2017. 24 cm. 368 p. ISBN 978-3-87320-366-2. € 48
36Cet ouvrage d’érudition reprend et complète les précédentes études de Frank Muller, historien et historien de l’art, spécialiste de l’art de la Réforme dans l’aire germanique, et plus particulièrement en Allemagne du Sud et autour du Rhin supérieur. Cette étude présente des dossiers thématiques précis, et se concentre spatialement sur Strasbourg, et temporairement sur les premières années de la Réforme dans cette ville qui fut aussi un centre important de l’imprimerie et de l’édition.
37L’auteur part du paradoxe selon lequel la ville de Strasbourg, passée à la Réforme, ne connut qu’un iconoclasme lent (contrairement à celui, brutal, qui sévit dans les villes suisses) tandis qu’elle produisit de nombreuses images (d’un autre type cependant, en l’occurrence gravées et imprimées dans des livres), d’où l’expression d’« iconoclasme des images » : des images qui, par leur nature même (plus que par leur thèmes) sont une expression du rejet des images (entendu au sens d’idoles ou d’images et d’objets miraculeux, mais aussi comme changement de nature et de fonction d’images qui sortent du domaine cultuel).
38L’auteur connaît admirablement bien les artistes strasbourgeois de cette époque, lesquels sont indissociables des éditeurs pour lesquels ils travaillent, tellement l’invention, la réalisation et la diffusion de ces images imprimées, donc multipliables en grand nombre (pratique particulièrement en cohérence avec les idées de la Réforme), sont étroitement liées. Pour les premiers, on nommera les artistes Hans Baldung Grien (dont la notoriété écrase un peu tous les autres), Hans Weiditz, Heinrich Vogtherr l’Ancien (auquel l’auteur a consacré en 1997 une monographie remarquable), Friedrich Hagenauer ; et pour les seconds les éditeurs Köpfel, Schott, Knobloch, Grüninger (le seul éditeur resté catholique), Crato Mylius ou Wendel Rihel.
39Ajoutons à cela un certain nombre de penseurs marginaux ou dissidents (par rapport à un protestantisme qui évolua toujours davantage dans le sens du luthéranisme après l’Intérim, puis d’une orthodoxie luthérienne à la fin du xvie siècle) tels que Clemens Ziegler, Otto Brunfels ou les femmes prophétesses Ursula Jost et Barbara Rebstock ; la figure principale de ces penseurs attachants est sans conteste Ludwig Hätzer, personnage haut en couleurs qui rencontre les sympathies de l’auteur.
40L’étude minutieuse de ces images imprimées – qui disent parfois ce que l’écrit ne peut se permettre d’exprimer (merveilleux pouvoir symbolique et polysémique du langage visuel !), est sous-tendue par de nombreuses observations historiques qui nous permettent de les contextualiser. On notera en particulier l’étude de l’iconoclasme à Strasbourg ainsi que la présentation de ces penseurs dissidents, souvent tentés par l’antitrinitarisme, l’anabaptisme ou un humanisme qui préfigure le déisme des Lumières.
41Les thèmes étudiés par Frank Muller sont d’une telle diversité qu’il n’est pas possible de les nommer toutes. Quelques exemples toutefois : le célèbre portrait de Luther à la colombe du Saint-Esprit de Baldung Grien de 1521, la version strasbourgeoise de la thématique « Loi et Évangile », l’origine anabaptiste de la représentation du Tétragramme, des gravures qui privilégient le signe sur la représentation (ainsi La Croix sur le monde, de Hans Weiditz, 1525). L’auteur s’attache particulièrement aux premières pages illustrées de livres imprimées, mais aussi aux marques des imprimeurs et, bien sûr, aux Bibles illustrées des premières années de la Réforme (1523-1526). L’actualisation de scènes bibliques, ainsi que le caractère souvent violemment anticatholique de ces gravures, sont un aspect qu’elles partagent avec les messages visuels produits ailleurs par la Réforme.
42On souhaiterait de telles études pour les autres grandes villes de la Réforme marquées par l’iconoclasme (ou au contraire par son rejet comme à Nuremberg). Ma seule critique, mais elle est minime concerne le sous-titre qui aurait dû constituer le titre et inversement, dans la mesure où le domaine étudié dépasse de loin les seules images polémiques et dissidentes. Les images bibliques, apologétiques ou kérygmatiques jouèrent un rôle aussi important, comme on le voit dans cet ouvrage.
43Jérôme Cottin
Matthieu Arnold, Les Femmes dans la correspondance de Luther. Édition de 1998 revue avec un avant-propos et une bibliographie mise à jour, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études d’histoire et de philosophie religieuses 87 », 2017. 22 cm. 154 p. ISBN 978-2-406-06996-6 (broché)/06997-3 (relié). € 29
44L’image de la femme dans les écrits de Martin Luther et l’influence du réformateur sur l’évolution de la condition féminine ont, pendant les dernières décennies, fait couler beaucoup d’encre sans que l’on ait pu trouver un consensus. Bien au contraire, les évaluations faites par des historiens et des historiennes sur cette question sont on ne peut plus divergentes, voire diamétralement opposées. En effet, étant donné les propos multiples et parfois contradictoires concernant la femme et le sexe féminin que l’on trouve disséminés dans l’œuvre immense et multiforme de Luther, il n’est pas surprenant de constater qu’une lecture cohérente du point de vue luthérien sur ce sujet soit tout à fait impossible.
45Or, l’intention de Matthieu Arnold n’est pas d’élaborer « une synthèse de “Luther et les femmes” » ainsi qu’il l’indique dans l’introduction (p. 20) de ce beau petit livre, qui forme la récente réédition de son ouvrage de 1998. Dans cette étude, M. Arnold, professeur à la Faculté de théologie de l’université de Strasbourg et luthérologue chevronné, se concentre sur un corpus très restreint (trop souvent négligé) formé de textes tirés de la correspondance du réformateur de Wittemberg : à savoir sa correspondance active et passive concernant les femmes ou, plus précisément, traitant une question féminine, et réunissant des missives tantôt envoyées par Luther à des femmes, tantôt adressées à celui-ci par les femmes.
46Évitant l’anachronisme consistant à lire les textes luthériens à travers le prisme des exigences de notre temps, M. Arnold laisse parler les documents eux-mêmes et analyse leur contenu en fonction des données religieuses et historiques du siècle de la Réforme afin de dégager, à partir du contexte épistolaire, diverses pensées de Luther à propos de ses contemporaines. Au-delà de l’avant-propos et de l’introduction, l’un fournissant un petit aperçu de la recherche récente sur le sujet, l’autre précisant le corpus choisi et la méthode suivie par l’auteur, l’ouvrage comprend six chapitres thématiques dans lesquels les relations du réformateur avec les femmes et les opinions relatives aux femmes (ou certains types de femmes) sont relatées en détail.
47Ainsi, dans le premier chapitre, intitulé « Mari et femme », l’historien présente les vues du réformateur concernant la vie conjugale ainsi que la question, jadis très controversée, du divorce. La vie de couple est également le sujet du chapitre suivant (« Catherine et Martin Luther »), focalisé sur la relation du réformateur avec son épouse, avec laquelle Luther a partagé, au-delà des sujets domestiques, ses préoccupations sur le plan religieux et politique. Alors que le troisième chapitre est dédié à l’échange épistolaire de Luther avec « Souveraines et filles de la noblesse », traitant principalement des thèmes de la vie privée, les deux chapitres suivants se concentrent sur les opinions luthériennes concernant « Les nonnes défroquées et les veuves » ainsi que les « Figures marginales », possédées, sorcières et prostituées, mettant au jour ses attitudes nuancées et souvent surprenantes, sinon contraires aux idées reçues sur misogynie prétendue de Luther. Dans le sixième chapitre consacré aux représentations luthériennes de la femme (« Les images de la femme chez Luther »), Matthieu Arnold prête attention aux vues luthériennes à propos des vices et qualités jadis attribués au sexe féminin. Il montre que Luther, bien qu’il partage certains préjugés de son temps envers les femmes, dépasse cependant le verdict très négatif d’un Aristote, d’un Thomas d’Aquin et même de ses propres contemporains. N’oublions pas que la question de savoir si la femme était (ou non) un être humain n’était pas encore tranchée à la fin du xvie siècle (voir dans ce contexte, le traité intitulé Disputatio nova contra mulieres, qua probatur eas homines non esse publié sous le couvert de l’anonymat en 1595).
48La conclusion, dans laquelle l’auteur réunit les principaux résultats des chapitres de l’ouvrage, est suivie d’une annexe fort utile répertoriant les lettres et les figures féminines présentes dans le livre. Sélective, la bibliographie présente quelques lacunes, notamment en ce qui concerne les études publiées après l’an 2000, ce qui ne diminue cependant en rien son utilité. Restreignant son étude à un corpus limité de textes, Matthieu Arnold offre une importante contribution éclairant la pensée luthérienne relative aux femmes dont la réédition au cours de l’année Luther tombait à point nommé.
49Christina L. Griffiths
Neal Blough, Les révoltés de l’Évangile. Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme, Paris, Cerf, coll. « Histoire », 2017. 21 cm. 320 p. ISBN 978-2-204-11883-5. € 24
50Dans le monde francophone, les études scientifiques sur l’anabaptisme réalisées à partir de sources primaires restent exceptionnelles. Les travaux de Pierre Janton, Jean Séguy, Marc Lienhard, André Séguenny, Claude Baecher et Neal Blough sont une heureuse exception à cette insuffisance. C’est dire combien le dernier ouvrage de N. Blough est le bienvenu. Professeur d’histoire de l’Église à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, chargé de cours à l’Institut supérieur d’études œcuméniques de l’Institut catholique de Paris et directeur du Centre mennonite de Paris, l’auteur compte parmi les meilleurs spécialistes de l’histoire de l’anabaptisme. Le présent essai est la version retravaillée d’une thèse d’habilitation soutenue en 2015 à l’École pratique des hautes études (Paris). L’historien concentre son attention sur la figure emblématique, au demeurant peu connue, de Balthasar Hubmaier (1480-1528), initiateur d’un projet de réforme à Waldshut, petite ville située aujourd’hui dans le Sud de l’Allemagne à la frontière de la Suisse, puis à Nicolsburg dans le Sud de l’actuelle Tchéquie.
51L’intérêt de cet ouvrage d’érudition est de mettre en relief l’incontestable ancrage de l’anabaptisme dans la Réforme protestante du xvie siècle, et de montrer la multiplicité originelle d’un mouvement généralement désigné sous l’appellation discutable de « Réforme radicale », auquel l’anabaptisme ne se réduit pas. La formulation a par ailleurs la tournure d’un jugement de valeur. Radicale, à quels titres cette réforme l’est-elle plus qu’une autre ? L’investigation de Neal Blough souligne la difficulté représentée par le terme même de Réforme. L’habitude d’en parler au singulier comme s’il s’agissait d’un concept homogène a eu pour effet – mais cela L. Febvre l’a très tôt souligné – de marginaliser des orientations, des notions et des personnes non moins réformatrices que d’autres. La tentation est encore grande de se pencher sur les phénomènes de dissidence de l’Église catholique romaine à partir de courants et d’institutions aujourd’hui clairement identifiables. Les révoltés de l’Évangile questionnent une vision souvent trop simplificatrice qui masque la complexité et la mobilité protestante d’alors. L’aspiration unanime de ces courants à réformer l’Église s’est traduite par des « diagnostiques » et des solutions composites. Les origines du protestantisme témoignent en effet de tendances divergentes. À plusieurs reprises, l’auteur parle de « fluidité » et d’ambiguïté face à la diversité d’interprétations bibliques parfois contradictoires suscitées par le principe de la Sola Scriptura. Ainsi luthéranisme, zwinglianisme, calvinisme, anglicanisme, mouvement paysan et anabaptisme constituent des réalités rénovatrices qui « n’existaient pas encore en tant qu’entités distinctes les unes des autres ».
52L’auteur choisit d’organiser son enquête sur la naissance de l’anabaptisme à partir de la vie et de l’engagement de Balthasar Hubmaier (1480-1528), prêtre et docteur en théologie catholique, lecteur d’Érasme et de Luther qui se rapprocha par la suite de la Réforme zurichoise de Zwingli avant de s’en détourner, convaincu que le Nouveau Testament n’autorise le baptême qu’aux seuls croyants professants. Le réformateur anabaptiste sera torturé à Vienne et brûlé vif le 10 mars 1528, trois jours avant son épouse précipitée depuis un pont dans le Danube, une grosse pierre attachée au cou. Dans la continuité des recherches les plus récentes, N. Blough analyse avec les nuances qui s’imposent les raisons qui motivèrent Hubmaier à rejoindre le soulèvement paysan sans pour autant s’identifier à lui ainsi qu’on l’a exagérément prétendu. Blough resitue la participation « assagie » du réformateur à cette insurrection, que l’historien considère comme une « expression légitime de la Réforme ». En ce sens, il regrette de voir Thomas Müntzer, l’un des principaux chefs de file du mouvement paysan, assimilé à la tradition anabaptiste, certes solidaire de la révolte paysanne pour conduire des réformes sociales en s’affranchissant de prescriptions religieuses et politiques estimées injustes, mais de manière résolument pacifique : « Tous les dissidents ne sont pas à mettre dans le même sac » (p. 134, 135).
53L’ouvrage permet de mieux connaître une forme alternative de protestantisme professant et non-violent, autrefois combattu par l’Église romaine et par certains réformateurs protestants, qui compose une part non négligeable de l’évangélisme contemporain, estimée aujourd’hui à plus d’un million de fidèles dans le monde. En réalité plus du double si, à cette évaluation stricte, l’on ajoute enfants et parents non baptisés issus de leurs familles. Notons également le rôle joué par les chrétiens anabaptistes dans l’émergence du mouvement baptiste qui, en dépit de l’homophonie, constitue une filiation indirecte de l’anabaptisme. Les premières communautés baptistes furent en effet fondées au xviie siècle par des anglicans réfugiés dans les Provinces-Unies en lien avec des chrétiens anabaptistes.
54En fin de volume une importante documentation s’offre au lecteur : l’appareil critique y est rassemblé en 43 p. réunissant 595 notes, suivies de 47 p. d’annexes présentant un choix pertinent d’écrits de Balthasar Hubmaier traduits en français, mais aussi des cartes, une bibliographie, et un double index des noms et des lieux.
55Jean-Luc Rolland
Histoire contemporaine
Antony Ardiri, Les enjeux du Souvenir. Calvin et les Jubilés de Genève en 1909, Genève, Société d’histoire et d’archéologie de Genève, coll. « Les Cahiers 12 », 2017. 23 cm. 203 p. ISBN 978-2-88442-028-0. FS 25
56Tout le monde connaît, pour l’avoir contemplé ou simplement aperçu en images, le célèbre Mur des Réformés à Genève. L’auteur se donne pour but, dans un livre bien écrit, extrêmement riche de détails précis et de citations, de raconter la genèse de cet important Monument international de la Réformation.
57En préambule, l’auteur retrace la carrière de Jean Calvin, et sa réception controversée au cours des siècles suivants. Dans sa première partie, il rappelle au lecteur le contexte politico-religieux de la cité lémanique du xixe siècle. Il insiste sur les rapports agressifs entretenus par le Kulturkempf genevois et l’ultramontanisme alors bien présent, lui aussi, dans la cité. À travers de nombreux extraits de journaux, il évoque l’angoisse des protestants genevois les plus âgés, attachés à leur culture et à leurs traditions, et confrontés à l’arrivée constante et massive « d’étrangers » catholiques qu’il est nécessaire d’intégrer sans pour autant perdre l’identité réformée.
58Le projet monumental prend place dans les commémorations du quatrième centenaire de la naissance de Calvin et du trois cent cinquantième anniversaire de la fondation de l’Académie de Genève, du 2 au 10 juillet 1909. Dans ce chapitre, l’auteur étudie avec minutie les différents débats plus ou moins conflictuels entre protestants et catholiques, entre protestants eux-mêmes, entre les Églises et l’État, qui participent à l’organisation de ces événements. Ce chapitre, central, est le plus important ; il occupe toute la deuxième partie d’une œuvre qui en compte trois. Parmi les arguments les plus vifs, développés par les adversaires du projet, l’affaire du bûcher de Michel Servet, victime de l’intolérance de Calvin, est dans tous les écrits polémiques. De plus, la loi de séparation des Églises et de l’État de Genève (juin 1907), provoque bien des ambiguïtés quant à la forme et au contenu des festivités projetées. Les trois premiers jours de juillet 1909 furent consacrés à l’Église réformée de Genève, les autres jours se voulant laïcs et tournés vers l’ensemble de la population genevoise. La première pierre du monument est posée le 1er janvier 1911. La dernière section de l’ouvrage recense les différentes étapes de l’élaboration du projet architectural. Pour son promoteur, Charles Borgeaud, le Mur des Réformés ne doit pas se résumer à une statue de Calvin mais doit démontrer à travers le réformateur de Genève que la Réforme est à l’origine de la modernité. Le monument est inauguré le 7 juillet 1917, en pleine Première Guerre mondiale, à distance du faste des commémorations de juillet 1909. Le livre contient en annexe quelques documents rares, ainsi qu’une bibliographie assez complète et un index utile.
59Ce livre ravira les lecteurs passionnés par les débats et les enjeux qui, au xixe siècle, agitèrent la cité helvétique. Pour tous les autres, il donne l’impression, à l’appui d’une foule de détails, d’un microcosme qui s’agite autour de vaines disputes. Il n’en expose pas moins une réflexion importante sur les relations entre la Réforme calviniste et le monde moderne. Mais Max Weber n’avait-il pas déjà théorisé ces relations ?
60Jean-Louis Prunier
Valentine Zuber, L’origine religieuse des droits de l’homme. Le christianisme face aux libertés modernes (XVIIIe-XXe siècle), Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2017. 22,5 cm. 379 p. ISBN 978-2-8309-1639-3. € 24
61Après son livre sur Le culte des droits de l’homme (voir notre recension dans ETR 2016/4, p. 726), Valentine Zuber publie le présent ouvrage qui a les mêmes qualités de précision, d’érudition et de clarté que le précèdent. Il est centré sur la relation entre les droits de l’homme et le christianisme, catholique et protestant. Elle y analyse les débats au moment de la rédaction et de l’adoption de la Déclaration de 1789, puis ceux qui relèvent de sa réception et de son interprétation tout au long des xixe et xxe siècles.
62En 1789, deux courants sont en présence. Le premier tient à une religion d’État mais sans persécution et avec l’autorisation d’autres cultes (protestants et juifs) à condition cependant que leur pratique reste discrète (qu’« elle ne trouble pas l’ordre public »). Le second défend « la liberté la plus illimitée de religion » (la formule est de Mirabeau), autrement dit un État neutre qui respecte la pluralité de cultes. L’article x de la Déclaration de 1789 résulte d’un compromis qui va plutôt dans le sens du premier courant (il refuse la contrainte des consciences sans affirmer le droit des cultes), mais qui a finalement débouché sur la liberté préconisée par le deuxième.
63Depuis plus de deux siècles, trois grandes questions se posent sur le rapport de la Déclaration avec le religieux. D’abord, doit-on ou non l’équilibrer par une déclaration des droits de Dieu et des devoirs de l’homme, comme l’a souhaité à la tribune de l’ONU Jean-Paul II ? Pour certains, ce serait la consolider, pour d’autres l’affaiblir, voire la vider de son contenu, car au lieu de poser l’autonomie de l’être humain, on le soumettrait alors à une hétéronomie. Ensuite, faut-il y voir une traduction et une application de l’éthique évangélique, comme le pensaient le pasteur Rabaut Saint-Étienne et l’abbé Grégoire, ou, au contraire, est-elle une attaque et une mise en cause du christianisme ? Dès 1790, et globalement jusqu’à Léon XIII (mais son successeur n’a pas eu la même ouverture), la papauté accuse la Déclaration d’être antireligieuse, ce que contestent des catholiques libéraux, pour qui le sentiment d’un antagonisme résulte d’un « malentendu cruel » (l’expression est de Maritain). Valentine Zuber a bien raison de présenter longuement leur position souvent méconnue. Enfin, dans quelle mesure, est-elle d’origine et d’inspiration protestantes ? Quinet, Michelet, de Tocqueville alimentent ce débat par des thèses différentes (et très discutées) sur les relations entre Réforme et Révolution mais aussi entre protestantisme et république. À leur suite, nombre d’auteurs ont affirmé que la Réforme a été l’origine et l’inspiratrice de la modernité républicaine, les protestants pour l’en féliciter, les catholiques pour l’en blâmer. Contre l’autrichien Jellinek pour qui la Déclaration française est simplement une reprise sans grande originalité de textes américains qui sont un « produit de la Réforme », Boutmy soutient en 1902 qu’elle sort entièrement de la pensée philosophique française.
64Dans ces débats, s’affrontent des mythes, en l’occurrence des thèses que l’on soutient ou que l’on critique pour des motifs plus idéologiques qu’historiques. Ces thèses universalisent et objectivent des partis pris qui, sans être forcément faux, n’en restent pas moins indémontrables. Beaucoup plus modestes mais davantage pertinents sont les essais récents, tant catholiques que protestants (ainsi celui, à bien des égards exemplaire, du pasteur Jacques Galtier), qui dépassent les questions de filiation et tentent de dégager les raisons théologiques qui ont conduit (et devraient conduire) les chrétiens à adhérer aux droits de l’homme et à les soutenir. Malgré des réserves persistantes, peut-être irréductibles, du côté catholique, s’esquisse ce que l’on pourrait appeler un œcuménisme des droits de l’homme, assez mal vu par les tenants, nombreux en France, d’une idéologie laïque dure, « aussi frileuse que datée », qui y voient non pas une réappropriation mais une récupération suspecte.
65Par les informations et les réflexions qu’ils mettent à notre disposition, les deux ouvrages magistraux de Valentine Zuber sont essentiels pour toute étude des droits de l’homme. L’un et l’autre se terminent par des considérations sur l’actualité la plus récente (en particulier sur la notion de droits de l’homme en contexte musulman ou confucéen), qui les rendent plus passionnants encore. Un seul regret s’adresse à l’éditeur : les notes placées en fin de livre et non en bas de page compliquent la lecture.
66André Gounelle
Théologie systématique
Jacques Ellul, Les sources de l’éthique chrétienne. Le vouloir et le faire, parties IV et V. Introduction et notes de Frédéric Rognon, Genève, Labor et Fides, 2018. 23 cm. 320 p. ISBN 978-2-8309-1649-2. € 24
67Il s’agit d’un ouvrage inédit, initialement destiné à prolonger le travail publié en 1964 dans Le vouloir et le faire. Une préface détaillée de F. Rognon permet à la fois de resituer cet ouvrage dans l’ensemble de l’œuvre éthique de Jacques Ellul (elle-même largement inachevée), et d’expliquer cette non-publication. En substance, le premier livre partait d’une lecture de la Genèse pour pointer que la connaissance du bien et du mal est un trait du péché, en vue de développer ensuite une critique de la morale et, finalement, de conclure à la fois sur l’impossibilité et la nécessité d’une éthique chrétienne. Ce second livre développe en deux parties les grandes lignes de ce que devraient être les conditions d’une telle éthique, ainsi que son contenu.
68Sans surprise, J. Ellul prend pour point de départ l’Écriture seule – en se gardant d’y trouver un catalogue de réponses, mais plutôt en en faisant ressortir une série de questions qui interpellent. Il tâche en effet de constamment déployer une lecture propre à éviter à la fois le littéralisme et le relativisme. Il rappelle également que toute éthique est partielle et provisoire, alors même que la tentation constante est de prétendre la fonder de façon infaillible et définitive. Pour le chrétien, l’éthique est d’autant plus partielle qu’elle ne saurait se substituer à la foi, c’est-à-dire à la relation vivante – personnelle et intérieure – à Dieu, qu’il tient pour seul vrai bien et source de vérité. Par conséquent, l’éthique doit accepter de s’adresser au monde au-delà de l’Église, et aux incroyants qui ne peuvent vivre en chrétiens. Pour autant, l’éthique doit concerner l’être humain tout entier, donc également sa dimension sociale et collective. Si, inévitablement, l’Église se met à produire une morale comme tout groupe sociologique, c’est seulement l’inspiration de l’Esprit qui pourra permettre que cette morale, mise en tension par la foi, devienne une éthique.
69Le problème, selon Ellul, provient du fait que les chrétiens sont conformistes, au point que leur éthique est finalement assez conforme à celle du monde ambiant. Il faut donc que l’éthique chrétienne assume et cultive la contradiction. En effet, le christianisme est bâti sur des contradictions, telles que les illustrent les couples d’opposés éternité/temporalité, toute-puissance/croix, vrai homme/vrai Dieu, etc. La formulation même de l’éthique ne peut donc pas y échapper – l’erreur étant de penser qu’un compromis est possible. Or, rappelle Ellul, seul Dieu sauve littéralement nos œuvres. C’est en assumant cela que l’éthique chrétienne peut éclairer les contradictions du monde, lorsque justement toute société prétend être unitaire, synthétique, sans faille. Ellul pense que la spécificité de l’éthique du chrétien réside dans l’aptitude à reconnaître qu’aucune société n’est unitaire, mais toujours traversée par une contradiction profonde. Or cela, l’humain qui ne dispose pas du regard de la foi ne peut pas l’accepter ni le discerner. Par conséquent, l’éthique chrétienne doit aider les gens dans leur ensemble à supporter ce drame de la contradiction du monde.
70Sur le plan de la temporalité, on notera que, selon notre auteur, l’éthique chrétienne est eschatologique en étant référée à un déjà accompli : c’est donc l’avenir qui vient vers le présent, puisque l’avenir est déjà accompli. Nous ne pouvons donc pas savoir ce qui, dans nos actes, aura finalement un sens dernier. À l’inverse, rien de nos actes n’est perdu et ne doit être rejeté comme étant a priori sans valeur.
71En ce qui concerne le contenu de cette éthique chrétienne, elle a selon l’auteur un contenu objectif révélé dans l’Écriture, et qui est la volonté de Dieu. Il s’agit là d’une reprise du développement dogmatique de Barth fondé sur le couple Loi/Évangile, dont les deux éléments composent une unité dialectique. La Loi contient l’Évangile en étant à la fois exigence et promesse, et l’on ne peut reconnaître son péché devant la Loi qui si l’Évangile a d’abord été entendu comme parole de grâce. C’est en Jésus-Christ que la volonté de Dieu est révélée et que la Loi prend alors son sens, mais réciproquement, on ne doit pas, selon Ellul, traiter la Loi de façon désinvolte. Il importe de souligner cette contradiction : la Loi, ayant été accomplie par Christ, n’est plus à accomplir. Ainsi, la volonté de Dieu est faite et n’est donc plus à faire. Mais la Loi accomplie en Christ nous engage dans l’amour et, par là, nous appelle à prendre au sérieux tout ce que l’on trouve dans cette Loi (sans toutefois la prendre au pied de la lettre). On reconnaît là le troisième usage de la Loi, qui va stimuler l’éthique en lui interdisant de se refermer sur elle-même. Cependant la Loi, ramenant toujours le croyant au pied de la croix, ne cesse de fonctionner également dans son deuxième usage, empêchant toute forme d’autojustification par l’éthique.
72La dogmatique est, certes, le point de départ et d’arrivée de toute réflexion éthique, mais l’originalité d’Ellul (qui s’oppose en cela à Barth) tient à ce que l’éthique ne se réduit pas à appliquer la dogmatique. Si tel était le cas, l’éthique serait conduite à chercher la cohérence et l’harmonie au lieu de chercher ce qui la caractérise comme éthique, à savoir justement la dialectique et la contradiction. Concrètement, dans l’Église, c’est le prophète qui édifie et qui a une fonction éthique réelle. Le ministère prophétique ne peut être, selon Ellul, exercé selon une certaine objectivité que par l’analogie de la foi – en quoi réside son interprétation spécifique de la Bible par rapport aux évangélistes, apôtres ou docteurs.
73Thibaut Delaruelle
Philosophie
Paul Tillich, Écrits philosophiques allemands. Textes traduits et annotés par Marc Dumas, Luc Perrottet, Jean Richard, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres de Paul Tillich 12 », 2018. 21 cm. 547 p. ISBN 978-2-8309-1650-8. € 34
74Durant sa période allemande, de 1923 à 1932, P. Tillich a enseigné tantôt la théologie tantôt la philosophie (quand les nazis l’ont révoqué début 1933, il était Doyen de la Faculté de philosophie de Francfort), et ses publications les plus marquantes durant cette époque relèvent de la philosophie de la religion. Elles témoignent d’une recherche épistémologique approfondie.
75Un livre important (plus de 300 p.) publié en 1923, Le système des sciences, répartit les sciences en trois catégories : celles de la pensée (logique, mathématiques), celles de l’être qui portent sur des objets empiriques (physique, chimie, biologie, etc.), celles de l’esprit qui se préoccupent du sens et des valeurs. Il s’agit de déterminer la place et la légitimité de chacune d’elles (en particulier pour la métaphysique et la théologie contestées par le scientisme et les matérialismes), d’en décrire les démarches, de faire apparaître complémentarité et coordinations. À côté de ce livre, ce volume contient la traduction d’articles qui s’interrogent sur la métaphysique de la connaissance, sur la technique, sur les rapports entre religion et philosophie. Tillich veut une science qui sans perdre sa rigueur et sa logique propre soit en étroite relation avec la vie et l’histoire. Pas de logos authentique en dehors d’un kairos (d’où l’importance de la notion de destin que l’on retrouvera tout au long de l’œuvre de Tillich dans la réflexion sur la liberté).
76Ce volume est le pendant des Écrits théologiques allemands, publiés dans cette même collection de traductions en 2012 (il faut rendre hommage au Professeur Marc Dumas, de l’université de Sherbrooke qui a été la cheville ouvrière de ces deux volumes). Ces textes s’inscrivent dans le cadre de l’effort, mené en Allemagne entre les deux guerres et illustré entre autres par Husserl, Heidegger, Scheler et Simmel, pour mettre en place de nouvelles approches et compréhensions du réel. Outre l’intérêt intrinsèque des problématiques ici développées, outre l’apport à la connaissance du climat philosophique des années 1920 et 1930, la présente traduction fournit aux lecteurs francophones des textes précieux pour comprendre à la fois les soubassements philosophiques et les développements ultérieurs de la théologie de Tillich.
77André Gounelle
Philosophie analytique de la religion
Rémy Bethmont, Martine Gross (dir.), Homosexualité et traditions monothéistes. Vers la fin d’un antagonisme ? Préface de Philippe Portier, Genève, Labor et Fides, coll. « Religions et modernités », 2017. 22,5 cm. 392 p. ISBN 978-2-8309-1623-2. € 24
78L’idée directrice de cet ouvrage collectif et interdisciplinaire est que l’antagonisme, longtemps jugé indépassable, entre les trois monothéismes et l’homosexualité, semble depuis peu laisser place à des évolutions en faveur d’un meilleur accueil. Ces évolutions sont présentées et analysées au sein de seize contributions organisées en quatre grandes parties.
79La première partie, la plus longue, est intitulée « Identités religieuses et LGBT, du conflit à la réconciliation ». Une première contribution analyse sociologiquement les tensions entre foi et sexualité homosexuelle dans les monothéismes, ainsi que les stratégies développées par les individus pour les résoudre (compartimentage étanche de la foi et de la sexualité, abstinence, recherche de « guérison », renoncement à la religion, etc.). Cette enquête inaugurale démontre comment la capacité à retourner des culpabilités et des hontes en fiertés et en revendications modifie ce rapport de tension, non seulement du point de vue des individus concernés, mais aussi au plan institutionnel et culturel. Si l’islam est encore, des trois monothéismes, le plus fermé vis-à-vis de l’homosexualité, on apprend que des évolutions sont toutefois perceptibles. La contribution suivante présente le travail d’associations musulmanes en France (telles que HM2F Homosexuels musulmans de France et MPF Musulmans progressistes de France devenue MPF Musulmans inclusifs de France) qui écoutent et accompagnent les « dissonances identitaires » de gens tiraillés entre leur homosexualité et leur religion. À rebours de l’ignorance voire des préjugés, la cinquième contribution présente les conceptions de l’islam sunnite et chiite à l’égard de l’intersexualité (hermaphrodisme) et de la transsexualité. Sait-on par exemple que sous Khomeini, en 1976, les opérations de « réassignation sexuelle » sont autorisées, permettant ainsi le changement de sexe ? Mais ce genre d’opérations confirme, d’une certaine manière, un rejet de l’homosexualité, car si l’on peut changer de sexe, il faut se ranger d’un côté ou de l’autre de l’équation hétérosexuelle. Les conflits sur ces questions ne concernent pas uniquement les individus mais encore des groupes entiers au sein des Églises, à l’instar de la communion anglicane à laquelle est consacrée une contribution.
80Dans la deuxième partie intitulée « Les traditions herméneutiques en question », les contributions s’intéressent à la production de sens à laquelle le texte biblique donne lieu, par exemple aux nouvelles productions de sens à travers les midrashim LGBTQ dans la tradition juive, qui réinterprètent soit un personnage sous l’angle de son homosexualité supposée, soit tout un récit, soit encore la Révélation tout entière. La septième contribution propose une lecture de Gn 19 où Sodome est l’archétype imaginaire de l’espace sans cesse reconstruit puis détruit, la capitale du tabou nécessaire pour désigner l’atopie des « sodomites ». Si le texte biblique propose des lignes de démarcations à travers les thématiques de l’étranger, de l’hospitalité, du viol, etc., les traditions interprétatives de ce texte sont, sans se l’avouer, toujours tributaires dans leur herméneutique de ce que l’auteur de la contribution appelle « le fétichisme singulier des espaces protégés ». La contribution suivante présente une histoire de la réception de l’épisode biblique incontournable de David et Jonathan à travers le plus long des voyages, ou Maurice de Forster, ou du discours de défense d’Oscar Wilde lors de son procès pour outrages aux bonnes mœurs. La dixième propose une analyse des références bibliques présentes dans les documents d’Église de différentes confessions et fédérations (EPUdF, UEPAL, FPF, CNEF, AEF, etc.). L’intérêt de cette étude est évidement de souligner que le fameux sola scriptura, que les Églises issues de la Réforme ont en principe en commun, ne donne pas lieu à une même herméneutique et ne débouche pas, a fortiori, sur un consensus éthique. La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse à la reprise historique. La onzième contribution fait la généalogie historique de la notion d’homosexualité : comment s’élabore la notion de « vice sodomite » au Moyen-âge qui en vient de plus en plus à désigner l’homosexualité, alors qu’en parallèle augmente l’intolérance à son égard. Pour autant, « vice sodomite » médiéval et « homosexualité » (terme qui n’apparaîtrait pour la première fois qu’en 1869 sous la plume de l’écrivain hongrois Karl-Maria Kertbeny) ne sont pas des catégories qui se superposent. Raison pour laquelle il importe d’en retracer l’histoire et la généalogie afin de comprendre ce dont nous héritons inconsciemment souvent de manière imprécise. La douzième contribution établit cette généalogie du côté catholique en en pointant les contradictions. La treizième, qui de notre point de vue n’a pas sa place dans cet ouvrage, relève d’une sorte d’opinion dépourvue d’argumentation et de dimension critique : elle s’apparente à un éloge de figures anglicanes du xviie siècle, parmi lesquelles celle de l’évêque Jeremy Taylor, louées pour leur ouverture d’esprit et leur bienveillance sans que l’on perçoive le fondement de pareil jugement.
81Enfin, l’ultime partie de l’ouvrage est consacrée à la dimension liturgique. La quatorzième contribution décrit, à travers les sacrements, la réappropriation de la liturgie, voire l’invention, avec les mouvements inclusifs, de nouveaux rites spécifiques, et s’intéresse aux débats qu’ils suscitent. La quinzième se penche sur des exemples de couples homosexuels catholiques pratiquants échafaudant des reconnaissances liturgiques (baptêmes d’enfants, prières autour du Pacs, etc.). La dernière décrit les évolutions de la cérémonie juive du mariage qui, fondamentalement patriarcale, s’avère inégalitaire en ce qui concerne le rapport de l’homme à la femme, l’homme prenant pour épouse la femme (et non l’inverse) en récitant la formule du hekdesh et en donnant l’anneau. Partant, si cette tradition pose problème à nos sensibilités contemporaines, dans le cas de bénédiction de couple homosexuel l’aporie est complète …
82Ce rapide survol dit trop peu de la richesse des contributions, souvent fort instructives, mais tient à saluer l’édition d’un ouvrage d’intérêt qui offre de prendre de la hauteur sur une question brûlante et donc trop facilement caricaturée.
83Thibaut Delaruelle
Vient de paraître
Chrystel Bernat, Frédéric Gabriel (dir.), Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (XVIe-XVIIIe siècle), Turnhout, Brepols, coll. « Bibliothèque de l’École des Hautes Études – Sciences Religieuses 184 », 2019. 23 cm. 404 p. ISBN 978-2-503-58367-9. € 75
84Si le grand mouvement d’histoire des émotions est maintenant très développé et reconnu, un angle mort persiste, car ce dernier s’est intéressé jusqu’à présent aux émotions des hommes, non à celles de Dieu. Tel est le cœur de ce volume qui couvre une période clef de la thématisation des passions.
85Parler de Dieu suppose de lui attribuer des qualités qui montrent combien sa nature diverge de celle de l’homme. De sa perfection découlent notamment l’impassibilité et l’immutabilité. Dès lors, comment théologiens et croyants ont-ils pu attribuer des émotions à Dieu, dans la mesure où les mouvements, le dérèglement et l’altération qu’elles présument renvoient dès l’Antiquité à la faiblesse et à la passivité humaines ? Ces émotions divines traversent pourtant bel et bien l’Ancien Testament, qui présente un Dieu tour à tour affligé, offensé, en colère, aimant et prenant pitié de ses créatures. Ces anthropomorphismes doivent-ils être lus de manière allégorique, comme la preuve d’une inadéquation sémantique et d’une intention pédagogique ? Est-ce parce que ce sujet résiste que le vaste courant d’histoire des émotions l’a délaissé ? L’implication affective du Fils a pourtant été décisive pour appréhender la spécificité chrétienne et l’empathie divine comme source de consolation suprême. Notre volume se situe à l’intersection de ce double angle mort thématique de l’histoire des émotions, et chronologique de l’histoire de la théologie de la souffrance de Dieu qui néglige l’époque moderne. Incluant l’exégèse médiévale, il propose d’élargir l’enquête aux gestes sociaux dans lesquels les émotions de Dieu sont impliquées à l’âge classique. En quel sens peut-on parler d’émotions divines ? Par qui, dans quels cadres et à quelles intentions sont-elles mobilisées ? À quels titres sont-elles révélatrices de la difficulté à penser la divinité ?
86Treize contributions explorent les embarras narratifs, ontologiques, exégétiques et confessionnels auxquels donnent lieu ces émotions divines que les auteurs appréhendent dans les cadres théologiques, homilétiques, littéraires, et plus largement oratoires, théâtraux et guerriers des xvie, xviie et xviiie siècles.
87Chr. B.