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Pages 837 à 868

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Ancien Testament

Walter Vogels, Célébration et sainteté. Le Lévitique, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina 267 », 2015. 21 cm. xxxi-257 p. ISBN 978-2-204-10349-7. € 29

1« Il n’est donné qu’à ceux qui ont déjà » : l’auteur aborde la rédaction de son ouvrage par cette bien curieuse assertion, et ajoute qu’« il n’y a rien là de nouveau, quelqu’un qui n’a aucun intérêt pour les sports ne goûtera jamais un match de football, ou le Tour de France… ». Que faut-il posséder alors pour entrer dans la lecture du Lévitique ? Un certain goût « pour la célébration liturgique et un désir de sainteté » répond l’auteur, mais cette réponse est trop restrictive. Le Lévitique aborde des questions, certes complexes, mais essentielles pour le peuple de la Bible, et pour tous ceux qui veulent le comprendre. Y sont en effet inscrits, codifiés, et répétés de nombreuses fois les gestes, comportements et paroles qui identifient le peuple de la Promesse dans son rapport avec son Dieu sous le regard de la communauté tout entière. Et le grand mérite de l’ouvrage de Walter Vogels est de servir de guide au lecteur du xxie siècle, curieux et désireux de découvrir la réflexion théologique que ce livre biblique renferme. Entrons dans cet ouvrage avec le désir de comprendre comment derrière les prescriptions subtiles et nombreuses du Lévitique, « Dieu se laisse approcher par l’homme ». C’est à un parcours pédagogique que nous invite l’auteur, car « la théologie du Lévitique n’est pas exprimée dans les formes bibliques classiques d’affirmations, mais est à découvrir dans les rituels. Chaque action, chaque geste, chaque démarche sont imprégnés de signification ». La lecture nous conduit d’abord vers les rituels des sacrifices, qui correspondent à la première section du livre du Lévitique. L’auteur nous permet ainsi de découvrir toute la diversité des offrandes dans leur cadre très ritualisé. L’holocauste, pris sur le gros bétail, avec ce rappel que l’on n’offre pas à Dieu une chose défectueuse dont on voudrait se débarrasser ! Puis l’holocauste pris sur le petit bétail, d’oiseaux notamment ; ensuite l’oblation, le sacrifice de paix et les sacrifices obligatoires pour les péchés, et pour les réparations. Viennent ensuite les versets relatifs à l’investiture des prêtres, autrement dit le passage d’une « révélation privée » à son « exécution publique », avec l’inauguration et l’importance dans la vie de cette communauté du culte public. Enfin sont énoncés les codes de pureté et de sainteté présentant toutes les situations possibles ou l’homme de la Bible peut se trouver en retrait de Dieu par des actes de son quotidien. Walter Vogels s’attarde sur chaque grande péricope de ce Livre pour les éclairer en rappelant que ces systèmes très ritualisés, très souvent à l’excès, « ne sont pas arbitraires, au contraire, ils sont le miroir de la société, surtout dans ses relations sociales ». Ce qui est à préserver, c’est la possibilité d’entrer dans le culte en présence de Dieu, d’où l’importance de ce livre biblique dont l’auteur rappelle qu’il occupe, à plus d’un titre, une place centrale dans la Torah. Si la religion « avant d’être une éthique est d’abord une célébration », le grand mérite de cet ouvrage est de faciliter l’appréhension de ces « pages essentielles de l’Ancien Testament dans lesquelles Dieu vient à la rencontre de ceux qu’il a choisis et qui l’ont choisis ».

2Patrick Duprez

Hannes Bezzel, Saul : Israels König in Tradition, Redaktion und früher Rezeption, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « FAT 97 », 2015. 23,5 cm. xii-303 p. ISBN 978-3-16-153684-7. € 132

3L’ouvrage de Hannes Bezzel est la publication d’une thèse d’habilitation qu’il a soutenue à la Faculté de l’université Friedrich-Schiller de Jena. L’introduction pose la question de l’historicité de Saül en indiquant combien elle reste délicate et combien elle nous place devant un « ignoramus ». Laissant de côté l’aspect historique, l’ouvrage étudie le roi Saül en tant que figure littéraire, et l’histoire de sa réception dans différentes œuvres. L’originalité du livre consiste à commencer par étudier la manière dont le personnage est présenté dans ce que l’auteur appelle « frühe Rezeptiongeschichte », à savoir dans la littérature deutérocanonique et extrabiblique du iie siècle av. J.-C. (l’éloge des pères du Siracide, Qumrân), jusqu’au ier siècle de notre ère (le Liber Antiquitatum Biblicarum de Pseudo-Philon), et dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe). Puis, H. Bezzel suit le personnage en remontant à travers les différentes relectures internes à l’Ancien Testament, du livre des Chroniques vers la première réception de la plus vieille tradition du personnage dans le premier livre de Samuel.

4Dans « l’éloge de pères », sans y nommer Saül, Siracide ne le gomme pas. Malgré l’infidélité et le parjure, le lecteur comprend que Saül demeure « roi » et surtout « l’oint de Yhwh ». Dans les textes de Qumrân, Saül apparaît dans le document fragmentaire (4Q252), au sein d’une courte mention difficile à interpréter, dans laquelle son destin demeure lié à celui d’Amalec. Le Pseudo-Philon fait l’effort de tenir ensemble la responsabilité de Saül et sa destinée déjà prédéterminée par un deus absconditus. Saül est un modèle de culpabilité humaine et de châtiment divin autant sur le plan individuel que collectif. Quant à Flavius Josèphe, il le présente davantage tel un héros tragique avec sa témérité et ses échecs. Si la mort de Saül est la conséquence de son « infidélité » à Yhwh, il n’est pas présenté comme un modèle parjure.

5Par la suite, l’auteur étudie l’image de Saül dans le livre des Chroniques en tant que première relecture interne de l’histoire d’Israël dans la Bible. En 1 Ch 10, Saül est présenté comme un anti-modèle du roi pieux exemplaire que fut Josias (2 Ch 34,21), et sa mort humiliante et déshonorante sur le mont Gilboa apparaît comme une punition divine sanctionnant ses défaillances religieuses. Selon les lectures extérieures ou internes aux Écritures, la mort de Saül joue un rôle central dans les différentes interprétations de sa vie.

6Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur analyse les fins du roi Saül, avant de s’intéresser à ses débuts. Sur l’achèvement de la vie de Saül, l’auteur distingue trois stades. Une première fin de vie de Saül se trouve dans une partie des versets de 1 S 14,47-51*, finale dans laquelle sont décrites les réussites de sa gouvernance [* l’astérisque indique que l’auteur considère qu’une partie seulement du chapitre contient la tradition la plus ancienne]. Une deuxième « fin » se trouve en 1 S 31,1-2*.3-5.6LXX.8.9aLXX. 10b-13, qui le présente comme un héros de la bataille contre les Philistins, mourant avec ses fils et enterrés par les habitants de Yabesh-Giléad. Une telle mort « honorable et héroïque » serait dans la continuité de 1 S 14. Une troisième « fin » serait à lire dans les ajouts à ce texte premier dans lequel le réviseur relie cette mort à David selon 2 S 1*, et avec l’histoire de la guerre contre les Amalécites en 1 S 15. Pour ce qui est du début de la vie de Saül en 1 S 9,1-10,16, l’auteur y reconstruit une histoire première qui n’était pas en lien avec Samuel (« Der Grundschicht von 1 Sam 9,1-10,16 kennt noch keinen Samuel », p. 179), l’homme de Dieu y était anonyme. Cette histoire n’était pas encore reliée à la question de la royauté de Saül ; le chapitre onze est un élargissement scripturaire de cette première version.

7L’auteur prend encore en compte 1 S 1 qui permet d’introduire Samuel, mais aussi Eli et Silo et la problématique des Philistins. 1 S 1 contiendrait par là même déjà un lien avec l’histoire de Saül de 1 S 9-10. Ainsi Hannes Bezzel élabore une histoire de la composition du livre de Samuel en considérant que la plus vieille tradition sur Saül se trouve en 1 S 9-10 ; 11 ; 14,47-51 avec un récit sur Saül sans Samuel. Cette première histoire fut intégrée dans une narration reliant Samuel et Saül (1 S 1 ; 4 ; 9-10 ; 13-14 ; 29 ; 31) dans laquelle fut introduite la thématique des Philistins. Une composition que l’auteur situe à l’époque assyrienne (fin viiie siècle ou viie siècle av. J.-C.) dans laquelle le nom de Philistins servirait de « code » pour désigner l’ennemi assyrien. Et puis, dans un troisième temps, la narration Saül-Samuel fut connectée à l’histoire de l’ascension de David 1 S 16-2 S 10.

8Ce livre technique permet d’entrer, non sans difficulté, dans la complexité de la composition du livre de Samuel. L’ouvrage interroge cependant, dans la mesure où il prend trop peu en compte l’histoire deutéronomiste comme clé de composition des livres de Samuel. Il eût été souhaitable que l’auteur se situe davantage dans l’éventail de la recherche pour éclairer le lecteur sur ce lien ou non avec l’histoire deutéronomiste. Il est vrai que le propos de Bezzel concerne la réception de l’histoire de Saül, et de ce point de vue le livre montre avec clarté combien le lecteur d’aujourd’hui demeure l’héritier de lectures et relectures entreprises dès l’origine de la tradition de Saül.

9Dany Nocquet

Ombretta Pettigiani, « Ma io ricordero’ la mia alleanza con te ». La procedura del rîb come chiave interpretativa di Ez 16, Rome, Gregorian & Biblical Press, coll. « Analecta Biblica 207 », 2015. 21 cm. 457 p. ISBN 978-88-7653-673-1. € 34

10Il s’agit de la publication d’une thèse doctorale soutenue en 2013. Cette monographie est entièrement consacrée à l’étude d’Ezéchiel 16. Ombretta Pettigiani a comme objectif d’en définir le genre littéraire afin de rechercher la compréhension la plus adéquate de l’ensemble du chapitre comme des différentes parties qui le composent.

11Après avoir présenté les motifs de cette recherche ainsi que la structure du travail et la méthodologie mise en œuvre (principalement en lecture synchronique), l’auteure commence, dans un premier chapitre, par faire le tour des différents genres littéraires proposés par les chercheurs pour ce chapitre, tout en montrant à quels titres ils ne rendent pas compte de l’ensemble du passage. O. Pettigiani défend alors sa thèse : il s’agirait d’un rîb (controverse bilatérale), un genre qui se trouve souvent chez les prophètes, dont elle énonce les principales caractéristiques. Le reste de l’ouvrage s’attache, à l’appui d’une lecture rapprochée du texte, à montrer en quoi ce genre correspond bien au passage étudié. Un deuxième volet s’intéresse à la place du chapitre au sein du livre, ainsi qu’au proche contexte littéraire. L’auteure présente le texte et les éléments utiles pour proposer une structure, puis examine la critique littéraire (lexique, relation entre Ez 16 et Ez 23), de même que les métaphores mises en œuvre. Une troisième section étudie la première partie du chapitre (Ez 16, 1-14), qui décrit ce que Dieu a fait pour Jérusalem, et la réponse de cette dernière (métaphore de la fille, puis de l’épouse). Le chapitre suivant présente les fautes et les châtiments de la ville (Ez 16,15-43), à savoir la prostitution, le meurtre des fils, puis l’intervention divine invitant à l’écoute de l’accusation suivie de l’énoncé du jugement comme action de justice. Un ultime volet analyse la fin du chapitre, le pardon inexplicable de Dieu, tout en reprenant et développant l’accusation qui appelle à l’humiliation de la ville et ouvre sur la promesse de Yhwh. La conclusion reprend l’ensemble de l’étude en montrant comment cette analyse, avec le rîb comme genre littéraire, permet la compréhension la plus complète de ce chapitre tout en expliquant certains aspects et certaines expressions du texte qui autrement paraissent incongrus.

12O. Pettigiani présente un ouvrage érudit, appuyant ses explications sur d’autres textes de l’Ancien Testament, principalement prophétiques. L’auteure est précise dans son analyse sémantique et rhétorique, tout en restant d’un abord facile. Les notes de bas de page, qui complètent les explications, entrent en discussion avec d’autres chercheurs ou proposent des compléments bibliographiques, allègent le texte principal. Une bibliographie abondante permet au chercheur souhaitant aller plus loin d’avoir une bonne base textuelle de départ.

13Priscille Morel

Nouveau Testament

Christine Prieto, Guérir les corps et les âmes selon l’Évangile de Luc, Bière, Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2017. 22 cm. 93 p. ISBN 978-2-88295-783-2. € 14,50/CHF 22

14Dans ce petit livre issu de ses recherches sur les miracles dans le Nouveau Testament et plus particulièrement chez Luc, l’auteur développe une hypothèse intéressante : dans le monde d’aujourd’hui, où la médecine rationnelle a perdu de sa souveraineté pour faire place à des approches plus holistiques de la santé qui prennent en compte d’autres dimensions que la seule santé des organes, il est possible de voir les miracles bibliques à nouveaux frais, comme la révélation, par Jésus, d’un Dieu « qui veut la santé totale de l’homme, physique, psychique, spirituelle, sociale ». Cette lecture permet en effet d’échapper à l’écueil d’une vision des miracles comme la seule transgression d’une frontière entre naturel et surnaturel. À travers la lecture de quelques récits tirés de l’Évangile selon Luc, l’auteur décortique ce que signifie guérir, lorsque Jésus est le guérisseur, et explore la façon dont Luc vient inscrire dans le monde la foi nouvelle à ce Jésus.

15En effet, il ne s’agit pas de se demander si les miracles de guérison sont possibles, mais de nous inciter à réfléchir à la façon dont nous percevons la guérison. Jésus, s’il guérit en effet les infirmités, est également celui qui remet les péchés, celui qui révèle la confiance, celui qui propose une vie nouvelle aux pécheurs (malades et bien portants, car tous sont pécheurs et tous ont besoin de guérison) et celui qui est le médecin de l’être tout entier. Jésus a plusieurs traits des médecins de l’antiquité, pour autant son rôle ne se limite pas à gérer des pathologies, mais à intervenir sur leurs conséquences qui poussent à l’isolement et au désespoir. La confiance, la guérison et le renouvellement d’une vie vivable sont alors de nouveau possibles, pour qu’un lien avec Dieu puisse exister.

16Chr. Prieto propose la traduction et l’exégèse de quatre passages : le paralysé qui passe à travers le toit (Lc 5), le centurion de Capernaüm (Lc 7), le triptyque du démoniaque de Gérasa, de la femme qui perdait du sang et de la fille de Jaïros (Lc 8), et enfin la femme courbée (Lc 13). Ces analyses éclairent le texte, précisent le vocabulaire, replacent dans le contexte du monde antique la signification des événements, et signalent des rapprochements intéressants qui échappent à une lecture trop rapide. Ainsi, l’auteur indique que le désintéressement dont fait preuve Jésus (ne demandant que l’hospitalité) est ce qui rend possible des relations saines, ouvrant plus largement à une réinsertion sociale et religieuse des personnes guéries.

17Dans le passage du centurion de Capernaüm est soulignée l’ironie qui fait dire à l’officier romain que Jésus est envoyé par Dieu pour contrer des puissances nocives qui s’opposent à l’installation du Royaume de Dieu : c’est lui qui reconnaît le Messie, et là est l’objet du véritable miracle. L’interprétation de la structure en sandwich du passage avec la femme à la perte de sang et la fille de Jaïros met en relief la corrélation entre les deux personnages et son interprétation. L’épisode de la femme courbée est l’occasion d’examiner l’imbrication d’un récit de miracle et d’une dispute théologique, et la façon dont Luc ne laisse pas de miracle sans interprétation, rapprochant comme signes d’un double dysfonctionnement du rapport à Dieu le rapport tordu à la Loi et la souffrance d’un corps tordu.

18Dans ces vies renouvelées, le salut surgit comme un bouleversement pour la vie, qui dépasse largement la simple guérison physique. Les miracles de guérison montrent que le Royaume s’approche, qu’il est incarné et reconnaissable et qu’une relation de confiance réciproque fait accéder à une vie en plénitude. Au terme de ce parcours, le lecteur comprend comment, en tant que lecteur de Luc, il peut lui aussi inscrire sa foi au cœur du monde actuel comme bénéficiaire de la même dynamique de guérison.

19La conclusion de l’ouvrage reprend les points importants sous forme de synthèse qui permet de fixer quelques notions essentielles et d’ouvrir la réflexion. Une bibliographie et une table des matières complètent l’ouvrage. Ce petit livre très dense est d’une lecture facile et intéressera un large public ; on regrettera simplement que le format court ne fasse pas justice à la finesse de l’analyse. On pourra se reporter, pour plus de profondeur dans les développements, à l’ouvrage tiré de la thèse de l’auteur et publié en 2015 chez Labor et Fides.

20Pascale Renaud-Grosbras

Bernard Piettre, François Vouga, La Dette. Enquête philosophique, théologique et biblique sur un mécanisme paradoxal, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques 49 », 2015, 22,5 cm. 235 p. ISBN 978-2-8309-1574-7. € 22

21Cette monographie à quatre mains se saisit de la question de la dette, généralement réservée à la sphère économique, avec les outils des sciences humaines, et plus précisément de la philosophie, de l’anthropologie et de l’analyse biblique.

22Après une brève mise en perspective de la problématique, cet écrit commence par l’analyse de Mt 6,1-18, dont le cœur du passage est le Notre Père. L’examen porte plus précisément sur les liens établis et entretenus par les dettes remises dans une logique de gratuité orientée sur les personnes elles-mêmes. S’ensuit une réflexion plus anthropologique, qui redéfinit les acceptions de la dette (économique, morale, imaginaire, etc.) puis qui réévalue les rapports entre dette et justice. La confusion des registres que le mot « dette » peut induire est le révélateur d’injustices (dettes justes ? injustes ?), d’où une réflexion sur la justice rétributive, celle des tribunaux, en lien avec la loi.

23Le travail sur la parabole de « l’intendant infidèle » (Lc 16,1-13), lue comme liberté de transformer le personnage par la transformation de la dette, ouvre sur la thématique de la reconnaissance dans son double sens (au sens de gratitude et d’être reconnu). Cela invite aussi à mettre en perspective la dette avec le don et le contre don.

24L’étude de la parabole dite du « débiteur impitoyable » (Mt 18,21-35), qui illustre la logique du Royaume des cieux (l’extension infinie du pardon qui libère) et met en lumière le pouvoir du créancier sur le débiteur, incite alors le philosophe à se pencher sur la question de la dette existentielle. Il reprend les notions de responsabilité, de culpabilité, de dette imaginaire, de reconnaissance et enfin de liberté pour en arriver à la dépendance mutuelle, la dette mutuelle.

25Pour finir, la lecture de Rm 13,8-10 et de son contexte, vient apporter une base, un fondement à un recadrage de la dette comme dette de l’amour.

26En ces temps où, sous prétexte de dette nationale, une grande violence est faite aux plus pauvres, la lecture de cet ouvrage apporte des alternatives au dogme du tout économique et ouvre à des horizons restant à explorer que l’on soit décideur ou simple citoyen.

27Priscille Morel

Jean Zumstein, Notre Père. La prière de Jésus. Pour revisiter notre quotidien, Bière, Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2015. 22 cm. 91 p. ISBN 978-2-88295-738-2. CHF 25

28Il s’agit d’une réédition d’un texte paru en 2001 aux Éditions du Moulin (Aubonne) proposant une relecture de la prière de tous les chrétiens, le Notre Père (NP). L’auteur accompagne son lecteur à travers une reprise détaillée des versions les plus anciennes du NP aujourd’hui en notre possession, celles transmises dans les Évangiles de Matthieu et de Luc. Toutes deux rédigées en grec et datées du ier siècle, ces deux versions sont ainsi présentées de manière critique : l’auteur les traduit, les situe dans leur contexte de production, en dégage les points essentiels et les explique.

29Le NP commence par une invocation dont la simplicité évoque un Dieu proche, pour tous, et auquel Jésus a donné un visage de tendresse. Les trois demandes en tu (deux chez Luc) dévoilent un Dieu se manifestant toujours à nouveau à ses créatures pour les sauver, un Dieu dont le règne advient dans la faiblesse, un Dieu dont la volonté agissante est définitivement bonne envers les hommes. Les trois demandes en nous (quatre chez Matthieu) se succèdent ensuite et constituent la deuxième partie de la prière, formulant ce dont l’être humain a le plus besoin pour vivre : le pain quotidien, le pardon qui libère et la préservation du mal qui détruit. La formule conclusive n’apparaît pas dans les plus anciens manuscrits et manque tant chez Matthieu que chez Luc. Cette adjonction secondaire prolonge pourtant la prière adéquatement en lui offrant un amen final qui approuve la bonne nouvelle du Dieu révélé par Jésus.

30L’auteur conclut en proposant quelques perspectives d’ensemble : il souligne la fonction révélatrice du NP qui dévoile comment le disciple est appelé à comprendre son existence de croyant, il rappelle que le NP dessine le visage du Dieu de Jésus, proche et attentif, et insiste sur la condition réelle du croyant qui se dégage de la prière. Le lecteur trouvera en cet ouvrage un condensé remarquable d’une lecture attentive et précise de la prière du NP. L’objectif de la collection « Parole en liberté » (nourrir le croire et le comprendre) est ici parfaitement rempli.

31Céline Rohmer

Yves-Marie Blanchard, Voici l’homme. Éléments d’anthropologie johannique, Paris/Perpignan, Artège Lethielleux, coll. « Théologie biblique », 2016. 21,5 cm. 181 p. ISBN 978-2-249-62379-0. € 22

32L’auteur, professeur à l’Institut catholique de Paris, a fait de l’exégèse des écrits johanniques un de ses principaux thèmes de recherche. Après une récente publication consacrée à l’ecclésiologie johannique, Y.-M. Blanchard s’intéresse ici à sa dimension anthropologique. Il envisage les écrits johanniques (essentiellement le quatrième Évangile et la Première des trois Épîtres de Jean) comme le fruit d’une expérience communautaire de la foi, et donc, aux prises avec les implications anthropologiques de l’acte de croire. Dans ce corpus, l’émergence régulière d’un « nous » témoigne d’un engagement personnel et communautaire, désireux de comprendre ce qu’il en est de l’homme au sein du projet de Salut divin. La méthode consiste en une plongée au cœur du langage johannique. L’approche sémantique mise sur la porosité des mots déposés en leurs multiples contextes, et, une fois découverts, elle invite à articuler ce qui s’en libère. Chaque chapitre conduit à l’observance d’une rencontre agissante entre deux notions, deux mots que le récit ne cesse de nouer : « Amour et Vie », « Justice et péché », « Voir et croire », « Connaître et témoigner ». Le parcours fait apparaître l’homme johannique selon sa vocation de disciple croyant. Distinct de Dieu par nature, il lui est pourtant donné de partager la vie divine (éternelle) à travers un processus d’adoption filiale offert par le Fils. La seule exigence absolue de la part de Dieu est son adhésion de foi à ce Fils envoyé. Cette foi divinisante sourd d’un consentement à « naître d’en haut », d’une dépossession appelant à se reconnaître d’une origine autre que sa propre volonté de puissance. Fondamentalement relationnelle, l’anthropologie johannique privilégie enfin la communion, à l’image de celle qui unit le Père et le Fils, se donnant sans cesse à d’autres.

33Voici l’homme (titre malheureusement écorché sur la couverture) relève le périlleux défi de s’enfoncer dans les méandres du langage et de mettre au jour la puissance dont il procède, à savoir un évidement du signifiant, qui sauve en offrant un espace où peut s’éprouver la reconnaissance d’une vive présence. L’attention portée aux mots (au grec) emporte l’adhésion du lecteur qui se laisse conduire avec plaisir dans ces découvertes anthropologiques en milieux johanniques. L’écriture poétique de l’auteur rappelle enfin la nécessité de pénétrer ces récits par les voies du langage pour en goûter la saveur.

34C. R.

Andreas Dettwiler, Dans les coulisses de l’Évangile. Conversations avec Matthieu Mégevand, Paris/Genève, Bayard/Labor et Fides, 2016. 19 cm. 218 p. ISBN (Bayard) 978-2-227-48855-7 / ISBN (Labor et Fides) 978-2-8309-1585-3. € 16,90

35Matthieu Mégevand, jeune directeur récemment nommé à la tête des éditions Labor et Fides, soumet son ancien professeur Andreas Dettwiler à une série de questions redoutablement simples sur le Nouveau Testament. En pédagogue aguerri, l’exégète théologien lui répond sans détour et dans un langage limpide, partageant ainsi les résultats de sa déjà longue carrière d’enseignant-chercheur. Leurs entretiens s’organisent autour de dix thématiques : la singularité du travail de l’exégète, le Nouveau Testament en tant qu’objet d’étude, les visées théologiques de chaque Évangile, la littérature paulinienne et ses premières réceptions, la question du Jésus historique, les différentes manières de penser la mort et la résurrection du Christ, les compréhensions de Dieu véhiculées dans ces textes, la place des femmes dans les premières communautés chrétiennes, et la prétention de la foi chrétienne à l’exclusivité.

36Le lecteur bénéficie des réponses synthétiques de l’interviewé qui mettent en perspective ses principaux axes de recherche et sa manière de les articuler à ses convictions religieuses et spirituelles. L’ouvrage ne concurrence donc pas une introduction générale au Nouveau Testament, au sens où il ne vise pas à élaborer un guide de lecture critique pour ce corpus, mais invite à une approche rigoureuse des textes en soulignant l’exigence du dialogue entre le croire et le comprendre. Dans un style légèrement teinté d’oralité, ces échanges offrent une honnête vulgarisation des enjeux d’une approche historico-critique pour un exégète du Nouveau Testament. Ils répondent au souci, partagé par l’universitaire et son éditeur, de rendre les textes accessibles au plus grand nombre selon une approche scientifique. On perçoit nettement l’effort de s’adresser à un lectorat moderne (références bibliographiques réduites au strict minimum et citations choisies pour leur efficacité). Le défi de la vulgarisation, ouvertement lancé par la maison d’édition, réussit grâce à l’expérience d’un professeur reconnu. Démonstration est donc faite que l’intelligence n’a rien à céder à la clarté du discours. L’ouvrage rappelle enfin, si besoin était, qu’un universitaire porte aussi la responsabilité du partage de ses connaissances. Le lecteur, averti ou non, appréciera de recevoir ici sa part.

37C. R.

Histoire ancienne

James D.G. Dunn, Christianity in the Making, vol. 3 : Neither Jew nor Greek. A contested identity, Grand Rapids, Mich., Eerdmans, 2015. 24 cm. xiv-946 p. ISBN 978-0-8028-3933-6. $US 60/£ 40,99

38Avec ce troisième volume, James D.G. Dunn achève son impressionnante étude du christianisme des deux premiers siècles. « Ce qui est engagé dans Christianity in the Making, c’est une tentative de fournir une description et une analyse des cent vingt premières années du christianisme (de 27 à 150 apr. J.-C. environ), intégrant les facteurs historiques, théologiques, sociaux et littéraires », écrivait-il dans la préface du premier volume. Ce premier volume s’était focalisé sur la personne et la mission de Jésus (Jesus remembered), le second sur la première génération chrétienne et l’expansion de l’Église à partir de Jérusalem (Beginning from Jerusalem). La période couverte par le troisième va de 70 – la Guerre juive et la destruction du Temple – à 180 environ, avec Irénée de Lyon comme point d’orgue. C’est essentiellement sous l’angle de la réception de l’héritage laissé par la première génération que Dunn envisage la période après 70 : réception de la tradition relative à Jésus et des figures majeures de la première génération, Jacques, Paul et Pierre, auxquels il faut ajouter Jean à partir du début du iie siècle. Mais l’an 70 marque aussi « un nouveau commencement » (titre de la première partie du 3e vol., la partie 10 de l’ensemble) en ce qui concerne le processus de rupture entre le judaïsme et le christianisme et l’hellénisation progressive de ce dernier, avec, au iie siècle, les conflits entre Grande Église et Marcion ou les Gnostiques. Dunn présente les multiples sources auxquelles il a recours : les écrits de Nouveau Testament après 70, les Pères apostoliques, les Pères apologistes et les écrits divers (Évangiles, Actes, Apocalypses, lettres, etc.) du iie siècle, issus de milieux judéo-chrétiens, encratiques ou gnostiques, les traités hérésiologiques (Hégésippe, Irénée, Hippolyte, Tertullien, Épiphane) et l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée.

39La deuxième partie (partie 11) suit la trajectoire de la tradition de Jésus après 70. Présente dès le début dans les lettres de Paul mais de manière embryonnaire, la tradition de Jésus connaît à partir de 70 un développement plus important, avec d’une part une tendance très lente de l’oral vers l’écrit (il n’y a pas eu de rupture, comme l’avait affirmé W. Kelber), et d’autre part une transformation de l’« évangile » (désignant une tradition orale large et flexible se développant selon le principe du « même et cependant différent ») en « Évangile » (constituant un écrit sous la forme d’un récit rapportant la mission de Jésus et culminant dans sa mort et sa résurrection). En élargissant la formulation paulinienne, Marc avait donné à cet Évangile la structure narrative qu’il allait garder. La question synoptique a été trop interprétée comme une dépendance littéraire de Matthieu et de Luc par rapport à Marc, alors qu’il importe de l’envisager dans le contexte plus large de la tradition orale, à partir d’allers-retours entre l’écrit et l’oral. Les évangiles de Jean et de Thomas représentent des stades ultérieurs de la tradition de Jésus ; on y observe une reconfiguration (reshaping) de cette tradition. Malgré le recours à des traditions et à une forme littéraire qui lui sont propres et une christologie plus élaborée, Jean peut être considéré comme un développement de l’« Évangile » tel que Marc l’avait défini. La mission de Jésus y est retracée à la lumière de sa Passion. Dans le recueil de paroles de Jésus qu’est l’Évangile de Thomas, par contre, il y a une captation de la tradition de Jésus, qui est mise au service de conceptions gnostiques étrangères à cette tradition. Les Pères apostoliques témoignent de la diffusion de la tradition de Jésus et de son enracinement dans la vie des communautés chrétiennes sous une forme principalement orale ; on observe une prédilection pour la tradition matthéenne, mais pas de références à des évangiles écrits particuliers. Ces références apparaissent chez les Pères apologistes, chez Justin notamment, en même temps que se manifeste une tendance à l’harmonisation des évangiles (le Diatessaron de Tatien). Dunn parle d’une pré-canonisation des quatre évangiles qui se confirme chez Irénée avec « l’Évangile à quadruple forme ». « Il est manifeste – écrit Dunn – qu’à la fin du second siècle les quatre évangiles du Nouveau Testament étaient profondément enracinés dans les liturgies et les réflexions de la Grande Église » (p. 461). Même s’ils appliquent à Jésus des traits légendaires ou des conceptions docètes, les autres écrits ou fragments d’écrits du iie siècle témoignent de la grande diffusion de la tradition de Jésus, aussi bien dans la Grande Église que sur ses marges.

40La troisième partie (partie 12) a pour titre Le judéo-christianisme et la croisée des chemins (the parting of the ways). À la suite des Pères de l’Église, le judéo-christianisme a surtout été considéré comme un ensemble d’hérésies du iie siècle (Ébionites, Nazaréens, etc.). Pour ne pas l’enfermer dans cette définition, Dunn associe le judéo-christianisme à la figure de Jacques. Dans le Nouveau Testament, l’image de Jacques est plutôt mitigée, à la fois comme chef de l’Église de Jérusalem et comme meneur d’une faction attachée à la stricte observance de la Loi. Son image ayant surtout été captée par des groupes judéo-chrétiens ou gnostiques au second siècle, l’Église, par la suite, tout en le considérant comme le premier évêque de Jérusalem (Eusèbe), ne lui a reconnu qu’un rôle mineur comparé à ceux de Pierre, Paul ou Jean. Dunn examine ensuite les traits juifs apparaissant dans les sources chrétiennes des deux premiers siècles. Deux traits communs à ces sources sont, d’une part, la référence constante aux Écritures juives pour montrer la conformité de la prédication chrétienne avec elles et, d’autre part, l’influence juive sur la parénèse chrétienne (le motif des deux voies). Les traits juifs sont plus ou moins prégnants dans les écrits du Nouveau Testament, mais se maintiennent jusqu’aux plus récents (les représentations apocalyptiques dans Jd et 2 P). Même lorsque la polémique est virulente (Mt, Jn, Hé), nous avons affaire davantage à des débats intramuros qu’à une opposition entre deux religions. Vers le milieu du second siècle émerge, avec Aristide et l’Épître à Diognète, l’idée du christianisme comme entité nouvelle et distincte du judaïsme. Dunn estime cependant qu’à la fin du second siècle le judaïsme et le christianisme ne peuvent toujours pas être définis comme deux religions séparées avec leurs identités propres. Le processus de séparation est certes bien engagé, et peut être suivi aussi bien au sein du christianisme, avec les appels des Pères apostoliques à abandonner les pratiques et les croyances juives, qu’au sein du judaïsme rabbinique qui se recentre sur la Torah et exclut les minim (les hérétiques). Dans ce processus, il ne faut pas oublier le rôle joué par Rome, notamment par le biais du fiscus judaicus. Cet impôt prescrit aux Juifs en remplacement de l’impôt dû au Temple incita de nombreux chrétiens à se démarquer du judaïsme. Comme l’a déclaré D. Boyarin, « “la partition entre le christianisme et le judaïsme s’est opérée des deux côtés, par les hérésiologues des deux bords qui cherchaient à définir leur identité propre en traçant une frontière nette entre eux et les autres héritiers les plus directs du judaïsme du Second Temple” » (cité p. 631).

41Après l’image de Jacques, Dunn s’intéresse, dans la quatrième partie (partie 13), à celles de Paul et de Pierre. L’image de Paul après 70, telle qu’elle apparaît dans les Épîtres pastorales et les Actes des apôtres, est celle d’un Paul devenu respectable. « Paul n’est plus le personnage controversé avec son franc-parler, celui qui a repoussé les frontières et su innover en fonction des circonstances. Il est devenu le Paul rassurant, le Paul ecclésiastique », écrit Dunn (p. 685). Ces témoignages n’ont pas peu contribué à la réception de Paul et de ses lettres dans la Grande Église. Les sources du second siècle attestent à la fois la large reconnaissance de Paul et les débats que suscitent sa personne et ses lettres (Ignace, Polycarpe, 2 P). Si son nom n’est pas toujours mentionné, cela renvoie moins à des réserves à son égard (à cause de la faveur dont il jouit auprès de Marcion et des Gnostiques) qu’au fait que ses lettres sont entrées dans le bien commun du christianisme. Pour Dunn, c’est en réunissant Paul et Jean qu’Irénée a donné naissance à une théologie chrétienne biblique. Il évoque aussi le Paul légendaire des Actes apocryphes qui se distingue du Paul officiel, à la fois par ses tendances encratiques (rejet du mariage et éloge de la virginité) et sa conception prophétique de l’Église, dans laquelle les femmes (Tècle) jouent un rôle.

42Si Pierre a eu un rôle prépondérant au sein du groupe des disciples de Jésus, son rôle pendant la première génération chrétienne est plus difficile à déterminer. Quelle a été sa position, entre Jacques et Paul, dans l’ouverture de l’Église aux païens ? Au second siècle, son image pourtant s’impose suite à la reconnaissance de son statut de témoin privilégié du Christ ressuscité (1 Co 15,5), à la parole de Jésus en Mt 16,18 sq. faisant de lui la pierre fondatrice de l’Église et le détenteur du pouvoir des clefs, et au rappel en I Clément de son martyre à Rome associé à celui de Paul. La question de la primauté de Pierre ne semble pourtant pas préoccuper les Pères apostoliques, ni les Pères apologistes. En évoquant l’institution de Clément comme évêque de Rome par Pierre, les écrits pseudo-clémentins posent la première pierre de la succession apostolique. C’est parce qu’il a été une figure consensuelle (non partisane) que Pierre est devenu un symbole fédérateur dans l’Église du second siècle. « Quant à la théologie et à l’influence théologique, il doit probablement laisser la palme à Paul, mais pour l’ecclésiologie et l’influence ecclésiastique, il n’a pas son pareil », défend Dunn à propos de Pierre (p. 754).

43La dernière partie (partie 14) porte sur l’une des contributions les plus puissantes à la formation du christianisme : celle de Jean. Arborant une formule qui lui est chère, « Let John be John », Dunn souligne que l’Évangile selon Jean ne peut ni être assimilé aux évangiles synoptiques ni être écarté comme un évangile ésotérique teinté de gnosticisme. Jean dessine avant tout les linéaments d’une christologie du Logos, d’une christologie philosophique qui sera reprise et développée par les Pères apologistes et les Pères grecs. Avec l’Évangile selon Jean, l’Église hérite d’une christologie profilée, mais elle corrige l’ecclésiologie johannique jugée trop spiritualiste (Jn 21). Si les Épîtres johanniques relèvent de l’histoire de la même communauté, l’Apocalypse de Jean semble plus éloignée de l’évangile par ses conceptions eschatologiques. Nous y trouvons cependant une christologie assez proche (Jésus y est adoré à l’égal de Dieu), et le spiritualisme prophétique qui sera repris par le mouvement montaniste à la fin du second siècle.

44Au terme de son long parcours, Dunn procède à une récapitulation. La formation de l’identité du christianisme, qui n’est pas achevée à la fin du iie siècle, s’avère bien plus complexe et plus conflictuelle que ne la laisse entendre l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe. L’impact laissé par Jésus s’est finalement cristallisé autour d’un « Évangile » écrit retraçant sa mission, sa mort et sa résurrection. Pour Dunn, trois facteurs ont été déterminants : la constitution de la Grande Église autour de la figure de l’évêque qui conjugue le gouvernement avec la fonction sacerdotale, la formation du canon du Nouveau Testament, qui ne s’est pas faite sans tension avec le premier facteur, et la définition, à partir des premières formules confessionnelles, d’une règle de foi qui conduira aux symboles de foi ultérieurs.

45Pour la finesse de ses analyses, la richesse des thématiques envisagées et son approche non partisane, Christianity in the Making de James D. G. Dunn s’avère comme un ouvrage majeur à recommander à toute personne désirant mieux connaître cette période cruciale qui a vu non seulement la naissance du Nouveau Testament mais encore la mise en place progressive des principaux éléments qui constitueront l’identité même du christianisme, à partir du retentissement de Jésus.

46Jean-Jacques Muller

Histoire moderne

Andrew Spicer (éd.), Parish Churches in the Early Modern World, Farnham, Ashgate, 2015, xv-404 p., ISBN 978-1-47244-608-4, £ 149,95

47L’auteur a sollicité les contributions d’une douzaine de spécialistes pour examiner de plus près, et dans sa diversité, le phénomène de la conjonction et des interactions entre un édifice religieux (temple ou église) et la réalité d’une vie paroissiale constituée. Ce sont chaque fois des Case studies portant sur des lieux (ou des pays particuliers), et qui ont le souci de tenir compte de l’impact des options confessionnelles qui sont en jeu (qu’elles soient catholique, luthérienne, réformée ou antitrinitaire).

48A. Spicer expose la perspective générale de son projet dans une longue introduction où il esquisse à grands traits les composantes de ces interactions entre édifices et vie des communautés. Les contributions qui suivent mettent souvent en évidence l’impact des circonstances sociales et politiques, y compris lors du passage (ou du retour) d’une confession à l’autre.

49Quatre articles ont plus particulièrement retenu mon attention. Celui de Philippa Woodcock qui s’est intéressée au diocèse de Milan après le concile de Trente et qui examine les difficultés que Carlo Borromeo a rencontrées dans l’application de ses trop peu connues mais très novatrices (dans le sens tridentin) Instructiones fabricae et supellectilis ecclesiasticae (1577).

50De son côté, Anne-Laure Van Bruaene aide à mieux comprendre pourquoi et comment la Flandre, plus particulièrement la région d’Anvers et de Gand, est facilement revenue dans le giron de l’Église romaine après que nombre de ses habitants aient adhéré à la Réforme.

51Emily Fisher Gay montre combien, après les désastres matériels et humains de la guer re de Trente Ans, le petit volume bien connu de Joseph Furttenbach, fait de plans pour des temples à construire (1649), a été programmatique pour son époque et a pu servir de modèle, avec son idée de Prinzipalstück pour l’aménagement des temples luthériens des deux siècles suivants.

52Maria Craciun retrace à fort bon escient l’histoire de l’apparition de l’Église unitarienne en Transylvanie et met ainsi à notre portée des informations souvent difficilement accessibles. Ses conclusions sur l’organisation liturgique de ces temples, dont les caractéristiques sont à son sens difficilement discernables, me semblent tenir trop peu compte de la très grande proximité entre les apparences du courant unitarien dans cette région et le courant réformé.

53Plusieurs contributions portent sur les réalités et formes architecturales paroissiales extra-européennes et mettent en évidence les phénomènes de métissage culturel auxquels on pouvait s’attendre, encore que A. Spicer, par exemple, doive signaler combien les temples néerlandais construits en Asie aux xviie et xviiie siècles ont reconduit des modèles venus d’Europe.

54Chaque contribution s’accompagne de plusieurs illustrations en noir et blanc dont la reproduction n’est pas toujours à la hauteur de la présentation très soignée de l’ensemble du volume.

55Bernard Reymond

Julien Léonard (dir.), Prêtres et pasteurs. Les clergés à l’ère des divisions confessionnelles (XVI -XVII siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016. 24 cm. 371 p. ISBN 978-2-7535-4905-0. 24 €

56Cet ouvrage collectif constitue les actes d’un colloque organisé par le Centre de recherche universitaire lorrain d’Histoire (CRULH), tenu à Nancy du 16 au 18 octobre 2014 sur le thème Clergés en contacts à l’ère des divisions confessionnelles (XVI -XVII siècles). Les vingt-deux communications sont ici réunies par Julien Léonard, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Lorraine (Nancy), dont les principales recherches portent sur l’histoire sociale, culturelle et politique de l’exercice du ministère pastoral dans le monde réformé francophone au xviie siècle.

57Le titre Prêtres et pasteurs peut prêter à confusion et donner l’impression d’un état des lieux ressassé sur l’histoire du christianisme des xvie aux xviie siècles, marqué par des divisions confessionnelles. Or, c’est pourtant à une observation novatrice que nous conduisent les historiens, dans des analyses richement documentées qui, sur la base d’études de cas, offrent une interprétation pionnière des rapports ecclésiastiques interconfessionnels. Ce livre interroge l’image convenue de campements religieux essentiellement identifiables à leurs marques distinctives et à leurs antagonismes. Un discours réducteur qui a dominé l’historiographie pendant de nombreuses années. Dans les sociétés européennes, la fracture produite par la Réforme a certes contribué au durcissement des controverses entre catholiques et protestants. Cependant, au départ de l’époque moderne, des influences réciproques et des contacts s’observent au sein des clergés respectifs dans des zones de coexistence confessionnelle.

58Les chercheurs conçoivent ces divers milieux comme des observatoires privilégiés pour comparer ces phénomènes. Cette « perspective systématique » s’inscrit dans le prolongement de travaux publiés par Luise Schorn-Schütte, spécialiste de l’histoire de la Réforme en Allemagne à l’époque moderne, qui a montré l’intérêt d’analyser les influences réciproques des clergés, jusque dans leur façon d’interpréter et de considérer le ministère pastoral et de forger leurs identités professionnelles et sociales. La formation des clergés, leur organisation, leur action, les oppositions auxquelles ils durent faire face, leurs interactions, les points communs, voire les sociabilités de leurs membres, constituent l’étude essentielle de cet ouvrage. L’enquête est menée sur la base de pratiques diverses : homélies, liturgies, controverses, disciplines ecclésiales, sociabilité érudite, mission, encadrement institutionnel, correspondances. Prêtres et pasteurs introduit le lecteur dans le processus de définition d’identités cléricales qui se constituèrent souvent contre l’autre, mais aussi en fonction de l’adversaire, voire sur une part de fondements communs.

59Si la plupart des chapitres se concentrent sur la France et sur différentes formes de contacts entre clergés catholiques et protestants, certains chercheurs explorent d’autres champs : Malte, la frontière américaine, l’archidiocèse de Prague, la Vienne de Maximilien II, les Grisons italianophones, la Genève de Calvin. Cette mise en perspective, qui ouvre parfois la recherche à des rapprochements inédits entre chrétiens et membres d’autres religions, est l’un des nombreux intérêts de ce volume collectif.

60La grande tenue scientifique du colloque à l’origine de cette publication érudite s’observe dans ce remarquable livre d’actes. Le tout est accompagné d’un index. On regrette toutefois l’absence d’une bibliographie.

61Jean-Luc Rolland

Histoire contemporaine

Gwendoline Malogne-Fer, Yannick Fer (dir.), Femmes et pentecôtismes. Enjeux d’autorité et rapports de genre, Genève, Labor et Fides, coll. « Enquêtes 1 », 2015. 22,5 cm. 296 p. ISBN 978-2-8309-1578-5. € 20

62La contribution de treize auteurs autour des questions liées aux femmes et à l’univers pentecôtiste en différents contextes est le résultat de deux journées d’étude. L’une organisée dans le cadre du programme « Dieu change à Paris » dirigé par Sébastien Fath et Martine Cohen (14 mai 2012), et l’autre, internationale, organisée avec le soutien du Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL) et de l’Agence universitaire de la Francophonie (20 novembre 2012).

63Ce livre se compose de trois parties : I. Genre, conversion et construction de la féminité (p. 39-109) ; II. Genre et migrations (p. 111-201) ; III. Le genre de l’autorité religieuse en pentecôtismes (p. 203-286).

64La diversité des contextes, unis par les thématiques et les analyses transnationales, constitue le point fort de cet ouvrage, même si certaines contributions donnent l’impression d’une vision homogénéisée de tel ou tel groupe de femmes, étudiées indépendamment de la considération des différences internes à chaque groupe. Ce livre offre cependant au lecteur une grande richesse d’informations d’ordre anthropologique, sociologique, ethnologique et historique sur les femmes et les différentes réalités pentecôtistes, non seulement aux États-Unis, dans le monde arabe (plus spécifiquement au Liban), au Cameroun, en Australie, au Canada, en France, en Suisse, en Suède et au Brésil.

65La conversion des femmes apparaît comme une question centrale du livre. On peut la qualifier de reconfiguration supposée des rapports de genre et d’introduction prétendue de nouvelles relations d’autorité. Fathia Kaoues étudie, à ce titre, les arguments d’émancipation des femmes dans les entreprises missionnaires évangéliques et pentecôtistes dans le monde musulman depuis le début du xixe siècle (p. 41). Cependant, cette conversion pentecôtiste ne tarde pas à révéler son ambiguïté à travers la continuation de la visée culturelle essentialisée et sexuée des femmes et de leurs corps, considérés en général comme plus sensibles aux expériences spirituelles et qui nécessitent d’être maitrisés (p. 135). Ces éléments de conversion peuvent être aussi conçus comme « des appâts » d’évangélisation en montrant une apparence moderne, sophistiquée, qui cache la réalité domestique assez connue des femmes placées sous le « gouvernement » de leurs maris. Au reste, celles-ci sont souvent considérées comme responsables tant du succès que de l’échec de leur famille, ainsi que permet de le constater l’enseignement de l’Église de Hillsong en Australie (p. 94-106).

66En ce qui concerne les femmes déjà mariées, les conséquences familiales qui suivent les conversions d’hommes et de femmes varient. Pour la grande majorité des femmes, la conversion n’est pas une émancipation immédiate, mais le plus souvent un long processus qui dépend également de la conversion de la famille (p. 14-15). Ces femmes converties (mariées ou non mariées) atteignent parfois une autonomie importante, parfois même une rupture par rapport à leur milieu culturel d’origine. Cette rupture devient possible à travers l’introduction d’une nouvelle subjectivité, d’une redéfinition de l’ethos féminin (maintenant chrétien), parfois d’un refus du communautaire ou du tribal (p. 76-78) au profit d’une ouverture à l’individuel et à la modernité (p. 62-63 et p. 82-83), soit dans un contexte de migration transnationale, soit au sein d’une région spécifique.

67L’autorité religieuse dans les pentecôtismes est la seconde question que soulève l’ouvrage. En allant des « postes inférieurs » non rémunérés, comme le nettoyage des espaces de réunion (p. 159), à des pratiques d’autorité comme celles de prophétesses (p. 196) et de bispas (évêques), en passant par des fonctions d’« ouvrières », chanteuses et sœurs, à côté des hommes (p. 209), on y relève la même ambiguïté. De plus, le nombre de femmes qui accèdent aux postes reconnus dans les pentecôtismes reste inférieur à celui des hommes. Leur accession à une autorité reconnue est minimisée et parfois presque invisible dans les médias pentecôtistes, ainsi en est-il sur les affiches des réunions et veillées de délivrance (p. 206-212). En même temps, on assiste à une véritable « féminisation du pouvoir » (p. 80) et à une quête de reconnaissance flagrante, par exemple, dans le pentecôtisme camerounais.

68Partant d’une analyse du monde du travail, ce livre nous révèle également une forte hiérarchisation dans les milieux pentecôtistes, même s’il existe pour les femmes la possibilité d’accéder à une plus grande influence et autorité. Au sein de ces communautés, les femmes peuvent exercer l’autorité soit en qualité d’épouse de pasteur, soit en passant à des postes de responsabilité (au sein des conseils d’Église), soit en accédant à des postes d’autorité pastorale (salariés), voire même à des postes d’autorité politique, comme par exemple au Brésil (p. 272-281).

69Concernant l’autorité pastorale ou des instances de pouvoir des communautés religieuses, certaines contributions de ce recueil montrent que l’ouverture de l’église locale ne dépend pas toujours exclusivement du discours théologique mais aussi du niveau de bureaucratisation, de l’environnement légal de l’État et du nombre de membres. Autrement dit, plus l’église est bureaucratisée et contrainte par l’État et la société libérale (p. 217-220), plus elle sera ouverte au travail féminin. Et plus elle est importante en nombre de membres (p. 225), plus elle sera en mesure, par exemple, de rétribuer une pasteure (à mi-temps ou à temps plein). La féminisation du « pentecôtisme » est aussi une question d’ordre moral (p. 256-262), comme dans le pentecôtisme suédois.

70Ce livre ouvre la discussion autour de la place des femmes dans l’espace socioreligieux, nous invitant à repenser la complexité et l’ambiguïté, parfois minimisée, du binôme genre / autorité, à l’heure, notamment, où la condition des femmes dans les Églises se trouve aux prises avec des dynamiques contextuelles très divergentes.

71Patrícia Veríssimo Sacilotto

Anthropologie religieuse

Marie-Anne Vannier, Cheminer avec Maître Eckhart. Au cœur de l’anthropologie chrétienne, Paris, Artège, 2015. 20 cm. 201 p. ISBN 9778-2-36040-373-8. € 17,50

72Ces pages inspirées retracent l’atmosphère d’une retraite dans le haut-lieu du monastère de Chevetogne pendant l’Avent 2014. À l’invitation du Père abbé Philippe Vanderheyden et du Père Nicolas Egender, Marie-Anne Vannier s’adressait alors aux moines de cette communauté qui concilient avec ferveur prière, travail, hospitalité et chant sacré puisqu’ils sont les voix des inoubliables « Chœurs des moines de Chevetogne ». Mais leur champ d’influence a également une importance historique puisqu’ils s’ingénièrent dès 1942 à instaurer, à travers un véritable dialogue entre chrétiens d’Orient et d’Occident, une pensée œcuménique qui aboutit à Vatican II (dans les années 1962-1965).

73Ces Entretiens s’articulent autour de la « naissance de Dieu dans l’âme », thème cher à Eckhart en ce qu’il contient de vie, de dynamique et de renouveau. Comme le rappelle la théologienne, grande spécialiste eckhartienne, Marie-Anne Vannier, pour le maître thuringien, la vie divine est en elle-même bullitio (« bouillonnement, effervescence ») et ebullitio lorsqu’elle crée le monde, versant au-dehors, dans le monde, l’effervescence divine. C’est en ces termes que maître Eckhart comprend l’« engendrement du Fils ».

74On voit ainsi se dessiner une continuité entre les domaines divin et humain, rendue effective grâce à l’immanence du Verbe dans l’âme, comme le suggère l’interrogation du maître thuringien : « À quoi me servirait-il que le Verbe soit venu au monde si moi, je ne l’ai pas ? » Dans cette approche, Eckhart s’appuie sur ses illustres prédécesseurs parmi lesquels les Pères du désert, Augustin, Maxime le Confesseur, etc.

75Le livre s’ouvre sur une préface du Père Philippe Vanderheyden rappelant l’adage dominicain qui fut celui de maître Eckhart : contemplata aliis tradere (« transmettre aux autres les fruits de sa contemplation »). Il se structure en douze entretiens s’achevant sur une courte prière, selon les thèmes suivants : I. L’anthropologie chrétienne : une chance pour notre époque (p. 13-26) ; II. Création et liberté (p. 27-40) ; III. Une expérience trinitaire (p. 41-55) ; IV. La naissance éternelle (p. 57-72) ; V. Le lieu de la naissance (p. 73-86) ; VI. L’attitude à adopter (p. 89-103) ; VII. Les fruits à en retirer (p. 105-117) ; VIII. Noël et Pâques, deux volets d’une même réalité (p. 119-132) ; IX. Les trois naissances (p. 134-147) ; X. La filiation divine (p. 149-164) ; XI. La place de l’icône chez Nicolas de Cues (p. 165-180) ; XII. L’anthropologie chrétienne à redécouvrir (p. 183-189). Le livre s’achève par une « Présentation d’Eckhart » (p. 191-196).

76Cet ouvrage mérite une attention particulière, tant par la rigueur tirée de la profonde connaissance de maître Eckhart que par son style limpide et inspiré qui va droit à l’essentiel. Nous pouvons exprimer notre gratitude à de tels auteurs dont l’érudition ne devient pas obstacle mais ferment de compréhension pour tous.

77Pour illustrer le style de l’ouvrage, ce lumineux passage à propos de la grâce où Marie-Anne Vannier cite Eckart intégrant, en fin de la phrase, Origène (Homélie XIV sur la Genèse) : « Il est là, le Verbe de Dieu, et son opération actuelle est d’écarter la terre de vos âmes et d’ouvrir la source. Il est en toi, en effet, et ne vient pas du dehors, comme aussi “le Royaume de Dieu est en toi” » (p. 37).

78« Chacun de nous est un puisatier, commente l’auteure, mais celui qui nous y aide et nous permet d’arriver au but, c’est le Verbe de Dieu ».

79Colette Poggi

Théologie systématique

Christophe Chalamet, Théologies dialectiques. Aux origines d’une révolution intellectuelle, Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques 49 », 2015. 22,5 cm. 338 p. ISBN 978-2-8309-1565-5. € 25

80L’ouvrage est la version remaniée d’une thèse de doctorat, dont une première publication avait eu lieu en anglais sous le titre Dialectical Theologians (Theologischer Verlag, Zürich, 2005). Soulignons d’emblée la richesse et la qualité de la recherche exposée, à l’appui d’un style clair et pédagogique, qui convoque une abondante documentation (essentiellement en allemand). L’auteur se tient à la croisée de l’enquête historique et de la réflexion systématique, revisitant avec pertinence le débat classique – et souvent faussé – entre K. Barth et R. Bultmann. La démarche de l’auteur consiste à mettre au jour et à examiner chez l’un comme chez l’autre les traces d’un héritage commun remontant à celui qui fut leur maître à Marbourg dans la première décade du xxe siècle : Wilhelm Herrmann (1846-1922). L’ouvrage suit une structure en trois parties.

81La première partie montre que c’est à Herrmann qu’il faut attribuer la paternité de la « théologie dialectique » dont le geste renvoie dos à dos les théologies orthodoxe et libérale du xixe siècle, et dont la caractéristique est de soutenir l’impossibilité de parler de Dieu de manière adéquate dans un système harmonieux et achevé. Au rebours de toute métaphysique, la théologie doit sauvegarder la différence qualitative infinie entre Dieu et le monde, et ne peut donc s’élaborer que dans le registre du paradoxe qui assume une tension entre des pôles irréconciliables (« dialectique brisée »). C’est ce point déterminant qui marque l’entrée des jeunes Barth et Bultmann dans le mouvement de la théologie dialectique.

82Cette référence partagée ne les empêche pas, toutefois, de développer chacun une voie originale, dans le champ dogmatique pour Barth, dans le champ herméneutique pour Bultmann. C’est ce que l’auteur analyse dans la deuxième partie qui retrace avec précision leur discussion, montrant les rapprochements et les désaccords qui jalonnent leurs évolutions respectives pendant les années 1914-1930. L’objectif de Chalamet n’est pas de rendre compte de manière exhaustive de tous les aspects de l’échange entre les protagonistes, mais de serrer de près la façon dont la dimension dialectique joue chez l’un et l’autre, cet aspect constituant l’axe autour duquel les autres éléments du discours théologique s’organisent. La thèse majeure – et convaincante – de l’auteur est ici que la dialectique constitue chez Barth un moment de la théologie (sur la voie de l’analogie, qui ne s’oppose pas à la dialectique mais l’englobe), tandis que chez Bultmann elle est la structure même de la théologie. Au réformé Barth qui donne toujours plus d’importance au pôle positif de la dialectique (qui n’ignore pas le pôle négatif mais l’intègre en vue de le dépasser), le luthérien Bultmann oppose la nécessité de tenir les deux pôles dans un équilibre qui provient de leur tension. La manière d’aborder les articulations entre raison et révélation, philosophie et théologie, critique et conviction, connaissance de l’être humain et connaissance de Dieu, varie considérablement selon que l’on opte pour l’une ou l’autre position.

83Dans la troisième partie, Chalamet s’intéresse aux pensées de Barth et de Bultmann parvenues à maturité, le premier attelé à la rédaction de la Dogmatique et le second menant à bien son programme de démythologisation du Nouveau Testament. Chacun développe sa propre perspective d’une manière désormais irréconciliable avec l’autre, bien qu’une grande proximité demeure sur le fond, liée au principe même de la dialectique du voilement et dévoilement de Dieu dans sa révélation. En somme, Barth et Bultmann illustrent ce que la « théologie dialectique » peut signifier de manières très différentes, ce qui, en soi, a le mérite de restituer la théologie dialectique à sa pluralité constitutive : loin de se réduire à une école de pensée monolithique, elle est un lieu de discussion et même de différend qu’il n’est pas possible d’unifier au sein d’une théologie qui se voudrait « méta-dialectique ». En quelque sorte, les théologies dialectiques (au pluriel comme l’indique le titre de l’ouvrage) sont elles-mêmes en relation dialectique les unes avec les autres et témoignent de l’impossibilité de construire une théologie totale.

84Citons pour finir cette phrase de l’auteur dans sa conclusion, résumant bien l’accord sur le principe dialectique et la divergence sur les modalités de son application : « Barth comme Bultmann ont tenté de préserver le caractère indirect de la révélation, l’un en parlant d’une précompréhension de la révélation donnée avec l’existence, l’autre en refusant toute théologie naturelle. Leur intention théologique est extrêmement proche, mais elle aboutit à deux théologies divergentes, l’une guidée par la doxologie, l’autre par la critique de toute autojustification par les œuvres » (p. 296). En montrant les chemins différents pris par les deux disciples les plus célèbres de Herrmann, l’auteur rend justice au père oublié de la théologie dialectique, et nous invite à poursuivre nous-mêmes le chemin « après [eux], mais pas sans eux » (p. 300).

85Guilhen Antier

Simon Hattrell (éd.), Election, Barth, and the French connection. How Pierre Maury gave a “decisive impetus” to Karl Barth’s doctrine of election, Eugene, Oregon, Pickwick Publications, 2016. 23 cm. xix-181 p. ISBN 978-1-4982-0467-5. $ 20

86Après l’édition par Bernard Reymond de la correspondance entre Karl Barth et Pierre Maury couvrant les années 1928-1956 (Nous qui pouvons encore parler…, Lausanne, L’Âge d’homme, 1985), et la biographie de Françoise Smyth (Pierre Maury, prédicateur d’Évangile, Genève, Labor et Fides, 2009), voici un nouvel ouvrage consacré à Pierre Maury (1890-1956) ou, plus précisément, analysant sa compréhension de la prédestination et l’influence que celle-ci a exercée sur Karl Barth.

87L’éditeur scientifique, Simon Hattrell, prêtre de l’Église anglicane d’Australie, réunit ici trois textes de Maury. Une première traduction en anglais d’« Élection et foi », la conférence donnée en 1936 par Maury lors d’un colloque à Genève sur la prédestination et publiée la même année dans la revue Foi et vie (p. 203-223). Une autre traduction de la deuxième des six conférences de Carême données au temple de la rue Cortambert à Paris en 1937, intitulée « Décision dernière » (l’ensemble fut publié sous le titre Le Grand œuvre de Dieu, Je sers, 1937). Enfin une traduction révisée du livre posthume de Pierre Maury qui a pour titre La Prédestination (livre paru en 1957 aux éditions Labor et Fides), qui reproduit quatre exposés donnés aux États-Unis à l’occasion de la seconde assemblée générale du COE à Evanston en 1954. À cela s’ajoutent quatre articles sur la théologie de l’élection dans l’oèuvre de Barth et de Maury, dont trois rédigés par des théologiens australiens (Mark Lindsay, John Capper, John McDowell) et un écrit par un théologien suisse (Matthias Gockel).

88Dans Kirchliche Dogmatik (1942), le nom de Pierre Maury n’est mentionné que dans le tome II/2 ; sans commentaire dans un exposé sur le colloque de Genève cité ci-dessus (p. 210 ; trad. fr. II/2 § 33, p. 201) et de façon plus appuyée dans un alinéa précédent faisant l’éloge de la conférence « Élection et foi » (p. 168 ; trad. Fr. II/2 § 33, p. 161). Présent à ce colloque, K. Barth n’a pourtant pas entendu l’intervention de Maury. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il l’a lue, mais celle-ci a contribué, écrit-il, à faire comprendre de manière nouvelle que c’est Jésus-Christ qui est l’objet originel et décisif de l’élection divine. Pour étayer cette appréciation, Barth ne cite cependant pas un mot de cette conférence (ce qui est surprenant dans la mesure où Barth a souvent reconnu l’importance qu’elle a eue pour sa propre pensée, et donc sur les 563 p. de la Dogmatique qui développent le sujet). Par exemple, dans la préface de la Prédestination, Barth écrit en hommage posthume à son ami : « On peut certainement dire que c’est lui qui, alors, a contribué d’une manière décisive à donner à mes recherches sur ce point leur orientation fondamentale. Avant d’avoir lu son étude Élection et foi, je n’avais encore rencontré personne qui eût traité la question avec tant de fraîcheur et d’audace ». La lettre n°53 de leur correspondance témoigne de la même reconnaissance de la part de Barth (p. 99-100).

89Il faut dire que, même lues avec une distance de plus de quatre-vingts ans, les réflexions de Maury ont gardé leur originalité. On sait que, selon lui, le tri entre élus et réprouvés n’a pas été effectué depuis l’éternité par un décret divin sans appel possible. Ce serait une erreur fatale de croire que cette doctrine est anthropologique (qu’elle concerne les prédestinés) et non théologique (qu’elle concerne Dieu qui prédestine). Sinon « elle devient ce triage angoissant puisqu’il s’opère non pas au jugement dernier comme il est annoncé, mais avant toute existence, entre des êtres qui n’ont pas demandé à vivre et à qui leur salut ou leur rejet est imposé par la force » (La Prédestination, p. 28 ; trad. angl. p. 82).

90Le seul moyen adéquat de s’approcher de la question est d’ordre christologique. Tout doit être compris « en Christ ». Le Christ est cette sagesse de Dieu, « mystérieuse et demeurée cachée, que Dieu avant les siècles avait d’avance destinée à notre gloire » (1 Co 2,7). Depuis la fondation du monde, avant nous et indépendamment de nous, l’élection de Dieu concerne le Christ et non pas une catégorie déterminée de personnes : les élus et les réprouvés. Lui est fondamentalement l’élu de Dieu, mais en même temps destiné à porter la condamnation à la place de ceux qui sinon seraient rejetés. Le Christ crucifié montre que c’est à travers lui que Dieu a pris le rejet sur soi. Il est l’élu rejeté, le donné abandonné. En cela, le logos de la croix ne correspond à aucune autre logique humaine, ni philosophique ni religieuse. Seule la foi peut se prononcer sur le double caractère de ce choix souverain de Dieu qui signifie perdition autant que salut, rejet autant qu’adoption.

91À partir de ces grandes lignes, Pierre Maury développe une série de points qui non seulement concernent le fondement biblique de son argumentation, mais aussi les conséquences pour la foi de chacun. On sent ici sa fibre pastorale. Quand Barth disait que nous faisions de la théologie parce qu’il faut prêcher le dimanche, Pierre Maury se trouvait sur la même longueur d’ondes. Pour lui, être pasteur était aussi être théologien, et vice versa. Durant la plus grande partie de sa carrière, il fut pasteur de paroisse à Ferney-Voltaire (1925-1931) et à Passy (1934-1956), et enseigna simultanément la dogmatique à la Faculté protestante de théologie de Paris (1943-1950). Son fils, Jacques Maury, a d’ailleurs fait remarquer (dans un extrait traduit en anglais (p. 22) de son avant-propos du livre cité de Fr. Smyth) qu’en écoutant les cours de son père, celui-ci se révélait plutôt professeur de théologie que professeur de dogmatique. Son ami de longue date, Robert Mackie, estimait quant à lui que Maury était plutôt « a personality » qu’un théologien, et qu’en qualité de théologien, il communiquait mieux à travers les rencontres personnelles que par des publications (p. 24).

92Venons-en aux quatre articles qui terminent l’ouvrage. Malgré son titre, « Pierre Maury, Karl Barth and the Evolution of Election », le premier signé par Mark Lindsay ne parle pratiquement pas de Maury. Il expose seulement quelques traits de l’évolution de la pensée de Barth en la matière, depuis les cours à Göttingen (1924-1925) jusqu’à la Dogmatique, et montre comment la conception barthienne de l’élection éternelle d’Israël et sa place par rapport à l’Église représentaient aussi une opposition radicale à l’idéologie national-socialiste. L’article peut être utile pour une première approche de la doctrine de K. Barth sur l’élection, mais un lecteur francophone lira avec davantage de profit ce qu’en écrit, par exemple, le jésuite Henri Bouillard dans son ouvrage Karl Barth, t. II, p. 125-164 (thèse publiée en trois tomes chez Aubier en 1957). Bouillard reproche notamment à Barth de relâcher le lien entre grâce divine et décision humaine, par peur de tomber dans le piège de la coopération et du mérite, mais il retient l’idée centrale de Barth selon laquelle « au lieu de spéculer sur un décret caché et troublant, [il est nécessaire de] comprendre la prédestination à partir de l’histoire du salut, c’est-à-dire à partir de l’œuvre réconciliatrice du Christ telle qu’elle est attestée dans la Bible » (p. 164). Accompagné de Hans Urs von Balthasar et d’Adrienne von Speyer, Barth assista d’ailleurs à la soutenance de thèse de Bouillard à Paris en juin 1956.

93Dans son article « Harmony without Identity », Matthias Gockel commence par quelques exemples qui laissent apparaître que la traduction allemande de la conférence « Élection et foi », établie par la proche collaboratrice de Barth, Charlotte von Kirschbaum (et qui est alors publiée dans Theologische Studien 8, 1940), n’est pas toujours précise, et que le choix de tel ou tel terme peut être influencé par une accentuation différente chez Barth. Cependant, comme l’indique le titre de l’article, la ressemblance entre Maury et Barth est bien plus grande que ne le sont les différences sur le sujet. Du moins, les divergences que l’article relève ne semblent pas être d’une importance majeure. Il note, par exemple, que Maury qualifiait le rejet du Christ sur la croix de « paradoxe », terme que Barth n’emploie pas à ce sujet, préférant plutôt parler de « la justice suprême » de l’élection libre de Dieu.

94Dans « Serious Joy of the Ultimate Decision », John Capper compare quelques développements de Barth dans la Dogmatique II/I avec le texte de la « Décision dernière » issu de la conférence de Carême incluse dans ce volume (avec les cinq autres conférences de de 1937 traduites aussi en allemand par Charlotte von Kirschbaum et publiées en 1941). L’intérêt principal de cet article est surtout d’attirer l’attention sur Maury prédicateur. En lisant aujourd’hui ce long sermon, on est frappé par son langage à la fois pur et simple et par la construction harmonieuse qui guide le lecteur à travers les différents thèmes. À vrai dire, ce texte n’aborde pas la prédestination en tant que sujet spécifique (au bénéfice d’inventaire, Calvin non plus n’y revenait pas spécialement dans ses prédications). « Il nous faut prêcher non pas la prédestination, affirme Maury dans La Prédestination, ce serait la pire erreur, la pire trahison aussi je crois, de l’Évangile […]. Il nous faut prêcher le salut et non la perdition, le pardon du péché plus que le péché » (p. 60-61 ; trad. angl. p. 103). Fidèle à ce principe, le sermon de 1937 parle du Christ comme étant la décision de Dieu ainsi que de la décision de l’homme à l’égard du Christ : « Quand Dieu nous parle en Christ, ce n’est pas pour nous exposer une vérité, mais pour nous révéler notre situation devant lui et l’attitude qu’il adopte envers nous » (trad. angl. p. 55). Voilà les deux principaux volets qui, parfois avec des accents kierkegaardiens, sont développés. Derrière l’insistance répétée de Maury sur Christ comme révélation de Dieu, on entend l’écho de l’Offenbarung de Barth. Christ est la décision dernière de Dieu parce qu’elle est sans appel et qu’elle est celle d’un amour absolu. Mais de la part de l’homme, il est aussi question d’une décision dernière, celle de la foi qui tranche dans le cœur partagé de ceux que la lettre de Jacques nomme dipsuchoi. Maury en parle avec beaucoup de verve et de sincérité, et néanmoins sans pathos.

95Le dernier article intégré au volume, « Afterword », porte un sous-titre compliqué : « The Gratuity of Being-in-Act Frim, In, Through, and After the Word : Reflexions on Post-Maury Barth ». Son auteur, John McDowell, y expose notamment le débat subtil de quelques auteurs anglophones autour des publications de John McCormack (éminent spécialiste de Barth) auxquelles le présent ouvrage fait souvent allusion.

96Comment situer ce livre ? Du fait des traductions des contributions de Pierre Maury, il s’adresse avant tout à des lecteurs anglophones qui ne maîtrisent pas la langue française, mais il peut aussi représenter un intérêt pour ceux qui étudient la doctrine de la prédestination, et en particulier, l’origine et le développement de celle de Bar th. Cependant, qui s’intéresse actuellement à la prédestination ? Cette doctrine mène aujourd’hui une existence plutôt discrète. Certes, on peut l’aborder sous l’angle de l’histoire de la théologie et, en l’occurrence, noter la rupture des deux calvinistes Bar th et Maury avec la conception de Calvin et la double prédestination. De même, on peut s’intéresser à leur réinterprétation respective de celle-ci. Mais d’un point de vue davantage existentiellement, ces questions ne semblent plus toucher les âmes chrétiennes. Tout au plus, il est demandé de temps en temps si les Églises réformées continuent à enseigner la double prédestination. Question toujours un peu embarrassante, car si la réponse est négative, cela renvoie la doctrine au musée des antiquités théologiques ; si la réponse est positive, elle exige aussitôt de nuancer le contenu. S’il existe encore des milieux d’Église où elle se trouve discutée, globalement elle n’est plus l’objet d’un intérêt particulier.

97Il n’en reste pas moins que l’élection est une notion biblique d’intérêt, et que ce serait un aveu de faiblesse et de paresse que de l’abandonner au motif qu’elle n’a plus la vogue. D’autant plus que le christocentrisme de Maury, a fortiori celui de Barth, montre un chemin pour sortir de l’impasse de decretum absolutum calviniste. Si Christ est la manifestation déterminante de l’élection et de la condamnation de Dieu, il est aussi le miroir dans lequel le croyant peut apercevoir son propre statut : c’est en Christ que sa vie est rejetée et par grâce qu’elle est pardonnée. Il ne s’agit pas de deux présences simultanées, d’une coexistence immobilisée réunissant l’élu et le réprouvé en une seule personne, mais du mouvement même de la foi, de ce passage incessant entre la mort et la vie (La Prédestination, p. 56-57 ; trad. angl. p. 100). C’est là une grille d’interprétation qui, notons-le, pourrait aussi s’appliquer à la formule luthérienne simul justus et peccator.

98Toujours est-il que l’idée du mouvement au sein de l’existence chrétienne, d’un va-et-vient entre péché et foi, désigne une dynamique tournée vers l’avenir et, en dernier lieu, vers l’espérance biblique de la venue du Christ ressuscité. De nos jours, ce locus théologique ne fait pas non plus l’objet d’une attention particulière à l’intérieur des Églises historiques. Mais au lieu de regarder en arrière vers une élection éternelle concernant chaque être humain, il serait pourtant peut-être plus productif de regarder devant et d’interroger la doctrine de la prédestination à la lumière de « celui qui est prêt à juger les vivants et les morts » (1 P 4,5). La vérité de chacun ne serait alors pas cachée dans un mystère insondable depuis la nuit des temps, mais révélée à partir de la vie de chaque être humain.

99Flemming Fleinert-Jensen

Gui Lauraire, On n’enterre pas la lumière…, Paris, Temps Présent, coll. « Racines & Ruptures », 2015. 21 cm. 308 p. ISBN 978-2-916842-21-9. € 19,50

100Prêtre du diocèse de Montpellier (où il s’était investi dans la catéchèse œcuménique), Gui Lauraire, qui a une bonne formation théologique, a exercé son ministère au Pérou, avant de s’occuper des Gitans et des Gens du Voyage, un parcours qui inspire du respect. Il est proche des théologies de la libération, pas tant en vertu de considérations théoriques que par une empathie concrètement vécue avec les malheureux. Il met heureusement en résonance les histoires et textes bibliques avec l’expérience des communautés d’Amérique du Sud. Le texte scripturaire devient ainsi vivant et l’expérience trouve des mots et des éclairages qui lui donnent sens et suscitent une dynamique. On sent combien l’auteur aime ce continent dont les chants font écho à ceux de la Bible, où les « pauvres » évangélisent des religieux et transforment des évêques en prophètes.

101Ce livre est construit autour de la notion de messie. Il expose les grandes lignes de l’attente messianique d’Israël (la lecture de la Bible montre qu’il ne tient pas compte des recherches contemporaines les plus récentes, mais le livre relève de la pastorale, voire de la catéchèse, non de l’exégèse). Jésus se situe en décalage et apparaît comme un « messie inattendu » qui n’agit pas comme on croyait que le messie le ferait. Il a fallu sa mort et sa résurrection pour que l’on puisse lui attribuer sans équivoque des titres messianiques : il ne remplit pas un programme ancien (même s’il est aussi un héritier), il redéfinit la notion de « messie » et, ce faisant, inaugure un monde nouveau. Il y a tension et écart entre l’incarnation ecclésiale historique du messianisme et la vocation messianique de l’Église. Ce que Dieu veut ne coïncide pas avec ce que souhaite le peuple, et ce que construit la communauté ne correspond pas à ce que Dieu attend d’elle : d’où la nécessité d’une conversion et celle de réformes. Très attaché à l’Église, tout en dénonçant clairement ses manques (principalement le goût du pouvoir, la culture du sacré, l’étouffement de l’esprit prophétique), l’auteur estime qu’elle a besoin de réformes et en propose d’audacieuses en contexte catholique : entre autres, le développement d’une catholicité non romaine en Amérique du Sud, une organisation non pyramidale de l’Église, la désignation des prêtres et des évêques par les fidèles, la possibilité pour chaque chrétien de présider l’eucharistie (on pense évidemment au « sacerdoce universel »), la relativisation de la dogmatique. L’ensemble est dominé par une vigoureuse espérance en la puissance de l’Évangile, lumière que l’on n’enterrera jamais.

102André Gounelle

Vincent Guibert, Le dialogue interreligieux chez Joseph Ratzinger, Paris, Parole et Silence, coll. « Cahiers du Collège des Bernardins 118 », 2015. 21 cm. 118 p. ISBN 978-2-88918-582-5. € 11

103Ce livre comporte deux parties. La première expose en une quarantaine de pages les positions de Ratzinger/Benoit XVI sur la rencontre entre religions, en les organisant en quatre grandes thématiques : culture et religion, raison et foi, Israël et le christianisme, la liberté religieuse. Dans la deuxième partie (une soixantaine de pages) sont publiés les textes commentés dans la première qui, à ce titre, devient superflue ; pourquoi exposer d’avance le contenu des textes que l’on vous donne à lire ? Une mise en perspective historique ou contextuelle aurait été plus utile. Entre les deux parties, on a glissé assez curieusement, une présentation du projet d’études interreligieuses du Collège des Bernardins (où l’auteur enseigne et où Benoit XVI avait fait une intervention) dont on se demande ce qu’elle vient faire là ; probablement montrer que ce projet est conforme aux propos du Pape ?

104Vincent Guibert affirme que Benoit XVI a apporté « une profondeur théologique inestimable au dialogue de l’Église catholique avec les autres religions » (p. 7). Je n’en suis pas convaincu. Son apport me paraît mince et assez conventionnel. La culture, la raison, Israël, trouvent leur accomplissement et leur plénitude dans la foi chrétienne (telle que Rome la comprend) et sont donc des chemins qui ont besoin d’elle et conduisent à elle. On n’est vraiment libre que si l’on sait « ordonner ses choix selon la vérité » (p. 83). La démarche s’apparente à celle d’un inclusivisme qu’aujourd’hui on a tendance à juger stérile et dépassé. On notera, dans le texte cité p. 21, le refus non argumenté d’une action du Logos en dehors de la personne historique de Jésus (thèse dite de l’extra calvinisticum), ainsi que la critique du laïcisme distingué en principe de la laïcité, mais qui parfois semble la viser (p. 56-57, 90-91, 95-96). On trouve des appréciations qui étonnent sous la plume d’un théologien universitaire : ainsi Harnack est caricaturé (Jésus ne serait pour lui qu’un « simple homme » « porteur d’un message moral philanthropique », p. 70-71, une formulation injuste) ; quelques lignes sur l’opposition de Barth entre religion et foi se terminent par une platitude (« la foi sans la religion est irréelle ») ; elles ne prennent pas en compte le sens très précis que Barth donne à ces notions et semblent ignorer la manière dont il les articule (p. 116). On peut se demander en lisant ou relisant ces textes (y compris le controversé Discours de Ratisbonne) si la réputation théologique de Ratzinger n’était pas surfaite. Ce livre me semble surtout témoigner du marasme que traverse actuellement la réflexion sur la rencontre entre religions.

105A. G.

Bruno Gaudelet, Le Credo revisité, Lyon, Olivétan, 2015. 22,5 cm. 367 p. ISBN 978-2-33479-327-2. € 25

106Credo désigne ici, selon l’habitude ecclésiale, le symbole dit des apôtres dont le premier mot est credo. Dans le titre de ce livre, le mot important n’est cependant pas « Credo », mais « revisité ». Il ne s’agit pas de défendre ou d’attaquer le symbole dit des apôtres (on sait qu’il a été au xixe siècle l’objet de grandes controverses, auxquelles Harnack, entre autres, a pris part). On est dans une recherche irénique, paisible jusque dans ses audaces (et il y en a), d’où l’esprit de controverse et de polémique est absent. Il n’y a pas non plus de dogmatisme ; Bruno Gaudelet sait et admet que ses propositions et suggestions ne sont pas les seules possibles et qu’il y a plusieurs manières de formuler la foi. Son ouvrage répond à une double intention : offrir un catéchisme supérieur ou une théologie vulgarisée (au sens noble du mot) aux non-spécialistes ; réfléchir à une expression de la foi qui ne soit pas archaïque dans notre monde, tout en restant fidèle à ce qui constitue la « sève spirituelle » de la foi chrétienne à travers les âges.

107Prendre comme fil conducteur le credo permet de balayer un éventail très large de « lieux théologiques » : foi, création, christologie, sotériologie, pneumatologie, ecclésiologie, etc. Pour chacun d’eux, l’auteur étudie les textes bibliques, montre comment les articles des symboles les reprennent (plus ou moins bien) et s’interroge sur la manière dont on peut les comprendre aujourd’hui ; explications et interprétations se terminent par un « envoi » grâce auquel le chapitre ne se clôt pas, mais s’ouvre ; cet envoi donne de l’élan et apporte une note proprement « spirituelle ». L’analyse n’hésite pas à indiquer les difficultés de certaines croyances ou convictions traditionnelles, par exemple la notion qui n’est pas biblique de « toute puissance » ou encore la naissance virginale de Jésus, thème mineur et contestable dans les Évangiles de Mt et Lc, mais devenu majeur dans les croyances ecclésiales. De même, il montre combien est discutable l’utilisation fréquente et ancienne comme annonce messianique de certains textes d’Esaïe. L’approche est résolument historico-critique, mais n’ignore pas certains développements plus dogmatiques (ainsi la doctrine des trois offices du Christ ; l’influence de la théologie du Process est sensible dans le chapitre sur la création).

108Cet ensemble est très vaste et très riche ; c’est une sorte de mini « somme théologique » à l’usage des non-théologiens. Il est de bonne qualité, malgré quelques rares et petites faiblesses (il aurait dû notamment davantage souligner que le mot « saint » dans le vocabulaire réformé se rapporte à une fonction ou à une utilisation et non à une qualité intrinsèque de l’être ou de l’objet ainsi caractérisé). Signalons quelques points fort appréciables : la critique, très pertinente de la notion de sacrifice expiatoire substitutif qui, à vrai dire, ne se trouve pas dans le credo ; des pages sur la résurrection, cet élément central et difficile de la foi chrétienne, remarquables de savoir, de finesse et de compréhension en profondeur ; une excellente réinterprétation de la parousie. Quand il aborde la troisième partie du Credo, l’auteur mentionne mes propres réserves non pas envers l’Esprit mais envers les discours qui en traitent ; il les prend en compte et évite les pièges que je pointais en mettant l’accent sur l’Esprit comme échange et mouvement et non comme être ou essence. L’Esprit indique une intimité particulière avec Dieu, il dit que Dieu nous accompagne et qu’il agit. Les pages sur la Trinité, informées et équilibrées, montrent la distance entre les formules ternaires du Nouveau Testament et la doctrine trinitaire des Conciles et soulignent justement le problème herméneutique que soulève le passage des textes bibliques aux définitions conciliaires.

109Ce livre ne relève pas de la recherche érudite (ce qui ne l’empêche pas de s’appuyer sur des connaissances solides et étendues). Il se veut « pastoral » et il entend aider les chrétiens contemporains à penser et à formuler la foi dans le contexte qui est le leur, tout en montrant qu’ils peuvent le faire sans se mettre en rupture ou en contradiction avec le message biblique. Il me semble qu’il y réussit. Il est solidement pensé, clairement écrit avec un souci pédagogique certain (qui se manifeste entre autres dans le glossaire établi en fin d’ouvrage). Bruno Gaudelet fournit là un outil de travail qui devrait aider des cercles de réflexion et de formation paroissiaux. Au-delà de cette utilisation pratique, son livre permet d’alimenter une réflexion croyante toujours nécessaire mais qui aujourd’hui l’est sans doute plus que jamais.

110A. G.

Éthique

Renan Larue, Le végétarisme et ses ennemis. Vingt-cinq siècles de débats, Paris, PUF, 2015. 19 cm. 324 p. ISBN 978-2-13-061903-1. € 19

111L’ouvrage de Renan Larue (agrégé et docteur en lettres modernes venu à l’étude du végétarisme sans doute par désir personnel et par la littérature française) est tout à la fois un livre d’érudition et le manifeste d’un militant. Son titre dit bien le sujet : Le végétarisme et ses ennemis (la proximité avec l’ouvrage de Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis n’est sans doute pas fortuite) ; et le sous-titre en situe le cadre : Vingt-cinq siècles de débats (mais « débats » ne reflète pas la dureté des controverses).

112Le livre devrait porter un avertissement : « Lire ce livre peut vous rendre végétarien ! ». L’auteur commence par rappeler en introduction combien la France (mais elle n’est pas la seule) rend presque obligatoire la consommation de viande et plus largement de produits venant des animaux, qu’il faille les abattre ou les exploiter. Il indique que la consommation de viande va tellement de soi (au moins en Occident) qu’il a fallu attendre le xxie siècle pour que Mélanie Joy invente le terme « carnisme » pour désigner cette culture alimentaire.

113Dans son premier chapitre, il s’intéresse à « la querelle des Anciens ». Elle oppose les pythagoriciens qui pratiquent et défendent un « végétarisme moral » (par respect pour les animaux) à la société grecque tout entière dans laquelle la consommation de viande, parce qu’elle est liée au sacrifice, est à la fois un acte nutritif, politique et religieux. « Le végétarisme est une véritable pomme de discorde entre les plus prestigieuses écoles philosophiques de l’Antiquité. Ce n’est pas là la seule question qui divise les disciples de Pythagore, d’Épicure, de Zénon ou de Plotin, comme on l’a vu, mais la viande constitue un très bon révélateur des manières que ces philosophes ont d’envisager la raison des animaux, la place de l’homme dans le cosmos, la volonté des dieux, la pureté, la morale, la religion et le droit » (p. 76).

114Le chap. 2, intitulé « Le Dieu omnivore », est un véritable réquisitoire contre le christianisme qui n’a jamais montré la moindre miséricorde envers les animaux, au moins dans ses courants majoritaires. Et d’ailleurs les Évangiles présentent un Jésus qui n’a pas hésité à sacrifier des porcs et à (faire) pêcher des poissons, qui « n’a jamais épargné les bêtes [ce qui] fait de lui un homme et peut-être même un homme mauvais » (p. 100). Et Dieu n’est pas en reste, lui qui adresse à Pierre un ordre d’une violence absolue : « Tue et mange ! » (Ac 10,13). R. Larue défend l’idée, intéressante, selon laquelle l’attitude de Jésus a poussé les chrétiens à accepter, voire a encouragé la consommation de viande. « Afin de sauvegarder la supériorité morale de leur Dieu, les chrétiens n’ont d’autres choix que de se montrer impitoyables envers les animaux (quand bien même cela contrarierait leur inclination naturelle). L’indifférence à leur souffrance – poursuit-il – est un signe de ralliement et presque un commandement religieux. Il n’y a guère d’alternative : il faut tuer les bêtes pour sauver la foi » (p. 100-101). Le christianisme rejette donc le végétarisme moral (s’abstenir absolument de viande est un signe d’hérésie) mais, presque simultanément, il prône un végétarisme ascétique, non pas par respect des animaux, mais par désir de mortification. « Le chrétien doit à la fois montrer de l’appétit pour toutes les nourritures et accepter de se priver régulièrement de certaines d’entre elles. Ce juste milieu est particulièrement difficile à trouver aux premiers siècles, lorsque plusieurs courants hérétiques veulent frapper d’interdit la viande et le vin. Le montanisme, l’encratisme, mais aussi l’ébionitisme, le priscillianisme et, plus tardivement, le manichéisme, imposent un végétarisme très strict à leurs membres tout au long de l’année puisque la chair des animaux serait selon eux une nourriture abominable ou impure. Ces hérésies sont bien entendu condamnées par l’Église » (p. 119-120).

115Dans le chap. 3, intitulé de manière appropriée « La renaissance végétarienne », Larue revient à son sujet de prédilection et montre comment les penseurs des Lumières, Voltaire en tête, privilégient une alimentation végétarienne. En critique contre le christianisme, ils contestent une prétendue spécificité de l’être humain qui lui conférerait une supériorité. « L’empirisme et, dans son sillage, le sensualisme, le matérialisme, l’athéisme ont en commun de combler totalement ou en partie le fossé ontologique qui jusque-là tenait les animaux éloignés des hommes. Les principaux représentants de ces écoles inclinent à penser que le genre animal dans son ensemble est emporté dans le vaste tourbillon de l’existence ; les bêtes seraient nos compagnons d’infortune et peut-être même nos « frères ». À ce titre, il ne saurait être scandaleux de leur accorder certains droits et de renoncer à quelques-uns des nôtres lorsque nous les exploitons » (p. 140). La question porte aussi sur la nature même de l’être humain. Pour Rousseau, si l’homme est bon, il devrait être végétarien. Mais la question n’est pas seulement philosophique. Elle est aussi scientifique : physiologiquement, la dentition de l’être humain, son système digestif en font-ils un carnivore ou un végétarien ?

116Enfin dans le chap. 4, de loin le plus militant, l’auteur élargit son propos au « mouvement végane ». Dans les années 1940, « Donald Watson et Elsie Shrigley décident de quitter l’association végétarienne et de créer leur propre mouvement, la Vegan Society. Watson forge lui-même le terme « vegan » à partir des trois premières et des deux dernières lettres du mot vegetarian, le véganisme étant selon lui l’origine et la fin du mouvement végétarien, son point de départ et sa finalité. » (p. 220). Le xxe siècle voit aussi l’apparition d’une nouvelle forme de végétarisme. Après le végétarisme moral des pythagoriciens, des Lumières ou des Hindous, le végétarisme ascétique du christianisme médiéval, apparaît un végétarisme écologique, motivé par le désir de protéger et d’épargner à la fois le sol et les espèces animales. « Avec l’écologie, l’abstinence des produits d’origine animale prend une dimension qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Depuis quelques décennies, la destruction de l’environnement par l’élevage et la pêche change en effet la donne. Pour certains, elle permet même de trancher l’antique débat qui portait sur la légitimité des violences faites aux bêtes. Derrière la consommation de viande, de poisson ou de laitage, il n’y a plus seulement l’animal, comprend-on, il y a l’écosystème, il y a la pérennité de la nature tout entière et de l’homme en son sein » (p. 250).

117R. Larue conclut en exprimant un espoir : « Admettons que, dans nos sociétés, la proportion des véganes continue de croître et qu’elle dépasse un jour 10, 20, 30 ou 50 % ; il sera bien difficile alors aux mangeurs de viande ou de fromage de justifier les violences et les pollutions que leur mode de vie occasionne » (p. 281). On comprend que l’auteur fait plutôt partie de ceux-là que de ceux-ci.

118Dans ce livre à la fois intelligent et percutant, le recenseur, théologien protestant, ne peut pas s’empêcher de signaler un jugement qui lui paraît erroné. Soulignant que les cultures protestantes se sont montrées plus tolérantes envers les végétariens que les cultures catholiques, R. Larue mentionne dans une note : « Albert Schweitzer et Théodore Monod sont souvent comptés au nombre des penseurs protestants soucieux des animaux et favorables à l’éthique végétarienne. Mais il apparaît clairement que “l’éthique du respect de la vie” du premier et le végétarisme “par principe” du second sont indépendants de leur christianisme » (p. 128). Si je peux bien imaginer que Schweitzer et Monod ont pu dire ou écrire qu’être humain suffisait à justifier leur option pour le végétarisme, je ne crois pas que celui-ci ait été « indépendant de leur christianisme ». Au contraire, qu’ils aient été végétariens révèle quel type de chrétiens ils furent.

119Olivier Bauer

Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs. Traduit de l’anglais (US) par John E. Jackson, Genève, Labor et Fides, coll. « Le champ éthique 63 », 2015. 22,5 cm. 553 p. ISBN 978-2-8309-1564-8. € 39

120L’auteur, disparu en 2013, était une figure intellectuelle majeure aux États-Unis. Grand spécialiste de la philosophie du droit, sa réflexion l’a constamment conduit à s’interroger sur le lien entre le droit et la morale. Cet ouvrage est l’un de ses derniers, et constitue à ce titre une sorte de synthèse. Son objectif fondamental est la réfutation du « scepticisme externe », position majoritaire et dominante dans le monde intellectuel actuel (celle du renard dans la métaphore animalière convoquée dans le titre par l’allusion à un vers d’Archiloque : « Le renard sait de nombreuses petites choses, mais le hérisson en sait une grande »). Position qui, pour nier la vérité des valeurs, est toujours paradoxalement obligée de se référer à une méta-éthique ou une métaphysique. Au fond, c’est comme si le sceptique externe disait : « Vous ne pouvez pas prouver la véracité de vos valeurs si vous ne démontrez pas ses assises métaphysiques externes », à quoi l’auteur répond : « C’est votre croyance dans la nécessité qu’il faut une assise externe (d’où le qualificatif de “scepticisme externe”) aux valeurs pour prouver leur véracité, que vous ne pouvez pas démontrer et qui est problématique ». En effet, la vérité des valeurs, selon Dworkin, ne peut s’établir que par un travail d’interprétation, d’intégration et de discussion internes, au sein de ce qui devient alors une sphère axiologique, à la fois une et indépendante. Telle est la thèse philosophique fondamentale soutenue et développée dans ce livre. La première partie s’attache donc à réfuter le scepticisme. La seconde partie développe une théorie de l’interprétation. En effet, puisque les valeurs ne se justifient pas de l’extérieur de la sphère axiologique, c’est en son sein qu’elles doivent être discutées. C’est donc l’interprétation qui réalise leur intégration à l’ensemble du système de valeur. Selon cette conception, c’est ce projet interprétatif qui fait que nous sommes responsables : plus nos valeurs sont intégrées dans le système de valeur, plus nous sommes responsables. Les parties trois et quatre abordent la question de l’éthique et de la morale. Selon une typologie propre à l’auteur, l’éthique concerne l’art de bien vivre alors que la morale concerne la manière dont nous devons traiter autrui. C’est la thèse kantienne – selon laquelle nous ne pouvons pas respecter notre humanité de manière adéquate si nous ne respectons pas celle d’autrui – qui fait le lien entre ces deux dimensions de l’éthique et de la morale. L’éthique obéit à deux principes qui définissent la dignité : le respect de soi, c’est à dire prendre sa vie au sérieux, et l’authenticité, qui correspond au fait d’être cohérent. La morale consiste à respecter cette dignité chez autrui, car nous devons respecter l’importance égale de toute vie humaine. La cinquième et dernière partie s’occupe de la dimension politique. Dans cette partie, l’auteur s’intéresse à des questions essentielles comme celle des droits de l’homme, de l’égalité dans son rapport à la liberté. Pour lui, la légitimité d’un gouvernement démocratique procède de deux impératifs : d’une part, il doit se soucier de la même manière du destin de toutes les personnes qu’il prétend gouverner et, d’autre part, il doit respecter la responsabilité de chacun de décider pour lui-même comment faire de sa vie quelque chose de valable. L’auteur défend une conception de la démocratie partenariale, qui s’oppose à la conception majoritaire où il ne s’agit plus de gouverner selon la majorité mais de gouverner une communauté de partenaires selon le principe de légitimité (ce qui fait, par exemple, que dans cette conception un petit groupe de juges peut déclarer inconstitutionnelle une mesure pourtant majoritairement soutenue). On ne s’étonnera donc pas que cette partie, et le livre avec (excepté un court épilogue), s’achève sur un chapitre consacré au droit comme subdivision de la morale politique.

121L’ouvrage ne présente pas de difficulté de lecture et ne nécessite pas de compétences spécifiques. De notre point de vue, c’est la réfutation du scepticisme qui est la plus convaincante et décisive : en prétendant réfuter tout fondement aux valeurs et donc toute autorité à celles-ci, ce scepticisme est en effet toujours lui-même fondé sur une croyance qui ne se dit pas mais qui est problématique. De ce point de vue, Dworkin rétablit l’unité et l’indépendance du champ moral en renvoyant dos à dos, d’un côté le scepticisme, et de l’autre le recours à la transcendance religieuse pour le fonder (comme c’est le cas dans le « droit naturel » d’origine thomiste). Et même si cette dimension n’est pas traitée ni envisagée par l’auteur, qui semble l’ignorer, cela nous rapproche d’une conception plus protestante d’un champ moral plutôt lié au premier usage de la loi, distinct du champ de la justification lié à son second usage.

122Thibaut Delaruelle

Philosophie

Francis Guibal, Emmanuel Levinas. Le sens de la transcendance, autrement, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 2009. 21,5 cm. 165 p. ISBN 978-2-13-057355-5. € 21

123L’auteur offre ici un dense et bel essai à la croisée de la philosophie et de la théologie permettant de ressaisir le parcours à la fois existentiel et intellectuel de Levinas auquel il a consacré plusieurs ouvrages, avant et après celui-ci (dont plusieurs chapitres sont en fait une reprise d’articles déjà publiés dans diverses revues). Non qu’il s’agisse simplement d’une énième biographie philosophique qui chercherait à expliquer l’œuvre à partir du vécu factuel, car le partis pris est bien plus audacieux et original : parcourir à nouveau le chemin de pensée de Levinas d’après le prisme de l’écriture lévinassienne en tant que telle, tâchant de saisir le lien organique et vital qui unit, précisément, la vie, l’écriture et la pensée. Loin de toute philosophie essentialiste pressée d’enclore l’être dans la fausse transparence du concept, il s’agit alors de décliner le phénomène « écriture » (et de remonter par là jusqu’à l’« Écriture » elle-même) en ses diverses formes, en ses rythmes multiples, afin de proposer une compréhension renouvelée de la transcendance « dont la révélation n’est pas savoir mais injonction » (p. 58). La démarche est donc de bout en bout phénoménologique. La réflexion du « chrétien philosophe » (comme se désigne lui-même l’auteur) puise à celle du « juif philosophe » (p. 147) pour déployer ce sens de la transcendance « autrement » (le titre de l’ouvrage est évidemment un écho à Autrement qu’être ou au-delà de l’essence). La transcendance, en effet, n’est plus à considérer au prisme de l’ontologie classique comme essence éternellement identique à elle-même figeant le monde dans le régime de l’immuable : enracinée primitivement dans la structure éthique de l’existence convoquée à la responsabilité par le surgissement du Visage de l’autre, elle se déploie progressivement comme exil poétique du Sens qui vise toujours le « autrement » ou l’« ailleurs », et dispose l’existence comme quête infinie d’un Désir que rien ne peut définitivement rassasier et d’un Dire qu’aucun Dit ne saurait épuiser qui constitue le fond infini (infiniment ouvert) de l’interprétation. Cela, il ne s’agit pas seulement de le faire, mais aussi de le penser, d’en rendre compte de manière réflexive (ce en quoi le philosophe se distingue du poète ou de l’écrivain, même si son écriture peut aussi contenir des moments de poésie ou de narration). En quoi la pensée chrétienne (ou la pensée du christianisme) peut-elle, doit-elle, se mettre à l’école de la pensée juive (ou de la pensée du judaïsme ?). Précisément, soutient l’auteur, en ce que la tradition chrétienne, marquée par un fort penchant à l’ontologie spéculative « constructiviste » aussi bien de par son ascendance grecque que ses avatars idéalistes plus récents (Hegel notamment), s’est souvent caractérisée par une tentation de la maîtrise et de la clôture (de l’être, du sens, de l’autre, de l’histoire…). Il y a donc à (ré)apprendre, au contact d’un penseur comme Levinas, la situation ouverte qui est celle du christianisme – quand bien même le rapport à la transcendance y est posé encore autrement que dans le judaïsme (incarnation oblige). Il y a notamment tout un jeu de proximités et d’écarts qui se met en place entre judaïsme et christianisme quant aux places respectives de la Loi et du Don, de la responsabilité et de la gratuité, du Dieu radicalement séparé du monde et du Dieu présent au cœur du monde dans l’humanité du Christ (thème évidemment rédhibitoire pour Levinas). Le parti pris théologique de l’auteur lui-même semble d’ailleurs transparaître dans sa façon de ne retenir de la christologie que le versant « bas » – confinant à l’arianisme – lorsqu’il affirme que le Dieu chrétien est le Dieu de Jésus-Christ et non pas le Dieu qu’est Jésus-Christ (p. 153 n. 3). Logiquement méfiant à l’égard de la figure de Paul (p. 158-159, n. 5), l’auteur réduit l’interprétation de la mort du Christ à une « générosité éthique sans réserve » (p. 156, n. 3), déniant à la croix toute valeur proprement théologique. Accorder à la croix une valeur théologique est bien entendu problématique et n’est pas sans faire courir de gros risques de perversion (comme en témoignent les théologies sacrificielles de la substitution) ! C’est pourquoi deux attitudes sont possibles face à ce risque : renoncer à accorder à la croix une portée théologique pour se rabattre sur l’éthique, ou interpréter (à ses risques et périls) une telle portée théologique. La préférence de l’auteur, on le comprend, va à la première option. Sans aller plus avant dans ce débat multiséculaire et insoluble, souhaitons avec l’auteur que des « orientations herméneutiques distinctes » parviennent à « entrer en dialogue(s) plutôt qu’en conflit(s) » (p. 151). À ce sujet, notons que Francis Guibal fait utilement dialoguer Levinas avec d’autres penseurs eux-mêmes issus des univers juif et chrétien, en particulier Ricœur et Derrida.

124Je qualifiais la démarche de l’auteur comme se situant à la croisée de la philosophie et de la théologie, mais il serait plus juste de dire qu’elle consiste à examiner comment critiquer (ou déconstruire) philosophiquement le discours théologique ou, plus exactement, un certain discours théologique (onto-théologique en l’occurrence). Mais l’onto-théologie, malgré son poids conséquent dans l’histoire du christianisme, qualifie-t-elle à elle seule la théologie chrétienne dans ce qu’elle porte de plus singulier, à la fois en intime proximité avec le judaïsme et en écart avec lui ? N’y a-t-il pas quelque chose de réducteur à n’aborder la théologie que comme discours de maîtrise fondé dans un pseudo-savoir absolu, comme représentation intrinsèquement idolâtrique ? Pour briser l’idole et rendre le Sens (de la Bible, de la vie) à l’excès de sa liberté, faut-il nécessairement rompre avec le théologique en tant que tel ? N’y a-t-il pas en interne au christianisme lui-même des éléments de critique et de déconstruction de la métaphysique, repérables entre autres chez Maître Eckhart, Luther, Kierkegaard ou encore dans la théologie dialectique du xxe siècle, qui développent des théologies en rupture avec le schème onto-théologique ? Ne faudrait-il pas restituer le mot « théologie » à sa plurivocité et son incomplétude constitutives ? Un Luther, par exemple, insiste longuement sur le primat de l’expérience sur la spéculation, et sur la nécessité de remplacer le paradigme substantialiste par un paradigme relationnel pour construire une théologie authentiquement chrétienne et non plus crypto-païenne. On pense également aux développements d’un Barth ou d’un Bonhoeffer sur la transcendance comme « être-là-pour-les-autres » et non comme être retiré dans sa propre aséité. Ainsi, si le christianisme a tout à gagner à s’inspirer de la pensée juive de l’infini, en cherchant ailleurs qu’en lui-même de quoi participer à son propre renouvellement (selon le souhait de l’auteur que l’on ne peut que partager), ne devrait-il pas se souvenir qu’il dispose également de ressources en son propre sein pour pratiquer la déconstruction dont il a en effet le plus grand besoin ? L’« ailleurs » n’est pas seulement « dehors », il est aussi « dedans ». Telles sont du moins les réflexions qui ont surgi à la lecture de cet ouvrage dont on peut saluer la haute tenue et la capacité à susciter le questionnement.

125Notons pour terminer que la langue de l’ouvrage, quoique technique, est précise et claire (du moins pour qui est un peu familier de la phénoménologie française). On regrette seulement, au plan strictement formel, l’absence de bibliographie en fin de volume qui dispenserait le lecteur de noter au fur et à mesure de sa progression les références complètes des sources utilisées par l’auteur pour conduire son propos.

126Guilhen Antier

Sciences des religions

Henri de la Hougue, Anne-Sophie Vivier-Muresan (dir.), À l’écoute de l’autre. Penser l’altérité au cœur du dialogue inter-religieux. Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Théologie à l’Université 34 », 2015. 23,5 cm. 231 p. ISBN 978-2-220-07597-6. € 21

127Ce volume regroupe une douzaine de contributions de chercheurs qui travaillent à (ou avec) l’ISTR de l’Institut Catholique de Paris. II y a entre elles une assez forte cohérence. Une question centrale les domine : comment faire droit à l’altérité (à la vérité des autres religions) sans abandonner ou trahir sa propre identité (en l’occurrence une identité catholique romaine post conciliaire) ? Quelques convictions communes traversent la plupart d’entre elles : ainsi que la vérité – et donc la révélation – n’est pas un donné figé, mais une relation vivante qui bouge, avance, se transforme. On sent chez plusieurs de ces auteurs l’influence de la pensée de Pannikar (qu’expose M. Kneer). Notons un souci assez partagé et louable de ne pas se cantonner dans le flou et de définir avec précision les notions dont on se sert, ainsi celles de « religieux » et de « spirituel » qu’il ne faut ni confondre ni séparer (X. Gravend-Tirole). Je relève, un peu arbitrairement, quelques thèmes significatifs : l’importance des « gestes » dans les rencontres inter-religieuses (R. Collu-Moran) ; la part nécessaire d’opacité que l’on doit accepter et respecter dans la relation la plus transparente (A.-S. Vivier-Muresan dont le détour par les relations intratrinitaires et interconjugales m’a paru plus subtil que convaincant) ; les limites de l’exigence de réciprocité dans le dialogue qui n’implique pas obligatoirement symétrie et égalité (T.-M. Courau) ; une analyse critique de la notion d’hospitalité « politique » et l’appel à « une sécularisation de la sécularisation » (R. Boutayeb, qui réfléchit à partir de Lévinas et de Derrida) ; une caractérisation de l’universel qui n’élimine ni n’écrase le concret (E. Vinson) ; un appel à prendre au sérieux et à dédramatiser le syncrétisme en le repensant (P. Fridlung qui semble ignorer la réflexion stimulante de Robison James qui aurait pu enrichir son approche. Les auteurs protestants et anglo-saxons sont d’ailleurs très largement ignorés dans ce volume).

128Ce livre, intelligent et mesuré, a l’intérêt d’essayer de relancer une réflexion sur l’inter-religieux qui semble actuellement piétiner. On peut cependant lui reprocher un certain enfermement. Il traite d’altérité mais ne parle pas à l’autre, ni avec l’autre ni même de l’autre ; il se préoccupe de la manière dont un catholique peut comprendre, à partir de ce qu’il est, la rencontre ou le dialogue. Malgré un très juste plaidoyer pour une hospitalité conçue comme décentrement (C. Monge), il ne se décentre pas vraiment. Ce sera peut-être pour une prochaine publication de ce groupe de travail.

129André Gounelle

Vient de paraître

Jean-Louis Prunier, Jean-François Zorn (éd.), Facettes du méthodisme français, Paris, Ampelos, coll. « Histoire décryptée », 2016. 23,5 cm. 259 p. ISBN 978-2-35618-111-4. € 20

130Ce livre regroupe les communications des deux journées d’étude de 2014 et 2015 de la Société d’étude du Méthodisme français (SEMF). Elle s’est donnée comme objectif de regrouper à l’Institut protestant de théologie de Montpellier les archives éparses du méthodisme wesleyen français et d’en raviver la mémoire. Rappelons que le méthodisme s’est développé en France de 1791 à 1938 avant de se fondre dans l’Église réformée de France, tout en se maintenant à travers quelques communautés soutenues par le méthodisme épiscopal américain et allemand, essentiellement en Alsace pour ce dernier. À travers huit articles de genres divers, mais tous solidement argumentés, et une synthèse conclusive, se dessine en toile de fond la vie de quelques régions françaises touchées par un méthodisme parvenant à édifier des Églises et à participer aux évolutions sociétales de son temps. Le livre commence par une vue générale du sujet, « Le méthodisme français et les particularités de son histoire » (Patrick Streiff). Il amorce ensuite un tour de France du méthodisme wesleyen en commençant par la Bretagne, « Méthodistes, calvinistes et parlant breton ! Un siècle de Welsh Methodist Calvinistic Mission (1842-1938) » (Jean-Yves Carluer), se poursuit par « La Normandie, tête de pont de l’implantation du méthodisme en France » (Jean Guérin). On découvre « Deux Églises pour une même mission. Approche historique du méthodisme en Alsace » (Christian Gunther) avant de gagner le Sud-Ouest avec « Les années françaises d’Alfred Zimmermann, pasteur d’une paroisse suisse méthodiste en Gascogne (1946-1962) » (Madeleine Knecht Zimmermann). L’ouvrage est complété par un article sur « La Grande Guerre dans le journal méthodiste L’Évangéliste » (Madeleine Souche). Enfin deux personnages emblématiques du méthodisme français sont évoqués, « Matthieu Lelièvre (1840-1930), pasteur, journaliste et historien méthodiste » (Jean-Louis Prunier) et « André Roux (1909-1994), pasteur missionnaire méthodiste réformé, agent “diplomatique” de la Mission de Paris » (Jean-François Zorn). Bien d’autres régions françaises atteintes par le méthodisme restent à explorer – Paris et sa banlieue, la Drôme, Nîmes, les Plaines de la Vaunage, la Gardonnenque, le Pays viganais, la Corse –, et bien d’autres personnages restent à découvrir. La SMEF s’est engagée à poursuivre le chantier. Si la lecture de ce livre pouvait provoquer quelques vocations d’historiens du méthodisme français, l’objectif de cette société serait plus rapidement atteint. Ce qui est étonnant dans cette expérience, somme toute brève (cent cinquante ans) et qui n’a jamais constitué un groupe de plus de deux mille personnes dispersées sur le territoire national, c’est son influence, son rayonnement et son originalité soulignés dans la conclusion du livre par Pierre-Yves Kirschleger : « “Périsse le nom de méthodiste toutes les fois que cela pourra signifier l’unité réalisée de l’une de nos Églises avec d’autres Églises évangéliques !”, aimaient répéter les vieux méthodistes… Que cela n’empêche pas les historiens de révéler au grand jour toute la richesse de l’histoire du méthodisme en France ».

131J.-L. P. et J.-F.Z.

Céline Rohmer, Quand parlent les images. Les paraboles dans l’Évangile de Matthieu, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2017. 20 cm. 167 p. ISBN 978-2-35479-417-0. € 15

132La collection « Au fil des Écritures », abritée par les éditions Olivétan, mène une périlleuse entreprise, celle de proposer une lecture éclairée et éclairante d’un livre biblique ou d’une thématique qui le traverse. Son dernier numéro s’intéresse aux paraboles racontées dans l’Évangile de Matthieu. Après avoir soutenu une thèse de doctorat sur ce sujet, l’auteur s’emploie à reprendre l’ensemble des paraboles contenues dans le premier Évangile afin d’en dégager les visées littéraires et théologiques. Le parcours comprend quatre étapes. La première rappelle que Jésus le paraboliste hérite d’un langage modelé par différentes cultures et, selon la tradition, il s’en saisit avec adresse et talent. Une deuxième partie s’arrête sur le long discours en paraboles prononcé par le Maître depuis une barque (Mt 13). À la demande des disciples, Jésus rend compte ici de sa manière de parler. Il théorise la parabole et livre ainsi une clef de lecture indispensable pour accéder à l’ensemble de ses paraboles. L’étape suivante observe le fonctionnement du langage parabolique dans un contexte plus polémique : Jésus les mobilise à nouveau, non seulement pour intensifier l’enseignement réservé aux disciples (Mt 18), mais encore pour nourrir les controverses avec les chefs religieux (Mt 20-22). Leur impact semble alors faire voler en éclats la compréhension habituelle des uns comme des autres. Le parcours se poursuit jusqu’au dernier discours de Jésus, prononcé en langage apocalyptique et parabolique (Mt 24-25). Les dernières paraboles matthéennes viennent ainsi éclairer l’existence humaine à la lumière des fins dernières. Si l’ouvrage s’appuie sur une lecture suivie du premier Évangile, il met également en lumière l’intertextualité à l’œuvre dans les paraboles (références à l’Ancien Testament, sources communes aux synoptiques, comparaisons avec des textes apocryphes) et rend compte de la longue histoire de leur réception. Une bibliographie sélective permettra enfin au lecteur d’ajouter des couleurs aux images que Jésus se plaît à déployer en récit.

133C. R.


Date de mise en ligne : 27/02/2018

https://doi.org/10.3917/etr.924.0837

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