Notes
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Thèse de doctorat en théologie, discipline Nouveau Testament, soutenue le 30 novembre 2017 à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Montpellier. Membres du jury : MM. Élian Cuvillier (directeur de thèse, IPT, Faculté de Montpellier), François Vouga (Université de Wuppertal), Jean-Daniel Causse (Université Paul-Valéry Montpellier 3) et Mme Céline Rohmer (IPT, Faculté de Montpellier). — Mention très honorable. Haritsima Razanadrakoto est actuellement professeur de Nouveau Testament à la Faculté de théologie protestante d’Antananarivo.
1Le projet de l’apôtre Paul quand il écrit à la jeune communauté de Rome est d’enraciner la foi de ses auditeurs sur des fondements qu’il juge nécessaires et incontournables pour qui suit le Christ (voir Rm 1,8 et 11). Cette intention ne reste pas seulement à l’état de projet mais est mise en œuvre dans et par son Épître. Dit autrement, plutôt que d’établir un lien direct entre l’envoi de l’Épître et les visées personnelles de Paul par rapport à son programme missionnaire et à la collecte de l’offrande pour les pauvres à Jérusalem, nous pensons que l’envoi de l’Épître est pour Paul l’occasion, non seulement de préparer sa venue, mais également, par le truchement de sa lettre, de mettre les croyants de Rome dans les conditions d’une rencontre avec son Évangile. Par le moyen de cette lettre, c’est-à-dire par son contenu même et par sa lecture communautaire, Paul souhaite que s’opère concrètement ce qu’il annonce comme étant son intention par rapport à ses destinataires : le raffermissement de leur foi. Dans cette hypothèse, la section parénétique des chapitres 12 à 15 n’est donc pas seulement l’exposé théorique des conséquences pratiques de son propos théologique des chapitres 1 à 11. Plus fondamentalement, Rm 12-15 se présente comme la possibilité, par le truchement d’une parole écrite et proclamée, de rendre effectif – d’effectuer – son Évangile dans l’existence quotidienne de ses auditeurs.
Hypothèse de lecture
2Comme l’indique la plupart des chercheurs, l’adverbe de conséquence de 12,1 (oun) relie bel et bien la partie parénétique à la précédente. Cette conséquence n’implique pourtant ni un simple aboutissement ni un simple prolongement : elle désigne la traduction ou la reprise sous un angle différent du même propos. De ce fait, on peut constater que toutes les subdivisions de cette section parénétique peuvent être reliées à certains passages de la partie précédente dans la dynamique de ce que l’on appellera une effectuation de l’Évangile dans la vie quotidienne des croyants. Après la première partie (1-11) considérée comme théologique voire dogmatique, car axée sur l’exposé de la justification par la foi en/de Christ, la seconde partie (12-15) se présente avec une coloration éthique très marquée. Sa place et son rôle dans l’ensemble de la lettre sont cependant discutés. Au-delà des efforts de catégorisation ou de classification qui restent toujours artificiels, cette section – que nous dirons parénétique pour ne pas nous écarter des acquis des interprétations antécédentes – déploie une réflexion consacrée à l’édification de la communauté des croyants justifiés. L’argumentation paulinienne part de la métamorphose par le renouvellement de l’intelligence et par le corps comme sacrifice vivant (12,1-2) pour aboutir au moment conclusif (15,5-6) dans lequel se déploie l’image d’une communion réalisée (une même pensée, un même accord, une seule bouche, un accueil mutuel).
3Il s’agit donc de relire Rm 12-15 en sorte de saisir le déploiement de l’argumentation paulinienne à travers les différentes subdivisons de cette section. À travers une lecture minutieuse du texte, nous nous fixons de comprendre comment Paul accompagne ses destinataires dans le projet d’édification d’une communauté vivant non plus sous la loi mais selon et par la foi. Parallèlement, il nous a paru intéressant de suivre le déploiement de la notion de corps (sôma) au fil du propos paulinien : Paul présente en effet le sôma comme « sacrifice vivant » pour être membre d’un unique sôma en/par Christ, et ce qui en découle dans les différentes facettes de la relation quotidienne. Enfin, en interprétant cette section parénétique en relation avec la première partie de l’Épître, il est possible de montrer comment Paul essaie de traduire et d’incarner dans l’existence croyante – dont le quotidien est toujours théâtre de clivages et de tensions multiples (résidents/étrangers, croyants/persécuteurs, sages/humbles, simples citoyens/autorités civiles, faibles/non-faibles ou forts) – la notion de justification par la foi qui est au fondement de sa théologie. Au final, dans ces chapitres 12 à 15, Paul se révèle comme celui qui rebâtit sa communauté destinataire sur ce qu’il considère être le véritable fondement de la foi.
4Notre hypothèse de lecture est que l’on peut structurer cette section parénétique en trois grandes parties : 12,1-21 ; 13,1-14 et 14,1-15,13. Notre démarche consiste à traduire le texte grec en repérant, pour chacune des trois parties, les nuances importantes de la langue originale qui peuvent orienter la lecture et la compréhension de la partie étudiée, voire de l’ensemble de la section. L’analyse nous a aussi permis de discerner que 12,1-10 constitue l’idée maîtresse, sinon la thèse principale, qui se déploie tout au long du reste de l’argumentation. Ainsi, au premier verset, la notion de miséricordes (au pluriel), la métamorphose par le renouvellement de l’intelligence du verset 2 (Paul utilise anakainôsis pour désigner le renouvellement – pas simplement kainôsis – pour mettre l’accent sur la provenance extérieure de cette transformation), la notion de grâce (v. 3) et le en/par Christ (v. 4-5) font du sôma du croyant le lieu d’un processus de transformation venant de l’extérieur. Le corps-moi du croyant autrefois considéré comme une frontière personnelle devient ainsi un corps métamorphosé par l’action divine, qui renouvelle son intelligence, fonde son identité et fait de lui le membre d’un unique corps. D’autre part, l’autre (le prochain, le frère, l’ennemi…) influence aussi l’existence de chaque croyant. Le croyant, autrefois atteint en son corps et son intelligence par sa rupture avec Dieu (1,18-32), puis fragmenté en présentant ses membres au péché (Rm 6), se trouve réunifié en son corps (12,1) et invité par la suite à s’ouvrir à l’autre. La foi du croyant est donc constamment mise à l’épreuve par la rencontre. Les idées et convictions toutes faites sont ainsi remises en question par la rencontre avec l’autre, i.e. celui qui est différent. Paul élargit la relation d’interdépendance duelle à une relation triangulaire : moi – l’autre – Dieu comme figure de l’altérité (voir par exemple 12,19 : « À moi la juste vengeance, moi je rétribuerai, dit le Seigneur »).
Étude de la section parénétique
Première partie de la section
5Dans la première partie (12,1-21), au moins quatre points importants nous ont aidé à lire autrement le texte de Paul.
6Premièrement, le datif en Christô du verset 5 constitue une réorientation fondementale du soi dans la compréhension de son identité et de son existence. Ce datif, compris habituellement dans son sens locatif, peut aussi être compris dans un sens instrumental. Cela modifie l’interprétation du propos paulinien, car le croyant est devenu membre de l’unique corps (v. 4-5) par le biais de Christ. Cette nuance détache le croyant de toute idée de mérite et renouvelle en même temps le regard qu’il a vis-à-vis des autres. Ainsi, Paul met chaque croyant sur un pied d’égalité devant Dieu, ce qui n’est pas sans conséquence dans la relation interpersonnelle. Cette traduction, grammaticalement possible, n’enlève en aucun cas la consistance du sujet humain. Au contraire, Paul lui-même, en considérant le croyant comme « membre », donne une autre dimension et une autre compréhension de l’existence du croyant, à la fois réunifié dans son corps et décentré de lui-même.
7Deuxièmement, la notion de « membre » redéfinit également le statut de chacun et du « moi », comme n’étant ni au dessus ni en-deçà des autres, mais « avec » et « tout comme les autres » (eis allelôn). L’existence croyante, selon Paul, ne se définit donc pas par ce qu’elle est (main, pieds, etc.) ni par ce qu’elle a (car les dons sont issus d’une même grâce, voir 12,3-8), mais par ce dont elle est capable dans sa relation avec les autres membres. Ceci nous conduit à une autre remarque qui concerne la série de participes présents (v. 11-13). Ils sont généralement considérés, soit comme ayant une valeur impérative, soit comme ayant le « vous » de la communauté destinataire comme sujet. Pourtant le « vous » destinataire n’est présent que dans la suite, alors que dans les versets 4-5 il s’agit seulement d’un « nous ». De plus, selon la logique de la grammaire grecque, cette série de phrases participiales est plutôt rattachée à un sujet évoqué dans une phrase précédente. Aussi soutenons-nous que ces participes peuvent être liés au « nous » de l’unique corps en/par Christ dans lequel l’amour sans masque (v. 9) et l’amour fraternel (v. 10) agissent et régissent toute relation. Le croyant est donc toujours précédé et guidé par cette force théologale qu’est l’amour. Par conséquent, sa relation à l’autre s’inscrit toujours dans une relation triangulaire (moi – l’autre – l’altérité divine) qui définit en même temps son existence et qui oriente son comportement. Par cette existence interdépendante, les attitudes citées dans la série de participes présents (v. 11-13) se montrent comme une suite logique de l’annonce : « Ainsi nous sommes [à] plusieurs un unique corps en/par Christ, et chacun pour sa part membres les uns des autres » (v. 5).
8Troisièmement, devenu membre d’un unique corps, le sujet croyant est libéré de son enfermement dans le moi ou dans le corps-moi pour laisser advenir autre chose et donner une place à quelque chose d’autre (v. 19). Ainsi, bénir (eulogeite : « dire du bien ») les persécuteurs (v. 14), ne pas être sage par soi-même (v. 16c), ne pas tomber dans une relation d’échange – ne pas rendre le mal pour le mal (v. 17), ne pas se faire justice soi-même (v. 19), ne pas vaincre le mal par le mal (v. 21) – ne sont que le fruit de cette relation triangulaire dans laquelle le moi ne peut être compris et ne peut agir convenablement que dans sa relation avec les autres et avec Dieu. On peut comprendre ainsi le verset 21 : « Ne sois pas vaincu par le mal, mais vainc le mal dans le bien », c’est-à-dire en étant attaché à quelque chose d’autre et en se laissant guider par une autre logique et une autre dynamique. Force est de constater que c’est l’amour sans masque qui régit l’unique corps et qui fait que le croyant est ainsi attaché au bien (voir v. 9).
9Quatrièmement, le sôma du croyant devenu membre d’un unique corps n’a pourtant pas entièrement disparu dans une sorte de fusion. Le cheminement de ce sôma est très significatif dans le texte. On discerne des actions somatiques décrivant cette transformation du sôma : bénir et ne pas maudire (v. 14), se réjouir et pleurer (v. 15), donner à manger et à boire (v. 20). Il y a lieu de signaler ici, par rapport au verset 20, que Paul, reprenant la citation de Pr 25,21-22 dans la LXX a délibérément changé le verbe trephô qui est assez général (« nourrir », « supporter » ou « prendre en charge »), par le verbe psômizô qui indique plutôt l’action de mettre quelque chose dans la bouche de l’autre, de l’ennemi, impliquant par là-même le corps du croyant.
Deuxième partie de la section
10La deuxième partie de la section parénétique (13,1-14) est constituée d’un texte qui a fait couler beaucoup d’encre dans la mesure où il est question de la relation aux autorités civiles. Nous avons tout d’abord remarqué que Paul poursuit l’argumentation de la péricope précédente. La relation avec les autorités civiles s’inscrit en effet logiquement dans une relation d’échange (v. 7 : « Redonnez à tous les dettes : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui la taxe, la taxe ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur ») et se voit élargie dans une relation triangulaire où Dieu a sa place : se soumettre à l’autorité mise en place par Dieu (v. 1), toute insoumission à l’autorité est une insoumission à Dieu (v. 2), les magistrats sont des diakonos et des leitourgos de Dieu (v. 4-6), etc. Ainsi, l’on peut considérer que la relation avec les magistrats s’inscrit, elle aussi, dans une relation triangulaire par laquelle l’on fait appel à une altérité venant briser la relation duelle. Par l’introduction de la notion de conscience au verset 5 (« Voilà pourquoi [il y a] nécessité de se soumettre, non seulement à cause de la colère mais aussi à cause de la conscience »), Paul fait appel à quelque chose que peut posséder l’intelligence de chacun. De fait, suneidêsis traduit par « conscience » est l’association de sun avec oida (le « savoir », la « connaissance »). Le sens littéral de ce terme est donc « savoir avec un autre, être complice ».
11La suite du texte apporte un éclaircissement sur l’ouverture à l’altérité, et sur la relation triangulaire. Ainsi la notion d’amour au verset 8 ouvre l’argumentation à un autre niveau. Des traits christologiques apparemment absents dans la première partie (v. 1-7) inaugurent cette nouvelle étape du discours : la parole (v. 9), l’accomplissement de la loi (v. 10), le kairos ou « moment favorable » (v. 11), la lumière (v. 11-12), le jour (v. 13), revêtir Christ (v. 14). Cette dernière notion qui clôt l’argumentation n’est autre, selon nous, qu’une façon d’énoncer « la métamorphose par le renouvellement de l’intelligence (nous) » de 12,1-2 ; elle offre au sujet croyant la disposition de discerner la volonté de Dieu (12,2) sans tomber dans la préoccupation (pronoian : littéralement « ce qui précède et guide l’intelligence ») de la chair (13,14). On peut en conclure que, pour Paul, le sujet croyant ayant été métamorphosé par le renouvellement de son intelligence se voit guidé par une force qui le précède et qui fait de lui quelqu’un vivant dans le chronos mais touché par le kairos, le moment favorable. Ce moment favorable est lié au salut de Christ (v. 11) et permet à chaque croyant de vivre autrement sa relation quotidienne (1 Co 7,29 sq.) en laissant advenir autre chose : l’amour (v. 8-10), la parole (v. 9), la lumière (v. 11-12), Christ (v. 14). Faisant le lien avec les données de la partie précédente, l’on peut dire que Paul invite ses destinataires à s’ouvrir à une autre réalité en ne s’enfermant pas dans une relation à deux régie par la logique de l’échange, mais plutôt en se laissant déplacer par la Parole.
12Une autre remarque concerne l’élargissement du discours de Paul qui part d’une relation duelle et d’échange (le croyant face aux autorités civiles) pour aboutir à une relation triangulaire où Dieu est partie prenante. Comme tout au long du chapitre 12, ce fait reconfigure la compréhension de soi et de l’autre, ainsi que la relation interpersonnelle dans le quotidien du croyant. Introduite presque en même temps avec le double paradoxe de l’amour comme dette et de la dette comme amour, et liée à la notion d’altérité divine (revêtir les armes de la lumière/Christ, salut, foi), la notion de kairos fait irruption dans le présent de la foi du croyant. Ce dernier, étant en quelque sorte dynamisé, est donc amené à marcher selon cette dynamique pour ne pas suivre les préoccupations de la chair. La deuxième partie de ce chapitre 13 (v. 8-14) se présente comme un discours très imagé qui amène l’auditoire, non pas dans un discours symbolique, mais plutôt existentiel, qui concerne sa quotidienneté et qui le ramène au cœur de la réalité de sa communauté, dans ce que Paul appelle le « maintenant ».
Troisième partie de la section
13Dans la troisième et dernière partie de cette section parénétique (14,1-15,13), Paul prend comme point de départ une situation concrète de la communauté romaine bien qu’il ne la décrive pas dans le détail : celle des faibles et des non-faibles. D’un côté, les faibles qui jugent les non-faibles mangeant de tout et, de l’autre côté, les non-faibles qui méprisent les faibles, ces derniers respectant des interdictions alimentaires et calendaires. Nous formulons ici trois remarques importantes pour esquisser l’enjeu du propos de Paul dans cette partie.
14La première concerne la notion de foi dans l’argumentation de Paul. Deux passages nous semblent cruciaux pour la compréhension de l’ensemble. Le premier verset du chapitre 14 a toujours été traduit : « Accueillez celui qui est faible dans la foi ». Pourtant la syntaxe grecque nous permet aussi de le traduire par « accueillez par la foi celui qui est faible », en liant plutôt le datif tê pistei avec l’impératif proslambanesthe et non avec asthenounta. Mais on peut aussi tenir les deux possibilités de traduction ensemble. Ce qui fait que par la foi, avec laquelle on qualifie tel parti comme faible et tel autre comme fort, on doit aussi accueillir les autres. Un glissement de compréhension s’opère d’une qualification de la foi comme critère (voire comme frontière) à une autre compréhension qui la considère comme une opportunité d’être accueilli et d’accueillir aussi. Cette nuance se manifeste d’une autre manière au verset 22a, généralement traduit par : « Cette foi que tu as, garde-là pour toi devant Dieu », alors que le texte grec peut être rendu : « Toi, as-tu la foi ? Quant à toi-même, aie-la devant Dieu ». L’injonction est donc d’avoir cette foi devant Dieu, c’est-à-dire s’ouvrir sur une relation triangulaire et non pas s’enfermer sur soi-même.
15Cette ouverture à l’altérité – deuxième remarque – se concrétise de plus en plus dans la suite du propos. Paul essaie tout au long de son argumentation et à maintes reprises de faire sortir ses auditeurs de ce « soi-même » et d’avoir une vie qui s’ouvre à l’altérité divine et humaine qui y trouve son fondement : « Personne ne vit pour soi-même […] nous vivons pour Christ » (v. 6-9). Cette ouverture n’est autre que la continuité de la notion de l’unique corps en/par Christ. Ainsi la tension entre les faibles et les non-faibles, fondée sur une opposition avec l’autre – l’on existe en se démarquant des autres – se voit remise en question. L’important pour Paul n’est pas de savoir qui a tort ou qui a raison, mais de se remettre en question en se situant dans une relation triangulaire et en considérant que le « moi » et « l’autre » sont sur un pied d’égalité devant Dieu. L’accueil mutuel entre les deux parties n’est donc possible qu’en relativisant ce qui divise et en fondant en Dieu ce qui fonde le statut et l’identité (non-faible, car accueilli par Dieu, voir 14,4). Paul veut renouveler l’identité de chacun en partant d’une même base qui s’écarte des critères posés a priori par chaque groupe, ouvrant aussi la possibilité pour les autres d’exister, et offrant la possibilité d’un accueil mutuel (15,7).
16Notre troisième et dernière remarque concerne l’introduction, à trois reprises, du thème de la mort du Christ dans cette partie, ainsi en 14,9 : « Car Christ est mort et il est revenu à la vie pour être le Seigneur des morts et des vivants », puis en 14,15 : « Ne cause pas, par ton aliment, la perte de celui pour lequel Christ est mort », et en 15,3 : « Car le Christ n’a pas cherché ce qui lui plaisait mais, selon qu’il est écrit : les outrages de ceux qui l’outragent sont tombés sur moi ». En introduisant ce thème, Paul veut que chacun, faible ou non-faible, y associe sa propre mort (voir 14,8 : « Nous mourons pour/par le Christ »). C’est en acceptant pour le « moi » cette mort de Christ que chaque croyant peut mourir à « lui-même » et s’ouvrir à une autre possibilité de vivre dans une relation triangulaire. Renoncer à la vie en soi-même pour soi-même et par soi-même (14,6-8), et remettre en cause ses convictions face à l’autre, ne sont autre que mourir pour/par Christ (14,8) et mourir à soi-même. C’est ainsi, selon Paul, que chaque croyant peut s’ouvrir à l’autre, le rencontrer et l’accueillir au-delà et indépendamment de la qualité de ce dernier, et s’ouvrir ainsi à la vie d’un justifié par la foi : une vie de foi toujours à l’épreuve de la rencontre et une existence en construction permanente, car en tension perpétuelle avec ce monde et avec soi-même.
17Trois observations pour conclure.
Données conclusives
Un parcours somatique
18Premièrement, sur la question de l’identité, Paul propose une autre compréhension du corps dans un parcours somatique remarquable. Ce parcours somatique, ayant débuté dès le premier chapitre de l’Épître avec la notion de « corps déshonoré en/par eux mêmes » (1,24), rebondit de façon frappante dans cette partie parénétique. Il se déploie comme le motif central du discours de Paul. Au lieu d’avoir une identité suffisante en lui-même, se considérant même comme « fort » par sa propre conviction, le sujet croyant est invité à présenter son corps comme sacrifice vivant. Un acte sacrificiel qui répond à la miséricorde et à la grâce de Dieu faisant de la personne du croyant un membre de l’unique corps en/par Christ. C’est autour de ce thème que tous les arguments de cette partie parénétique s’articulent. La notion de l’unique corps en/par Christ renouvelle la compréhension et le rapport à soi-même et aux autres. Le corps sacrifice vivant, devenu lieu de rencontre avec les autres, est ici devenu « membre » (12,4-5). Une idée d’interdépendance se manifeste sans pour autant refuser l’identité de chacun. Le fait d’être membre, au contraire, met l’accent sur la particularité/singularité de chaque croyant mais en même temps l’impossibilité d’une existence totalisante ou suffisante en elle-même.
19En même temps que cette notion d’unique corps en/par Christ est soulignée l’importance de la relation interpersonnelle. Une fois devenu membre d’un seul corps, le sujet croyant doit donc assumer le manque et le besoin des autres. Cela pointe une forme de désir qui met l’accent sur l’édification mutuelle. Paul déploie une compréhension de chaque croyant comme étant le lieu où s’articulent le corps et le logos (parole/langage). En ce sens, le sacrifice vivant qui ne peut qu’être une manifestation de l’amour, n’est autre que l’écho en la personne du croyant de cet amour de Dieu qui l’a fait entrer par miséricorde (12,1), par grâce (12,3) et finalement par Christ (12,5), dans cet unique corps pour en devenir membre. L’amour qui agit constamment en la personne de chaque croyant et dans sa relation avec les autres prend la forme d’une parole (voir 13,9 : « Tous les commandements se résument dans cette parole : tu aimeras, etc. ») qui régit la relation de chaque membre, ce qui change complètement et la compréhension de soi, et le rapport aux autres. Le corps associé à la parole est devenu un corps/nous, un lieu de rencontre et de communion. Se déploie ensuite toute la logique découlant de ce fondement, jusqu’au fait d’aimer les ennemis (12,20). Toute forme de non-parole pouvant se glisser dans la violence (12,14 : maudire/dire du mal ; 13,1-2 : opposition/non-soumission ; 14,1 sq. : jugement et mépris) doit laisser place à l’amour sous toutes ses formes et dans toutes ses expressions : sacrifice vivant (12,2), bénir/dire du bien (12,14), aimer (13,8 sq.) rendre grâce (14,6), etc. C’est un peu comme si l’amour – une forme de Parole qui régit la relation dans l’unique corps – introduisait chaque croyant dans une communion et une relation toujours triangulaire (le soi, l’autre et Dieu). La dynamique de l’amour et une autre manière d’exister se déploient dans cette communion, de sorte que l’ensemble puisse parvenir à une existence interdépendante et à une communion capable de glorifier le Seigneur (15,6). Le « je » de chaque croyant (15,9) ne peut que s’inscrire dans cet ensemble comme un membre, donc unique et ayant sa propre identité, mais agissant pour l’unique corps en/par Christ.
20On constate que l’Évangile de Paul invite à un dépassement de tout ce qui est de l’ordre du repli sur soi-même. Son Évangile ne peut être compris et ne peut être vécu que dans son effectuation qui est ouverture à l’Autre et aux autres. Dans ce sens, la notion de métamorphose associée au sacrifice vivant du corps de chaque croyant et aboutissant à la notion d’unique corps, est également une façon pour Paul de proposer un Évangile qui s’incarne et qui affecte le corps, voire qui prend corps dans la vie quotidienne de la communauté. Le parcours somatique qui traverse cette partie parénétique concourt aussi à cet effet.
Corps et parole
21Deuxièmement, nous l’avons souligné, le corps du sujet croyant – donc son existence – est un corps toujours habité par la parole, un lieu de rencontre avec l’autre/l’Autre. Nous pouvons déduire des argumentations pauliniennes que cette donnée est également valide pour la notion d’unique corps en/par Christ. Cet unique corps est une communion toujours ouverte aux autres et régie par la parole. Dès lors, aussi bien les relations interpersonnelles (hospitalité, accueil mutuel sur toutes ses formes, etc.) de ses membres que les différentes expressions, gestes et rites de l’ensemble (louange, rendre gloire, etc.) sont l’écho, voire la réponse de ces paroles qui habitent l’unique corps. Dans ce sens, cet unique corps en/par Christ, capable de rendre gloire à Dieu, est donc le résultat de cette parole qui s’incarne et qui prend corps au sein de la communauté romaine avec ceux qu’elle côtoie. Pourtant la formation de cet unique corps ne va pas sans obstacles. Le mépris, les jugements, le refus d’accueillir l’autre, la peur de rencontrer l’autre, l’envie d’imposer ses convictions aux autres, etc., tout cela n’est qu’une réaction tellement humaine face à l’altérité et à la différence de l’autre. Et c’est là justement que l’amour – cette parole ultime – que Paul essaie de déployer tout au long de son discours doit faire son œuvre : faire de celui qui est différent, le prochain (13,9-10).
22Tout cela rappelle également les différends fondamentaux relatés dans cette Épître entre les juifs et les païens. Une réalité sur laquelle Paul rebondit à la fin de cette partie parénétique. Par rapport à cette réalité, Paul ne propose pas une solution préalablement établie. Au contraire, il veut créer la rencontre, le vivre ensemble, malgré la difficulté d’y parvenir éprouvée par ses auditeurs. Il les ramène toujours à une relation plutôt triangulaire où la parole sous toutes ses formes, venant de l’Autre mais aussi des autres, doit trouver son écho dans le croyant et faire son œuvre. C’est probablement à cause de tout cela qu’il parle au chapitre 15 de l’aboutissement de la notion d’unique corps avec les notions d’espérance et de persévérance. Une existence et un vivre ensemble toujours en mouvement vers l’avant, dynamisé par cette parole de vie, et toujours en quête de ce qui manque à la vie communautaire, une vie marquée par la dette de l’amour et toujours fondée sur l’espérance et la persévérance.
Une éthique de l’interdépendance
23Troisièmement, Paul refuse toute fermeture sur soi-même. Ainsi, la foi/conviction acquise en/par soi-même doit devenir une foi obtenue et vécue devant Dieu (14,21), donc dans une ouverture à l’Autre par la miséricorde et la grâce. Les différentes conséquences de l’acceptation de cette nouvelle dynamique de vie dans une existence interdépendante se présentent comme un retournement de tout ce qui a été perdu à cause du péché dans la première partie de cette Épître : livrés aux passions du déshonneur (1,26) vs présentés comme sacrifice vivant (12,2), livrés vers une intelligence sans discernement (1,28) vs intelligence renouvelée pour discerner la volonté de Dieu (12,2), tous sont privés de la gloire de Dieu (3,23) vs une seule âme et une seule bouche pour glorifier Dieu (15,6) ; les différents jugements (2,1 sq. ; 14,1 sq.) et les mépris (14,1 sq.) vs louange ensemble (15,11-12), etc.
24La manière de vivre que Paul propose est une éthique toujours à inventer face à chaque situation dans laquelle ces croyants se trouvent. C’est même la présence de l’autre qui oriente ce que l’on doit ou ne doit pas faire : pleurant avec ceux qui pleurent (Rm 12,11 sq.), ne pas juger ni mépriser mais marcher selon l’amour (Rm 14).
25De plus, la source de toute volonté humaine ne se trouve ni en soi-même (par sa propre conviction) ni seulement dans cette relation duelle (en présence de l’autre) mais dans cette foi à avoir devant Dieu (14,18), c’est-à-dire dans une relation toujours triangulaire. Une remise en question doit accompagner constamment chaque croyant à cause de la présence des autres, fondée sur sa relation de miséricorde et de grâce avec Dieu. Il faut donc délier ou déconnecter l’éthique de la seule conviction en/par soi-même. Elle doit se fonder sur une compréhension du corps/de l’identité comme accueil de la Parole. Cela ouvre à une compréhension de l’existence et du vivre ensemble comme toujours en devenir, car la puissance qui les dynamise agit constamment.
26Loin d’espérer l’uniformité dans la manière dont se vit la foi, Paul reste lucide vers la fin de cette partie parénétique (voir Rm 15,5-7). Il sait que malgré ses efforts destinés à faire se rapprocher les différentes tendances au sein de sa communauté destinataire, l’uniformité est à la fois illusoire et dangereuse. La métamorphose et le renouvellement dont il a parlé ne ramènent pas tous les croyants dans une sorte d’uniformité mais plutôt dans une reconnaissance mutuelle et dans la possibilité de vivre ensemble malgré les différences. Au moment donc où chacun peut accueillir l’autre par-delà les différences, il est devenu possible de glorifier le Seigneur d’une seule bouche, d’une seule voix.
27Le sujet croyant est alors en capacité d’exister et de grandir en tant que membre de l’unique corps où la différence joue un rôle crucial pour l’édification mutuelle. En 15,6, le « une seule âme et une seule bouche » est à la fois l’aboutissement de l’argumentation de Paul et le début d’un vivre ensemble où vont encore se rencontrer nombre de difficultés. Dans ce sens, l’accueil mutuel véhiculé tout au long du chapitre 14 et qui trouve son écho dans le chapitre 15 n’est que la base d’une vie communautaire toujours ouverte aux autres et toujours à inventer, jamais parachevée. En tentant de résoudre la problématique de la communauté romaine, Paul propose donc un parcours existentiel pertinent aujourd’hui encore dans un monde où la présence de l’autre remet constamment en question la position et la conviction du soi.
Notes
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Thèse de doctorat en théologie, discipline Nouveau Testament, soutenue le 30 novembre 2017 à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Montpellier. Membres du jury : MM. Élian Cuvillier (directeur de thèse, IPT, Faculté de Montpellier), François Vouga (Université de Wuppertal), Jean-Daniel Causse (Université Paul-Valéry Montpellier 3) et Mme Céline Rohmer (IPT, Faculté de Montpellier). — Mention très honorable. Haritsima Razanadrakoto est actuellement professeur de Nouveau Testament à la Faculté de théologie protestante d’Antananarivo.