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Article de revue

Critique de la fin promise. Esquisse d’une herméneutique processionnelle du sujet avec Ricœur

Pages 433 à 459

Notes

  • [*]
    David-Le-Duc Tiaha, professeur contractuel de philosophie au Lycée Jean Zay à Aulnay-sous-Bois, est membre associé du Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS – UMR 8178) et du Fonds Ricœur.
  • [1]
    Immanuel Kant, La fin de toutes choses (1794), in Id., Œuvres philosophiques, t. III, trad. Ferdinand Alquier et al., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 311. Je souligne.
  • [2]
    Ibid., p. 318.
  • [3]
    Friedrich D. E. Schleiermacher, Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt (1830-1831), in Kritische Gesamtausgabe I/13, 1-2, 2 vol., Berlin, Walter de Gruyter, 2003, § 157.2.
  • [4]
    Albrecht Ritschl, Unterricht in der christlichen Religion. Studienausgabe nach der 1. Auflage von 1875 nebst den Abweichungen der 2 (1881) und 3 (1886) Auflage, éd. Christine Axt-Piscalar, Tübingen, Morh Siebeck, 2002, en particulier les § 5, 8, 27 et 77.
  • [5]
    Albert Schweitzer, « Histoire des recherches sur la vie de Jésus. Considération finale [trad. Jean-Paul Sorg] », Études théologiques et religieuses 69 (1994), p. 153-164.
  • [6]
    Voir Paul Ricœur, « Le statut de la Vorstellung dans la philosophie hégélienne de la religion (1985) », in Id., Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1994, p. 42.
  • [7]
    Dominique Janicaud, « Le tournant théologique de la phénoménologie française » (1990), in Id., La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais 514 », 2009, p. 139.
  • [8]
    Ibid., p. 145.
  • [9]
    Ibid., p. 21.
  • [10]
    Martin Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse (1919-1921), trad. Jean Greisch, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2012, p. 23.
  • [11]
    François-David Sebbah, L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Levinas et la phénoménologie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 2001, p. 76.
  • [12]
    D. Janicaud, « Le tournant théologique de la phénoménologie française », op. cit., p. 42 : « Cette fécondité n’est évidemment pas entièrement résumable sous la qualification de “tournant” théologique ».
  • [13]
    Ibid., p. 61.
  • [14]
    Paul Ricœur, « La liberté selon l’espérance (1968) », in Id., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2013, p. 532.
  • [15]
    Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, coll. « Philosophie », 1995, p. 29.
  • [16]
    Je renvoie à l’étude d’Emmanuel Falque, « Finitude et Mal. Dialogue avec Ricœur et Lévinas », dans ce dossier des Études théologiques et religieuses.
  • [17]
    Paul Ricœur, « Existence et herméneutique » (1965), in Id., Le conflit des interprétations, op. cit., p. 25.
  • [18]
    La subjectivation veut dire rendre subjectif quelque chose, c’est-à-dire le constituer et lui donner un sens en relation à son propre point de vue. Il s’agit de la manière dont un esprit conscient « subjective » ce qu’il reçoit de l’autre dans l’intersubjectivité certes, mais nullement de sujet à sujet. L’autre ici peut être simplement une parole symbolique. Dans le processus du devenir-sujet, la phénoménologie suit la conscience à l’œuvre tandis que la psychanalyse prend en compte le cheminement inconscient. C’est depuis l’année 2000 que ce concept philosophique a fait son entrée dans le champ de la psychanalyse (voir Didier Houzel et al., Dictionnaire de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, PUF, 2000, rubrique « Subjectivation » de R. Cahn). Aujourd’hui, c’est devenu en psychanalyse un concept clinique pour diagnostiquer les différentes formes de mal-être qui renvoient à des perturbations dans le rapport à soi et aux autres (voir François Richard, « La subjectivation : enjeux théoriques et cliniques », in Steven Wainrib et al., La subjectivation, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et culture », 2006, p. 81-121).
  • [19]
    Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1965, p. 443. Je souligne).
  • [20]
    Ibid., p. 447.
  • [21]
    Ibid., p. 450.
  • [22]
    Michel Henry, « Ricœur et Freud : entre psychanalyse et phénoménologie », in Jean Greisch, Richard Kearney (dir.), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1991, p. 137-139.
  • [23]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 453.
  • [24]
    Wilhelm Dilthey, « Origine et développement de l’herméneutique » (1900), in Id., Le monde de l’esprit, t. I, trad. Michel Remy, Paris, Aubier, 1947, p. 320-321.
  • [25]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 568.
  • [26]
    La notion de subjectivation est utilisée pour la première fois en français en 1937 par André Breton, L’amour fou, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976 (1937), p. 11 : « La subjectivation toujours croissante du désir. »
  • [27]
    Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2001.
  • [28]
    P. Ricœur, « Existence et herméneutique », op. cit., p. 26 : « C’est la tâche de cette herméneutique de montrer que l’existence ne vient à la parole, au sens et à la réflexion, qu’en procédant à une exégèse continuelle de toutes les significations qui viennent au jour dans le monde de la culture ; l’existence ne devient un soi – humain et adulte – qu’en s’appropriant ce sens qui réside d’abord “dehors”, dans des œuvres, des institutions, des monuments de la culture où la vie de l’esprit est objectivée. » Je souligne.
  • [29]
    Vincent Descombes, Le complément du sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004, p. 260.
  • [30]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 461.
  • [31]
    Ibid., p. 470 : « C’est le bénéfice positif d’une méthode d’exploration qui exclut au départ toute position de soi par soi, toute intériorité originaire, tout noyau irréductible. »
  • [32]
    Ibid., p. 475.
  • [33]
    Ibid., p. 477.
  • [34]
    Ibid., p. 481.
  • [35]
    Ibid., p. 485.
  • [36]
    Ibid., p. 487.
  • [37]
    Ibid., p. 489.
  • [38]
    Ibid., p. 491.
  • [39]
    Ibid., p. 494-495.
  • [40]
    Ibid., p. 511.
  • [41]
    Ibid., p. 519.
  • [42]
    Ibid., p. 513.
  • [43]
    Ibid., p. 518.
  • [44]
    Ibid., p. 64.
  • [45]
    Ibid., p. 49.
  • [46]
    Ibid., p. 52-53.
  • [47]
    Ibid., p. 55.
  • [48]
    P. Ricœur, « Existence et herméneutique », op. cit., p. 21.
  • [49]
    Dans la même perspective que mon interprétation de l’herméneutique du sujet de Ricœur, Wainrib soutient que la subjectivation implique l’autoréflexion et l’auto-appropriation (Steven Wainrib, « Un changement de paradigme pour une psychanalyse diversifiée », in Id. et al., La subjectivation, op. cit., p. 22 : « La subjectivation se tient dans une co-émergence du sujet et de sa réalité psychique. Elle est donc ce processus, en partie inconscient, par lequel l’individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation. » Je souligne).
  • [50]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 56.
  • [51]
    Ibid., p. 520.
  • [52]
    Ibid., p. 527.
  • [53]
    Paul Ricœur, L’homme faillible, Paris, Aubier, 1960, p. 123.
  • [54]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 529.
  • [55]
    Ibid., p. 532.
  • [56]
    Ibid., p. 544 (je souligne).
  • [57]
    Cette dialectique du symptôme et du symbole dans la structure intentionnelle ouverte par l’herméneutique du sujet chez Paul Ricœur trouve aujourd’hui un développement dans la psychothérapie psychanalytique contemporaine de Daniel Sibony, L’enjeu d’exister. Analyse des thérapies, chap. xi : « Symbolique et thérapie » et chap. xiv : « Œuvrer avec le symptôme », Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007, p. 204-235 et 255-266.
  • [58]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 547.
  • [59]
    Ibid., p. 548.
  • [60]
    Ibid., p. 563.
  • [61]
    Ibid., p. 567.
  • [62]
    Ibid., p. 568.
  • [63]
    Ibid., p. 575.
  • [64]
    Pour une approche phénoménologique et herméneutique, les modalités et les composantes de l’espérer se situent à la fois dans le champ du vécu, c’est-à-dire de la représentation affective – plus précisément dérivée du désir – et de l’imagination, et dans le champ de la parole symbolique. Ce qui se distingue d’une approche unilatéralement phénoménologique réduite au vécu (voir Jean-François Lavigne, « Introduction – Vers une phénoménologie de l’espérance », in Jean Leclercq et al., Espérer. Études de phénoménologie, Louvain, UCL/Presses universitaires de Louvain, 2015, p. 9).
  • [65]
    Paul Ricœur, « Religion, athéisme, foi » (1966), in Id., Le conflit des interprétations, op. cit., p. 577-611.
  • [66]
    Paul Ricœur, « La liberté selon l’espérance » (1968), in Id., Le conflit des interprétations, op. cit., p. 529-558 ; Id., « L’espérance et la structure des systèmes philosophiques » (1970), in L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2000, p. 111-128.
  • [67]
    P. Ricœur, L’herméneutique biblique, op. cit., p. 147-255.

1Deux raisons, au moins, ont sans doute contribué à masquer la lisibilité de l’eschatologie comme une nouvelle « structure philosophique » de la phénoménologie herméneutique dans l’histoire contemporaine de la philosophie. En premier lieu, sous l’influence de la philosophie moderne (marquée par la vision scientifique de la nature), l’exégèse protestante dite libérale a réduit la forte imprégnation eschatologique dans l’un et l’autre des Testaments à des représentations imaginaires et à la mythologie. Ainsi, le philosophe Kant, à partir des deux premières Critiques et surtout de la deuxième, disqualifie toute synthèse possible du devoir et de la vertu dans le souverain Bien d’une part et, d’autre part, infléchit l’eschatologie vers une conception morale selon laquelle le devoir, comme impératif catégorique de la raison pratique, participe à nous rendre dignes du bonheur. L’idée de la fin de toutes choses trouve sa source dans le cours moral des choses du monde rapporté au suprasensible, duquel relève l’idée d’éternité, et non dans le cours physique du monde limité par la succession des temps finis.

La question du tournant théologique ou eschatologique de la phénoménologie herméneutique

2Pour éviter la confusion par l’imagination de l’idée d’éternité avec l’idée d’une duratio noumenon, c’est-à-dire l’idée d’une durée ininterrompue de la vie de l’homme qui finalement ne sortirait jamais du temps, dans La Fin de toutes choses, Kant remet à l’ordre du jour l’argument de l’illusion transcendantale : « La représentation de ces choses dernières censées survenir après le dernier jour ne saurait être considérée que comme une figuration sensible de celui-ci et de ses conséquences morales, qui d’ailleurs échappent à notre compréhension théorique [1]. » En d’autres termes, le problème philosophique de la représentation du dernier jour, telle que décrite dans l’Apocalypse 10,5-6 ; 19,1-6 et 20,15, auquel se rapporte Kant, n’a pas la validité d’une connaissance théorique, sinon elle ne serait qu’une illusion transcendantale qui transposerait, par-delà les limites de toute métaphysique possible, des représentations empiriques de l’imagination dans le champ virtuel de la logique, des idées prises pour des êtres. Or, elle n’est qu’une figuration sensible d’un jugement dernier à des fins morales n’ayant pas le statut d’une connaissance théologique.

3La raison n’offre d’autre perspective sur l’éternité que celle ouverte par chaque conscience humaine à la fin de sa vie lorsqu’elle examine sa conduite passée. Donc cette perspective de la conscience jugeante de soi n’est qu’une rétrospective biographique dans le monde et non une intuition d’un système d’éternité d’un autre monde qui pourrait être érigée en dogme, c’est-à-dire en proposition théorique objectivement valable pour elle-même comme un savoir. Pour Kant, il s’agit des idées que la raison se crée elle-même et dont les objets (même s’ils existaient) seraient hors de l’horizon de la raison théorique. Ces idées sont vides de toute intuition de leurs objets, mais elles acquièrent sur le plan pratique une objectivité selon cette maxime : « À travers tous les changements allant à l’infini du bien aux mieux, notre état moral, pour ce qui est de l’intention (le homo noumenon « dont la vie au ciel »), n’était soumis à aucune vicissitude temporelle [2]. » Selon les limites de l’imagination, Kant estime que, pour un esprit libéral, la promesse des béatitudes dans l’Évangile est préservée de tout intérêt de récompense par la contrainte du respect qui accompagne tout amour authentique. L’attente du bonheur devient ici un horizon infini eschatologique de l’accomplissement de la loi morale, un idéal de moralité au-delà de toute expérience empirique du sujet moral. Ainsi, il n’y a pas de lien de cause à effet entre l’acte bon et la grâce du bonheur. La dimension événementielle des discours eschatologiques-apocalyptiques est mise en question par Kant – renonçant à tout mysticisme de l’eschatologie selon lequel la conscience s’engloutirait par anéantissement de la personnalité dans l’abîme de la divinité, du fait de sa fusion avec elle – pour donner à l’eschatologie une orientation éthique qui marque à partir du xixe siècle de nombreux théologiens comme Friedrich D. E. Schleiermacher [3], A. Ritschl [4] et A. Schweitzer [5].

4C’est avec la critique de l’illusion transcendantale que Kant parvient à mettre en place une critique philosophique des représentations de la fin promise. Mais cette critique n’a fait que donner une orientation éthique à l’eschatologie sans véritablement questionner la forme langagière de ces représentations de la fin promise, même si elle y a ainsi mis fin. Les formes langagières de l’eschatologie montrent que l’homme habite un monde des phénomènes et des représentations qui deviendra un lieu d’interrogation de la phénoménologie et de l’herméneutique sur les limites du mythe de l’éternel retour, du millénarisme et de la préservation partielle de la personne par delà la mort. Le questionnement du statut philosophique de ces représentations eschatologiques en philosophie permet de tester l’hypothèse d’un « tournant théologique » de la phénoménologie française. Ce tournant ne serait-il pas précisément plus eschatologique que théologique ?

5En deuxième lieu, la seconde difficulté, qui masque la lisibilité de l’eschatologie comme une nouvelle « structure philosophique » de la phénoménologique herméneutique, vient de l’hypothèse de D. Janicaud d’un tournant théologique de la phénoménologie française, héritière de la phénoménologie herméneutique allemande. Ce n’est pas sans raison que la philosophie a souvent exprimé sa méfiance vis-à-vis des discours sur l’eschatologie. Pour une philosophie des limites comme celle de Kant, et à sa suite celle de Ricœur et de Janicaud, cette méfiance à l’égard des discours sur l’eschatologie s’explique par la critique de l’illusion transcendantale qui consiste à transposer, par abus de l’imagination du croire, le sensible au-delà de lui-même dans l’intelligible sous forme de figuration (Vorstellung), en transgressant les limites des conditions de possibilité du savoir [6].

6La lisibilité d’un tournant eschatologique est brouillée chez D. Janicaux : pour des raisons stratégiques de la délimitation historique et critique de ce qu’il appelle « tournant » ou « virage » théologique, il met en œuvre deux concepts de théologie. Le premier concept est appliqué à la « théologie » des phénoménologies du tournant théologique. Celle-ci est, au sens métaphysique, une recherche de la vérité possible hors de l’expérience telle qu’elle se donne. Autrement dit, elle est « recherche de la Transcendance et de l’interrogation sur les questions dernières [7] ». Le second concept de théologie, venant du christianisme, s’inspire de la définition qu’en donne Heidegger dans Phänomenologie und Theologie (1927) : « La théologie est un savoir “positif” absolument différent de la philosophie, en tant que son positum est la foi chrétienne […] [qui] s’explicite essentiellement à partir d’elle-même, c’est-à-dire à partir de l’historicité propre à la révélation chrétienne [8]. »

7Ces deux concepts de théologie portent implicitement ce qui va se jouer dans la distinction entre un tournant théologique et un tournant eschatologique de la phénoménologie herméneutique. Le premier concept de théologie associe « la recherche de la Transcendance » et « l’interrogation sur les questions dernières » qui correspondent respectivement à la théologie mystique et à l’eschatologie. La confusion entre un tournant théologique et un tournant eschatologique n’est possible que si l’on fait le choix classique de maintenir l’eschatologie comme le dernier chapitre de théologie systématique ou dogmatique. En choisissant de s’en tenir à cette approche classique, D. Janicaud décèle-t-il vraiment la différence entre un tournant théologique et un tournant eschatologique ? La clarification de la question se fait en fonction des définitions de la phénoménologie et de la métaphysique. Sous réserve d’une recherche métaphysique de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, D. Janicaud définit la phénoménologie comme « science de l’expérience de la conscience » qui consiste à montrer comment les différentes figures du vrai apparaissent à cette conscience. Selon la clarification de Kant, « est métaphysique le domaine qui, outrepassant l’expérience, concerne les idées de la Raison (le moi, le monde, Dieu). En revanche, quand la philosophie en reste aux limites de l’expérience, elle étudie la manière dont les phénomènes sont connus selon les catégories [9] ».

8La question de l’eschatologie se joue donc autour de la notion d’expérience, que cela soit la « limite de l’expérience » ou « l’expérience de la limite ». Dans l’expérience, le vécu et son expressivité sont indissociables [10]. L’expérience de la limite au sens de Grenz-phänomen « fonctionne moins comme un principe de fermeture, que comme, au contraire, un principe d’ouverture [11] ». C’est pour cette raison que l’approche de la phénoménalité à partir du sens originaire et du sens ultime ne saurait être réduite à l’idée d’un « tournant théologique [12] » comme D. Janicaud lui-même le reconnaît, puisque la recherche de la Transcendance peut être dissociée de l’eschatologie. À propos de la rupture entre un projet phénoménologique positif et le déplacement de son possible vers l’originaire, D. Janicaud en vient à s’interroger sur la légitimité de sa lecture : « Sommes-nous en droit d’y déceler un tournant théologique [13] ? » Ce que D. Janicaud considère comme « tournant théologique » désigne les phénoménologies où le sens originaire et ultime de la phénoménalité est étroitement et explicitement associé au divin ou à la Transcendance, bref à un « souci théologique ». C’est bien cette structure du tournant théologique qu’il met en relief chez E. Levinas, M. Henry, J.-L. Marion et J.-L. Chrétien. Ce n’est pourtant pas ce tournant-là qui retient mon attention. Mon propos est de rendre compte uniquement du tournant eschatologique de la phénoménologie herméneutique. Il est possible de le dissocier du tournant théologique, même s’il peut arriver que, dans certaines phénoménologies, les deux soient étroitement liés. Il y a eu un changement d’orientation qui s’est produit dans la théologie protestante, héritière de la longue tradition exégétique de la prédication du Royaume de Dieu dans le Nouveau Testament chez J. Weiss et A. Schweitzer. Selon Ricœur, ce changement a été thématisé en 1964 par J. Moltmann dans Theologie der Hoffnung. Untersuchungen zur Begründung und zu den Konsequenzen einer christlichen Eschatologie[14]. D’une part, il y a une distinction entre l’eschatologie juive de la promesse et de l’histoire et la théologie de la révélation marquée par le logos grec et, d’autre part, un réajustement de la seconde sur la première. Cette dissociation non seulement libère l’eschatologie de toute quête de représentation, mais aussi la déplace vers une herméneutique des affects et des formes langagières des représentations des fins dernières. Ce changement d’orientation est absent de l’argumentation de D. Janicaud qui ne semble pas explicitement dissocier le tournant eschatologique du tournant théologique. Cette distinction et ce réajustement offrent quant à eux des arguments qui rendent discutable l’hypothèse d’un virage théologique dans la phénoménologie française qui serait à proprement parler aussi eschatologique. Si la vie de la conscience est l’expérience d’elle-même en tant qu’elle est indissociable du sens originaire et ultime qu’elle expérimente, comment ce sens originaire et ultime se donne-t-il ? Du reste, ce sens originaire et ultime de la vie de la conscience peut-il se donner sans le concours des affects, du langage et des représentations ? Comment l’eschatologie, d’origine biblique, est-elle devenue une structure philosophique dans la phénoménologie herméneutique contemporaine ?

9C’est autour de la question de la finitude et du mal que Ricœur va s’intéresser pour la première fois au problème de l’eschatologie dans la seconde partie de La symbolique du mal (1960). Il y est question de faire une phénoménologie des trois zones de la fragilité humaine marquée par une ambivalence originaire, celle de l’imagination – intercalée entre la perspective finie de la perception et la visée infinie du verbe –, celle du respect – médiateur pratique entre la finitude du caractère et l’infinitude du bonheur –, enfin celle du sentiment – partagé entre l’intimité de l’être affecté hic et nunc et l’amplitude de l’être ouvert à la totalité des choses, des idées et des hommes [15]. Plus que cette approche [16], c’est celle développée de manière inattendue dans De l’interprétation. Essai sur Freud (1965) qui est l’objet de l’analyse.

10L’herméneutique de Ricœur est un cas de figure, parmi d’autres, de la caractérisation de ce que j’appelle ici le tournant eschatologique de la phénoménologie herméneutique.

L’eschatologie immanente : le procès du sens et la vie du sujet

11Toute proportion gardée, il est possible de comprendre pourquoi en proposant une ontologie brisée, issue du conflit des interprétations entre la psychanalyse de Freud, la phénoménologie intentionnelle de Husserl, la phénoménologie de l’esprit de Hegel et l’herméneutique existentiale de Heidegger, Ricœur, alors tributaire de la même ontologie fondamentale, propose une eschatologie immanente comme poétique de la sublimation où la tension de l’ancien (déjà-là) et du nouveau (pas-encore-là) est circonscrite à un événement de sens. Dans cette configuration, l’événement à venir est réduit à un événement de parole articulé au désir comme le sol natal de l’espérance. L’herméneutique processionnelle se veut moins une confrontation qu’un entrecroisement. Elle parcourt la sémantique, la réflexion, la subjectivation et l’existence. C’est ce que Ricœur appelle le « mouvement de l’interprétation » ou le « mouvement de déchiffrage » [17]. L’herméneutique processionnelle suit les variations du phénomène du pâtir et de l’agir selon la dialectique de l’archè, du télos et de l’eschaton.

L’archéologie de l’expression de la vie

12La question de l’archéologie du sujet est posée dans la relation de la phénoménologie de la conscience et de la psychanalyse de l’inconscient, c’est-à-dire entre Husserl et Freud. L’interrogation radicale sur le sujet de la pensée et de l’existence est absente en psychanalyse où le sujet originaire est récusé quand il est le point de départ de la phénoménologie. La psychanalyse considère que la fonction d’affirmation et de défense du sujet relève d’un narcissisme qui se révèle comme un suprême écran entre soi et soi-même. L’archéologie du sujet de désir désigne une philosophie réflexive qui se déploie respectivement de la topique à l’économique. D’une part, sur le plan topique, l’archéologie procède du mouvement de la parole à la genèse des affects afin que soient dégagés la structure transcendantale et le processus de subjectivation [18]. D’autre part, sur le plan économique, elle met en évidence la double loi de l’expressivité de la vie suivant la dialectique de la parole et du désir comme origines du sens.

13Le § 9 des Méditations cartésiennes de Husserl, dans cette archéologie du sujet, permet de reconnaître en phénoménologie que l’inadéquation de la conscience est adossée à la présence vivante de soi indubitable d’une part et, d’autre part, que celle-ci ne saurait être attestée sans que ne soit reconnue cette inadéquation de la conscience. L’évidence vivante du Je suis n’est plus donnée, mais seulement présumée. En ce sens, Ricœur considère la Métapsychologie de Freud comme une véritable discipline de réflexion dont le point de départ est la critique de la conscience immédiate. Elle serait un mouvement inverse à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Celui-ci s’opère par un décentrement du foyer des significations, un déplacement du lieu de naissance du sens : « Par ce dessaisissement, écrit Ricœur, la conscience immédiate se trouve dessaisie au profit d’une autre instance du sens, transcendance de la parole ou position du désir[19]. » La philosophie de la réflexion est dépouillée de son « inexpugnable assurance » lorsqu’elle se revendique encore d’une psychologie de la conscience et d’une phénoménologie intentionnelle. Mais le dessaisissement de cette conscience immédiate, de ce cogito illusoire, qui jouerait encore le rôle fondateur de la vérité vivante du Je suis, ne nécessite pas, comme le fait Freud, de basculer dans un naturalisme biologique. L’avènement du sens se joue dans la dialectique philosophique de la déprise et de la reprise propre à la constitution du désir qui conjoint sens et force. Il s’agit de deux trajets de l’Analytique du désir.

14D’une part, selon le premier trajet, le sens conscient du discours est déplacé vers un autre lieu inconscient (une autre langue) du sens qu’est la force. L’inconscient n’est plus défini par référence à la conscience comme d’un caractère d’absence et de latence, mais comme une localité de représentations et de pulsions. La genèse de l’objet (de désir, de haine, d’amour ou d’angoisse) ne se fait plus à partir des lois de la représentation, mais par l’économie des pulsions. La genèse passive de la phénoménologie devient la genèse des affects en psychanalyse. Le moi devient l’objet variable de pulsions. Le moi n’est plus le « ce qui » du cogito, c’est-à-dire le sujet, mais le « ce que », l’objet du désir. Le sujet de l’aperception immédiate et évidente devient une obstruction dans la réflexion sur soi [20].

15D’autre part, le second trajet part des signes du désir déguisé pour reprendre, dans la réflexion consciente, la position du désir. La notion de « présentation psychique de pulsions [21] » est un point frontière entre la conscience et l’inconscient où le devenir-conscient s’amorce comme début de la réappropriation du sens. La pulsion comme point de croisement de l’affect et du sens inscrit la conscience et l’inconscient dans la même circonscription du sens commandée par ce que Freud appelle « présentations-représentatives de la pulsion ». Bien que la pulsion originaire demeure inaccessible, elle rentre dans le champ de la conscience par son indice de présentation, le corps est ce signe psychique du sens inconscient. Même si le psychisme ne saurait être réduit à la conscience, il n’en demeure pas moins que le devenir-conscient (Bewusstheit) est son horizon d’accomplissement comme tâche : « L’inconscient est, écrit Ricœur, homogène à la conscience ; il est son autre relatif et non pas l’absolument autre ». On ne voit pas, selon la remarque de M. Henry, comment le sens s’émanciperait de l’intentionnalité de la représentation et de la transcendance de la parole [22].

16Ce double trajet des affects en direction du sens et du sens aux affects n’explicite pas encore le procès du devenir-sujet. Chez Ricœur, ce processus s’étant émancipé du contexte intersubjectif de la cure, il semble difficile d’imaginer que le sujet seul est capable de se réapproprier son inconscient sans l’aide de l’analyste. Pour être en mesure d’y parvenir, le sujet serait une conscience scientifique ayant le pouvoir de s’auto-examiner dans l’obscure conscience de soi. Pour éviter les pièges d’une subjectivité privée, érigée en conscience scientifique de soi, Ricœur suggère que la « disjonction à l’égard de ma conscience n’est pas disjonction à l’égard de toute conscience », car le champ de conscience est constitué par le travail de l’interprétation. Dans ce cas, la conscience n’est pas réduite à ma conscience ou à ma subjectivité privée, ni à celle de l’analyste en contexte de cure, mais elle est considérée dans un style kantien, comme « une subjectivité transcendantale, c’est-à-dire comme le foyer des règles de jeu qui président à l’interprétation [23] ». Le devenir-sujet ne commence pas avec la conscience immédiate de soi, mais par une réappropriation du sens arbitrée par les règles objectives du jeu de l’interprétation qu’il convient d’appeler une structure transcendantale, qui offre les conditions de possibilité a priori du procès de subjectivation. C’est en ce sens que Ricœur parle de « l’idée d’une structure déterminée que l’analyse à la fois vérifie et présuppose ». Et l’auteur de préciser : « “Il y a” du sens, avant que “je” pense ; ça parle ».

17Si donc le sens pour la conscience constitue la subjectivité du sujet dans son devenir, cela veut dire que c’est à partir des règles de jeu de l’interprétation du champ de la conscience que la trajectoire du devenir sujet est tracée. Car les énigmes de sens, les symboles, les symptômes, le récit de rêve, les mythes de la culture sont des œuvres données par la vie elle-même, à partir desquelles l’analyste interprète le sens pour le sujet analysant afin qu’il advienne à une compréhension de soi. C’est la marque même de l’herméneutique de Dilthey dans son essai Die Entstehung der Hermeneutik (1900), dans lequel il donne une définition de la compréhension ou de l’interprétation qui correspond adéquatement au procès de subjectivation ici explicité : « Nous appelons compréhension (Verstehen) le processus par lequel nous connaissons un “intérieur” à l’aide des signes perçus de l’extérieur par nos sens », ou encore : « Nous appelons exégèse ou interprétation un tel art de comprendre les expressions de la vie durablement fixées » [24].

18Ce sont donc les expressions de la vie fixées dans l’objectivité des œuvres qui offrent un art réglé du champ de la conscience : « Devenir conscient, écrit Ricœur, pour l’homme, c’est être tiré de son archaïsme par la suite des figures qui l’instituent et le constituent homme [25]. » La notion de subjectivation [26] ne consiste pas à conférer à quelqu’un le statut ontologique de sujet qu’il n’avait pas auparavant. C’est dans L’herméneutique du sujet[27] de M. Foucault que l’on trouve le concept de subjectivation mis en œuvre dans les domaines des pratiques affectives (les plaisirs) et des pratiques ascétiques (les renoncements). Il affine l’interprétation du processus et rend lisibles les modes d’application du sens objectif à sa propre vie. C’est pour cette raison qu’il importe de faire une place à la problématique de la subjectivation dans l’interprétation du processus de la compréhension de soi sans opposer l’être et le devenir sujet[28].

19Suivant l’éclairage de Vincent Descombes, je tiens à souligner que le rapport à soi entendu comme action sur soi « s’instaure dans une action transitive réfléchie sur soi » qui, sur le plan grammatical, « correspond à la diathèse active du verbe : le rapport de sujet à objet, avec deux places actantielles de l’agent, origine ou principe de changement, et du patient, sujet de ce changement [29] ». La subjectivation peut être la manière intentionnelle dont un sujet par appropriation réflexive rapporte l’esprit objectif à une conduite personnelle, comme par exemple s’appliquer une règle de vie de manière à agir conformément à cette règle. Mais il ne le peut que par des capacités acquises dans l’apprentissage de la vie humaine. Ces capacités constituent ensuite un esprit subjectif par la formation de soi-même. La subjectivation trouve son enracinement dans l’apprentissage et la réflexion, et doit se poursuivre sur le plan de l’existence.

20Le trajet de la subjectivation s’appuie sur l’art d’interpréter les signes, les symboles, les symptômes, les mythes et les récits fondateurs constituant au premier degré la structure linguistique de l’inconscient. Dans le contexte de la cure, l’analyste-thérapeute est impliqué dans la relation à l’analysant-patient comme praticien de l’art d’interpréter les manifestations de la structure chez le patient. L’art de manier le jeu de transfert et de contre-transfert par l’analyste fait ainsi rentrer l’inconscient dans le champ de la conscience du patient pour l’accomplissement de sa subjectivation. L’archéologie du sujet dans le style d’une philosophie réflexive esquisse à nouveau le thème de la finitude dans la mesure où le sujet n’accède à sa vérité originaire et herméneutique que par cet aveu de l’inadéquation de soi à soi [30]. Cette vérité originaire est bien « la position du désir par quoi je suis posé, je me trouve déjà posé ». Ce désir est la position antérieure à l’affirmation Je suis inscrite au cœur du cogito que l’archéologie du sujet explicite à travers la double loi de l’expressivité du désir et de la vie, qui réside à la fois dans « la possibilité de passer de la force au langage » et dans « l’impossibilité de reprendre entièrement la force dans le langage » (ibid.).

21L’accomplissement du désir tourné vers l’avenir, sous le mode temporel d’une figuration hallucinatoire du passé, soulève la difficulté pour la psychanalyse de se frayer une voie pour l’imagination poétique qui accueille l’espérance dans la position originaire du désir. Il s’agit de percer la nappe phréatique de l’espérance dans cet archaïsme du désir figuré par la puissance du narcissisme. C’est dans le but de résoudre cette difficulté que l’herméneutique réflexive clarifie et dépasse l’archaïsme originaire du désir. Ricœur propose donc une archéologie philosophique restreinte à partir du rêve et de la névrose dans la Métapsychologie et une archéologie philosophique générale en partant d’une théorie psychanalytique de la culture.

22Dans l’archéologie restreinte, la dimension temporelle apparaît dans « la connexion entre la fonction de temporalisation de la conscience et le caractère “hors temps” de l’inconscient ». Le rapport à ce qui est ancien n’est pas une subjectivité originaire, c’est un impersonnel, un neutre, une partie impénétrable et obscure du sujet lisible par détour à travers le travail du rêve et des symptômes névrotiques. Ricœur y voit la khôra de Platon [31]. La vie en ce sens n’est pas originairement subjective, mais chargée de désirs enfouis par suite du refoulement dans les profondeurs de l’inconscient dont seul le travail analytique et thérapeutique pourrait les déplacer dans le champ de la conscience. Le désir révèle ainsi l’impuissance de l’homme à gérer la répartition en profondeur des représentations et des affects afin de passer – selon l’expression spinoziste empruntée par Ricœur – de l’esclavage à la béatitude et à la liberté. Pris au niveau pulsionnel, le narcissisme jouerait dans cette archéologie restreinte le rôle d’obstruction ou d’occultation d’accès à soi-même, faisant ainsi place à un faux Cogito.

23Partant de la seconde partie de l’Analytique, sur L’interprétation de la culture, Ricœur propose une archéologie généralisée. Le rêve et les symptômes névrotiques dans l’archéologie restreinte sont des analogues des idéaux et des illusions dans l’archéologie généralisée de l’interprétation de la culture. La psychanalyse freudienne démasque la stratégie du principe de plaisir, forme archaïque de l’humain, sous ses rationalisations, ses idéalisations et ses sublimations. Avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation, Moïse et le Monothéisme caractérisent la tendance régressive de l’humanité à travers la crainte du châtiment et le désir de consolation. Ricœur rapproche l’archéologie et la théorie de l’identification. Car celle-ci, en s’élevant sur les traits de l’archaïque du « complexe du père », exprime l’aspect progressif et structurant de l’institution.

24L’« Archéologie du sujet », selon l’expression de Ricœur, porte sur ce qui dans la présentation de pulsion ne passe pas dans la représentation, c’est-à-dire ce qui se présente dans l’affect et se soustrait à toute représentation [32]. Ce mouvement de la présentation de l’affect serait en dehors du domaine du sens et du langage. L’herméneutique réflexive entérine une césure entre l’affect et le sens dans l’inconscient. En marquant la frontière entre le sens et le désir dans l’inconscient, Ricœur relève le problème de la finitude à travers l’inadéquation entre le désir comme désir et sa transcription linguistique à partir des signes offerts à l’interlocution dans le contexte de la cure. Dans le même geste de pensée que dans Le volontaire et l’involontaire (1950), le sujet est pensé en relation de dépendance à l’inconscient prolongée à la dépendance à la vie.

25L’articulation de l’idée et de l’effort dans le livre III de l’Éthique de Spinoza, selon les propositions VI et IX, ouvre une nouvelle approche de l’affect, comme un conatus essendi, qui est à la fois un effort pour persévérer dans son être et une puissance de penser, de telle manière que, selon les propositions XII, XVI et XXIII, cette association entre idée et effort soit fondée dans la définition de l’âme (mens) comme une perception nécessaire des affections du corps. La représentation repose sur les affects du corps. La fonction de Repräsentanz, mieux pensée par le concept d’« expression » chez Leibniz dans ses Nouveaux Essais (§ 9), n’est pas définie par un acte conscient. La fonction d’expression rend bien compte de l’affect comme puissance de représentation. De cette fonction d’expression de Leibniz, Ricœur dégage la double loi de la représentation : « La représentation est prétention à la vérité en ce sens qu’elle représente quelque chose ; mais elle est aussi expression de la vie, expression de l’effort, expression de l’appétit [33]. » L’interférence entre l’expression de la vie et la prétention à la vérité dans la pulsion d’affect pose le problème de l’illusion et l’inscrit dans la fonction d’expressivité. Mais la téléologie du sujet dans la phénoménologie de l’esprit de Hegel élargit cette dialectique de la représentation à une dialectique de la reconnaissance où se découvrent l’ipséité et l’altérité de la vie.

La téléologie comme mouvement du sens et le devenir-sujet

26Avant de conjoindre une herméneutique de la confiance à cette herméneutique du soupçon, il convient de passer par une herméneutique intermédiaire, celle d’une téléologie où le « devenir-conscient », ce par quoi le sujet s’approprie le sens de son existence comme désir et comme effort, « ne lui appartient pas, mais appartient au sens qui se fait en lui. Il lui faut médiatiser la conscience de soi par l’esprit, c’est-à-dire par les figures qui donnent un telos à ce “devenir conscient” » [34]. Une herméneutique archéologique de l’inconscient et une phénoménologie de l’esprit ont pour point commun de penser le sens comme une activité sans sujet. Le sens ne se donne pas à partir de la conscience, mais procède de l’archè du psychè pour Freud et du télos de l’esprit pour Hegel. L’herméneutique du sujet de Ricœur envisage une connexion entre ces deux dessaisissements de la conscience, afin de renseigner la formation poétique de la culture sur le fond du désir et de la vie, explicite à Hegel et à Freud. Pour autant, elle ne veut en aucun cas « mettre Freud dans Hegel et Hegel dans Freud ». En quoi cette phénoménologie de l’esprit est une herméneutique intermédiaire ?

27L’herméneutique intermédiaire de la phénoménologie de l’esprit fait bien apparaître la dimension processionnelle de l’herméneutique du sujet. Il y a un processus d’interprétation et l’interprétation du processus. La phénoménologie de l’esprit est une herméneutique intermédiaire dès lors que la genèse du sens ne procède pas de la conscience, car c’est plutôt la conscience qui est habitée par le mouvement du sens. Celui-ci la médiatise et l’élève au rang de vérité. Le mouvement du sens désigne bien le processus de l’interprétation. Le sens comme activité sans sujet (ou comme mouvement) est, d’après Ricœur, l’esprit, soit le Geist chez Hegel. Ce mouvement de sens, en tant que dialectique des figures, fait de la conscience une « conscience de soi », de la conscience de soi une « raison », et ainsi de suite jusqu’au parcours complet de la constellation des figures. Le devenir conscient est la traversée de ces figures dont les degrés de reconnaissance de soi dans l’autre assurent la transition entre des régions de sens. Ainsi, un soi humain, adulte, conscient, serait le terme d’une progression de l’exégèse de la conscience à travers toutes les sphères de sens. La phénoménologie de l’esprit se distingue de la psychanalyse dans la mesure où ces sphères de sens sont irréductibles à des projections de pulsions, à des illusions et à un processus narcissique d’intériorisation : « La conscience est seulement l’intériorisation de ce mouvement, qu’il faut ressaisir dans les structures objectives des institutions, des monuments, des œuvres d’art et de culture [35]. »

28Le premier trait de ce processus désigne un mouvement synthétique et progressif qui contraste avec le caractère analytique et régressif de la psychanalyse. Chaque figure passée trouve sa vérité dans la figure suivante. Le sens procède toujours de la fin vers le commencement. Cette avance de l’esprit sur lui-même fait que la vérité demeure ignorante d’elle-même. La conscience est une simple manifestation de l’être du monde pour un témoin qui ne se sait pas encore lui-même. Le second trait de cette dialectique phénoménologique énonce ce qui est en question et en jeu : « C’est la production du soiSelbst – du soi de la conscience de soi », c’est-à-dire l’ipséité. La conscience comme simple manifestation de l’être du monde pour un témoin encore inconscient de soi est la clé même de l’ipséité. Car celle-ci est le témoin de la manifestation de l’être du monde parvenu à la conscience de soi.

29Absente des destins des pulsions constituant le thème de l’économique chez Freud, l’ipséité dans la phénoménologie de l’esprit émerge des mouvements de sens que sont le désir – Begierde – et la vie. Il s’agit d’indiquer la réflexivité de la vérité de la vie : « L’esprit est la vérité de la vie, vérité qui ne sait pas encore dans la position du désir, mais qui se réfléchit dans une prise de conscience de la vie [36]. » La vie n’est pas d’abord une réflexion car elle s’ignore dans le processus d’interprétation. Elle est simplement la lumière qui se révèle dans la vie et par la vie, selon l’expression de Ricœur paraphrasant l’Évangile de Jean. Cette in-science de soi de la vie est l’origine de la non-coïncidence avec soi-même par laquelle l’inquiétude pour la vieUnruhigkeit – n’est pas définie comme poussée ou pulsion. Cette inquiétude pour la vie tient en elle une négativité qui serait un principe d’altération assurant, à la manière platonicienne, le mouvement du même et de l’autre inscrit en elle.

30Préalablement sans réflexivité, la vie devient consciente d’elle-même dans la réflexion par la vie dans la vie. C’est par ce mouvement propre de la vie, réflexive en elle-même, que l’interprétation du processus de l’interprétation désigne la vérité de la vie comme l’ipséité de la conscience de soi. L’ipséité comme vérité de l’interprétation du processus se pose comme désir, qui en se précédant soi-même, fait qu’il y a une lumière de la vie. À partir de la conscience comme simple manifestation de l’être du monde, sur le chemin du retour en soi-même, l’ipséité advient du désir sous le mode d’une « apparition disparaissante ». Elle n’advient qu’à travers le désir d’un autre désir, une autre conscience de soi. L’ipséité est désir de reconnaissance d’une conscience par une autre conscience [37].

31Cette anticipation de l’esprit, qui précède la reconnaissance du même par l’autre, est un mouvement infini dont chaque figure dépasse ses limites pour devenir autre. Dans ce mouvement infini traversant la finitude de chaque figure se révèle l’inquiétude pour la vie où l’esprit serait l’ordre terminal de l’histoire, et l’inconscient l’ordre primordial du destin. Le passage de la vie et du désir à la conscience de soi, c’est-à-dire à l’ipséité, est le mouvement de l’interprétation du processus. C’est à l’intérieur de ce mouvement de la conscience de soi que se découvre le caractère indépassable de la vie et du désir. Donc ce n’est pas parce que la vie et le désir sont dépassés dans la téléologie de la conscience de soi que celle-ci cesse d’en être une manifestation. La vie, tout comme le désir, est indépassable comme « position initiale, comme affirmation originaire, comme expansion immédiate[38] ».

32Ce caractère indépassable de la vie se manifeste dans la téléologie de la conscience de soi. La dialectique de la reconnaissance est impliquée dans la dialectique du désir d’une conscience et de celui d’une autre conscience. Ici, fait remarquer Ricœur, le concept de satisfaction – Befriedigung – assure l’articulation entre la dialectique du désir et la dialectique de la reconnaissance. La satisfaction de la conscience de soi n’est atteinte, en dépassant la résistance de l’objet du désir, que par le don du désir d’une autre conscience : « L’identité à soi-même reste portée par cette différence à soi, par cette altérité sans cesse renaissante qui réside dans la vie. C’est la vie qui devient l’autre, sur lequel le soi ne cesse de se reconquérir [39]. »

33L’interprétation du processus de l’interprétation est médiatisée par la position initiale, l’affirmation originaire, l’expansion immédiate donnée dans la vie. L’avènement de l’ipséité ne peut pas être un événement hors de la vie, mais dans la vie. La vie en son désir est indépassable dans son inscription historique de la différenciation de soi à soi-même qui donne une ipséité à la chair et une chair à l’ipséité. La satisfaction de la conscience de soi, comme accomplissement du désir, ne supprime pas l’objet par son rapport négatif à lui, mais elle reproduit le désir, de la même manière qu’en psychanalyse le principe de réalité résiste au principe de plaisir. Il ne s’agit pas d’une simple mise en parallèle de la question du désir entre la phénoménologie de l’esprit et la psychanalyse, mais de dégager la téléologie implicite de l’herméneutique archéologique dans la relation thérapeutique.

34La représentation comme prétention à la vérité est déplacée du plan épistémique vers le plan ontologique où la fonction d’expressivité n’obéit plus à la loi de l’intentionnalité, comme représentation de quelque chose, mais à une autre loi, celle de la manifestation de la vie, d’un effort d’exister et d’un désir d’être. La théorie de la connaissance, sous prétexte de rechercher la pureté du rapport intentionnel, fait abstraction de l’affect d’une part et, d’autre part, l’herméneutique archéologique, qui explore uniquement les expressions du désir, procède d’une réduction inverse. Le fond non symbolisable du désir découvre le caractère indépassable de la vie et l’interférence du désir avec l’intentionnalité dans le langage dont la vérité reste une tâche infinie et inachevée. Cette tâche oriente l’herméneutique archéologique vers une téléologie qui ouvre une nouvelle étape du procès de subjectivation. Celui-ci ne se joue plus sous l’angle d’une compréhension de soi à partir de la structure transcendantale des singes, des symboles, des mythes et des symptômes, dont l’art de leur interprétation met l’inconscient en tension vers la conscience de l’analysant par la médiation de l’analyste-thérapeute à travers le jeu de transfert et de contre-transfert.

35La situation analytique est aussi intersubjective que la dialectique de la reconnaissance dans laquelle la conscience s’élève de la vie à la conscience de soi, de la satisfaction du désir à la reconnaissance de l’autre conscience. Dans la relation thérapeutique, le transfert du patient répète, dans la situation déréalisée de l’analyste, des épisodes importants et significatifs de sa vie affective. Même la topique freudienne qui serait solipsiste demeure, en tant que relation intrapsychique, marquée par l’intersubjectivité originelle. Car si la première topique est intrapsychique, la seconde fait apparaître un jeu de rôles d’une personnification affrontant l’impersonnel (ça), le personnel (moi) et le super-personnel (surmoi).

36L’identification et la sublimation sont deux traits téléologiques implicites de l’archéologie participant au processus du devenir soi à travers des phénomènes du pouvoir, de l’avoir, du valoir et du croire. L’inscription de l’identification comme un processus intime à la téléologie de la conscience de soi est une interprétation philosophique à contre-courant de la psychanalyse et de la phénoménologie de l’esprit. L’herméneutique réflexive de Ricœur met en évidence le double mouvement de régression et de progression caractérisant l’identification. C’est de ce paradoxe de l’identification qu’apparaît l’irréductibilité du désir d’être-comme – l’attachement à un être comme modèle de « ce qu’on voudrait être » – et du désir d’avoir. Dans les Nouvelles conférences de Freud, Ricœur trouve de quoi expliciter une interprétation de l’identification sur la base du caractère régressif du remplacement de l’objet abandonné et perdu.

37L’identification procède de l’objet perdu lorsque le sujet tente de compenser la perte en l’érigeant à nouveau par régression dans le choix objectal. L’identification reconnue s’accompagne d’un désir inaccompli, d’une insatisfaction, lié à la perte de l’objet, tel qu’évoqué dans Deuil et mélancolie. Cette implication de la perte de l’objet dans la transformation du désir a un rapport fondateur, comme le souligne Ricœur, avec le procès du passage de la conscience à la conscience de soi inscrit dès le début en situation intersubjective. Apparaît le lien intime qui relie le progrès de l’identification, l’institution d’une structure et le passage au symbole. Sous le titre de la téléologie implicite de l’herméneutique archéologique de Freud, Ricœur récapitule les difficultés de la résolution des problèmes de l’identification et de la sublimation. Mais Ricœur propose une nouvelle approche phénoménologique et herméneutique de la sublimation [40]. L’eschatologie comme poétique de la sublimation est une « fonction symbolique en tant que coïncident en elle le dévoilement et le déguisement [41] » qui constituent la structure intentionnelle du double sens.

38Avant tout développement de l’eschatologie comme poétique de la sublimation, ce qui importe à cette étape, à la suite de Ricœur, ce sont les structures du devenir-sujet des traits éthiques de la sublimation qu’il convient de dégager à travers le rapprochement de l’identification et de la sublimation. L’économie du surmoi est partagée entre deux requêtes. D’une part, selon la première requête, il y a une seule source d’énergie, laquelle est localisée dans l’instance du ça. Le narcissisme est considéré, en ce sens, comme réservoir de pulsions. D’autre part, la figure du désir demeure irréductible à celle de l’autorité. Cette double requête de l’économie du surmoi structure la sublimation comme une sorte de compromis pour le devenir-sujet entre une intériorisation d’un « dehors » (autorité, figure du père, maître de tout rang) et une différenciation d’un « dedans » (libido, narcissisme, ça). Le désir d’être comme est aussi irréductible au désir d’avoir pour l’identification que pour la sublimation. Tout comme l’identification, la sublimation implique la conscience de soi dans la dialectique du désir.

39L’idéalisation présuppose donc « l’attribution au moi d’une Selbstachung, d’une estime originaire de soi-même [42] ». La différenciation de soi advient par le processus d’identification et de sublimation dans la dialectique du désir. L’identification s’inscrit dans le procès de l’idéalisation du moi à partir de la constitution en couple de la subjectivité. La dialectique de la régression et de la progression n’est pas temporelle, mais énergétique. La fonction symbolique de la sublimation articule la régression et la progression, grâce à sa structure intentionnelle à double sens qui non seulement appelle une dialectique dans l’interprétation, mais aussi fait retour à la parole vive[43]. Ce retour au langage contourne la difficulté de l’hypothèse d’une subjectivité originaire impliquée dans l’estime de soi, car la réflexion passe dans la plénitude de la parole simplement entendue. Le désir d’être comme (le pouvoir), le désir d’avoir (l’avoir) et l’estime de soi (le valoir), comme des structures du devenir-sujet, s’enracinent dans l’écoute d’une parole vive, lieu du procès et de la créativité du sens où la grâce de l’imagination, le surgissement du possible, s’inscrit dans la parole comme révélation arbitrée dans les limites d’une philosophie de la réflexion. L’eschatologie du devenir-sujet, qui articule l’archéologie et la téléologie, est l’expression d’une poétique de la sublimation.

L’eschatologie : la naissance de l’espérance et de l’imagination poétique

40En faisant œuvre d’archéologie du sujet, le cogito, en arrière de lui-même, se livre au « travail de l’interprétation » afin de parvenir à une compréhension de soi. Cette archéologie fait transparaître l’existence impliquée dans le « mouvement de déchiffrage ». Celui-ci révèle l’être soi comme désir. Mais l’ipséité comme désir d’être est aussi appelée en avant d’elle-même comme tâche à accomplir, comme un projet étant donné que le sujet demeure un soi toujours en procès de subjectivation ouvert au possible. L’archéologie du sujet se voit ainsi tirée par une téléologie du sujet qui vaut comme « prophétie de la conscience ». L’eschatologie du sujet marque à la fois le commencement de toute archéologie et la fin de toute téléologie. Le sujet ne saurait disposer du commencement et de la fin à sa guise. Ce qui est en jeu dans l’eschatologie interpelle le sujet et s’annonce à lui « comme ce qui dispose de son existence » parce qu’elle la « pose absolument, comme effort et comme désir ». La dimension processionnelle des herméneutiques dans le trajet de la compréhension de soi est ainsi précisée.

41Ces herméneutiques sont orientées en direction des « racines ontologiques de la compréhension ». Cependant, leur procession résiste à l’ambition d’une figure unitaire des trois fonctions ontologiques de l’herméneutique (archéologie, téléologie et eschatologie). Mais elle exige d’interroger le rapport de la réflexion et le conflit des herméneutiques, puisqu’il n’y a pas « une interprétation, mais plusieurs interprétations qu’il faut intégrer à la réflexion [44] ». La philosophie herméneutique parle d’une existence livrée à une pluralité d’interprétations en conflit qu’il convient de prendre en compte dans le trajet de la compréhension de soi. Les deux pôles de l’herméneutique basés sur le soupçon et la confiance représentent une contestation et une épreuve qui mettent en crise la réflexion elle-même du fait que l’origine du sens – qui serait la conscience immédiate – est déplacée vers un foyer du langage symbolique distinct du sujet immédiat de la réflexion. Afin d’éviter qu’elle devienne un concept englobant, le trajet de la compréhension de soi va se déployer dans un double mouvement du recours du symbole à la réflexion et du recours de la réflexion au symbole. Comment articuler le langage symbolique et la réflexion philosophique ?

42L’interprétation du processus de l’interprétation commence avec la structure du symbole, le plan du langage. C’est l’ordre de l’explication qui insiste sur la plurivocité du langage. La parole des symboles et des mythes fait appel à la fois à l’interprétation et à la réflexion. Le trait qui fait appel à l’interprétation est sa structure sémantique, le surcroît de sens de la « surdétermination » du symbole. Les expressions linguistiques du symbole sont inscrites dans les rites et les émotions d’une part et, d’autre part, dans des mythes eschatologiques. C’est sur ces symboles et mythes, en tant que « don du langage », que se donnent à lire notre condition humaine et son sens. Leur structure narrative donne une orientation temporelle à notre expérience tendue entre un commencement et une fin : « Notre présent, écrit Ricœur, se charge d’une mémoire et d’une espérance [45]. » Le plan sémantique fait prendre ainsi conscience de l’équivocité du phénomène de la vie. Mais pris à leur niveau sémantique et mythique, le problème herméneutique du symbole fait aussi, de manière intime au mouvement du sens, appel à la réflexion. Celle-ci dans son principe exige le détour par la contingence des cultures, par un langage équivoque et par le conflit des interprétations.

43Comme deuxième étape du processus de l’interprétation, le plan de la réflexion essaie de mettre en ordre cette plurivocité conflictuelle du langage. Mais c’est à travers le recours de la réflexion au symbole que la question de l’ipséité se pose par le détour de l’identité de l’acte philosophique : « Que signifie le Soi de la réflexion sur soi-même [46]. » Au départ, la réflexion est pensée comme autoposition au sens de Descartes, puis elle est déplacée, selon le deuxième trait, comme une ressaisie médiatisée par des représentations. Cette nouvelle position du soi médiatisée est paradoxalement une aperception immédiate de soi comme sentiment d’être, de pensée et d’éveil. Après avoir opposé réflexion et intuition, avec Kant contre Descartes, la philosophie herméneutique de Ricœur s’éloigne de Kant pour se rapprocher de Fichte et de Nabert afin de dégager le troisième trait de la réflexion. La tâche d’une médiation de l’objectivité des représentations est une étape qui a permis d’ouvrir la réflexion à la fois à la possibilité d’une herméneutique du soi et à l’immédiateté de l’aperception de soi comme sentiment. Si l’objectivation des œuvres, des institutions et des monuments a servi de point de ressaisissement, comme réfléchissant, pour la position du soi, celle-ci devient une reprise comme une appropriation et une réappropriation. Le plan de la réflexion fait place ici au mouvement inverse de l’objectivation, c’est-à-dire la subjectivation que l’on pourrait définir avec ces expressions de Ricœur : « Je dois recouvrer quelque chose qui a d’abord été perdu ; je rends “propre” ce qui a cessé d’être mien, mon propre. Je fais “mien” ce dont je suis séparé, par l’espace ou par le temps [47]. » La subjectivation est une appropriation de l’étranger, de l’altérité.

44La subjectivation est la troisième étape du trajet de la compréhension de soi. Après réflexion, le sujet doit pouvoir trouver les modes d’application du sens (l’objectivité) à sa vie propre. L’herméneutique épistémologique de Ricœur insiste sur la relation entre l’objectivation et la réflexion. En s’objectivant sous les formes du symbole, du signe, du texte et des genres littéraires, les modes d’être du langage offrent indirectement une archéologie du soi, laissent voir la vie spontanée de la conscience. Celle-ci est ensuite donnée comme noème au vécu réflexif dans le champ herméneutique. Car le « Cogito n’est pas seulement une vérité aussi vaine qu’invincible ; il faut ajouter encore qu’il est comme une place vide qui a, dès toujours, été remplie par un faux Cogito[48] ».

45La subjectivation donne lieu au quatrième et dernier trait de la réflexion où elle se confond entièrement avec l’ipséité pour conduire enfin au problème de l’interprétation, la quatrième étape du trajet de la compréhension de soi [49]. La réflexion est éthique avant d’être une critique de la moralité. La position du soi, l’ipséité, est ressaisie à la source de la connaissance qu’est l’éros, au sens platonicien, le désir, l’amour, ou le conatus spinoziste. Ricœur en vient donc à mettre en exergue l’effort et le désir comme les « deux faces de la position du soi dans la première vérité, je suis ». Reprenant ces deux faces, la réflexion devient ipséité : « La réflexion est l’appropriation de notre effort pour exister et de notre désir d’être, à travers les œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir[50]. » La réflexion se trouve indissociable de l’interprétation dans la mesure où il y a une « connexion primitive » entre l’acte d’exister et les signes qui sont déployés dans les œuvres culturelles. L’existence dont parle la philosophie de la réflexion ne peut être qu’une « existence interprétée ».

46C’est l’origine qui dispose du sujet. Mais le trajet de la compréhension de soi dans le procès du sens ne fait place ni à l’irrationnel ni à l’effusion d’une subjectivité originaire, qui lui serait immanente par la réflexion, mais à la parole vive riche et pleine « d’énigmes que les hommes ont tout à la fois inventé et reçu pour dire leur angoisse et leur espérance ». Nous avons affaire à une herméneutique de la finitude en quête de promesse dont la parole symbolique, dite et écoutée, en sa structure intentionnelle surmonte l’opposition entre régression et progression, entre archéologie et téléologie. Cette structure intentionnelle de la fonction symbolique est caractérisée par le déguisement, la projection et le dévoilement.

47Dans l’archéologie du symbole, sont dissimulées les visées de nos rêves et désirs. La réflexion inscrite dans le procès du sens met par projection en exergue dans le symbole le « faire apparaître » impliqué dans « le schème du devenir soi-même qui ouvre à ce qu’il découvre [51] ». Ce jeu de déguisement et de projection dans le symbole est traversé par la dé-couverte, le dé-voilement. Le rôle de ce dévoilement est la sublimation du désir/du rêve humain. L’eschatologie dans l’herméneutique philosophique de Ricœur se distingue de la psychanalyse : la sublimation du désir est articulée par la parole et le désir dans la structure intentionnelle de la fonction symbolique où sont dites l’angoisse et l’espérance de vivre au ras de l’imagination langagière créatrice de sens qui, à partir des symboles prospectifs, véhicule des significations nouvelles non investies culturellement en reprenant les symboles traditionnels [52].

48La tâche de la fonction symbolique est la sublimation du désir où se joue le tragique de la séparation du symbole et de l’idole selon les sphères de subjectivation, du devenir sujet concret, que sont – pour rappel – l’avoir, le pouvoir, le valoir et le croire. Mais la tâche d’une poétique eschatologique de la sublimation est strictement circonscrite ici aux sphères de la culture et de la religion. L’herméneutique processionnelle met en corrélation dialectique deux herméneutiques autour du sentiment thymique : une phénoménologie et une interprétation érotique des objets du désir. Il convient de souligner que le sentiment thymique (thumos), symbolisé par le « cœur » dans le livre IV de la République de Platon auquel se réfère Ricœur, est une texture affective mixte de courage et de désir, désignant la zone intermédiaire où le désir « revêt le caractère de différence et de subjectivité qui fait un soi [53] ». C’est à travers la conjonction de la synthèse progressive dans les moments de l’objectivité sur laquelle se règlent les sentiments humains, et de la matérialité (une hylétique) des affects que se constitue le caractère de subjectivité de l’ipséité.

49D’une part, ce caractère de subjectivité de l’ipséité s’acquiert par mode de subjectivation, c’est-à-dire une appropriation en Je et une intériorisation qui se règlent sur une objectivité : « Ces sentiments intériorisent une suite de rapport à l’objet [54] ». D’autre part, selon le § 85 des Ideen I de Husserl, les expressions Formung, Meinung et Deutung désignent le rapport de la visée intentionnelle à la matière (hylé). Mais une analogie entre Husserl et Aristote permet à Ricœur de souligner que la visée intentionnelle interprète la matière, comme le discours chez Aristote est l’interprète (hermèneïa) des affections (pathè) de l’âme, car chez Husserl la hylé est autant affective que sensorielle. L’érotique freudienne offre à Ricœur une généalogie matériale des affects humains rapportés à une seule faculté de désirer. Cette exploration dans les substructures des affects permet d’expliciter la genèse régressive des amours et des haines, la genèse progressive portée sur des valeurs, des significations et des symboles et la conversion de pulsions. La sublimation serait un mixte de filiation énergétique et de novation de sens requérant une autre herméneutique explicitée dans la culture et la religion. Il s’agit de penser l’eschatologie comme une poétique de la sublimation.

50La sphère du valoir est la région de la culture où la « constitution du soi » se poursuit. Le caractère de subjectivité que revêt l’ipséité dans la culture consiste à être estimé, approuvé et reconnu comme personne : « C’est par la réflexion que peut en être dérivée la subjectivité qui se constitue elle-même en même temps que cette objectivité s’engendre [55] ». La constitution mutuelle par l’estime est guidée par les œuvres, les monuments, l’art et la littérature. L’estime de soi se constitue par la médiation de ces objets culturels. C’est aussi à ce même niveau que l’homme peut s’aliéner, se dégrader, se tourner en dérision, s’annihiler. Ce que Ricœur appelle la « prospection des possibilités » pour l’homme d’être au monde se poursuit à travers la créativité propre à ces objets culturels. Or, la prospection des possibilités d’être au monde pour l’homme est une prospection des possibilités nouvelles d’affects et de sens. Elles ne peuvent être ouvertes que par l’interprétation dialectique de la sublimation, laquelle est précisément ce composé de filiation énergétique et de novation de sens où se joue l’unité profonde du déguisement, de la projection et du dévoilement, ancrée dans la structure intentionnelle même du symbole devenu objet culturel.

51Comment une herméneutique de la finitude peut-elle s’ouvrir à une prospection de possibilités nouvelles d’être au monde ? Puisque que c’est sur la structure mixte de la sublimation que se donne à comprendre le caractère de subjectivité que revêt l’ipséité dans la culture et la religion, il serait donc envisageable d’interpréter cette prospection de nouvelles possibilités d’être au monde pour l’homme dans l’articulation de l’onirique et du poétique mise sur la même échelle de l’unité profonde de la structure intentionnelle du symbole : déguisement, projection, dévoilement. Selon que prédomine le déguisement ou le dévoilement la production de rêve (l’onirique) et la création d’œuvre d’art (le poétique) figurent les deux extrémités de la structure intentionnelle du symbole correspondant respectivement à la structure mixte de la sublimation. Comment l’onirique peut-il rendre compte du poétique ? Cela n’est possible que si l’onirique et le poétique, comme créations du verbe, appartiennent tous à une même fonction économique afin que la sublimation, tout comme l’inconscient, ne soit pas réduite à une structure langagière. Selon Ricœur, toute l’analyse que Kant élabore sous le titre du jugement de goût est contrainte à être rabattue chez Freud sur une « hédonique ».

52La médiation du travail d’interprétation libère d’abord le rêve de son expression privée, articule ensuite le fantasme au matériau mythico-poétique, et le communique enfin à un public. Si le déguisement prédomine sur le dévoilement, c’est que le rêve est tourné vers le passé, l’enfance. En ce sens, le déguisement est l’expression d’un symptôme régressif ou d’une idole. En revanche, si le dévoilement prédomine sur le déguisement alors l’œuvre d’art devient « un symbole prospectif de la synthèse personnelle et de l’avenir de l’homme et pas seulement un symptôme régressif de ses conflits non résolus [56] ». Le rêve apparaît comme un compromis variable entre le symptôme et le symbole. La structure intentionnelle exprime à la fois un symptôme selon que l’aspect névrotique l’incline vers la répétition et l’archaïsme, ou selon qu’il est lui-même sur le chemin d’une action thérapeutique exercée de soi sur soi d’une part et, d’autre part, un symbole inventé par l’art, la littérature qui, en mobilisant des énergies anciennes investies de figures archaïques comparables à des symptômes oniriques, révèle et prospecte de nouvelles possibilités pour l’homme de se comprendre dans le procès de la reconnaissance de soi dans un autre soi [57].

53Le processus créateur de nouvelles possibilités du devenir-sujet est entremêlé de texture affective sur laquelle se tisse ce que Ricœur appelle « l’histoire de l’esprit ». Pour l’herméneutique réflexive du sujet, le phénomène culturel est un milieu objectif tissé par la sédimentation de l’œuvre de la sublimation en sa dialectique du déguisement et du dévoilement. Cette œuvre culturelle de sublimation est un « mouvement » d’affects et de sens qui est à la fois chez Ricœur une eruditio et une Bildung. Le mouvement de sens est eruditio dès lors que celle-ci permet à l’homme de se « désarchaïser » d’une part et, d’autre part, il est Bildung, au double sens d’une édification et d’une émergence des images de l’homme qui parcourent le développement de la conscience de soi en ouvrant celui-ci à son propre renouvellement par dévoilement. Ce mouvement d’affects et de sens par lequel advient le Je est enraciné dans le monde de la vie.

54La sphère du croire est une sphère de subjectivation où cette prospection de nouvelles possibilités d’être au monde dans le trajet de la compréhension de soi explicite la création et l’eschatologie comme horizon de mon archéologie et de ma téléologie. La sphère du croire ne relève pas d’une phénoménologie de l’esprit, mais elle relève d’une « dimension nouvelle » que Ricœur a appelée jadis dans l’introduction du premier tome de la Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, une « poétique de la volonté, parce qu’elle concerne l’origine radicale du Je veux, la donation de puissance à la source de son efficace ». Cette dimension nouvelle, Ricœur l’appelle dans la lignée de la théologie barthienne « l’interpellation, le kérygme, la parole qui m’est adressée [58] ». En quoi la création et l’eschatologie se distinguent respectivement de l’archéologie et de la téléologie ? L’archéologie et la téléologie relèvent encore d’une phénoménologie herméneutique caractérisée par la réflexion d’une méthode immanente ne relevant pas du Tout-Autre propre à la création et à l’eschatologie. Il ne s’agit pas ici du Tout-Autre absolu sans lien avec le soi interpellé, mais du « cercle herméneutique » du croire où le Tout-Autre n’est dit que par le sujet à qui il s’adresse : « Croire, c’est écouter l’interpellation, mais pour écouter l’interpellation il faut interpréter le message. Il faut donc croire pour comprendre et comprendre pour croire [59]. »

55Le soi interpellé ne saurait en aucune manière disposer de l’origine et de la fin. Ce qui est en jeu dans la genèse et l’eschatologie interpelle le sujet et s’annonce à lui comme ce qui dispose de son existence parce qu’elle la pose absolument comme effort et désir. La puissance à la source de l’efficace intentionnel s’appelle ici effort et désir. Le soi interpellé par la parole laisse se dire le Tout-Autre dans la dialectique de l’écoute et de la réponse d’une part et, d’autre part, dans la dialectique du désir et de l’effort. Mais cette articulation de la genèse et de l’eschatologie dans la dialectique de l’archéologie et de la téléologie, selon le cercle herméneutique du croire, est une rupture pour la philosophie réflexive. Car celle-ci ne pourrait se fermer sur elle-même et achever son propre sens avec ses propres ressources dans un savoir absolu. Le cercle herméneutique du croire pointe les limites d’une phénoménologie de l’esprit qui voudrait être sa propre fin, un accomplissement de toutes les médiations dans un tout, dans une totalité sans réserve. Bien que la question du mal, l’échec des théodicées, soit négativement la raison de cette limitation, le cercle herméneutique du croire suggère une autre compréhension de la fin : elle est seulement annoncée et promise.

56L’eschatologie est interprétée comme une « intelligence du seuil » où l’espérance de la fin promise se pense à partir des symboles prospectifs mis en face des symboles du mal et du malheur. C’est ici que l’eschatologie dans De l’interprétation. Essai sur Freud croise celle de La symbolique du mal. La fonction d’horizon de cette herméneutique de l’espérance de la fin promise, en rupture avec la philosophie réflexive, exposée au péril de l’illusion ou de l’idole, peut être limitée par l’expression démystifiante de la psychanalyse de la religion. L’herméneutique de la démystification s’allie ici à la critique kantienne de l’illusion où la fonction d’horizon de l’eschatologie peut être transformée en objet dans le champ immanent de la réflexion. Car l’illusion, le Schein transcendantal, est nécessaire pour la pensée de l’inconditionné, mais elle est aussi à l’origine de la conscience fausse dont le mensonge social de Marx, le mensonge vital de Nietzsche et le retour du refoulé de Freud sont les figures secondes et dérivées.

57L’herméneutique de l’espérance de la fin promise est mise à l’épreuve par une herméneutique du soupçon qui prend le nom de « démythologisation », quand elle se déploie à l’intérieur d’une religion donnée comme ce fut le cas de l’herméneutique de Bultmann, ou de « démystification » quand elle procède de l’extérieur comme c’est le cas ici avec l’herméneutique de Freud. Sous l’angle de la pulsion, y a-t-il dans le dynamisme affectif de la sphère du croire, de quoi se défaire de son propre archaïsme ? L’attention exclusive à la répétition chez Freud ne permet pas la conversion du désir et de la crainte. Car le retour du refoulé est à la fois retour des affects de crainte et d’amour, d’angoisse et de consolation d’une part et, d’autre part, retour du fantasme lui-même sous la représentation substituée du dieu. L’imagination des origines est « historiale, geschichtlich, parce qu’elle dit un avènement, une venue à l’être, mais non historique, historisch, parce qu’elle n’a aucune signification chronologique [60] ». La figure du père antérieur signifie pour l’eschaton la symbolique du « Dieu qui vient ». Par ce paradoxe, le « symbole donne à penser » d’une part et, d’autre part, « la critique de l’idole reste la condition de la conquête du symbole ». La dialectique herméneutique du soupçon et de la confiance se rapporte à la parole comme le milieu dans lequel se déploie la promotion de sens encore prisonnière de l’archaïsme de la pulsion et du fantasme.

58Si le déguisement et le dévoilement ont constitué la structure intentionnelle de la sublimation ou de la surdétermination du symbole, il y a un troisième terme, la projection, qui n’a pas été explicité dans le mouvement de sens. Or, ce chaînon manquant a rendu obscure l’irruption de la novation de sens dans le champ impressionnel de l’affect. La parole étant la destinée de l’accomplissement du sens, il convient d’expliciter ce par quoi l’épigenèse de la pulsion et du fantasme accède à l’expressivité : la projection. Elle est nommée « imaginaire [61] » par Ricœur. Les œuvres culturelles de l’imaginaire religieux se trouvent dans ses mythes, signes, symboles et récits. La littérature est le lieu de cette interprétation où le « langage est la seule expression intégrale, exhaustive et objectivement intelligible de l’intériorité humaine [62] ». L’herméneutique de la confiance, après une traversée du soupçon, procède à une remythisation, une rénovation de sens, grâce à la fonction mythico-poétique de l’imagination. Celle-ci désigne une autre « puissance du langage », c’est-à-dire « l’interpellation où je ne demande plus rien, mais écoute » [63].

59L’herméneutique processionnelle de la vie du sujet entre archéologie, téléologie et eschatologie a permis de tracer le trajet de la compréhension de soi où l’espérance jaillit du désir [64] et où l’imagination poétique se conjugue avec la créativité et l’interpellation de la parole ultime. Dans ce va-et-vient entre la phénoménologie et la psychanalyse, l’eschatologie philosophique comme poétique de la sublimation exerce une fonction non moins critique que thérapeutique dans le processus de subjectivation de la vie du sujet à travers la double séparation du rêve de la névrose au niveau personnel, et de l’idéal de l’illusion au niveau collectif. Les précautions démythologisante et démystifiante indiquées plus haut esquissent les conditions de possibilité d’une herméneutique de l’espérance de la fin promise.

60Ainsi l’articulation d’une herméneutique du langage représentationnel des récits de l’eschatologie dans le Nouveau Testament et de l’expérience des limites est possible à trois conditions. Si au préalable elle se base d’une part sur la critique de la religion ouverte par l’accusation de l’athéisme (Nietzsche) qui détruit la métaphysique et la morale avec lesquelles la théologie s’élabore et, d’autre part, sur les limites de l’athéisme ouvertes par la consolation dans l’expérience religieuse afin que naisse une espérance qui s’édifie sur un événement de parole prophétique qui assume la critique mutuelle de l’athéisme et de la religion [65]. Ensuite, une intelligence de l’espérance comme passion pour le possible demande à être clarifiée dans une confrontation avec une philosophie des limites autour de l’illusion transcendantale, d’une exigence pratique et totalisante du « vœu suprême » du bonheur, et de la question du mal radical [66]. Enfin, l’analyse des paraboles de l’espérance, comme une spécificité du langage représentationnel de l’eschatologie, exige de penser comment la conjonction de la forme narrative et du procès métaphorique réussit à produire un effet de dédoublement et de croisement du sens référentiel qui ouvre à une expérience poétique de l’idée de Royaume de Dieu [67].

Notes

  • [*]
    David-Le-Duc Tiaha, professeur contractuel de philosophie au Lycée Jean Zay à Aulnay-sous-Bois, est membre associé du Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS – UMR 8178) et du Fonds Ricœur.
  • [1]
    Immanuel Kant, La fin de toutes choses (1794), in Id., Œuvres philosophiques, t. III, trad. Ferdinand Alquier et al., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 311. Je souligne.
  • [2]
    Ibid., p. 318.
  • [3]
    Friedrich D. E. Schleiermacher, Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt (1830-1831), in Kritische Gesamtausgabe I/13, 1-2, 2 vol., Berlin, Walter de Gruyter, 2003, § 157.2.
  • [4]
    Albrecht Ritschl, Unterricht in der christlichen Religion. Studienausgabe nach der 1. Auflage von 1875 nebst den Abweichungen der 2 (1881) und 3 (1886) Auflage, éd. Christine Axt-Piscalar, Tübingen, Morh Siebeck, 2002, en particulier les § 5, 8, 27 et 77.
  • [5]
    Albert Schweitzer, « Histoire des recherches sur la vie de Jésus. Considération finale [trad. Jean-Paul Sorg] », Études théologiques et religieuses 69 (1994), p. 153-164.
  • [6]
    Voir Paul Ricœur, « Le statut de la Vorstellung dans la philosophie hégélienne de la religion (1985) », in Id., Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1994, p. 42.
  • [7]
    Dominique Janicaud, « Le tournant théologique de la phénoménologie française » (1990), in Id., La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais 514 », 2009, p. 139.
  • [8]
    Ibid., p. 145.
  • [9]
    Ibid., p. 21.
  • [10]
    Martin Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse (1919-1921), trad. Jean Greisch, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2012, p. 23.
  • [11]
    François-David Sebbah, L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Levinas et la phénoménologie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 2001, p. 76.
  • [12]
    D. Janicaud, « Le tournant théologique de la phénoménologie française », op. cit., p. 42 : « Cette fécondité n’est évidemment pas entièrement résumable sous la qualification de “tournant” théologique ».
  • [13]
    Ibid., p. 61.
  • [14]
    Paul Ricœur, « La liberté selon l’espérance (1968) », in Id., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2013, p. 532.
  • [15]
    Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, coll. « Philosophie », 1995, p. 29.
  • [16]
    Je renvoie à l’étude d’Emmanuel Falque, « Finitude et Mal. Dialogue avec Ricœur et Lévinas », dans ce dossier des Études théologiques et religieuses.
  • [17]
    Paul Ricœur, « Existence et herméneutique » (1965), in Id., Le conflit des interprétations, op. cit., p. 25.
  • [18]
    La subjectivation veut dire rendre subjectif quelque chose, c’est-à-dire le constituer et lui donner un sens en relation à son propre point de vue. Il s’agit de la manière dont un esprit conscient « subjective » ce qu’il reçoit de l’autre dans l’intersubjectivité certes, mais nullement de sujet à sujet. L’autre ici peut être simplement une parole symbolique. Dans le processus du devenir-sujet, la phénoménologie suit la conscience à l’œuvre tandis que la psychanalyse prend en compte le cheminement inconscient. C’est depuis l’année 2000 que ce concept philosophique a fait son entrée dans le champ de la psychanalyse (voir Didier Houzel et al., Dictionnaire de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, PUF, 2000, rubrique « Subjectivation » de R. Cahn). Aujourd’hui, c’est devenu en psychanalyse un concept clinique pour diagnostiquer les différentes formes de mal-être qui renvoient à des perturbations dans le rapport à soi et aux autres (voir François Richard, « La subjectivation : enjeux théoriques et cliniques », in Steven Wainrib et al., La subjectivation, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et culture », 2006, p. 81-121).
  • [19]
    Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1965, p. 443. Je souligne).
  • [20]
    Ibid., p. 447.
  • [21]
    Ibid., p. 450.
  • [22]
    Michel Henry, « Ricœur et Freud : entre psychanalyse et phénoménologie », in Jean Greisch, Richard Kearney (dir.), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1991, p. 137-139.
  • [23]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 453.
  • [24]
    Wilhelm Dilthey, « Origine et développement de l’herméneutique » (1900), in Id., Le monde de l’esprit, t. I, trad. Michel Remy, Paris, Aubier, 1947, p. 320-321.
  • [25]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 568.
  • [26]
    La notion de subjectivation est utilisée pour la première fois en français en 1937 par André Breton, L’amour fou, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976 (1937), p. 11 : « La subjectivation toujours croissante du désir. »
  • [27]
    Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2001.
  • [28]
    P. Ricœur, « Existence et herméneutique », op. cit., p. 26 : « C’est la tâche de cette herméneutique de montrer que l’existence ne vient à la parole, au sens et à la réflexion, qu’en procédant à une exégèse continuelle de toutes les significations qui viennent au jour dans le monde de la culture ; l’existence ne devient un soi – humain et adulte – qu’en s’appropriant ce sens qui réside d’abord “dehors”, dans des œuvres, des institutions, des monuments de la culture où la vie de l’esprit est objectivée. » Je souligne.
  • [29]
    Vincent Descombes, Le complément du sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004, p. 260.
  • [30]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 461.
  • [31]
    Ibid., p. 470 : « C’est le bénéfice positif d’une méthode d’exploration qui exclut au départ toute position de soi par soi, toute intériorité originaire, tout noyau irréductible. »
  • [32]
    Ibid., p. 475.
  • [33]
    Ibid., p. 477.
  • [34]
    Ibid., p. 481.
  • [35]
    Ibid., p. 485.
  • [36]
    Ibid., p. 487.
  • [37]
    Ibid., p. 489.
  • [38]
    Ibid., p. 491.
  • [39]
    Ibid., p. 494-495.
  • [40]
    Ibid., p. 511.
  • [41]
    Ibid., p. 519.
  • [42]
    Ibid., p. 513.
  • [43]
    Ibid., p. 518.
  • [44]
    Ibid., p. 64.
  • [45]
    Ibid., p. 49.
  • [46]
    Ibid., p. 52-53.
  • [47]
    Ibid., p. 55.
  • [48]
    P. Ricœur, « Existence et herméneutique », op. cit., p. 21.
  • [49]
    Dans la même perspective que mon interprétation de l’herméneutique du sujet de Ricœur, Wainrib soutient que la subjectivation implique l’autoréflexion et l’auto-appropriation (Steven Wainrib, « Un changement de paradigme pour une psychanalyse diversifiée », in Id. et al., La subjectivation, op. cit., p. 22 : « La subjectivation se tient dans une co-émergence du sujet et de sa réalité psychique. Elle est donc ce processus, en partie inconscient, par lequel l’individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation. » Je souligne).
  • [50]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 56.
  • [51]
    Ibid., p. 520.
  • [52]
    Ibid., p. 527.
  • [53]
    Paul Ricœur, L’homme faillible, Paris, Aubier, 1960, p. 123.
  • [54]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 529.
  • [55]
    Ibid., p. 532.
  • [56]
    Ibid., p. 544 (je souligne).
  • [57]
    Cette dialectique du symptôme et du symbole dans la structure intentionnelle ouverte par l’herméneutique du sujet chez Paul Ricœur trouve aujourd’hui un développement dans la psychothérapie psychanalytique contemporaine de Daniel Sibony, L’enjeu d’exister. Analyse des thérapies, chap. xi : « Symbolique et thérapie » et chap. xiv : « Œuvrer avec le symptôme », Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007, p. 204-235 et 255-266.
  • [58]
    P. Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 547.
  • [59]
    Ibid., p. 548.
  • [60]
    Ibid., p. 563.
  • [61]
    Ibid., p. 567.
  • [62]
    Ibid., p. 568.
  • [63]
    Ibid., p. 575.
  • [64]
    Pour une approche phénoménologique et herméneutique, les modalités et les composantes de l’espérer se situent à la fois dans le champ du vécu, c’est-à-dire de la représentation affective – plus précisément dérivée du désir – et de l’imagination, et dans le champ de la parole symbolique. Ce qui se distingue d’une approche unilatéralement phénoménologique réduite au vécu (voir Jean-François Lavigne, « Introduction – Vers une phénoménologie de l’espérance », in Jean Leclercq et al., Espérer. Études de phénoménologie, Louvain, UCL/Presses universitaires de Louvain, 2015, p. 9).
  • [65]
    Paul Ricœur, « Religion, athéisme, foi » (1966), in Id., Le conflit des interprétations, op. cit., p. 577-611.
  • [66]
    Paul Ricœur, « La liberté selon l’espérance » (1968), in Id., Le conflit des interprétations, op. cit., p. 529-558 ; Id., « L’espérance et la structure des systèmes philosophiques » (1970), in L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2000, p. 111-128.
  • [67]
    P. Ricœur, L’herméneutique biblique, op. cit., p. 147-255.
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