Notes
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[*]
Jean-François Gounelle est agrégé de Lettres classiques. L’auteur fait le choix d’une traduction adaptée au lectorat contemporain (Note de l’éditeur – NdE).
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[1]
Ce texte latin a fait l’objet d’une traduction par Jean-François Gounelle : « Zwingli Huldrych. Fidei ratio, 1530 », Études théologiques et religieuses 56 (1981), p. 377-402 (NdE).
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[2]
Bullinger s’en ouvre lui-même dans sa préface à l’édition latine du texte de Zwingli, publiée en 1536 à Zurich, chez Christophorus Froschoverus. Le texte de la Christianae fidei brevis et clara expositio, numérisé à partir d’un exemplaire de la Bibliothèque de Vienne, est disponible en ligne (NdE).
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[3]
Huldrych Zwingli, Deux traités sur le Credo [Prédication sur le Credo de 1528 et Briève et claire exposition de la foi chrétienne de 1539]. Présentation et traduction par Jaques Courvoisier, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », série Textes, dossiers, documents 3, 1986, p. 65-129. Le traducteur anonyme de 1539 inclut, en la rabotant, la préface de Bullinger dont il retire le lieu de rédaction (Zurich), la date de rédaction (février 1536) et la signature (NdE).
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[4]
La foi réformée / H. Zwingli. Textes choisis et présentés par André Gounelle [Fidei ratio ; Expositio fidei], Paris, Les Bergers et les mages, coll. « Petite Bibliothèque protestante 15 », 2000, p. 49-91 (NdE).
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[5]
Cette traduction est établie d’après le texte latin de 1531 publié à Zurich en 1991 (Huldreich Zwinglis sämtliche Werke [désormais ZW], Zurich, Theologischer Verlag, 1991, coll. « Corpus Reformatorum 93 », t. VI-v, p. 50-162). Cette édition contemporaine du texte latin est accessible en ligne Huldrych Zwingli Werke. Digitale Texte (http://www.irg.uzh.ch/static/zwingli-werke/index.php?n=Werk.181). Nous maintenons entre crochets droits les titres et sous-titres, de même que les renvois aux références bibliques que les éditeurs de 1991 ont adjoints en italiques. Les chiffres entre barres obliques indiquent la pagination de l’édition latine précitée. Les quelques notes que nous proposons soulignent un choix de traduction, le sens d’un mot ou d’une tournure. Plus rarement, nous donnons une précision historique lorsqu’elle nous est apparue nécessaire à la compréhension immédiate du texte (Note du traducteur – NdT). Sur les variantes parmi les exemplaires manuscrits et imprimés du texte, voir ZW VI-v, p. 14-15 (Note de l’éditeur – NdE).
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[6]
Lat. Vis animi : « capacité » ou « force » de l’esprit.
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[7]
La traduction traditionnelle du Credo dit : « Je crois en Dieu », mais le texte latin dit bien « unum deum », « un seul Dieu ». Nous maintenons le terme « seul », considérant l’insistance de Zwingli, dans tout ce passage, sur l’unicité de Dieu.
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[8]
La vertu (lat. « virtus ») désigne, au sens de la philosophie et de la théologie classiques, la « puissance », la « capacité », les « qualités propres ». Tout au long de cette traduction, on entendra « vertu » ainsi.
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[9]
« Latreia » (« culte », « adoration »), en grec dans le texte.
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[10]
Zwingli écrit « inviolabilis », que l’on peut traduire par « inviolable », dans le sens d’« inatteignable » ou, dit autrement, « sur qui l’on ne peut porter la main sans sacrilège ».
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[11]
Zwingli fait ici vraisemblablement référence à la chute (NdT). Voir à ce sujet l’article 4 de sa Fidei ratio rédigée en 1530 à l’occasion de la diète d’Augsbourg, qui s’ouvre sur la chute d’Adam et des considérations sur le péché que le réformateur de Zurich associe à un « crime ». Chez Zwingli, le péché originel (ce « forfait » initial) n’est cependant pas pour les descendants d’Adam un péché à proprement parler, mais une « condition », l’homme naissant esclave du fait du « délit » du premier homme (NdE).
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[12]
« Tupikôs » (en grec dans le texte) comme « amômos ». Le terme peut se comprendre aussi comme signifiant : « de façon exemplaire ».
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[13]
Lat. gratus, c’est-à-dire « agréable », à prendre au sens étymologique : qui peut être agréé (par Dieu).
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[14]
« Dei de deo filium », redondance de style liturgique, qui s’inspire peut-être du symbole de Nicée.
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[15]
Lat. iners, sens proche de « stupide » (par opposition à « doué de raison »). Ce terme peut aussi qualifier la matière, par opposition à l’âme ou à l’esprit.
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[16]
Lat. virtus, voir supra n. 4.
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[17]
Morte perfunctus décalque l’euphémisme fréquent vita perfunctus est (« Il a achevé sa vie ») pour : « Il est mort ».
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[18]
Ratio religionis peut être compris comme « la doctrine de la religion » ou « le raisonnement de quiconque réfléchit avec piété ».
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[19]
S’alignant sur la composition du manuscrit parisien (BnF, cote Latin 3673A), qui passe pour l’exemplaire envoyé par Zwingli à François Ier en juillet 1531, l’édition latine de 1991 suivie par le présent traducteur (voir supra n. 1) insère ici l’« Appendice sur l’eucharistie et la Cène », tandis que les éditions latines antérieures (celle de Bullinger en 1536, mais aussi celle de Schuler et Schulthess en 1841) la rejettent après la finale du texte (voir infra n. 45). Cet appendice, qui est identifié par Jaques Courvoisier comme étant de la main de Heinrich Bullinger, figure à la toute fin du manuscrit autographe conservé pour sa part dans les archives de Zurich. ZW VI-v, p. 14-15 ; Huldrych Zwingli, Deux traités sur le Credo [Prédication sur le Credo de 1528 et Briève et claire exposition de la foi chrétienne de 1539]. Présentation et traduction par Jaques Courvoisier, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », série Textes, dossiers, documents 3, 1986, introduction, p. 16 et p. 117, n. 85 (NdE).
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[20]
« Trois fois qu’une », partie de l’expression en grec dans le texte.
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[21]
Lat. Re et numero signifie mot à mot « de la chose et du nombre ». Res est ici donné comme synonyme de substantia (« substance », « matière », « être ») dans les lignes suivantes, et renvoie à la question « quoi ? » (qu’est-ce que l’on offre ?) par rapport à la question « comment ? » ; numero (par le « nombre ») signifie sans doute qu’il n’y a qu’un seul corps, et non deux.
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[22]
Lat. animal qui signifie « être vivant naturel ».
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[23]
Lat. Impassibilis signifie « impassible » au sens classique et théologique du terme (« qui ne peut souffrir »).
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[24]
Lat. de re, c’est-à-dire « de la chose », voir supra n. 17.
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[25]
Expression latine traditionnelle ; le pays des Syrtes passant pour particulièrement difficile en raison de ses bas-fonds et de ses écueils.
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[26]
Expression qui équivaut à notre « noir sur blanc ».
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[27]
Lat. religio, qui, dans ce passage, désigne non une réalité ecclésiale, mais plutôt la crainte de Dieu, la révérence envers lui. Zwingli jouant de la polyphonie des mots et passant d’une signification à une autre, nous le traduisons ici et dans toute cette partie tantôt par « piété » tantôt par « foi ».
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[28]
« Ea dicit justitiae », soit mot-à-mot « Celle-ci dit à la justice ». C’est ici une formule obscure. On peut soit comprendre que la foi est assimilée à la justice (c’est elle qui tranche, tel un juge), soit, éventuellement, que « la science dit en vue de justifier » l’emploi métonymique d’une expression.
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[29]
Lat. perversa sententia : en latin chrétien, l’adjectif perversus qualifie souvent les hérésies.
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[30]
Lat. efficaciter (« avec efficace ») ; les mots de cette famille renvoient à l’idée de réalité.
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[31]
La formule renvoie à l’alliance, suscitée par Zwingli, des cités acquises à la Réforme, telles que Zurich, Constance, Berne, Bâle, Mulhouse, Strasbourg, etc.
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[32]
Ce terme et les suivants associés à la liturgie, qui, placés entre crochets droits et en italiques, sont en allemand dans l’édition de 1991, ne figurent pas dans l’édition latine de 1536 (NdE).
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[33]
Après la formule « le Seigneur soit avec vous », on attendrait « et avec votre (et non “ton”) esprit » : ou bien la prière des ministres vise l’esprit du diacre chargé de la lecture de l’Évangile, ou bien la liturgie cite des formules bibliques (par exemple 2 Tm 22) sans les réaménager grammaticalement.
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[34]
Habitants de Baden. La controverse évoquée eut lieu en 1526.
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[35]
Lat. missam missam facimus : jeu de mot sur missa, participe du verbe mitto signifiant « envoyer », « renvoyer », « donner congé ». Missa signifiait à l’origine « l’envoi » ou « le renvoi » (le congé donné à la fin de l’office). Il faudrait donc traduire : « Faisons le renvoi du renvoi », « renvoyons l’envoi », etc. ce qui constitue des formules incompréhensibles hors de leur contexte, mais ici proprement ironiques.
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[36]
En latin classique, le mot pietas (« piété ») peut avoir un sens beaucoup plus large qu’en latin chrétien : le respect religieux englobant aussi le respect de la patrie, de la cité, de la famille, des proches, etc.
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[37]
Chez Zwingli, le prophète désigne le prédicateur. Le réformateur de Zurich, qui associe le ministère de la Parole au « ministère de prophétie » et qualifie à diverses reprises le ministre de prophète, conçoit le rôle du pasteur à l’appui des livres vétérotestamentaires comme en dédoublement de celui d’Élie, Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel et Amos qu’il convoque dans sa définition du berger. Pour lui, la fonction ministérielle recoupe celle du prophète qui, sans relâche, se doit d’annoncer la Parole, de veiller, tancer, alerter les fidèles et de reprendre les puissants, en dénonçant toutes contraventions à la parole de Dieu. Sur cette conception prophétique du ministère sur laquelle Zwingli s’ouvre notamment dans son traité Der Hirt (1523-1524) et les articles 10 et 11 de sa Fidei ratio (1530), voir ZW III, Leipzig, Heinsius, coll. « Corpus Reformatorum 90 », 1914, p. 5-68 et ZW VI-ii, Zurich, Theologischer, coll. « Corpus Reformatorum 93 », 1982, p. 790-817, en particulier p. 813 et 814 (NdE).
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[38]
Principe qu’il défend dans son traité Von göttlicher und menschlicher Gerechtigkeit (1523) tandis que Zwingli les considère d’égale importance dans sa confession de foi de 1530 (Fidei ratio, art. 11). Si les magistrats, en qualité d’administrateurs équitables, sont à ce titre apparentés à des « serviteurs de Dieu » que Zwingli n’hésite pas à qualifier de « ministres de Dieu », l’autorité civile n’est cependant pas souveraine sur la parole divine et la liberté chrétienne (le Magistrat n’étant pas établi comme seigneur sur la conscience des hommes, sa puissance sur les corps et les biens ne peut s’étendre aux âmes). Toutefois, le Magistrat a sa place aux côtés du ministre dans la mesure où il est mandaté pour délivrer une justice – certes inférieure (terrestre) – mais qui offre aux hommes pécheurs, instruits par la prédication d’un idéal évangélique et néanmoins incapables de satisfaire à la justice de Dieu (céleste), de vivre en paix et de favoriser la vie chrétienne dans sa dimension sociétale. Même « faible » et « impotente », cette justice humaine, ordonnée de Dieu, se doit de garantir les préceptes de charité qui président aux commandements divins et que l’homme, porté à l’iniquité, n’observe pas de lui-même. Chez Zwingli, l’action du magistrat (apparenté à un « maître d’école ») a une dimension pédagogique venant seconder l’enseignement de la Parole. Huldrych Zwingli, De la justice divine et de la justice humaine. Présentation par Jaques Courvoisier, Paris, Beauchesne, 1980, p. 32, 38 sq., 42 sqq., 58, 68, 73, 81 sqq. (NdE).
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[39]
Lat. satisfactio signifie « satisfaction », bien sûr au sens classique du vocabulaire théologique.
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[40]
Lat. fides peut désigner la foi en Dieu, mais aussi la bonne foi dans l’action. L’exemple qui suit montre que Zwingli mêle les deux notions. On peut aussi comprendre la « conviction » (qui suppose la délibération préalable).
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[41]
« Paradoxalement », en grec dans le texte.
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[42]
Terme péjoratif pour désigner le clergé de l’Église catholique romaine.
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[43]
Dans ces quatre dernières phrases, le jeu des pronoms n’est pas très rigoureux, suivant que l’auteur renvoie aux « fils de famille » (d’où le « ils ») ou qu’il use du « il » au singulier ou du « nous » pour désigner le ou les croyant(s).
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[44]
Lat. substantia et specie : substantia (« substance », dans le sens d’essence, d’être, etc.) est fréquemment employé quand on disserte sur la nature de Dieu ; species (« l’apparence », « l’aspect ») ne s’oppose pas dans le langage philosophique à la réalité, mais renvoie à la « forme propre » d’un objet ou d’un être, qui peut être tout aussi révélatrice que la substantia.
-
[45]
Phrase ironique : Irénée s’en est pris aux Valentiniens (des gnostiques), et Grégoire aux Eumoniens (catégorie d’Ariens) : leur sainteté est donc, pour ces auteurs, une pure façade.
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[46]
Euphémisme qui permet de minorer la répression violente menée, sous l’influence de Zwingli, par le Conseil de Zurich contre les Catabaptistes.
-
[47]
Le traducteur anonyme de l’édition de 1539 (voir introduction) modifie ainsi l’amorce de cette conclusion : « Et par ainsi, roi très débonnaire, prépare-toi à recevoir honorablement Christ à sa renaissance et à son retour. Car il faut que le prince chrétien soit doux et bénin de nature, prudent et équitable en son jugement, constant et sage en sa pensée et vouloir, et de telles et pareilles vertus grandement enrichi afin que celui soit en ce monde très excellent et très vertueux, par qui le Seigneur Dieu veut rallumer et faire luire la lumière de connaissance. Etant donc garni de ces vertus héroïques, marche avant, prince chrétien, prends ton épée et ton bouclier, cours et rue sur cette infidélité avec ce vertueux et hardi courage. Il ne faut en rien craindre ce que les calomniateurs crient faussement pour résister à la vérité […] ». En outre, il supprime le passage suivant qui débute par « Alors les autres rois » et se termine par « la superstition » (NdE).
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[48]
Lat. rustice : « à la façon d’un paysan », c’est-à dire, sans souci de la politesse ou des formes. Rappelons que Zwingli est né en milieu campagnard et a toujours gardé une grande sympathie pour la façon d’être du peuple paysan.
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[49]
L’édition latine que nous suivons rejette ce passage après la finale de l’Exposition de la foi et insère l’« Appendice sur l’eucharistie et la Cène » entre les sections « Le purgatoire » et « L’Église » (voir infra n. 15). Les éditions latines précédentes (de 1536 et 1841) ont fait l’inverse : ce passage était donc intégré à l’Expositio fidei, et l’« Appendice sur l’eucharistie et la Cène » rejeté, pour sa part, après la finale du texte.
-
[50]
« Tu ne raisonnes pas bien », en grec dans le texte.
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[51]
« Seisachtheia », en grec dans le texte (mot à mot « action de secouer un fardeau »), désigne un sacrifice public à Athènes commémorant une loi de Solon abolissant les dettes des pauvres.
-
[52]
Stèle érigée par Samuel sur le lieu d’une victoire des Hébreux sur les Philistins (1S 7,12).
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[53]
Lat. transitus aut praeteritio : les deux mots sont synonymes et traduisent le mot hébreu « Pâque », qui signifie « passage ».
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[54]
Cette référence, donnée par l’éditeur du texte latin, nous paraît peu pertinente, la parabole du bon grain et de l’ivraie ne faisant aucune allusion à un « passage au crible » des grains de blé.
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[55]
Pour parler des sens, l’auteur utilise l’allégorie, figure rhétorique assez fréquente à l’époque, mais dont l’usage aboutit à des expressions alambiquées : l’ouïe est bouleversée, la vue a un esprit, le toucher a des mains, etc. Autant d’expressions pour dire que nous sommes bouleversés par ce que nous entendons, avons l’esprit enflammé de ce que nous voyons, et touchons de nos mains le pain, etc.
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[56]
« Métonymique », en grec dans le texte.
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[57]
Expression latine signifiant : ils sont « vides », c’est-à-dire complètement démunis, totalement à court d’arguments. Il s’agit de la peau du serpent abandonnée lors de la mue.
Présentation
1Le « chant du cygne » : c’est ainsi que Bullinger a qualifié l’ouvrage de Zwingli dont nous présentons ici la traduction. Le fait est que ce dernier est mort trois mois après sa rédaction, dans le désastre militaire de la bataille de Kappel, le 11 octobre 1531. L’Expositio fidei, terminée en juillet de la même année, est le dernier grand écrit du réformateur de Zurich.
2Il est assez juste de le qualifier de « chant du cygne ». Depuis les années 1519-1520, Zwingli mène un combat pour établir et étendre une réforme religieuse, relativement distincte de la luthérienne (Luther et lui sont de la même génération). Il a multiplié les débats théologiques – les fameuses disputes –, les prédications, les écrits, et a déjà rédigé avec la Fidei ratio [1] un premier « exposé de la foi », l’année précédente pour la diète d’Augsbourg (1530). Rien d’étonnant donc qu’il ait une maîtrise remarquable des thèmes qui font controverse : sa connaissance des problèmes, son expérience concrète de réformateur et de pasteur de Zurich, sa vaste culture humaniste, qui embrasse la philosophie et la philologie, la théologie et l’exégèse biblique, enrichissent la réflexion et sont encore servis par un souci passionné de convaincre. Si certains passages paraissent parfois au lecteur moderne un peu scolastiques, bien polémiques, ou trop courtisans, il faut bien sûr les resituer dans leur temps, et on n’en remarque pas moins la volonté permanente d’argumenter en liant la raison et la foi. Si, in fine (sola scriptura oblige), c’est la citation biblique qui fonde en vérité telle ou telle position, cette citation fait toujours l’objet d’une explication, souvent détaillée, et se présente volontiers encadrée de considérations qui s’appuient sur des catégories et des raisonnements philosophiques généraux. Ce texte, qui ne manque ainsi ni de souffle, ni de vigueur, ni d’arguments, est certainement un écrit fondateur de la foi réformée. Il trace une voie originale entre le luthéranisme dont il se distingue sans cependant jamais le nommer, le catholicisme qu’il combat vivement, et la Réforme dite radicale (en l’occurrence la mouvance anabaptiste) qu’il rejette complètement.
3Cette Exposition de la foi était destinée au roi de France. En 1531, François Ier, qui favorise les courants humanistes, ne semble pas fermé à une réforme religieuse, à tout le moins à un certain réformisme, tandis que sa sœur, Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre, protège et défend sur ses terres les courants évangéliques. Politiquement, Zurich et la France s’inquiètent des ambitions des Habsbourg ; pourquoi alors ne pas tenter une alliance face à Charles Quint ? Celle-ci suppose au préalable un accord confessionnel. Des conseillers du roi demandent ainsi aux Zurichois un texte exposant leur foi qui soit en mesure de dissiper les doutes sur leur orthodoxie. Telle est la genèse de l’Expositio fidei.
4La démarche n’aboutit pas. L’alliance ne fut pas conclue : on sait qu’après 1534, l’affaire dite des Placards contre la messe papale amena le roi François Ier à raidir ses positions, le déterminant à combattre ouvertement et par la force les partisans de la Réforme dans son royaume.
5C’est Bullinger, compagnon de lutte de Zwingli, qui lui succéda à Zurich, qui publia ce texte en 1536 [2], en y intégrant un développement de sa main, très zwinglien cependant, sur le sacrement de la Cène, intitulé dans notre traduction « Appendice sur l’eucharistie et la Cène ».
6Le texte fut traduit une seule et unique fois en français à Genève en 1539 sous le titre : Brieve & claire exposition de la foy chrestienne annoncée par huldrich Zwingle : & par luy un peu devant sa mort escripte au Roy chrestien. Le traducteur en demeure inconnu. Longtemps oubliée, cette traduction originale fut exhumée par le professeur J. Courvoisier qui la publia chez Beauchesne en 1986 dans la série annexe de la collection Théologie historique [3]. De même, le professeur A. Gounelle a cherché à en moderniser la langue dans La foi réformée sans toutefois revenir au texte latin originel [4].
7Cette vieille traduction qui, jusqu’à aujourd’hui, constitua le seul accès pour un francophone à l’Expositio fidei, ne manque assurément pas de qualités. Cependant, cette première traduction amplement remaniée et caviardée est à nos yeux souvent imprécise et paraphrastique. Sans compter que la finale du texte a été sensiblement modifiée dans la traduction de 1539 du fait que l’appel à François Ier, qui visait à établir en France et en Europe la vraie religion, n’avait plus lieu d’être à la date de la traduction, le Roi Très Chrétien ayant choisi une politique répressive envers les réformés. Le traducteur anonyme en vint à remanier le texte pour en tenir compte. C’est la raison pour laquelle nous en proposons une nouvelle traduction fondée sur le premier texte latin établi par Zwingli, conforme à la version originale établie par le réformateur.
8*
Exposition de la foi chrétienne (1531)
9/50/ [Brève et claire exposition de la foi chrétienne au Roi chrétien [5]]
[Préface d’Huldrych Zwingli à l’exposition de la foi au Roi chrétien]
10Au Très Chrétien François, Roi des Français.
11Grâce et paix, de la part de Dieu le Père et de Notre Seigneur Jésus-Christ.
12Entre tout ce que produit notre temps troublé, rien, ô Roi très pieux, ne prospère avec plus de fécondité /51/ que le stérile mensonge : soit que le démon abominable, auteur du mal, tente toujours d’étouffer la bonne semence sous la mauvaise herbe [cf. Mt 13,24 sqq.], soit que le céleste cultivateur des âmes veuille comme aiguiser et stimuler la vertu et la foi par les vices et les perfidies. C’est ainsi que les Spartiates, quand ils s’emparaient d’une place forte au prix de beaucoup de peines et de sang versé, interdisaient de la détruire de fond en comble, afin que les soldats soient toujours tenus en haleine pour exercer leur courage et s’aguerrir : de même, le Seigneur Dieu permet que nous soyons assaillis et tenus en haleine par des moyens extraordinaires, afin de nous éprouver pour lui. Comment peut-on, en effet, devenir solide ou tempérant, sans avoir connu une multitude de dangers ou une surabondance de luxes ? De la même façon, la vérité, qui a déjà commencé à surgir, devient plus brillante et s’élève plus haut en raison des mensonges : ceux-ci, en effet, l’assaillant de partout et crachant tout leur venin sur elle, l’obligent à se secouer, à laver ses souillures et à protéger ses membres. Il en résulte que la perfidie du mensonge /52/ et la splendeur de la vérité elle-même se dévoilent de plus en plus et apparaissent au grand jour. Mais assez de préambule !
13Une crainte me gagne : que ta clémence ne soit ébranlée par les suggestions de gens de mauvaise foi, encore plus que par leurs mensonges inconsistants : ceux-ci, je le sais, ne sauraient t’irriter, car plus ils sont perfides, moins ils paraissent en général véridiques, mais diffamatoires. Or, on porte contre nous des accusations sans fin : nous foulerions au pied la religion, nous mépriserions la sainte fonction et la souveraineté des rois et des magistrats : que ton équité, je t’en supplie, se prononce sur le bien-fondé de toutes ces accusations après nous avoir entendu exposer, au mieux de nos capacités, les sources de notre foi, les lois et usages de nos Églises, le respect que nous portons aux princes.
14Or, rien n’est aussi naturel à l’homme que d’exposer sa foi. /53/ La foi, en effet, selon la définition de l’apôtre, est cette capacité de l’esprit [6], cette assurance et cette certitude par lesquelles il place une confiance inébranlable dans le Dieu invisible [cf. Hé 11,1] : qui donc peut être si lourd et si borné, qu’il ne sache exposer s’il a foi en quelque chose ou non ? Et ce d’autant plus que la foi est fille de la vérité (chacun croit en ce qu’il sait être le plus vrai), et que seul Dieu est véridique [cf. Rm 3,4]. Celui qui, par expérience et réflexion, sait avoir reçu cette connaissance, comment ne serait-il pas capable d’exposer sa foi en peu de mots ? Voici donc ce que nous pensons de Dieu et des choses divines.
[De Dieu et de son culte]
15Tout ce qui existe est ou créé ou incréé. Dieu est le seul et unique incréé, car il n’est pas possible qu’il y ait plus d’une seule réalité incréée ; en effet, si plusieurs choses étaient incréées, il y aurait aussi plusieurs choses éternelles, car l’incréé /54/ et l’éternel sont liés : l’un ne va pas sans l’autre. Et, s’il y avait plusieurs choses éternelles, il y aurait aussi plusieurs choses infinies, car celles-ci vont aussi de pair et sont liées : tout ce qui est éternel est infini et tout ce qui est infini est éternel. Or, il ne peut y avoir qu’une seule chose infinie (car, poser qu’il y a deux substances infinies revient à les rendre toutes deux finies) : il est dès lors évident que Dieu est le seul et l’unique incréé. En découlent l’origine, la source et le fondement de notre premier article de foi, c’est-à-dire bien sûr : « Je crois en un seul Dieu [7], Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ». Par ces mots, nous affirmons et assurons que notre foi est infaillible /55/, parce qu’elle se fonde avec fermeté sur un seul et unique créateur. Païens et impies, qui ont foi en une créature, sont contraints de reconnaître que leur foi ou opinion peuvent les induire en erreur, puisqu’ils ont foi en une créature. Mais ceux qui mettent leur foi en un créateur, principe de tout, qui n’a pas eu de commencement, mais a produit les autres choses, ne peuvent être convaincus d’erreur. Il est évident aussi qu’aucune créature, quelle qu’elle soit, ne peut être l’objet et le fondement de cette vertu [8] inébranlable et incontestable qu’est la foi. En effet, toutes les choses qui ont eu un commencement, n’existaient pas auparavant. Puisqu’elles n’existaient pas, comment quelqu’un aurait-il pu avoir foi dans ce qui n’était pas encore ? Ce dont l’essence a eu un commencement ne peut donc être l’objet et le fondement naturels de la foi. Seul l’éternel, l’infini, l’incréé est le vrai bon fondement de la foi. Ainsi s’effondre toute foi que l’on fonde, de manière irréfléchie, sur des créatures très saintes ou des sacrements très religieux : celui en qui on doit placer sa foi, si l’on ne veut pas se tromper, doit nécessairement être Dieu. /56/ Si on doit placer sa foi dans une créature, il faut que cette créature soit créatrice ; et si on la place dans les sacrements, alors il faut que les sacrements soient Dieu, si bien que non seulement le sacrement de l’eucharistie, mais le baptême et l’imposition des mains seraient Dieu. À quel point de tels propos peuvent heurter les oreilles des doctes et tout autant celles des fidèles, ce ne sont pas seulement les doctes qui peuvent en juger, mais quiconque réfléchit. Et pour que les théologiens puissent parvenir à la vérité, nous les éclairerons volontiers ainsi : quand ils disent qu’il faut user de la créature, mais avoir la jouissance de Dieu seul, ils ne disent rien d’autre que nous, s’ils n’ont pas l’inconséquence de se déjuger de leurs propres propos, car s’il faut avoir la jouissance de Dieu seul, en lui seul aussi il faut mettre sa foi ; on doit croire, en effet, en ce dont on a la jouissance, non en ce dont on a l’usage.
16Par là, Roi très clément, tu vois clairement que nous ne voulons ni diminuer l’autorité des saints et des sacrements, ni les supprimer, comme certains nous en accusent, mais les mettre et les maintenir à leur place et dans leur dignité, pour que nul n’en use mal. Ce qui fait injure à la Vierge Marie, Mère de Dieu, /57/ ce n’est pas de défendre de l’adorer dans un culte [9], mais c’est lui attribuer la majesté et la puissance du créateur. Elle-même n’aurait jamais supporté un adorateur. L’amour pour Dieu, chez tous et en tous, procède d’une même et seule nature, puisqu’il est né d’un seul et même Esprit : on ne peut donc même pas penser qu’une créature puisse à la fois aimer Dieu et tolérer qu’on lui rende, à elle, un culte dû à la puissance divine ; ainsi, plus la Vierge, Mère de Dieu, est élevée au dessus de toutes les créatures, plus, également, elle est pleine de piété envers Dieu son fils, et moins elle supporterait qu’on lui adresse à elle un culte dû à la puissance divine. C’est folie insensée des impies et des démons que d’accepter qu’on leur rende les honneurs divins. En témoignent les idoles des démons et la morgue d’Hérode : les premiers, en prêchant qu’on leur rende un culte, ont trompé le monde pour le perdre, et Hérode, pour n’avoir pas refusé l’honneur dû à la puissance divine, fut frappé de la maladie des poux, afin d’apprendre à connaître la faiblesse de l’homme [cf. Ac 12,23].
17/58/ De même, nous vénérons et respectons les sacrements comme signes et symboles de réalités sacrées, et non comme si elles étaient les réalités mêmes dont elles sont signes. Qui en effet peut être assez ignorant pour dire que le signe est ce qu’il signifie (car alors, le mot « singe » que j’écris ici mettrait devant les yeux de ta Majesté un vrai singe !) ? Mais les sacrements sont le signe de vraies choses qui ont été accomplies véritablement, par essence et naturellement. Ils les restituent, les rappellent et les mettent en quelque sorte sous les yeux. Comprends-moi bien, je t’en prie, ô Roi : Christ, par sa mort, a expié nos fautes et maintenant l’eucharistie commémore ce fait, selon sa propre Parole : « Faites ceci en mémoire de moi » [Lc 22,19]. Par cette commémoration sont rappelés tous les bienfaits que Dieu nous a donnés par son fils.
18Puis, les symboles eux-mêmes, c’est-à-dire le pain et le vin, mettent le Christ lui-même comme sous nos yeux, si bien que ce n’est pas seulement l’ouïe, mais aussi la vue et le goût qui voient et sentent le Christ, tandis que l’âme le tient présent au plus profond d’elle-même et se réjouit en lui. Donc, l’enseignement que nous transmettons et donnons sur les honneurs qu’il est légitime de rendre aussi bien aux saints /59/ qu’aux sacrements est celui que Christ lui-même a transmis et enseigné. « Si vous êtes fils d’Abraham », dit-il, « faites les œuvres d’Abraham » [Jn 8,39] : c’est l’exemple que nous devons suivre pour tout ce qui est divin et saint. Si, par l’entremise des prophètes ou des saints, nous avons été abreuvés d’avis divins, nous acceptons ce qui nous a été donné et présenté par l’Esprit de Dieu, avec ce même respect religieux qu’ils avaient en le recevant et en le transmettant. S’ils ont illustré leur religion par la sainteté de leur vie, suivons leurs pas, soyons pieux, saints et irréprochables, comme ils le furent.
19Du baptême, il dit : « Baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » [Mt 28,19] et de l’eucharistie : « Faites ceci en mémoire de moi » [Lc 22,19], et, par la bouche de Paul : « Nous tous, la multitude des fidèles, nous sommes un seul pain et un seul corps » [1 Co 10,17]. Qu’il s’agisse du culte des saints ou de l’institution des sacrements, il n’est jamais considéré qu’ils possèdent cette vertu et cette grâce qui appartiennent à Dieu seul ; donc, puisque la puissance divine n’a jamais attribué aux créatures le pouvoir que nous lui avons attribué, il est évident que c’est inconsidérément qu’on enseigne que les saints ou les sacrements remettent les péchés ou répandent des bienfaits. Qui remet les péchés, sinon Dieu seul ? De qui viennent les dons les meilleurs, selon saint Jacques, sinon du père de toute lumière et /60/ de tout bien [cf. Jc 1,17] ? Nous enseignons donc que les sacrements doivent être révérés comme sacrés, parce qu’ils sont signes de choses très saintes, aussi bien celles qui se sont passées que celles que nous devons accomplir et imiter. Le baptême est le signe que Christ nous a lavés de son sang et que nous devons le revêtir, comme dit Paul [cf. Rm 6,4 sqq.], c’est-à-dire vivre selon sa règle. De même, l’eucharistie est à la fois le signe de tous les dons divins qui nous ont été libéralement accordés à travers Christ, et le signe que nous devons par reconnaissance entourer nos frères de cette charité dont Christ a usé pour nous accueillir, /61/ s’occuper de nous, et nous rendre heureux. Quant à savoir, à propos de l’eucharistie, si on mange ou non le corps naturel de Christ, nous traiterons longuement ce point plus loin.
20Pour résumer, voici la source de notre religion : nous reconnaissons qu’il y a un Dieu qui, incréé, est créateur de toutes les choses, qu’il est l’unique et le seul à les posséder, et les donne gratuitement. Ce premier fondement de notre foi est renversé par quiconque attribue à une créature ce qui relève du seul créateur. Nous disons en effet dans le Symbole que celui en qui nous mettons notre foi est créateur ; il ne peut donc y avoir de créature en qui il faut mettre sa foi.
21Voici notre seconde réflexion sur Dieu : une fois établi que Dieu est la source et le créateur de toutes choses, on ne peut rien admettre qui soit avant lui ou en même temps que lui, puisque cette réalité ne procéderait pas de lui : s’il y a une chose qui puisse être sans procéder de lui, il ne serait pas infini, car il ne s’étendrait pas au-delà du lieu où se trouve cette autre chose, puisqu’elle est en dehors de lui. C’est pourquoi, quand nous voyons dans les Écritures que Père, Fils et Saint-Esprit sont appelés Dieu, il ne s’agit pas de créatures ou de dieux divers : les trois sont un seul, une seule essence, une seule ousia, c’est-à-dire /62/ une seule existence, une seule vertu et propriété, une seule science et providence, une seule bonté et générosité, trois noms ou personnes, mais toutes les trois un même et seul Dieu.
22Nous savons que ce Dieu est bon par nature, car tout ce qu’il est l’est par nature. Or, est bon ce qui est doux et juste. Retire à la justice la mansuétude, il n’y aura plus de mansuétude, mais de la négligence ou /63/ de la peur. En revanche, si on ne modère pas la justice par la bonté et l’équité, elle deviendra la pire injustice et la pire violence. Donc, quand nous reconnaissons que Dieu est bon par nature, nous disons du même coup qu’il est doux, clément et généreux, et qu’il est saint, juste, intouchable [10]. Puisqu’il est juste, il s’ensuit nécessairement qu’il ait en horreur l’ensemble des fautes ; il faut en conclure que nous, malheureux mortels, non seulement pêcheurs, mais tous souillés par le crime [11], nous devons forcément désespérer de son affection et de sa présence à nos côtés. En revanche, comme il est bon, il est tout aussi nécessaire qu’il modère avec équité et bonté sa résolution et son action.
23Telle est la raison qui l’a conduit à revêtir son fils unique de notre chair : non seulement montrer, mais donner au monde entier deux choses, la rédemption et le renouvellement ; puisque sa bonté, c’est-à-dire sa justice et sa miséricorde, est sacrosainte, donc ferme et inébranlable, la justice requérait l’expiation, la miséricorde le pardon, et le pardon /64/ la vie renouvelée. Paraît alors le fils du souverain roi, revêtu du manteau de la chair, pour qu’il devienne la victime expiatoire (selon sa nature divine, en effet, il ne pouvait mourir) et ainsi apaise sa justice inébranlable et la réconcilie avec ceux qui, conscients de leurs fautes, n’osaient pas venir se présenter innocents aux regards de la puissance divine. Car il n’a pu accepter ni le rejet de son ouvrage, en raison de ses vertus de douceur et de miséricorde, ni l’impunité, en raison de sa justice. S’allient donc la justice et la miséricorde, celle-ci donnant la victime du sacrifice, celle-là l’acceptant pour l’expiation de tous les péchés [cf. 1 Jn 2,2].
24Dans quel troupeau choisir cette victime ? Dans celui des anges ? Mais en quoi étaient-ils concernés par le péché des hommes ? Dans celui des hommes ? Mais ils sont tous coupables : aucun d’entre eux qu’on aurait destiné à cette fin n’aurait pu faire un sacrifice agréé par Dieu, en raison de ses vices. Il convenait que celui qui s’engageait à être cette victime sacrificielle sous sa forme réelle [12] soit « amômos » [cf. 1 P 1,19], c’est-à-dire sain, d’une pure blancheur, et /65/ sans souillure [cf. Lev 22,19 sq.]. C’est donc en elle-même que la divine bonté a pris ce qu’elle nous donnerait. Elle a enveloppé son fils de notre faiblesse de chair, afin que nous voyions que sa générosité, ou miséricorde, est aussi indépassable que sa sainteté, ou justice. Qui se donne lui-même à nous, que lui reste-t-il qu’il n’ait pas donné, comme l’a expliqué saint Paul [cf. Rm 8,32] ? S’il avait choisi pour victime un ange ou un homme, son don aurait été hors de lui : il eût alors préservé ce qu’il aurait pu offrir de plus grand encore, c’est-à-dire lui-même, qu’il n’aurait pourtant pas donné. Or, la souveraine bonté devait nous donner un souverain bienfait ; puisant au fond de son coffre, elle a donc donné ce qu’elle y a trouvé de plus précieux à offrir : lui-même. Ainsi elle ne laisse à la raison humaine, qui en veut toujours plus, aucun moyen de se demander : comment une victime expiatoire prise parmi les anges ou les hommes peut-elle suffire pour tous ? Ou : comment puis-je placer fermement ma foi dans une créature ? C’est donc le fils de Dieu qui nous a été donné, en confirmation de la miséricorde, /66/ en gage de pardon, en salaire de justice et en règle de vie, afin que nous soyons sûrs de la grâce de Dieu, et que nous apprenions à régir nos vies. Qui pourra exalter assez cette générosité de la bonté et de la munificence divines ? Nous avions mérité d’être chassés, et il nous prépare l’adoption ! Nous avions perdu le chemin de notre vie, il nous y a remis. Ainsi, la divine bonté nous a rachetés et renouvelés, si bien que sa miséricorde nous rend agréables à Dieu [13] et son sacrifice expiatoire, justes et innocents.
[Du Seigneur Christ]
25Nous croyons et enseignons que le Fils de Dieu, né de Dieu [14], a pris en plus la condition humaine, sans avoir perdu la condition divine ou l’avoir transformée en condition humaine : mais l’une et l’autre sont véritablement en lui, au sens propre et par nature, sans que sa nature divine ne soit en rien diminuée et qu’il n’en soit pas moins Dieu, véritablement, au sens propre et par nature, ni que sa nature humaine se soit changée en nature divine, en sorte qu’il ne serait pas vraiment, au sens propre et par nature, homme, excepté pour l’inclination au péché. Du côté de sa divinité, il est totalement Dieu, avec le Père et le Saint-Esprit : il n’a perdu aucune des qualités de la divinité en raison des impératifs de la faiblesse humaine ; du côté de son humanité, il est homme au point qu’il possède tout ce qui relève vraiment et en propre de la nature humaine : donc rien ne lui est enlevé du fait de l’union avec la nature divine, sauf la disposition /67/ au péché.
26Il en résulte que les propriétés et attributs de chacune des deux natures brillent en tous ses propos et actions de sorte qu’un esprit religieux peut sans peine voir ce qu’il faut attribuer à l’une ou à l’autre ; mais on dira à juste titre que tout relève d’un Christ unique. On dit justement : « Christ a eu faim » [cf. Mc 11,12], puisqu’il est Dieu et homme ; pourtant il n’a pas eu faim selon sa nature divine ; on dit justement : « Christ guérit des maladies et des péchés » [cf. Mt 4,23], et pourtant ces actions relèvent du caractère divin, non humain, pour peu qu’on y réfléchisse en termes exacts. Cependant, la distinction des natures n’entraîne pas la division de la personne, pas plus que quand on dit de l’homme qu’il comprend et qu’il dort : bien que la capacité de comprendre vienne de l’esprit seul, et que le besoin de dormir vienne du corps, l’homme n’en est pas pour autant deux personnes, mais une. L’unité de la personne résulte de diverses natures.
27Pour tout dire, nous affirmons qu’un seul Christ est Dieu et homme, de même qu’un homme unique réunit un esprit, doué de raison, et un corps inerte [15], /68/ comme saint Athanase l’a expliqué. Il s’est adjoint la nature humaine dans l’unité de l’hypostase ou personne du fils de Dieu, non pas comme si l’homme, qu’il s’est adjoint en lui, ou la divinité éternelle était chacun une personne particulière ; la personne du fils éternel de Dieu s’est adjoint l’homme dans et pour l’unité, comme de saints hommes de Dieu l’ont montré vraiment et clairement.
28Nous croyons que cette nature a été conçue du Saint-Esprit, qui a fécondé une vierge, et est née de celle-ci, dont la virginité a été constamment préservée : le libérateur et sauveur des âmes naquit au monde d’une femme /69/ vierge et est né depuis l’éternité Seigneur et Dieu, d’un père sans épouse, afin de devenir une victime sacrificielle sainte et immaculée. Pour lui, tous les autels chargés de bétail fumaient en vain ; il fallait que les hommes se détournent du sacrifice d’animaux et qu’ils se convertissent à l’offrande spirituelle en voyant que Dieu a proposé et offert à lui-même son propre fils comme victime. [Hé 9,11 sqq.]
29Nous croyons que Christ a souffert, cloué sur une croix, sous le gouverneur Pilate ; mais c’est l’homme qui a ressenti l’âpreté de la souffrance, non le dieu qui, de même qu’il est « aoratos », c’est-à-dire invisible, est aussi « analgétès », c’est-à-dire qu’il n’est soumis à aucune souffrance ni sensation : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » [Mt 27,46] est une parole de douleur, et « Pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font » [Lc 23,34] est la parole du Dieu, qui n’a pas été blessé. Il a souffert pour expier nos péchés /70/ en subissant le supplice le plus humiliant pour qu’il n’y ait aucune humiliation qu’il n’ait éprouvée et vécue totalement. S’il n’avait été mort et enseveli, qui croirait qu’il était un homme véritable ? C’est pourquoi les pères apostoliques ont ajouté dans leur symbole : « Il est descendu aux enfers ». Cette expression est comme une périphrase qu’ils ont utilisée pour signifier que sa mort est véritable (en effet, être du nombre de ceux qui sont aux enfers, c’est être sorti du monde humain), et que la vertu de sa rédemption a atteint même les enfers. Saint Pierre l’a suggéré, quand il dit que l’Évangile a été prêché aux morts, (c’est-à-dire à ceux qui sont aux enfers), qui, depuis la création du monde, à l’exemple de Noé, ont cru aux avertissements de Dieu, alors que les impies les méprisaient [1 P 3,19 sq.]. En revanche, s’il n’était redevenu vivant par sa résurrection, qui croirait qu’il était un vrai Dieu, alors qu’il serait mort et qu’il ne resterait donc rien de sa vie et de sa puissance [16] ? Nous croyons donc que le vrai fils de Dieu est vraiment mort selon sa nature humaine pour nous assurer de l’expiation de nos péchés. Nous croyons /71/ aussi qu’il est véritablement ressuscité des morts pour nous assurer de la vie éternelle. Car tout ce que Christ est, nous le sommes aussi, et toutes ses actions sont nôtres.
30« Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils unique pour nous donner la vie » [Jn 3,16] : quand donc il est ressuscité, il est ressuscité pour nous, instaurant ainsi notre propre résurrection. C’est pourquoi Paul l’appelle « prémices des dormants », c’est-à-dire des morts, [cf. 1 Co 15,20] ; alors qu’il était mort, il vit, nous montrant ainsi qu’à notre mort, nous vivons nous aussi. Pour les Hébreux, ressusciter signifie demeurer, rester en place, perdurer. Aussi Paul argumente-t-il doublement : si Christ est ressuscité, c’est-à-dire qu’alors qu’on le croyait mort, il était en vie et avait retrouvé son corps, dès lors il y a une résurrection des morts [cf. 1 Co 15,20 sqq.].
31Tu le vois, Roi très humain : la force de cet argument réside dans le fait que Christ est nôtre, et que toute action qu’il accomplit est nôtre. Autrement, l’argument « Christ est ressuscité, donc nous aussi ressuscitons » serait aussi illogique que : « Le roi a pouvoir de le libérer de la peine à laquelle le juge l’a condamné, donc chacun a ce pouvoir ». Puis, de façon négative : « Si Christ n’est pas ressuscité, nous non plus ne ressuscitons pas », ou sinon, Christ, par sa propre vertu, peut vivre et ressusciter, ce que par la nôtre, nous ne pouvons pas. Mais dire : si Christ n’est pas ressuscité, notre résurrection n’existe pas, rend clair qu’il fait nôtre, et pour tous les hommes, la puissance de sa propre résurrection. Des saints, qui ont considéré ce point, ont dit que le corps du Christ /72/ nous nourrissait en vue de la résurrection. Ils n’ont rien voulu montrer d’autre que Christ, qui est totalement nôtre, nous assure par sa résurrection que pour nous aussi, à la mort de notre corps, nos âmes restent vivantes, et qu’un jour nous revivrons avec le même corps.
32Enfin, le fait que celui qui est notre Christ soit monté au ciel et siège à la droite du Père – ce que nous croyons sans hésitation – vaut promesse que nous aussi, dès notre mort, allons là-haut, et que nous y jouirons un jour de plaisirs éternels avec notre corps. De même qu’il y siège jusqu’à ce qu’il revienne pour juger publiquement le monde entier, de même nos âmes et celles de tous les bienheureux sont auprès de lui, sans leur corps, jusqu’au jugement prédit. Dès qu’il arrivera, nous reprendrons tous notre habit corporel, que nous avions quitté, et avec lui nous partirons soit aux noces perpétuelles de notre époux, soit aux peines perpétuelles de son ennemi le diable.
33Sur ce point, Roi très indulgent, j’exposerai deux avis. /73/
[Le purgatoire]
34Voici le premier : Christ n’a pas souffert les tourments de l’enfer, comme saint Pierre l’enseigne en Actes 2 [Ac 2,27] mais, sa mort terminée [17], il est monté au ciel. De même, nous aussi, à la condition d’avoir une foi sincère, une fois délivrés des liens du corps, nous y monterons sans retard, ni délai ni nouveau tourment. Ceux qui ont menacé des souffrances du feu du purgatoire les hommes déjà suffisamment misérables ont osé repaître leur cupidité, plutôt que nourrir les âmes des fidèles.
35Tout d’abord, ces gens dépossèdent totalement Christ lui-même et le rendent vain. Si en effet Christ est mort pour nos péchés – comme lui-même et les apôtres, pénétrés de son Esprit, l’ont enseigné, et comme le raisonnement religieux [18] qui montre clairement que les hommes sont sanctifiés par la grâce et la bonté de Dieu, nous conduit obligatoirement à le confesser – comment peut-on soutenir que nous soyons contraints de nous racheter nous-mêmes ? Si en effet ceux qui, /74/ selon l’expression de Paul, mettent leur foi dans les œuvres sont en totale opposition avec le Christ, combien plus le rejettent et le réduisent à néant ceux qui enseignent qu’il faut expier ses péchés par sa propre souffrance ? Si les bonnes actions ne peuvent mériter la béatitude céleste, alors que les lieux de torture la mériteraient, on ne peut que douter de la bonté d’une puissance divine, qui se réjouirait des tourments et des châtiments, et se détournerait de la mansuétude et de la bonté.
36Deuxièmement, si Christ n’abolit pas la punition et la peine dues pour nos péchés, pour quelle raison est-il devenu homme ? Pour quelle raison a-t-il souffert ? Certains théologiens disent que nous sommes rachetés de la faute, non de la peine : distinction qui n’est qu’invention sans valeur et même injurieuse envers Dieu. Même un juge humain n’inflige pas de peine là où il n’y a pas de faute. Du moment que Dieu a remis la faute, la peine est remise.
37Troisièmement, Christ a enseigné lui-même que ceux qui croient ont la vie éternelle, et que ceux qui croient en celui qui nous a envoyé Christ ne viennent pas en jugement, mais passent de la mort à la vie [cf. Jn 5,24] : il est donc évident que c’est une invention mensongère que ce long temps de tourments que les papistes attribuent aux âmes qui quittent ce monde. /75/
[Appendice sur l’eucharistie et la messe [19]]
38Voici le second avis que j’ai promis d’exposer : il s’agit de l’affirmation des papistes, contraire à toute vérité, selon laquelle au cours de la messe, ils offrent en sacrifice le Christ pour nos péchés. Or, de même qu’il s’est offert lui-même, d’abord sur la croix, puis à son Père dans le ciel, c’est lui qui a mérité et obtenu la rémission des péchés et la joie de la félicité éternelle : c’est pourquoi, il n’y a pas de moyen supérieur pour abolir ou nier Christ que de se vanter de l’offrir en sacrifice à son Père. Voici comment je vais m’efforcer d’éclaircir ce point.
39Tout d’abord, je demande à mes adversaires : qui a offert en sacrifice l’homme Christ, quand il est allé sur la croix ? Ils ne peuvent répondre autrement que : personne ne l’a offert, il s’est offert lui-même. Les prophètes, /76/ lui-même et ses propres apôtres l’ont attesté ; « Il a été offert, parce qu’il l’a voulu lui-même » [Es 53,7] ; « Personne ne m’a enlevé la vie » et « J’ai le pouvoir de donner ma vie et de la reprendre » [Jn 10,18] ; « Je donne ma vie pour mes brebis » [Jn 10,15] et « Le pain que je donnerai est ma chair que je livrerai pour la vie du monde » [Jn 6,51] ; « Lui qui, par l’Esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu, en sacrifice immaculé » [Hé 9,14]. Si donc Christ n’a alors été offert par personne d’autre que lui-même, je demande en second lieu si cette offrande de soi-même à la mort a quelque chose de différent de l’offrande des papistes : s’ils répondaient qu’il n’y a pas de différence, il s’ensuivrait que Christ aujourd’hui aussi souffre et subit de grandes douleurs, et même qu’il faut qu’il meure au moment où il est offert. En effet, il est écrit en Hébr. 2 [v. 14] : « Pour que, par sa mort, il réduise à néant celui qui détenait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable » ; Romains 5 [v. 10] : « Nous sommes réconciliés avec Dieu par la mort de son fils » ; « Là où il y a testament, il est nécessaire que la mort du testateur survienne » [Hé 9,16], c’est-à-dire : pour donner un legs au nom d’un testament, il faut que le testateur soit mort. Or notre testament ou legs nous accorde la rémission gratuite des péchés, comme le disent Jérémie 31 [v. 31-34] et Hébr. 8 [v. 8-12] : puisque la divine bonté nous a fait ce legs, il était nécessaire que fût mort celui qui nous a légué la grâce de nos péchés. Il s’ensuit donc que si les papistes offraient maintenant Christ, celui-ci mourrait de nouveau maintenant. Car, s’ils l’offrent, ce sacrifice enlève les péchés ; si les péchés sont enlevés, il est nécessaire que la mort intervienne : « En effet, sans le sang répandu, il n’y a pas de rémission » Hebr. 9 [v. 22], et Rom. 6 [v. 10] : « Il est mort, et il est mort pour nos péchés. » Il est donc clair /77/ au total que si les papistes offrent ce sacrifice en rémission des péchés de la même façon que Christ s’est offert, ils le tuent, car, sans la mort, les péchés ne sont pas effacés.
40Mais s’il y a une différence entre leur sacrifice et celui par lequel Christ s’est lui-même offert, je demande laquelle ? Ils répondront à coup sûr, selon leur vieille habitude, que la différence est que lui s’est offert réellement, alors qu’eux, aujourd’hui, l’offrent spirituellement : sa mort fut nécessaire alors, mais maintenant, leur sacrifice étant spirituel, il n’exige pas la mort. À quoi nous objectons que sur un sujet si ardu, on ne doit se permettre aucune ambiguïté ou obscurité de langage, de peur d’être détournés de la vérité par des effets de paroles dont le sens nous échapperait. Je demande donc /78/ dans leur expression « offrir Christ spirituellement » ce qu’ils entendent par le mot « spirituellement ». Comprennent-ils « leur esprit », dans le sens : nous offrons Christ spirituellement, c’est-à-dire nous re-célébrons dans notre esprit, nous commémorons le sacrifice de Christ offert pour nous et nous en rendons grâce ? Si, par « offrir spirituellement », ils comprennent « présenter Christ en leur âme », ils ne sont en rien en désaccord avec nous, mais ils le sont avec eux-mêmes, plutôt trois fois qu’une [20] ! En fait, ils sont si loin d’offrir ainsi Christ, qu’eux, qui se sont offerts naguère à Christ par la foi, s’offrent visiblement aussi lors de la Cène. Si par « spirituellement », ils comprennent « l’Esprit de Christ » dans le sens : nous offrons spirituellement Christ, c’est-à-dire nous offrons l’Esprit de Christ, s’oppose alors la parole du Christ que nous avons citée plus haut : « Personne ne m’enlève mon âme etc. » [Jn 10,18]. Car personne n’a pouvoir sur lui : il s’est offert en sacrifice lui-même par son Esprit éternel, c’est-à-dire qu’il livra son âme et son corps à la mort selon la volonté et l’ordre de l’Esprit ou du décret éternel. Aussi personne ne peut offrir Christ, sinon lui-même. Mais si par « spirituellement », ils comprennent : nous offrons le vrai corps du Christ spirituellement, c’est-à-dire que ce vrai corps, d’une façon inexprimable, n’est point réel ni naturel mais selon son mode spirituel – mode qui nous est inconnu – (car ils parlent d’ordinaire ainsi), nous ferons constater qu’ils ne font qu’assembler des mots qui ne peuvent s’accorder. Car le corps du Christ est à l’évidence un vrai corps : avant sa mort et après sa résurrection, c’est un seul et même corps qui perdure, qu’il s’agisse de sa réalité ou de son nombre [21] ; même s’il est devenu de mortel, immortel, de charnel [22], spirituel, /79/ c’est-à-dire divin, pur, impassible [23] et se conformant en tout à l’Esprit, jamais pour autant il ne s’est transformé ou ne s’est changé en esprit au point de n’être plus un vrai corps, naturel et réel. Certes, avant sa mort, il était corruptible et fragile, et après sa résurrection, incorruptible, fort et éternel, mais il s’agit toujours d’un seul et même corps. Donc, si on comprend ainsi « vrai corps », je demande s’ils disent que c’est le vrai corps qui est offert, mais de façon inexprimable : leur réponse est « oui, assurément ». Je demande alors pourquoi osent-ils dire « de façon inexprimable », alors que la première division de toute chose ou substance se fait entre corps ou esprit ? Cette division a une telle extension qu’elle englobe Dieu, les anges et tous les esprits. « Dieu en effet est Esprit » Jean 4 [Jn 4,24]. Or, nous demandons « quoi » et non « comment » (pour reprendre leur langage dans les débats philosophiques), c’est-à-dire que nous demandons d’abord : « Qu’est-ce qui est offert ? » et ce n’est qu’ensuite que notre question est « comment offre-t-on ? » Ce n’est pas que nous voulions demander compte des œuvres de Dieu, mais dès lors qu’ils ne répondent pas correctement à la question de la chose [24] ou substance, nous montrons que leur réponse au « comment » est d’autant moins correcte. Mais nous ne voulons pas que ces brouillards sophistiques offensent ta Majesté ; j’ai mené ce discours à cause des chicaneurs, je vais maintenant l’exposer pleinement et clairement.
41/80/ Au sujet de la substance, je demande d’abord aux papistes : « Qu’offrez-vous en sacrifice pour nos péchés au cours de la messe ? ». Leur réponse : « Le corps du Christ ». Moi : « Est-ce ou non le corps véritable et réel ? ». Leur réponse : « Oui ». Moi : « Si vous offrez le corps véritable et réel, il s’ensuit deux absurdités majeures : la première est que vous vous appropriez l’œuvre du seul fils de Dieu, car c’est lui-même qui s’est offert en sacrifice, comme il a été dit plus haut. Personne ne peut offrir en sacrifice quelque chose de plus grand que soi. Les prêtres de l’Ancien Testament offraient comme victimes du bétail, plus humble que les prêtres eux-mêmes, autant que la bête est inférieure à l’homme. Mais chacun offrait la plus grande victime possible, puisqu’il se consacrait et se vouait lui-même à son Seigneur, c’est-à-dire qu’il dédiait tout son esprit à Dieu et donnait toute sa vie avec toutes ses actions, en un culte déférent. Voilà pourquoi les apôtres aussi ne nous donnent nulle part d’autre enseignement que de nous offrir nous-mêmes [cf. Rm 12, 1]. Christ donc s’est offert par lui seul : si le grand prêtre entrait seul dans le saint des saints, et une fois seulement par an, c’est pour symboliser que seul Christ fait pour nos péchés un sacrifice que Dieu agrée [cf. Hé 9,7]. L’autre absurdité est que si vous offrez Christ pour nos péchés, alors vous tuez Christ. : les péchés en effet ne sont abolis que par la mort [cf. Hé 9,22]. Le grain de blé, en effet, s’il ne meurt, ne produit aucun fruit [Jn 12, 24]. Si donc vous ne le tuez pas, vous ne produisez aucun fruit. Si vous le tuez, alors vous re-crucifiez Christ : or il est mort une fois seulement, et ne peut mourir encore, selon l’enseignement vrai et solide de l’apôtre, dans l’Épitre aux Romains et aux Hébreux [cf. Rm 6,10 et Hé 9,28].
42Vois, Roi très sage, les difficultés et peines dans lesquelles les papistes acceptent, par cupidité, de s’embourber dans des enlisements dignes des Syrtes [25]. Christ seul /81/ peut s’offrir lui-même ; il n’y a sacrifice que lorsque la victime est tuée ; le péché n’est aboli que par un sacrifice agréé, c’est-à-dire quand la victime immolée est acceptée avec joie par Dieu. Il s’ensuit donc que personne parmi les hommes ne peut offrir Christ, et d’autant moins les papistes ; il s’ensuit également que, s’ils l’offraient, ils tueraient Christ. Or, Christ ne peut plus mourir ; donc même si les papistes voulaient bien tuer Christ, par exemple pour tirer de l’argent de ce meurtre, ils ne pourraient le tuer. « La mort n’aura plus d’empire sur lui » [Rm 6,9]. Mais tout cela sera plus clair pour ta Majesté, quand nous en aurons appelé au témoignage des apôtres.
43Hébr 1 [v. 3] : « Lui qui est éclat de sa gloire et expression de son être, qui soutient toute chose par sa Parole de puissance a pourtant accompli par lui-même la purification des péchés, etc. » Vois, excellent Roi, quel doit être celui qui a expié nos péchés : il est « éclat » de l’éternel soleil, c’est-à-dire de la plus haute lumière, il est « expression », c’est-à-dire l’image /82/ et la réplique de la puissance divine éternelle, c’est-à-dire de son être qui est par lui-même et qui donne l’être à tous. Il est tout-puissant, de sorte que tout obéit à sa Parole. Quelle impudence donc, quand nous, hommes, nous prétendons l’offrir pour nos péchés, alors que c’est lui qui, par son propre sacrifice, a purifié nos péchés !
44Au même endroit, chapitre 5 [Hé 5,5] : « De même, le Christ ne s’est pas donné lui-même la gloire et la charge de devenir grand prêtre, mais c’est celui qui lui a dit : « Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui ». Quelle impiété, quel outrage envers Dieu qu’un homme se fasse grand prêtre, alors que même le fils de Dieu ne s’est pas accordé à lui-même cet honneur, mais l’a reçu de son père. Hébr. 7 [v. 26] : « Tel est le grand prêtre qui nous convenait : saint, étranger à tout mal, étranger à toute souillure, étranger à toutes les fautes des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux, etc. » Quelle créature osera alors s’accorder la gloire d’être grand prêtre, alors qu’il convient que le grand prêtre qui abolira le péché soit saint et sans aucune tâche ?
45Au même endroit [Hé 7,24 sq.] : « Loin s’en faut que notre grand prêtre ne subsiste pas éternellement ainsi : sa prêtrise est perpétuelle, afin qu’il puisse de ce fait sauver ou libérer ceux qui viennent à genoux devant Dieu, grâce à lui qui vit perpétuellement pour intervenir pour eux ». Quelle stupidité de substituer des prêtres, alors qu’il n’a ni abandonné sa fonction, ni cessé de vivre ! Christ est le prêtre éternel, notre défenseur éternel devant Dieu. Pourquoi chercher d’autres défenseurs ? Christ est-il mort ? A-t-il délaissé notre cause ? Vois, Roi très puissant, comme ceux qui se font prêtres outragent Dieu, comme ils dénient Christ.
46/83/ Au même endroit [Hé 7,27] : « Notre grand prêtre n’a pas besoin, comme les grands prêtres, d’offrir d’abord un sacrifice pour ses propres péchés, puis pour ceux du peuple : cela, il l’a fait une fois pour toutes (comprendre bien sûr : “pour les péchés du peuple”), en s’offrant lui même. » Nous voyons là que Christ s’est offert une fois pour toutes. Quelle hérésie donc que de refaire ce qu’il a fait ! Une fois pour toutes, il a accompli l’expiation de nos péchés en s’offrant lui-même, et cette expiation, venue par lui, dure à jamais : se vanter d’offrir soi-même le sacrifice, ce serait comme se glorifier de créer le monde. Dès lors qu’il a été créé une bonne fois, il dure perpétuellement, de même la rédemption, obtenue une fois pour toute par le Christ, dure à perpétuité. Il n’en va pas en effet des œuvres de Dieu comme des œuvres des hommes, qui, si on ne les entretient ou ne les refait pas, s’écroulent.
47Au même endroit, chap. 8 [Hé 8,1] : « Voici le point capital de notre discours : nous avons bien un grand prêtre qui siège au ciel, à la droite du trône de la plus haute magnificence, etc. » Quelle présomption donc de se faire grand prêtre ou officiant quand notre seul grand prêtre est « celui qui siège à la droite de Dieu ».
48Au même endroit, chap. 9 [Hé 9,11 sq.] : « Mais Christ est venu comme grand prêtre des biens à venir : il a traversé le tabernacle plus grand et plus parfait que celui qui est l’œuvre des mains humaines, c’est-à dire un tabernacle qui n’a pas été créé par les hommes ; il n’est pas entré dans le sanctuaire avec le sang des boucs ou des veaux, mais avec son propre sang, une fois pour toute, et il a obtenu une rédemption éternelle ». Quelle est donc cette obstination à vouloir assumer le rôle du fils de Dieu, /84/ alors que c’est lui qui a offert son propre sang, et qu’il est le seul à l’avoir offert ? Est-ce à un homme soumis au péché de se vanter d’offrir ce même sang que lui, qui l’a offert une fois seulement, mais si largement et si abondamment que la rédemption qu’il nous procure dure à jamais ? C’est en effet le Dieu éternel qui a pareillement racheté et créé. J’ajouterai encore une dernière preuve, tirée de cette épître, qui éclaire, comme sur une tablette [26], tout ce que nous avons dit.
49Hébr. 9 [v. 24-26] : « En effet, Christ n’est pas entré dans le sanctuaire fait de main d’hommes, simple copie du véritable sanctuaire, mais dans le ciel même, afin de se présenter, pour nous, devant la face de Dieu. Il n’y est pas entré pour s’offrir plusieurs fois lui-même, comme le grand prêtre lévite entre chaque année avec du sang étranger. Sinon, il aurait dû souffrir plusieurs fois depuis la création du monde ; mais c’est une seule fois, maintenant à la fin des siècles, qu’il est apparu pour abolir le péché par son propre sacrifice. » Eh oui, s’offrir réclame de souffrir ! Quel aveuglement de ne pas voir que quand Christ s’est offert en sacrifice, il est du même coup mort ! Et comme il n’a pu mourir qu’une fois, il n’a pu s’offrir qu’une fois ! Mais, par ce sacrifice unique, il purifie éternellement les sanctifiés, c’est-à-dire ceux qui sont destinés à la vie éternelle. Celui qui nous concilie le Père siège forcément au ciel : de la vient qu’on appelle vraie Église de Christ celle qui possède et obtient tout par Christ.
50/85/ Mais pourquoi déranger davantage ta Majesté, alors qu’il est plus lumineux que le soleil que personne ne peut sacrifier Christ que lui-même, et en second lieu, qu’on ne peut sacrifier qu’une fois la même victime ? Car, s’il fallait répéter son sacrifice, ce serait que le sien n’était pas suffisant. Troisièmement, si on le sacrifiait, il souffrirait de nouveau. Il est donc clair que les papistes nient Christ et le rendent vain. Cependant, les premiers théologiens, qui ont reçu et exprimé la foi chrétienne avec plus de pureté et de perfection, appellent très souvent « sacrifice » l’eucharistie (le mot de messe, en effet, ne sera utilisé qu’après l’époque d’Augustin) ; on pourrait dès lors objecter : pourquoi donc l’ont-ils appelée « sacrifice », s’il ne s’agit pas d’un vrai sacrifice, surtout quand, au jugement général, ils ont parlé avec plus de science et de pureté que les modernes » ? Voici ma réponse : plus quelqu’un est savant et pieux, moins les mots qu’il formule s’écartent de la vérité. /86/ La science éclaire comme une lampe tout ce que l’on dit, et le présente au regard, et la piété interdit que le souci d’une belle expression nous entraîne de quelque façon loin de la vérité ; elle s’avertit elle-même, selon le principe énoncé par Augustin, et dit : même si tu ne comprends pas des mots de la parole divine, ou en ignore la particularité, il est certain que cette parole de Dieu est partout constante : même si, en divers passages, tu as l’impression qu’il y a diversité d’avis, cette Parole ne s’oppose pourtant pas à elle-même. Quand il nous semble, de prime abord, qu’il y a une opposition, c’est que nous sommes abusés par méconnaissance de la Parole ou par la faiblesse de notre piété.
51Donc, quand les anciens appellent sacrifice ce qui ne peut être un sacrifice au sens propre et concret du mot, il faut d’abord consulter notre foi [27].
52Or, la foi interdit, comme je pense l’avoir assez dit, qu’il puisse y avoir un autre prêtre que Christ. Même le pape, si grand soit-il /87/ (si nous l’estimons à son propre jugement), ne peut offrir le Christ. Puisque la foi nous en assure, la science doit la servir ; et celle-ci lui dit à elle qui est la justice [28] : Allons donc, il n’est pas nouveau que des choses empruntent le nom d’un créateur, d’un auteur ou de ce qu’il signifie ; cette commodité de langage, les savants l’appellent “métonymie”, c’est-à-dire sens dérivé. Ainsi Paul dit : « Un voile couvre leurs yeux quand ils lisent Moïse » [cf. 2 Co 3,15] ; ici Moïse signifie : la loi de la Torah, c’est-à-dire de tout l’Ancien Testament, pour cette seule raison que c’est Moïse qui, par la volonté et sur l’ordre de Dieu, a donné la loi. Et, de même que l’agneau qui est mangé lors du repas est appelé « passage », alors qu’il est seulement le signe du passage [cf. Ex 12,11], de même les anciens ont appelé avec science et sainteté « sacrifice » l’eucharistie, non parce qu’elle était sacrifice, mais parce qu’elle était le signe du sacrifice unique par lequel Christ, en s’offrant lui-même, a rendu parfaits et purs à jamais ceux qui sont sanctifiés, c’est-à-dire élus de Dieu. Et que soit tenu pour mensonge /88/ ce que nous disons, si Augustin ne défend pas la même idée dans sa lettre à Boniface, numéro 23.
53Augustin : « Nous disons couramment, à l’approche de Pâques : la Passion du Seigneur est demain, ou après-demain ; or, il a souffert il y a de nombreuses années et cette Passion a été totalement accomplie une seule fois ; le dimanche, nous disons : aujourd’hui, le Seigneur est ressuscité – quand tant d’années ont passé depuis sa résurrection. Comment se fait-il que personne ne soit assez sot pour prétendre qu’à parler ainsi, nous sommes des menteurs ? C’est parce que nous nommons ces jours d’après la similitude de ceux pendant lesquels ces choses se sont passées : on dit “le jour même”, mais ce n’est pas le jour même, mais le jour semblable à lui selon la révolution du temps ; on dit “en ce jour nous célébrons le sacrement”, parce que dans le passé, et non pas en ce jour, le sacrement a été établi. En sa personne même, Christ n’a-t-il pas été immolé une seule fois ? Et pourtant, dans le sacrement, il est immolé pour le monde non seulement pendant toutes les fêtes pascales, mais même chaque jour. Et il n’y a aucun mensonge à répondre, si on nous le demande, qu’il est immolé. Car si les sacrements n’avaient pas de similitude avec ce dont ils sont sacrements, ils ne seraient pas du tout des sacrements ; et, en général, ils tirent leur nom de ce qui précisément leur est semblable. Donc, de même que d’une certaine façon, le sacrement du corps du Christ est le corps du Christ, et le sacrement du sang de Christ est le sang de Christ, le sacrement de la foi est la foi », etc.
54/89/ Ce texte d’Augustin permet à ton Altesse de comprendre sans mal qu’on appelle « eucharistie » le sacrifice (ou l’oblation), de la même manière qu’on appelle « jour de la résurrection » ou « jours de la Passion » ces jours qui tirent leurs noms des ces événements réels, parce qu’ils signifient et répètent ces événements, accomplis une seule fois. Il est donc clair que les papistes se trompent du tout au tout quand ils font de la messe ou eucharistie un vrai sacrifice, alors qu’elle n’est que l’image et la commémoration du sacrifice. Et il est aussi clair qu’il faut être stupide et ignorant pour penser que c’est à tort que les sacrements et solennités prennent le nom des réalités qu’ils signifient, bien qu’ils ne soient pas ces réalités. Aussi les papistes, quand ils prétendent faire des signes la réalité, aboutissent à ce seul résultat : un étalage de leur ignorance et de leur incompétence.
55Je passe sous silence leurs autres erreurs à propos de la messe, ou plutôt leurs inventions et affabulations destinées à tromper les gens, leurs trafics et les profits qu’ils en tirent. Ils répugnent non seulement à la sainteté de notre religion, mais aussi à la simple honnêteté – y a-t-il eu chez les païens un appétit de gain si sordide qu’il en déshonore leur religion ? – ; je tais qu’ils promettent que la messe rachète les âmes du purgatoire, alors qu’il n’y a pas de feu du purgatoire, comme ils le pensent, et alors qu’il n’y a aucun sacrifice qui puisse, aux yeux de Dieu, /90/ racheter, sauf celui par lequel Christ s’est livré et offert sur l’autel de la croix ; je tais qu’ils disent que le corps du Christ peut être consacré aussi bien par l’infidèle que par le fidèle ; que la messe a autant de valeur qu’elle soit dite par un criminel ou par un homme pieux et saint ; qu’ils parlent du corps du Christ avec une telle ignorance qu’ils déclarent qu’on le mange lors de la Cène en même dimension que celle qu’il avait, pendu à la croix ou déposé dans la crèche, et mille autres affirmations aussi stupides qu’impudentes. Et en même temps, ils nous traitent d’hérétiques, dès lors que nous n’acceptons pas toutes leurs extravagances, et ourdissent contre nous un tissu de mensonges étonnants pour discréditer notre doctrine auprès de ceux qui sont touchés par sa réputation : nous nierions la présence de Christ dans la Cène, nous nierions sa toute-puissance, rejetterions ses paroles, et autres propos du même ordre. Mais toi, Roi très bienveillant, écoute ces quelques mots sur ce que nous pensons de la façon dont le corps du Christ est présent dans la Cène.
56Nous croyons que Christ est vraiment dans la Cène, et même plus : nous ne croyons pas qu’il y ait Cène du Seigneur si Christ n’est pas présent. Le confirme cette phrase : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » [Mt 18,20]. À plus forte raison, n’est-il pas présent là où toute l’Église est rassemblée pour lui ? Mais que son corps soit mangé dans la dimension qu’ils disent, voilà qui est bien loin de la vérité et de l’esprit de la foi : de la vérité, parce que lui-même dit : « Moi, désormais, je ne serai plus dans le monde » [Jn 17,11] et « La chair ne sert de rien » [Jn 6,63], bien sûr s’il s’agit de manger de la façon dont les juifs /91/ autrefois et les papistes aujourd’hui pensent qu’il faut manger ; c’est loin aussi de l’esprit de la foi – je parle de la foi sainte et véritable – qui embrasse la charité et le respect religieux, fait de crainte et révérence. Ce respect religieux rejette avec horreur cette manducation charnelle et barbare, tout autant qu’un homme a horreur de manger son fils bien-aimé. Le confirme l’épisode du centurion : celui-ci, dont Christ proclame que sa foi est supérieure à celle des Israélites [cf. Lc 7,9], lui dit avec le respect qu’inspire sa foi : « Maitre, je ne suis pas digne que tu viennes dans ma maison » [Lc 7,6]. Et Pierre, /92/ lors de la prise des poissons, lui enjoint de s’éloigner de lui, parce que la peur l’avait envahi : en raison de ce même respect religieux, il est saisi de crainte et veut éloigner sa présence corporelle et visible [cf. Lc 5,8 sq.]. Il est donc évident que la raison et la foi – c’est-à-dire la vérité, seule lumière de la raison, et le respect religieux par lequel nous accueillons, vénérons et louons Dieu, rejettent avec horreur une manducation si barbare du corps de Christ, comme les habitants de Capernaüm et les papistes comprennent qu’il faut le manger. Car, comme le remarque saint Augustin, quand les habitants de Capernaüm disent : « Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? » [Jn 6,52] et : « N’est-il pas le fils de Joseph ? » [Jn 6,42], ils pensaient qu’il leur offrait son corps à manger, comme on mange de la viande de boucherie, c’est-à-dire son corps tel qu’il était matériellement devant eux, dans son aspect et sa stature. Et qu’affirment d’autre les papistes quand ils disent qu’on le mange en même dimension que celle qu’il avait, pendu à la croix, couché dans le sépulcre ? Puisque, selon la vérité et la raison, une telle manducation fait horreur, le respect religieux et la foi honorent et accueillent Christ avec trop de sainteté pour désirer le manger de cette façon.
57Nous affirmons donc que le corps du Christ n’est pas mangé lors de la Cène de cette manière charnelle et barbare, comme ils le déclarent, mais nous croyons que le vrai corps du Christ est mangé de façon sacramentelle et spirituelle avec respect religieux, fidélité et /93/ sainteté, comme aussi saint Chrysostome le pense. Voilà, en quelques mots, notre avis sur cette controverse, ou plutôt non pas notre avis, mais celui de la vérité en personne.
58Je veux ici joindre la liturgie de célébration de la Cène que nous utilisons, afin de montrer à ta Majesté que nous ne modifions ni n’altérons les paroles du Christ, que nous ne les pervertissons pas par l’ajout de formules erronées [29], mais que nous conservons totalement, lors de la Cène, les mots qui auraient dû être conservés aussi dans la messe. Il s’agit des prières, des louanges, de la confession de foi, de la communion de l’Église ou des fidèles, de la manducation spirituelle et sacramentelle du corps du Christ. En revanche, nous supprimons tout ce qui n’a pas été institué par Christ, par exemple : « Nous t’offrons réellement [30] pour les vivants et pour les morts », « Nous t’offrons pour la rémission des péchés », et tout ce que les papistes, avec autant d’impiété que d’ignorance, affirment à tort.
59/94/Voici notre liturgie, utilisée à Zurich, à Berne, à Bâle, et dans les autres villes de droit chrétien [31] pour ce qui a trait à la substance.
60Tout d’abord, un prêche suffisamment long proclame le bienfait que Dieu nous a donné à travers son fils, et conduit le peuple à la connaissance de ce fait et à l’action de grâce. Quand il prend fin, on dresse la table devant ce qu’on appelle le chœur, devant les marches, on la recouvre d’une nappe, on apporte le pain azyme et on verse le vin dans les coupes. Puis, /95/ le pasteur s’avance avec deux ministres ; ils se tournent tous vers l’assemblée, si bien que le pasteur ou évêque se tient au milieu d’elle, sans autres habits que ceux que portent habituellement les honnêtes gens et les ministres de l’Église. Le pasteur alors commence à haute voix, non en latin mais en langage courante, afin que tous comprennent les paroles : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».
61Les ministres répondent, au nom et à la place de toute l’assemblée : « Amen ».
62Le pasteur : [Offertoire [32]] « Prions ».
63/96/ Alors l’assemblée s’agenouille.
64« Dieu, Éternel Tout-puissant, il est juste que toute créature t’honore, t’adore et te loue comme son auteur, son créateur et son père ; accorde-nous, à nous, misérables pécheurs, d’accomplir avec une foi sincère cette louange et action de grâce que ton fils unique, notre Seigneur Jésus-Christ, nous a commandé d’accomplir, par notre Seigneur Jésus-Christ, ton fils, qui vit avec toi et règne dans l’unité de l’Esprit saint, Dieu pour les siècles des siècles ».
65Puis, le ministre qui se tient à sa gauche fait la lecture. [Épître]
66Nous lisons les Écritures dans la Première épître de Paul aux Corinthiens, au chapitre 11 : « Quand vous vous réunissez en commun, ce n’est pas pour prendre le repas du Seigneur… », etc. jusqu’à cette fin : « Sans discerner le corps du Seigneur » [1 Co 11,20-29].
67Les ministres répondent, avec l’assemblée : « Louange à Dieu ».
68Le Pasteur : [Gloria] « Gloire à Dieu au plus haut des cieux »
69/97/ Diacre : « Et paix sur la terre »
70Sous-diacre : « Aux hommes, un esprit pur et apaisé »
71Diacre : « Nous te louons, nous te bénissons », etc. : les ministres à tour de rôle, vers après vers disent toute cette hymne jusqu’à la fin à l’assemblée qui écoute et comprend tout et à laquelle il a été préalablement demandé que chacun répète en son cœur et médite les paroles sous le regard de Dieu et de l’Église.
72Le diacre dit : « Le Seigneur soit avec vous. »
73Les ministres répondent : « Et avec ton esprit [33] ».
74Diacre : [Évangile] « Nous lisons les Écritures dans l’Évangile de Jean, au sixième chapitre ».
75Réponse : « Gloire à toi, Seigneur ».
76/98/ Le diacre : Voici les paroles de Jésus : « En vérité, en vérité, je vous le dis : qui croit en moi a la vie éternelle. Je suis le pain de vie. Nos pères mangèrent la manne », et la suite jusqu’à ce verset final : « Les paroles que je vous dis sont esprit et vie » [Jn 6,47- 63].
77Après ces mots, le ministre baise le livre, et le pasteur dit :
78« Gloire à Dieu, qui, selon sa Parole, a bien voulu nous remettre tous nos péchés ».
79Les ministres répondent : « Amen »
80Le pasteur [Confession de foi] : « Je crois en Dieu »
81Le diacre : « Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre »
82Le sous-diacre : « Et en Jésus-Christ son fils unique, notre seigneur », etc, jusqu’à la fin du Symbole, appelé Symbole des apôtres, : les ministres le récitent alternativement et à haute voix, comme auparavant l’hymne « Gloire au plus haut des cieux ».
83/99/ Invitation du pasteur à célébrer dignement la Cène : [Invitation à la Cène]
84« Nous voulons maintenant, très chers frères, selon le rite institué par notre Seigneur Jésus-Christ, manger ce pain et boire ce breuvage comme il nous a ordonné de le faire pour le commémorer, le louer, lui rendre grâce, car il a souffert la mort pour nous et a répandu son sang pour laver nos péchés. C’est pourquoi, que chacun s’éprouve et s’interroge en lui-même, selon les mots de Paul, sur la certitude de sa foi en notre Seigneur Jésus-Christ, afin que personne ne se comporte en fidèle sans pourtant avoir la foi, et ne soit ainsi un condamné à mort du Seigneur et ne méprise toute l’Église du Christ (qui est son corps), péchant dès lors contre elle. Mettez-vous donc à genoux et priez : [Notre Père]
85/100/ « Notre Père qui est aux cieux », etc. jusqu’à la fin.
86Après que les ministres ont répondu : « Amen » [Mt 6,9-13], le pasteur prie de nouveau.
87Prière : [Prière eucharistique] « Seigneur Dieu tout-puissant, qui, par ton Esprit, nous a rassemblés dans l’unité de la foi en un seul corps, le tien, toi qui as ordonné à ton corps de te rendre louange et grâce pour avoir avec générosité et bienveillance livré à la mort ton fils unique notre Seigneur Jésus-Christ pour nos péchés, donne-nous d’accomplir ce que tu nous as ordonné avec foi pour ne pas t’offenser ou t’irriter, toi l’infaillible vérité, par quelques faux-semblants mensongers. Donne-nous également de vivre aussi saintement qu’il convient à ton corps, à tes fils et à ta famille, pour que les incroyants apprennent à connaître ton nom et ta gloire. Garde-nous, Seigneur, de rabaisser ton nom et ta gloire, en les outrageant par la dépravation de notre vie. Nous t’en prions sans cesse, Seigneur : augmente notre foi, qui est une confiance indubitable en toi, qui vis et règnes, Dieu d’éternité.
88Réponse : « Amen ».
89Voici ensuite les gestes du pasteur, et les paroles sacrées qui les accompagnent : /101/ [Institution]
90« Le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré à la mort, prit du pain » – le pasteur prend le pain azyme dans ses mains – « et, après avoir rendu grâces, il le rompit et dit : prenez, mangez, ceci est mon corps qui est livré pour vous. Faites ceci en mémoire de moi ». En même temps, le pasteur offre le pain aux ministres qui se tiennent autour de la table ; ils le prennent aussitôt avec respect, le partagent entre eux et le mangent. Pendant ce temps, le pasteur continue : « De même, à la fin du repas, il prit aussi la coupe » – le pasteur prend la coupe dans ses mains – /102/, « il rendit grâce et dit : buvez-en tous ; cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang. Chaque fois que vous ferez cela, faites-le en mémoire de moi ; en effet, chaque fois que vous mangerez ce pain et boirez de ce vin, vous annoncerez la mort du Seigneur, vous le louerez et lui rendrez grâce, jusqu’à ce qu’il vienne » [1 Co 11,23-26].
91[Partage]
92Après cela, les ministres font circuler le pain azyme ; chacun prend de sa main un petit morceau du pain présenté, puis donne ce qui reste à son voisin. Et si quelqu’un ne veut pas toucher de sa main le pain, le ministre chargé de le faire circuler le lui donne. Puis les ministres suivent avec les coupes, et chacun offre à l’autre la coupe du Seigneur.
93Que ta Majesté ne s’indigne pas de cette façon de recevoir et de donner la Cène. Car on a souvent vu des gens, assis à côté par hasard, vivant jusque-là dans les disputes et la haine, cesser, à la suite de ce partage du pain et du vin, leurs emportements.
94Pendant qu’on mange et boit le sacrement du corps et du sang du Seigneur, un autre ministre lit, depuis l’estrade, un passage de l’Évangile de Jean, à partir du chapitre xiii. Une fois toutes les coupes rapportées, le pasteur commence ainsi :
95/103/ « Mettez-vous à genoux ». [Action de grâces]
96En effet, c’est assis, en silence et attentifs à la Parole du Seigneur que nous avons mangé et bu le sacrement de la Cène.
97Une fois que tous sont agenouillés, le pasteur, donc, commence :
98« Louez le Seigneur, vous ses serviteurs, louez le nom du Seigneur »
99Le diacre : « Que le nom du Seigneur soit béni dès maintenant et pour toujours »
100Le sous-diacre : « Du soleil levant au soleil couchant », etc. [Ps 113,1-9]
101Et, de nouveau alternativement, les ministres terminent ce psaume [Ps 113] que, selon les Hébreux, les anciens avaient coutume de dire au sortir de table. Puis le pasteur exhorte l’assemblée en ces termes :
102« Souvenez-vous, très chers frères, ce que nous venons de faire ensemble, conformément à l’ordre du Christ. Nous avons témoigné, par cette action de grâce, /104/ accomplie avec foi, que nous sommes assurément des pêcheurs misérables mais purifiés par le corps et le sang de Christ, livré et répandu pour nous, ainsi que rachetés de la mort éternelle. Nous avons témoigné que nous sommes frères : montrons-le par la charité, la bonne foi, le service mutuel. Prions donc le Seigneur de garder sa mort amère au fond de notre cœur, afin de mourir chaque jour aux péchés, et aussi de briller de toutes les vertus et de les faire croître par la grâce et le don de son Esprit, de sanctifier en nous le nom du Seigneur, d’aimer et d’aider le prochain. Que le Seigneur ait pitié de nous et nous bénisse, qu’il fasse briller sa face sur nous et nous ait en pitié. Amen ».
103Prière. Le pasteur recommence à prier [Prière de grâce] : « Nous te rendons grâce, Seigneur, pour tous tes dons et bienfaits, toi qui vis et règnes, ô Dieu, pour tous les siècles des siècles. Amen ».
104Le pasteur : [Envoi] « Allez en paix. Amen ! »
105L’assemblée sort.
106Tu le vois, Roi très sage, pour tout ce qui touche à la substance, il ne manque rien de ce que le juste usage apostolique de l’eucharistie requiert ; on est loin en revanche de tout ce qu’on soupçonne avoir été introduit par cupidité. Et si on proteste que, même s’il y a, dans la messe, quelques erreurs, il ne nous est pas permis d’utiliser de formulations nouvelles, ce que nous osons faire en effet, que cela reviendrait en quelque sorte à promulguer par soi-même, dans un royaume ou une cité, des lois privées sans tenir compte des lois publiques : aussi longtemps qu’on persiste à vivre sous ces lois privées, /105/ on crée le désordre et la rébellion chez tous. Voilà pourquoi on estime avoir le droit de nous taxer d’hérésie à bon droit : à l’exemple des apôtres, on pourrait tolérer des erreurs aussi longtemps que le gouvernement de l’Église n’a pas pris une autre décision. Je demande alors qu’on mesure, dans cette comparaison, la distance qu’il y a entre les lois des royaumes ou villes, et les lois divines, la liberté de la vérité et de la foi, le droit de l’Église : tout ce que les lois humaines ordonnent vise l’organisation et l’ordonnance des choses extérieures. Mais les prescriptions de la loi divine étreignent la conscience : celle-ci, dès qu’elle comprend la volonté divine se condamne elle-même par son propre jugement si elle ne l’approuve et n’y obéit. « Car c’est par la loi qu’on connaît le péché » [Rm 3,20]. Et plus la conscience s’est surprise en flagrant délit de péché contre l’Esprit saint, moins elle peut trouver le repos et tolérer un outrage à son créateur. Quand donc, instruits par l’Esprit saint, nous apprenons qu’il n’y a qu’un seul sacrifice, accompli par le seul fils de Dieu, et que nous l’avons donné à entendre aux plus hautes autorités de l’Église pour qu’elles corrigent les errements, et que celles-ci, de plus en plus, non seulement luttent, mais même s’acharnent contre la vérité, le pouvoir pontifical, établi par la force, ne doit pas faire obstacle /106/ à la sauvegarde de la vérité et à la disparition d’une ignominie envers le fils de Dieu. Quelle serait, ô misère ! la raison d’attendre la décision d’un pontife de l’Église qui ne respecte pas ce qui fonde et constitue l’Église ? Le fondement de l’Église, c’est la foi en Dieu, respectueuse de sa Parole. Quand le pape ne croit pas en la parole de Dieu, comment peut-il conduire l’Église ? Et puis la foi peut-elle progresser ou attendre au gré de la raison humaine ? Quand le Maître dit : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur » [Mt 7,12], est-il permis d’hésiter à accepter cette loi jusqu’à ce que les chefs d’Église jugent qu’on doit l’accepter ? Et cette loi concerne bien l’humanité, et elle seule, puisqu’« offrir le fils de Dieu » est une offense à Dieu lui-même. Enfin, le droit de l’Église, c’est de croire en vertu de l’inspiration du Saint-Esprit et de vivre selon le mot de Paul : « N’éteignez pas l’Esprit » [1 Th 5,19]. Qui n’a pas rejeté sur le champ les sornettes des indulgences, une fois compris que c’était une invention mensongère ? La foi n’attend pas le jugement d’un autre, mais se fonde sur le sien. Quand donc elle voit ces graves blasphèmes contre le fils de Dieu, elle se rend compte qu’on ne peut les tolérer, mais qu’il faut les abolir ou les fuir, afin de les arrêter le plus vite possible. Ainsi, chez nous, la messe papiste est abolie par abandon ou disparition. En effet, cette erreur une fois connue, le peuple l’a fuie, nos beaux sacrificateurs s’en détournaient, d’autres craignaient les assauts de la foule. Ainsi la messe a été d’abord abandonnée, si bien que nous avons dû chercher un rituel simple et chrétien. Une fois ce rituel parachevé, le Conseil de notre cité /107/a décidé la tenue d’une conférence publique, qu’il a notifiée à nous et à l’épiscopat romain. Leurs docteurs sont venus et ont dit qu’il n’était pas permis de discuter de sujets si complexes en dehors d’un synode (pourtant, trois ans plus tard, les Thermopolitains [34] eux-mêmes tinrent une grande conférence, en usant d’une corruption immense). Notre Conseil donc écouta les arguments des uns et des autres, appuyés sur les divines Écritures et les saints auteurs, puis jugea que nul ne devait être contraint à dire ou écouter la messe. Puis, comme les partisans de Rome firent des tentatives de corruption financière, la lutte devint plus violente, et l’illustre Conseil fut contraint par cette affaire de décréter que, plus jamais, nul ne célébrerait la messe à la façon des papistes dans notre cité, sauf à soutenir, en se fondant sur les Écritures saintes, /108/ qu’il est juste de la conserver. Ainsi, comme je l’ai dit, la messe papiste a été abolie et la Cène du Seigneur instituée. En Allemagne, nombre de princes, de nobles, de peuples et de cités, et par le monde individuellement, beaucoup de prêtres, de moines, de magistrats et de particuliers ont suivi notre exemple. Rien n’a été fait chez nous contre la raison, rien contre l’autorité des oracles divins : plaçant notre confiance en eux, nous restons impavides face à toutes les insultes, sûrs que celui qui se tient à nos côtés est plus fort que n’importe quelle puissance contraire. Mais laissons-là la messe [35] pour ne pas lasser ta Majesté et passons à un autre sujet.
[L’Église]
107Nous croyons qu’il y a une seule Église sainte, catholique, c’est-à-dire universelle, /109/ et qu’elle est visible ou invisible. L’invisible, selon l’expression de Paul, « descend du ciel » [cf. Ap 21,2] : cela veut dire qu’éclairée par l’Esprit saint, elle connaît et accueille fermement Dieu. / 110/ Sont membres de cette Église tous les croyants du monde entier. On l’appelle invisible non parce que les croyants seraient invisibles, mais parce que les hommes ne peuvent de leurs yeux discerner qui est croyant : les fidèles en effet ne sont connus que de Dieu et d’eux-mêmes. L’Église visible n’est pas le pontife romain et quelques autres porteurs de mitres, mais tout ceux qui, par toute la terre, se réclament officiellement de Christ. Ce sont ceux qu’on appelle chrétiens, mais à tort quand ils n’ont pas la foi au cœur. En conséquence, dans cette Église visible se trouvent des gens qui ne font pas partie de l’Église élue et invisible ; certains en effet « mangent et boivent leur condamnation lors de la Cène » [cf. 1 Co 11,29], et ce à l’insu de tous leurs frères. Bref, cette Église visible contient nombre de récalcitrants et d’ennemis publics, et, comme ils n’ont pas la foi, il leur est égal d’en être cent fois exclus. Voilà pourquoi il est nécessaire qu’il y ait des magistrats – princes ou dignitaires – pour réprimer ceux qui n’ont aucune retenue à mal agir. Et ils ne portent pas le glaive pour rien [Rm 13,4] Et, puisque, comme on le voit dans Jérémie [Jr 23,1 sqq.], il est des pasteurs qui se prennent pour des princes, il est clair qu’une Église sans magistrat est incomplète et mutilée. Il s’en faut donc de beaucoup, Roi Très Chrétien, que nous rabaissions les magistrats, /111/ ou que nous prônions leur suppression, comme certains nous en accusent : nous enseignons qu’ils sont nécessaires à la perfection morale de l’Église. Mais veuille lire ces quelques mots sur notre enseignement à ce propos.
[Le Magistrat]
108Les Grecs distinguent trois types de magistratures, avec leurs trois dégénérescences possibles : la monarchie, que les Latins appellent royauté, quand /112/ un homme seul gouverne la totalité de l’État, guidé par la piété [36] et l’équité. Le type de corruption qui s’oppose à elle est la tyrannie, que les Latins appellent improprement « force » ou « violence » : bien plus souvent, faute d’avoir un mot propre, ils utilisent presque le même mot de « tyrannie », repris aux Grecs. Celle-ci existe quand, au mépris de la piété et sans aucun respect de l’équité, tout est géré par la violence et que celui qui gouverne se permet de rendre licite tout ce qui lui plaît. Ils reconnaissent ensuite l’aristocratie, que les Latins appellent « pouvoir des nobles » : l’ensemble des nobles commande alors l’État en observant l’équité et la piété. Mais, quand celle-ci se corrompt, elle devient oligarchie, que les Latins appellent, d’un terme exact, « pouvoir d’un petit nombre » : parmi les nobles un petit nombre de gens se dresse et s’impose, poussé non par l’intérêt général, mais par l’intérêt privé ; ils oppriment l’État et en font leur possession. Ils reconnaissent enfin la démocratie, que les Latins traduisent, d’un mot trop général, par « république ». Il y a bien sûr démocratie quand l’État, et plus précisément le pouvoir, est entre les mains du peuple en corps, c’est-à-dire assemblé, et que ce peuple tout entier a autorité sur toutes les magistratures, charges ou fonctions d’État. Quand elle dégénère, les Grecs parlent /113/ de « sustrema » ou « sustasis », ce qui signifie sédition, conspiration, désordre ; cela se produit quand plus personne n’accepte de se soumettre selon son rang, mais qu’au lieu de la puissance publique que chacun revendique totalement pour soi au motif qu’il est partie et membre du peuple tout entier, chacun suit ses désirs effrénés et cupides. D’où des conspirations, des factions sans limites, sources de meurtres, de pillages, de violations du droit, et tous les autres maux liés aux rébellions et séditions.
109Cette distinction grecque entre les magistratures, nous l’admettons et la complétons ainsi : si un roi ou un prince gouverne, nous enseignons qu’il faut lui obéir et le respecter, selon le mot de Christ : « Donnez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » [Mt 22,21] : par César nous comprenons tout magistrat qui a le pouvoir donné, ou transmis héréditairement, ou par élection, selon le droit et l’usage. Si un roi ou un prince devient un tyran, nous corrigeons son audace et cherchons à l’en détourner en toute occasion, favorable ou non [cf. 2 Tm 4,2]. En effet, le Seigneur a dit à Jérémie [Jr 1,10] : « Voici, je t’ai établi sur les nations et les royaumes », etc. S’il entend l’avertissement, /114/ nous avons gagné un père pour tout le royaume et la patrie, mais s’il s’entête davantage à faire violence, nous enseignons qu’il faut continuer à lui obéir, malgré son impiété, jusqu’à ce que le Seigneur le chasse de sa magistrature et de son commandement, ou inspire à ceux dont c’est la charge de le chasser de sa fonction et de le remettre à sa place.
110Nous avons la même attention et la même vigilance si une aristocratie se met à dégénérer en oligarchie, ou une démocratie en sédition. Nous avons des exemples dans les Écritures qui nous enseignent à parler et agir fortement en ce sens. Samuel supporte Saül jusqu’à ce que le Seigneur lui ait ôté à la fois sa royauté et sa vie [cf. 1 S 15,10 sqq.]. David, réprimandé par Nathan, se repentit et resta roi, au milieu de bien des tentations [cf. 2 S 12,13]. Achab perdit la vie, ainsi que sa femme, pour avoir refusé de renoncer à l’impiété, malgré les avertissements d’Élie [cf. 1 R 21,17 sqq. ; 22,34 sqq. ; 2 R 9,30 sqq.]. Jean n’a pas craint de blâmer Hérode, parce qu’il n’avait point honte de son inceste [cf. Mc 6,18]. Mais il serait bien long de produire tous les exemples de l’Écriture. Les doctes et les hommes pieux comprennent bien nos propos et leur source.
111/115/ En somme, dans l’Église du Christ, le magistrat et le prophète [37] sont également nécessaires, même si ce dernier est supérieur [38]. De même qu’un homme ne peut exister sans une âme et un corps, bien que le corps en soit la partie la plus humble et la plus basse, de même l’Église ne peut exister sans magistrat, même si celui-ci règle et régit les affaires les moins élevées et les plus étrangères à l’Esprit. On doit prier Dieu pour le magistrat, comme l’ordonnent les deux lumières principales de notre religion, Jérémie [cf. Jr 29,7 ; 42 sqq.] et Paul [cf. 1 Tm 2,19 sq.], afin qu’il puisse mener une vie digne de Dieu. À plus forte raison, il faut que tous, en quelque royaume ou nation qu’on soit, supportent et fassent tout pour sauvegarder la tranquillité publique chrétienne ! C’est pourquoi nous enseignons qu’on doit acquitter les tributs, redevances, revenus, dîmes, dépôts, créances et tout engagement ; et qu’en ces matières, il faut totalement obéir aux lois publiques. /116/
[Rémission des péchés]
112Nous croyons à la rémission des péchés : l’homme la reçoit par la foi chaque fois qu’il invoque Dieu par le Christ. En effet, puisque Christ a dit à Pierre qu’il faut pardonner « soixante-dix-sept fois sept fois » [Mt 18,22], c’est-à-dire à l’infini, il ne se peut que lui-même à son tour ne nous remette pas nos fautes. En disant que les péchés sont remis par la foi, nous ne voulons rien dire d’autre que : seule la foi donne à un homme la certitude de la rémission de ses fautes. Le pontife romain peut bien dire mille fois : « Tes péchés sont pardonnés », jamais pour autant notre esprit ne sera tranquillisé et assuré de sa réconciliation avec la puissance divine, sauf si en lui-même, il voit, il croit sans le moindre doute, et même ressent qu’il est absout et racheté. Il en va de la rémission des péchés comme de la foi : personne ne peut les donner, sauf l’Esprit saint.
113Seul le Christ, qui a souffert pour nous, nous obtient auprès de Dieu la confirmation, l’expiation [39] et la rémission des fautes : c’est lui en effet « qui est la victime d’expiation pour nos péchés et pas seulement pour les nôtres, mais encore pour ceux du monde entier [1 Jn 2,2], comme le dit son parent, l’apôtre et évangéliste. /117/ Puisqu’il a expié pour les péchés, qui donc a part à cette expiation et rédemption ? Écoutons-le lui-même : « Qui croit en moi », c’est-à-dire place en moi sa confiance et son appui, « a la vie éternelle » [Jn 3,36]. Mais nul ne peut avoir la vie éternelle, sinon celui à qui ses péchés sont remis ; donc, qui met sa foi en Christ est pardonné de ses péchés. Comme personne ne sait si autrui croit, personne ne sait non plus qui est pardonné de ses péchés : seul le sait celui qui, éclairé et affermi par la foi, est certain du pardon, parce qu’il sait que Dieu lui a pardonné par le Christ ; et il est si certain de ce pardon qu’il n’a pas le moindre doute que ses péchés sont graciés, car il sait que Dieu ne peut tromper ou mentir. Du ciel, il a dit : « Celui-ci est mon fils bien- aimé, en qui je suis apaisé » [Mt 3,17 ; 17,5], c’est-à-dire : par qui j’en reviens à la grâce ; il n’est donc pas possible que tous ceux qui mettent leur foi en Dieu par le Christ son fils, notre Seigneur et notre frère, ne sachent que leurs crimes ont été graciés. Il en résulte que toutes les affirmations : « Je t’absous », « Je te donne l’assurance que tes péchés te sont pardonnés » n’ont aucune valeur. Chaque fois que les apôtres prêchent la rémission des péchés, cette rémission n’est donnée qu’aux croyants et aux élus. Donc, comme l’élection et la foi d’autrui nous sont cachées (même si l’Esprit du Seigneur nous rend claires notre foi et élection), /118/ nous ne savons non plus si les péchés d’autrui sont remis. Comment donc un homme peut assurer un autre homme de la rémission de ses péchés ? En ce domaine, tout ce qu’ont inventé les pontifes romains n’est qu’artifices et pures balivernes.
[La foi et les œuvres]
114Mais, puisque nous en sommes venus à traiter de la foi, nous voulons rendre compte brièvement à ta Majesté de notre enseignement sur la foi et les œuvres. Certains en effet nous accusent très injustement de vouloir interdire les bonnes œuvres. Pourtant, sur ce point, comme sur tous les autres, nous n’avons d’autres enseignements que ceux que donne la parole de Dieu et que recommande l’intelligence commune. Même le plus ignorant dans ce domaine ne dirait-il pas qu’une œuvre doit découler d’une réflexion délibérée, et que, faute de cette délibération, il n’y a pas œuvre, mais hasard ? La foi est à la pensée humaine ce que la délibération est à la gestion des affaires : si la délibération ne précède l’action, /119/ le résultat, quel qu’il soit, est le fruit inconsistant du hasard ; si la foi ne précède et ne commande une œuvre, nos actions, quelles qu’elles soient, sont impies et sans valeur. Même nous, êtres humains, en quelque œuvre que ce soit, nous donnons priorité à la sincérité de la conviction [40] sur l’action : si cette sincérité fait défaut, l’œuvre perd sa valeur ; si quelqu’un, ô Roi, accomplit une grande action pour ta Majesté, mais agit sans cette sincérité, ne dis-tu pas logiquement que tu n’as pas à remercier l’auteur de l’action, puisqu’il n’y a pas mis son cœur ? Mieux, si on agit pour toi sans volonté loyale, tu sens bien qu’on te cache quelque perfidie : aussi, celui qui agit ainsi, sans loyauté, est-il toujours soupçonné d’être un perfide qui semble agir dans son intérêt, non dans le tien ! Tels sont, même pour nos œuvres, l’ordre des choses et la règle : la bonne foi doit être la source de l’œuvre ; si cette foi est présente, l’œuvre est agréable à Dieu ; si elle manque, l’œuvre, quelle qu’elle soit, est infidélité, et dès lors Dieu ne se contente pas de la récuser, mais la juge abominable. Voilà pourquoi saint Paul a dit en Romains 14 [v. 23] : « Tout ce qui ne procède pas de la foi est péché », et que certains des nôtres ont affirmé paradoxalement [41] que toute œuvre qui vient de nous est abomination. Par ces mots, ils n’ont rien voulu dire d’autre que ce que nous avons déjà dit : si l’œuvre vient de nous, et non de la foi, elle est infidélité, et Dieu l’a en abomination. La foi, comme nous l’avons expliqué plus haut, procède du seul Esprit de Dieu. Donc, ceux qui ont la foi considèrent en toute œuvre la volonté de Dieu comme on regarde à un archétype. Sont donc comme rejetées du nombre des œuvres non seulement /120/ celles qui contreviennent à la loi de Dieu, mais aussi celles qui se font sans sa loi : la loi est en effet la volonté perpétuelle de Dieu ; donc, agir sans la loi, c’est-à-dire sans s’appuyer sur la parole et la volonté de Dieu, ne vient pas de la foi et « ce qui ne vient pas de la foi est péché » ; si c’est péché, Dieu le rejette. Il est donc clair que si on accomplit sans la foi une œuvre, et même une œuvre que Dieu a ordonnée, comme par exemple l’aumône, cette œuvre n’est pas acceptée par Dieu. En effet, si l’on s’interroge sur la source de cette aumône qui ne vient pas de la foi, nous trouverons qu’elle découle largement de la vaine gloire, du désir de recevoir plus en retour, ou de quelque autre mauvais sentiment : une telle œuvre, qui pourrait ne pas croire qu’elle déplaise à Dieu ?
115Il est donc clair que ces œuvres faites sans la volonté de servir Dieu sont faites aussi sans la foi, et, puisqu’elles sont faites sans la foi, elles sont péchés, selon la parole de Paul [cf. Rm 14,23] ; puisqu’elles sont péchés, Dieu les a en abomination. Donc, tout ce qui a été inventé par les romanistes [42], sans l’autorité et le témoignage des Écritures, et qu’ils présentent comme pieux, saint et agréable à Dieu, comme les prétendues indulgences, les réductions de purgatoire, l’obligation de la chasteté, et bon nombre de rites et pratiques superstitieuses de toute sorte, qu’il serait lassant de détailler, sont péchés et abominations aux yeux de Dieu.
116Enfin, pour les œuvres accomplies selon la loi de Dieu, comme nourrir les affamés, vêtir ceux qui sont nus, soulager les prisonniers [cf. Mt 25,31 sqq.], c’est une question difficile de savoir si elles sont méritoires : pour prouver qu’elles le sont, nos adversaires s’appuient sur l’Écriture : « Si quelqu’un donne en mon nom un verre d’eau fraîche, il ne sera pas volé de son salaire » [Mt 10,42]. Mais /121/ la parole du Seigneur témoigne tout autant qu’elles ne sont pas méritoires : « Quand vous aurez fait tout cela, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles » [Lc 17,10]. En effet, si nos œuvres méritaient la béatitude, il n’aurait pas été besoin que Christ meure pour apaiser la justice divine, et pas davantage besoin de la grâce pour pardonner les péchés : chacun pourrait la mériter. Paul en a débattu, de façon irréfutable, en Romains et Galates [cf. Rm 3,21 sqq. ; Ga 3,11 sqq.]. Il faut en effet tenir pour vrai que nul ne vient au Père, sinon par le Christ [Jn 14,6]. La félicité éternelle vient donc de la seule grâce et générosité de Dieu, qu’il nous a accordées abondamment par le Christ. Que dire alors du passage de l’Écriture, cité plus haut, sur le salaire promis pour une gorgée d’eau fraîche [cf. Mt 10,42], et d’autres textes semblables ? Ceci, bien sûr : l’élection de Dieu est libre et gratuite ; il nous a choisis avant la fondation du monde, avant notre naissance ; il s’ensuit que Dieu ne nous choisit pas en raison de nos œuvres, il nous a choisis avant la création du monde : nos œuvres ne sont donc pas méritoires. Dès lors, quand il promet un salaire pour les œuvres, il emploie le langage des hommes. « En effet, que rémunèrestu, Dieu de bonté », dit Augustin « sinon ta propre œuvre ? Puisque tu accomplis en nous le vouloir et /122/ le faire [cf. Phil 2,13], que nous reste-t-il que nous puissions nous attribuer ? » Mais certains hommes sont poussés à accomplir de bonnes œuvres par des promesses ; d’autres sont assez bons et généreux pour pouvoir dire à ceux envers qui ils se sont montrés bienfaisants : « Je te devais cela, tu le mérites bien », ou autres propos de ce genre pour ne pas rabaisser le bénéficiaire du don au rang de mendiant (qui aime autrui veut se garder de le rabaisser). De même Dieu relève d’autant plus par sa générosité ceux qu’il aime qu’il ne se montre pas méprisant, mais les honore et les respecte. Il nous attribue ce qu’il accomplit lui-même par nous, et le rémunère comme si c’était notre fait, alors que c’est le sien. Et c’est vrai non seulement de nos actions, mais de notre être et de notre vie. De plus, Dieu a l’habitude de parler aux hommes avec des mots et comportements humains : puisque les hommes donnent à ceux qui l’ont mérité et appellent mérites ces dons, de même Dieu appelle ses dons salaire et prix. Il est donc clair que les mots de salaire et de prix se trouvent dans les saintes Écritures, mais signifient dons libres. /123/ Que mérite en effet celui qui est par la grâce, et qui reçoit tout ce qu’il a par la grâce ?
117Mais en même temps, il faut bien le souligner, les hommes pieux ne se détournent pas des œuvres au motif qu’à proprement parler, elles ne nous acquièrent rien en terme de mérite. Au contraire, plus la foi est grande, plus les œuvres que nous accomplissons sont nombreuses et importantes. Christ lui-même l’atteste en Jean 14 [Jn 14,12] : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais, et même, il en fera de plus grandes », et « Si vous aviez une foi aussi grande qu’une graine de moutarde, et que vous disiez à cette montagne : va-t’en d’ici et va-t’en dans la mer, elle obéira » [Mt 17,20 ; Mc 11,23]. Ils sont donc bien peu équitables envers nous ceux qui disent que nos prédications, pourtant scrupuleuses, sur la foi enseignent de ne faire aucune bonne œuvre ; sans souci de la vérité, et par dérision, ils nous calomnient en ces termes : « Voici une doctrine pour nous, les amis ! Nous sommes sanctifiés par la foi seule ; nous ne jeûnerons plus, nous ne prierons plus, nous ne porterons plus secours à l’indigent ». La seule chose qu’ils montrent par cette calomnie, c’est leur incrédulité. Car s’ils savaient quel don de Dieu est la foi, combien efficace est sa vertu et incessante son action, ils ne mépriseraient pas ce qu’ils n’ont pas. Car la confiance en Dieu, par laquelle l’homme s’appuie de toute la force de son âme sur la puissance divine, ne produit que des pensées et des réalisations divines et même ne peut pas ne pas réaliser ce qui plaît à Dieu /124/. C’est l’Esprit de Dieu qui insuffle la foi : comment pourrait-elle rester en repos et aspirer à l’inactivité, alors que cet Esprit est, de façon incessante, action et production d’œuvres ? Partout donc où est la vraie foi, il y a aussi œuvre, de même que là où est le feu, il y a chaleur. Mais là où il n’y a pas de foi, l’œuvre n’est pas œuvre, mais un faux-semblant d’œuvre, sans valeur. En conclusion, ceux qui réclament, à tort, un salaire pour nos œuvres et ceux qui disent qu’ils cesseront d’accomplir l’œuvre de Dieu dès lors qu’aucun salaire n’est dû pour cette œuvre montrent leur esprit servile : les serfs n’agissent que pour le salaire, comme les paresseux. Mais ceux qui ont la foi œuvrent continuellement, comme un fils de famille. Ce dernier ne mérite pas par ses œuvres d’hériter du bien familial, il n’œuvre ni ne travaille pour devenir héritier ; il était héritier à sa naissance des biens paternels et en raison de cette naissance, non de son mérite. Assidu au travail, il ne réclame pas de salaire : il sait que tout lui appartient. Ainsi, les fils de Dieu, j’entends bien sûr ceux qui ont la foi, se savent fils de Dieu et non esclaves par leur naissance divine, c’est-à-dire leur naissance spirituelle, et par leur élection, qui est don gratuit de Dieu. En tant que fils de famille, ils ne demandent pas quel salaire /125/ leur revient : tout est nôtre, puisque nous sommes héritiers de Dieu et cohéritiers de Christ [Rm 8,17]. Il accomplit ses œuvres librement, joyeusement, et sans aucune répugnance. Mieux, il ne juge aucune œuvre trop grande pour pouvoir être réalisée. Cela ne vient pas de nos forces mais de la force de celui en qui nous croyons [43].
118Les maladies de l’Église sont l’incrédulité et la faiblesse de la foi : certains ne croient pas du tout, Il s’agit évidemment de ceux qui dans la Cène mangent et boivent leur jugement [cf. 1 Co 11,29], tels Judas [cf. Mt 26,23-25] et Simon le Magicien [cf. Ac 8,9-24] ; d’autres ont une foi défaillante, [ainsi] ceux qui fluctuent en tout sens au gré de n’importe quelle peur qui se présente à eux, ou dont la foi gît, étouffée par les épines (c’est-à-dire par les soucis et le goût des choses mondaines) et ne produit aucun fruit sous forme d’œuvres saintes [cf. Mt 13,22]. Nous les incitons vivement, comme le Christ, Paul et Jacques, s’ils sont fidèles, à nous prouver leur fidélité par leur action, prêchant que la foi sans les œuvres est morte [cf. Jc 2,17], qu’un bon arbre produit aussi de bons fruits [cf. Mt 7,17], que les fils d’Abraham font aussi les œuvres d’Abraham [cf. Jn 8,39], qu’en Christ rien n’a de valeur sinon la foi qui agit par la charité [cf Ga 5,6], de sorte que nous prêchons la loi non moins que la grâce. C’est par la loi, en effet, que les élus et les fidèles apprennent la volonté de Dieu et que les impies sont terrorisés : ainsi, ou bien la peur les conduit à agir en faveur de leur prochain, ou bien ils se révèlent sans espérance ni foi. Nous les incitons en même temps à ne faire aucun cas des œuvres qui ne sont qu’inventions humaines /126/ pour servir Dieu, car il est certain qu’elles ne lui sont pas plus agréables qu’à toi, ô Roi, ne le serait quelqu’un qui voudrait te servir d’une façon que tu n’aimes pas. S’il faut te servir selon ta volonté, à plus forte raison nous ne présenterons pas aux yeux de Dieu les œuvres qu’il ne prescrit ni n’aime. Donc, notre prédication sur la foi remonte à la source d’où découlent les bonnes œuvres ; au contraire, en réclamant des œuvres, nous réclamons pour ainsi dire un dû qui ne serait pas remboursé sans contrainte.
[La vie éternelle]
119Enfin nous croyons que cette vie présente, qui est captivité et mort plutôt que vie, sera suivie d’une autre, heureuse et pleine d’agréments pour les saints ou croyants, mais misérable et triste pour les impies ou infidèles : l’une et l’autre sont éternelles. Sur ce point aussi, nous nous opposons aux Catabaptistes qui affirment que les âmes dorment avec les corps jusqu’au jugement universel et nous soutenons qu’une âme, d’ange ou d’homme, ne peut dormir ou rester en repos. Leur position n’est vraiment pas fondée en raison. /127/ L’âme, en effet, est par essence vitalité, au point que non seulement elle vit elle-même, mais rend vivant tout lieu où elle élit domicile. Qu’un ange s’incarne dans un corps aérien ou récemment créé, aussitôt, il lui donne vie, si bien qu’il se met en mouvement et à l’œuvre, qu’il est activé et qu’il agit. L’âme humaine, dès son arrivée dans un corps, lui donne vie, croissance, mouvement, et l’ouvre à toutes les autres fonctions de la vie. Comment donc l’âme, délivrée du corps, pourrait-elle s’assoupir et dormir ? Les philosophes appellent l’âme « acte » ou « action » parce qu’elle est vitalité et veille, c’est-à-dire activité et énergie perpétuelles. Les Grecs nomment cette essence d’un terme plus significatif : ils l’appellent Entélécheia, c’est-à-dire force, action, énergie, direction permanentes.
120La divine providence a établi les choses visibles dans le monde en un ordre tel que l’esprit humain peut se fonder sur elles pour s’élever à la connaissance des choses invisibles. /128/ Le feu et l’air tiennent, par rapport aux éléments, une place analogue à celle de l’âme par rapport au corps : l’air ne manque nulle part, dans tout le corps du monde ; de même l’âme pénètre la totalité du corps humain ; il ne peut nulle part y avoir de feu sans mouvement ; de même l’âme est partout en action. Nous le découvrons aussi dans le sommeil : nous dormons et nous nous souvenons de nos songes. Dormir est donc le fait du corps, non de l’âme qui pendant ce temps fortifie, restaure le corps et rétablit ce qui était en lui affaibli : elle ne cesse donc d’être à l’œuvre, active et en mouvement, aussi longtemps qu’elle est dans le corps. De même qu’il n’y a pas de feu sans lumière, l’âme ne faiblit jamais : elle ne se paralyse ni ne s’obscurcit, ne meurt ni ne dort, toujours elle vit, veille, et montre de la vigueur.
121Mais assez philosopher sur l’âme ! Il faut maintenant en venir au témoignage de l’Écriture pour prouver que l’âme ne connait jamais de moments de sommeil. « Celui qui croit ne vient pas en jugement, mais passe de la mort à la vie » [Jn 5,24]. Celui qui croit pendant cette vie-ci ressent déjà la grande douceur du Seigneur et reçoit pour ainsi dire un avant-goût de sa vie céleste. Si cette âme qui vit ici-bas en Dieu s’endort dès qu’elle quitte son corps, la vie du chrétien dans ce monde-ci serait supérieure à celle d’après sa sortie du monde : là en effet elle sommeillerait, alors qu’en ce monde, veille et sensations lui offrent la jouissance de vivre en Dieu.
122/129/ « Qui croit en moi a la vie éternelle » [Jn 3,36]. Mais cette vie n’est pas perpétuelle (car ici il faut comprendre « éternel » dans le sens de « perpétuel »), si cette vie que l’âme connaît ici-bas est ensuite interrompue par le sommeil.
123« Je veux, Père, que là où je suis, mon serviteur soit aussi » [cf. Jn 17,24]. Si la sainte Vierge, Abraham et Paul sont avec Dieu, quel type de vie mène-t-on au Ciel, si on y dort, et quelle est alors la nature de la puissance divine ? Dort-elle aussi ? Si elle dort, elle n’est pas puissance divine : dormir suspend l’action, et on dort pour se remettre de sa fatigue. Si la puissance divine est fatiguée, elle n’est plus puissance divine. Celle-ci, en effet, ne peut être abattue par le travail et la fatigue. Si la puissance divine ne dort pas, il s’ensuit nécessairement que les âmes ne dorment pas non plus, comme l’air doit nécessairement être clair et lumineux quand le soleil luit sur terre. Les Catabaptistes ont donc inventé une stupidité, sans fondement, des folies en soi bien incapables d’égarer quiconque, s’ils n’avaient pas scandaleusement déformé les paroles certaines et infaillibles du Dieu vivant. Nous avons encore beaucoup de témoignages, comme « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent » [Jn 17,3] et « Je vous recevrai auprès de moi, si bien que là où je suis, vous serez aussi » [Jn 14,3], et d’autres phrases de ce type, mais nous voulons rester bref.
124/130/ Nous croyons donc que les âmes des fidèles, une fois délivrées du corps, s’élèvent immédiatement vers le ciel, s’unissent à la puissance divine et vivent un bonheur éternel. Ô Roi très pieux, si tu exerces le pouvoir suprême que Dieu t’a confié comme David, Ézéchias et Josias, tu dois espérer voir /131/ tout d’abord la puissance divine en sa nature et sa forme propres [44] avec la totalité de ses biens et richesses et jouir pleinement de tous ceux-ci, jusqu’à en être rassasié, sans pourtant en ressentir l’écœurement qui accompagne fréquemment la satiété, mais pour t’emplir de joie. Cette joie ne conduit pas plus à la lassitude qu’on ne se lasse des rivières qui coulent perpétuellement dans la mer et en refluent par les abîmes de la terre. Loin d’être sources d’ennui, elles apportent aux hommes du profit et de la joie, en fertilisant et baignant de leurs cours perpétuels les nouveaux germes. Le bien dont nous jouirons est infini, et l’infini ne peut s’épuiser ; personne ne peut s’en lasser, car, s’il est toujours le même, il est aussi toujours nouveau. De plus, tu dois espérer que tu y verras tous ceux qui forment la compagnie, l’assemblée, la communauté des saints, des sages, des fidèles, des constants, des courageux et des vertueux, depuis la création du monde. Là, tu verras les deux Adams, le racheté et le rédempteur, Abel, Énoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Juda, Moïse, Josué, Gédéon, Samuel, Pinhas, /132/ Élie, Élisée, Ésaïe, et celle qu’il a annoncée : la Vierge, Mère de Dieu, David, Ézéchias, Josias, le Baptiste, Pierre, Paul ; là tu verras Hercule, Thésée, Socrate, Aristide, Antigone, Numa, Camille, les Catons, les Scipions ; Louis le Pieux, et tes prédécesseurs, les Louis, les Philippes, les Pépins, et tous tes ancêtres qui ont quitté ce monde dans la foi. Bref, il n’y a aucun homme de bien, il n’y aura aucun être de pensée sainte, il n’y a aucune âme fidèle, de la naissance du monde jusqu’à son achèvement, que tu n’y verras avec Dieu. Peut-on imaginer spectacle plus heureux, plus agréable, et enfin plus honorifique ? Que pourrions nous désirer plus justement de toute la force de notre âme que de gagner une telle vie ? Pendant ce temps, ces songe-creux de Catabaptistes dorment sous terre leur sommeil d’où jamais ils ne s’éveilleront, et c’est justice. L’origine de leur erreur, c’est qu’ils ignorent que les Hébreux emploient le mot « dormir » pour « mourir », comme Paul le fait aussi trop souvent pour qu’il soit utile de le citer ici [cf. 1 Th 4,13 sqq.] /133/
[Des Catabaptistes]
125Mais, puisque nous avons fait mention des Catabaptistes, nous voulons t’entretenir très briévement, ô Roi, du comportement de cette secte. C’est une catégorie d’hommes perdus, bannis de partout pour les désordres qu’ils créent, et qui ne cherchent qu’à séduire, par de magnifiques discours sur des sujets divins, de vieilles femmes, pour leur soutirer des moyens de subsistance ou des dons financiers importants. Ils feignent en tout la même sainteté que décrivait ton compatriote Irénée (il fut évêque de ta ville de Lyon) à propos des Valentiniens, ou Grégoire de Nazianze à propos des Eumoniens [45]. /134/ S’abritant derrière cette façade de sainteté, ils enseignent qu’un chrétien ne peut être magistrat ; qu’il ne lui est pas permis de mettre à mort un homme, même criminel, et même si c’est conforme à la loi, qu’il ne doit pas faire de guerres, quand bien même des tyrans, des impies, des violents, voire des brigands pillent, tuent et massacrent quotidiennement ; qu’il n’est pas tenu par un serment, ni ne doit exiger impôts ou redevances ; que tous les biens doivent être communs ; que les âmes dorment avec les corps ; qu’un homme peut avoir plusieurs femmes spirituellement, tout en ayant concrètement des liens charnels avec elles ; qu’on ne doit payer ni la dîme, ni les redevances, /135/ et mille autres choses semblables. Chaque jour, ils sèment quelques nouvelles erreurs, comme l’ivraie au milieu des bonnes semences divines [cf. Mt 13,25].
126Mais, bien qu’ils se soient éloignés de nous [46], parce qu’« ils n’étaient pas des nôtres » [cf. 2 Jn 2,19] certains nous attribuent toutes leurs erreurs, alors que nous les combattons plus vivement que personne, et que, sur les points que nous venons de citer, notre enseignement dit tout le contraire. C’est pourquoi, très bon Roi, si nous étions, en quelque lieu que ce soit, accusés devant ta Majesté de supprimer la magistrature, de prêcher qu’il ne faut pas tenir ses engagements ou d’enseigner tout ce que la peste catabaptiste répand dans le monde, au nom de la vérité que tu aimes, dit-on, plus que tout, je te prie et supplie de n’en rien croire à notre sujet, c’est-à-dire au sujet de ceux qui annoncent l’Évangile dans les villes de droit chrétien. En effet, nous ne provoquons pas de troubles civils, nous n’affaiblissons ni la magistrature, ni l’autorité, ni les lois, nous ne voulons pas qu’on ne tienne pas sa parole, ou ne paie pas ce qu’on doit. Et pourtant, certains nous en accusent faussement, non par des médisances occultes, mais dans des écrits publics ; nous ne voulons pas les réfuter, pour deux raisons essentielles : le monde est plein de livres insensés, /136/ et les faits en eux-mêmes rendent chaque jour manifeste que ce sont des écrits mensongers d’auteurs qui répandent des calomnies à notre sujet, non par souci de la gloire de Christ, mais par souci de la leur propre et de leur ventre [cf. Rm 16,18]. Cette peste catabaptiste se développe subrepticement surtout là où commence à apparaître la pure doctrine de Christ. Cela doit te rendre d’autant plus évident, ô Roi, qu’elle est une attaque du mauvais démon pour étouffer en herbe la semence du salut [cf. Mt 13,24-30]. Nous voyons des villes et des bourgades qui avaient commencé à recevoir parfaitement l’Évangile être infectées par cette peste, et, entravées par cet obstacle, être paralysées, au point de ne plus pouvoir s’occuper ni des affaires divines, ni des affaires humaines en raison de leurs désordres.
127C’est pourquoi, Majesté, je t’avertis – ne prends pas mal ce mot : je sais bien que tu as autour de toi beaucoup d’excellents conseillers, mais on ne prévient que ce qu’on prévoit bien. Si ce mal touchait tes sujets, je sais qu’ils n’auraient pas de peine à y remédier, mais, comme ils ignorent certainement ce danger, tu ne prendras pas mal, je crois, cet avertissement. Je t’avertis donc – d’autant qu’il n’est pas possible que sous ton règne des étincelles de l’Évangile renaissant ne brillent, et que tu souffres davantage que les papistes, qui ont étendu leur puissance plus qu’il ne faut, étouffent la bonne semence – que sur celle-ci pourrait croître l’ivraie catabaptiste, si tu n’y portes attention. Il en résulterait un tel désordre de toutes choses dans l’ensemble de ton royaume qu’il serait difficile d’y porter remède.
128/137/ Voici donc l’essentiel de notre foi et de notre prédication : nous les mettons en œuvre par la grâce de Dieu et sommes prêts à en rendre compte à qui le veut, puisque nous n’enseignons strictement rien que nous n’ayons reçu de la parole de Dieu et nous ne présentons aucune affirmation sans avoir pour garants les premiers docteurs de l’Église, les prophètes, les apôtres, les évêques, les évangélistes et les tout premiers interprètes, qui ont puisé à la source la plus pure. Ceux qui ont vu et examiné de près nos écrits le reconnaîtront.
129Ainsi donc, très saint Roi [47] – qu’est-ce qui interdit en effet d’appeler très saint le Roi Très Chrétien ? – prépare-toi à recevoir dignement le Christ à sa nouvelle naissance et à son retour. Je constate en effet que c’est la providence divine qui fait que les rois français sont appelés rois Très Chrétiens /138/ : c’est que le renouveau de l’Évangile du fils de Dieu doit se produire sous ton règne, toi que tous, amis comme ennemis, déclarent d’un naturel plein de bienveillance et de bonté, d’un jugement équitable et éclairé, d’un esprit empli de sagesse et de courage. La puissance divine, je le dis, t’a enrichi de ces qualités pour que ton éclat en ce monde rallume la lumière de sa connaissance. Enhardi par tes vertus héroïques, va de l’avant, prends ton bouclier et ta lance, mène l’attaque et l’assaut contre l’infidélité même, de toute ton âme ardente et courageuse et de tout ton corps d’une stature si remarquable. Alors, les autres rois, dès qu’ils te verront, toi le Roi Très Chrétien, défendre la gloire du Christ, te suivront et élimineront l’antéchrist ; veille à ce que dans ton royaume la doctrine du salut soit prêchée avec pureté. Tu as un grand pouvoir sur les hommes sages et cultivés, sur les armées, sur le peuple enclin à la religion. Tu ne supporteras donc pas que les âmes qui ont tant de respect pour Dieu et pour toi soient détournées du droit chemin par la superstition. Il n’y a nullement lieu de craindre les criailleries mensongères des calomniateurs qui veulent faire obstacle à la vérité : non seulement les tiens, mais aussi les nations étrangères s’allieront pour mener des combats saints et justes. /139/ Ce n’est pas seulement le peuple, mais les prédicateurs eux-mêmes qui te feront sans hésitation allégeance, alors que jusqu’à aujourd’hui les papistes ne l’ont pas fait. Et tant s’en faut qu’ils enseigneraient de ne pas les payer, même les prédicateurs acquitteront leurs impôts et redevances, et chacun conservera en entier ses droits. S’il y a quelques manquements, ils les dénonceront, bien sûr, mais ils ne créeront pas d’agitation pour aucune affaire temporelle, car ils reconnaîtront, dans ce domaine, l’autorité du juge ordinaire, même s’ils le blâment et le reprennent s’il pêche. Crois bien, héros magnanime, crois bien qu’il n’y aura aucun de ces maux dont les papistes menacent ! Le Seigneur en effet protège son Église. Ah, si tu pouvais voir de tes yeux la situation de ces princes qui ont reçu l’Évangile en Allemagne, les mo’urs irréprochables de leurs villes, ainsi que leur joie de vivre et leur constance. À la vue du résultat même, tu dirais : « Je ne doute pas que ce qui s’est produit ici ne vienne de Dieu ».
130En toute chose, juge selon ta propre foi et ta propre sagesse, et pardonne à notre audace trop rustre [48] d’avoir dérangé ta Majesté, mais la situation l’exigeait.
131À Zurich, Huldrych Zwingli, totalement dévoué à ta Majesté très chrétienne.
132/140/ [Présence du corps de Christ dans la Cène [49]]
133Voici l’autre point que j’ai promis d’exposer : dans la Cène du Seigneur, ce n’est pas le corps du Christ, naturel et substantiel, celui qui a souffert ici-bas et qui siège aujourd’hui dans le ciel à la droite du Père, qu’on mange en nature et essence, on le mange seulement en esprit. Et ce n’est pas seulement parler pour ne rien dire, ou dire des sottises, mais c’est une impiété et une injure que d’enseigner, comme le font les papistes, que nous mangeons le corps de Christ en même dimension, et avec exactement les mêmes propriétés et qualités qu’il avait à sa naissance, lors de sa Passion, et de sa mort.
134Tout d’abord, c’est un fait établi que Christ s’est fait véritablement homme, constitué d’un corps et d’une âme, exactement comme nous, en exceptant toujours l’inclination au péché. Il faut en conclure que toutes les propriétés et qualités qui relèvent de la nature du corps sont véritablement présentes en son corps. Car la condition qu’il a prise pour nous, c’est la nôtre, si bien qu’il est /141/ totalement nôtre, comme nous l’avons déjà dit. S’imposent alors deux conclusions indiscutables : les qualités de notre corps sont aussi présentes dans le corps de Christ et tout ce qui se trouve dans le corps de Christ et qui relève des qualités corporelles se trouve aussi dans notre corps. En effet si au nombre des qualités et propriétés corporelles, il y avait quelque chose dans son corps qui soit absent du nôtre, il n’aurait évidemment pas pris ce corps pour nous. Pour qui donc, puisque, hors de l’homme, il n’y a aucune réalité corporelle capable de béatitude éternelle ? Voilà pourquoi, comme nous l’avons noté précédemment, Paul prouve notre résurrection par celle de Christ, et celle de Christ par la nôtre ; il dit en effet : « Si les morts ne ressuscitent pas, Christ n’est pas ressuscité non plus » [1 Co 15-16]. Comment justifier cette affirmation ? En effet, Christ étant Dieu et homme, qui ne pourrait répondre immédiatement à Paul : « Tu ne raisonnes pas bien, théologien [50] ! Le corps de Christ peut et doit logiquement ressusciter, parce qu’il est en même temps divin, mais le nôtre, qui n’est pas divin, n’a pas le même pouvoir. » En fait, l’argumentation de Paul repose sur ce solide fondement : toutes les qualités, propriétés et caractéristiques corporelles que possède le corps de Christ, qui est pour ainsi dire notre archétype, nous appartiennent aussi, et sont nôtres. S’ensuit donc : le corps de Christ a ressuscité, donc les nôtres aussi ressusciteront, et : nous ressuscitons, donc Christ est ressuscité. Se fondant sur ce raisonnement, Augustin, le pilier de la théologie, conclut que le corps de Christ doit forcément se trouver en un endroit du ciel, puisqu’il /142/ a les propriétés d’un vrai corps. Il écrit de même : « Le corps du Christ, une fois ressuscité des morts, est nécessairement en un seul lieu ». Le corps du Christ n’est donc pas plus en plusieurs lieux que nos corps. Ce n’est pas là mon opinion, mais l’avis de l’apôtre, celui d’Augustin, celui de l’ensemble de la religion elle-même : même si nous manquions de preuves textuelles, celle-ci n’enseigne-t-elle pas que Christ est devenu en tout semblable à nous, qu’il a pris et revêtu pour nous notre faiblesse, que son état, c’est-à-dire ses caractéristiques, qualités et propriétés, l’a fait reconnaître comme homme [cf. Phil 2,7 sq.] ? Je pense, ô Roi illustre entre tous, t’avoir montré au passage combien est injuste et diffamatoire l’accusation d’hérésie qu’on porte contre nous à propos du sacrement de l’eucharistie : en fait, nous n’avons jamais enseigné un seul mot que nous n’ayons puisé dans les textes sacrés et les saints théologiens.
135Mais je reviens à mon propos. Cette argumentation, fondée sur les saintes Écritures, montre que le corps de Christ, en sa nature, propriété et réalité, ne peut être qu’en un seul lieu – sauf à oser prétendre sérieusement, et de façon stupide et impie, que nos corps aussi peuvent être en plusieurs lieux. Dès lors, nos adversaires sont contraints d’admettre qu’il siège en soi même, selon sa nature, ses propriétés et en vérité à la droite du Père. Il ne peut donc pas être dans la Cène : enseigner le contraire, c’est abaisser Christ, en le chassant du ciel et du trône paternel. Tous les doctes ont condamné comme répréhensible et impie l’idée que certains /143/ ont osé défendre selon laquelle le corps de Christ serait partout, de la même manière que sa divinité. Ne peut être partout que ce qui est par nature infini ; l’infini est en même temps éternel. Or, l’humanité de Christ n’est pas éternelle ; elle n’est donc pas infinie ; si elle n’est pas infinie, elle ne peut être que finie ; si elle est finie, elle ne peut être partout. Mais laissons là ce point, que nous avons adjoint pour ne pas manquer de nous adonner aux raisonnements philosophiques si jamais tu y étais sensible, ô Roi, et passons aux témoignages irrécusables de l’Écriture.
136Nous avons déjà souligné clairement que tous les textes qui parlent de Christ dans les Écritures saintes s’appliquent au Christ entier et complet. Même s’il est facile de comprendre à laquelle de ses natures le propos s’applique, Christ n’est pas divisé en deux personnes, bien qu’on puisse attribuer à chacune de ses deux natures ce qui lui revient. Avoir deux natures ne brise pas l’unité de la personne, comme on le constate aussi chez l’homme. Et, au rebours, même si les attributs de la divinité sont appliqués à l’humanité, et inversement, ceux de l’humanité à la divinité, les natures ne sont pas pour autant confondues, comme si la divinité dégénérait ou s’affaiblissait en humanité, ou que l’humanité se muait en divinité. Les témoignages de l’Écriture vont éclairer ce point.
137/144/ « Elle enfanta son fils premier-né et le déposa dans une crèche » [Lc 2,7]. Personne ne nie qu’en raison de l’unité de sa personne, le Christ, Dieu et homme, ne soit né de la Vierge. C’est donc, de notre point de vue, lui attribuer un terme exact, que nous approuvons, que celui de « Mère de Dieu » (Theotokos). Cependant, personne d’autre que le Père n’a engendré sa nature divine ; de même, pour tout homme, la mère enfante le corps, mais seul Dieu engendre l’âme ; et pourtant nous disons que l’homme naît de ses père et mère. En outre, que Celui qui remplit et habite le ciel et les enfers ait été déposé dans une crèche concerne, de la même façon, son humanité. Mais il n’y a aucun inconvénient à attribuer le fait de naître et d’être déposé dans une crèche au Christ dans sa totalité, en raison de la conjonction et de l’union de sa double nature en une seule personne.
138« Il est monté aux cieux » [Lc 24,51] renvoie aussi principalement à l’humanité, même si l’humanité n’y est pas montée sans la divinité ; celle-ci portait celle-là, qui elle, était portée. L’humanité, comme on l’a déjà dit, demeure à jamais limitée, sinon elle ne serait pas véritable humanité. La divinité, elle, est à jamais infinie et illimitée : aussi ne passe-t-elle pas d’un lieu à un autre, mais reste à jamais la même et en tous lieux à la fois.
139« Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin des temps [Mt 28,20] renvoie principalement à la divinité : l’humanité, en effet, a été enlevée au ciel.
140« Tandis que maintenant je quitte le monde et vais chez mon Père. » [Jn 16,28] : la vérité même nous oblige à comprendre que cette phrase concerne d’abord l’humanité naturelle ; /145/ c’est une parole de Dieu, elle est donc nécessairement vraie. Laquelle de ses natures quitte le monde ? Non pas la divine, car celle-ci ne change pas de lieux, puisqu’elle n’est pas circonscrite en un lieu ; reste donc la nature humaine. C’est elle qui a quitté le monde. Comprends, ô Roi, qu’il s’agit de sa présence naturelle, essentielle et localisée. Christ n’est pas ici. Nous ne mangeons donc pas le corps du Christ selon sa nature et son essence, et encore moins selon ses dimensions, mais seulement de façon sacramentelle et spirituelle.
141« Désormais, je ne serai plus dans le monde » [Jn 17, 11]. Cette phrase qui traduit ouketi eimai ev tô kosmô dissipe toute obscurité /146/ : on ne doit plus l’attendre dans le monde, selon une humanité naturelle et essentielle, ni corporellement, mais seulement de façon spirituelle et sacramentelle.
142« Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder au ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel du milieu d’entre vous viendra de la même manière que vous l’avez vu aller au ciel » [Ac 1,11]. Ce passage nous fait comprendre clairement qu’il a été enlevé au ciel du milieu des disciples : il s’en est donc allé et n’est pas ici. Mais comment s’en est-il allé ? De façon corporelle, naturelle et selon son essence d’homme véritable. Quand donc il est dit : « Il viendra de la même manière », cela signifie évidemment : de façon corporelle, naturelle, et selon son essence. Mais quand viendra-t-il ? Non quand l’Église célèbre la Cène, mais au jour où il viendra la juger, à la fin du monde. C’est donc une impiété que d’affirmer qu’on mange le corps de Christ dans la Cène de façon corporelle, naturelle et essentielle, et même selon ses mensurations ; c’est contraire à la vérité, or tout ce qui est contraire à la vérité est impie et irréligieux.
143Je pense que ces quelques mots brefs suffisent à éclairer ton entendement, capable de juger promptement d’un tout à partir d’un élément : c’est la bouche même du Seigneur qui nous oblige à voir de quelle façon le Christ est présent dans la Cène. Nous avons déjà traité ailleurs ce sujet plus amplement et dans de nombreux livres adressés à plusieurs personnes. De plus, Œcolampade et moi avons mené de longs combats à ce propos, répéter l’ensemble serait fastidieux. Mais la vérité emporte la victoire et s’impose en force /147/ davantage chaque jour. Maintenant, nous allons exposer ce que signifie « manger de façon spirituelle et sacramentelle », puis nous irons plus loin dans notre sujet.
144Manger spirituellement le corps du Christ signifie simplement s’appuyer, de tout son esprit et sa pensée, sur la miséricorde et la bonté de Dieu par Christ, c’est-à-dire tenir pour certain, avec une foi inébranlable, que Dieu nous donnera le pardon de nos péchés et la jouissance d’une béatitude éternelle, grâce à son fils. Celui-ci, parce qu’il est devenu totalement homme et s’est offert pour nous, nous a réconciliés avec la justice divine. Que peut en effet nous refuser celui qui a donné son fils unique [cf. Rm 8,32] ?
145Manger sacramentellement le corps du Christ, c’est, à proprement parler, manger le corps du Christ en pensée et en esprit, en y ajoutant le sacrement. Je veux tout exposer clairement aux yeux de ton Altesse, ô Roi. Tu manges le corps de Christ spirituellement, et non sacramentellement, chaque fois que tu te demandes, l’esprit rempli d’anxiété, comment tu seras sauvé alors que tu pèches chaque jour, bien que chaque jour tu te rapproches de ta mort. Après cette vie, il en est une autre, /148/ car comment l’âme dont nous sommes pourvus ici bas, sans cesse inquiète de l’avenir, s’éteindrait-elle ? Comment une telle lumière et une telle science se transformeraient-elles en ténèbres et oubli ? Puisque la vie de l’âme est éternelle, de quelle vie pourra jouir ma pauvre âme ? Heureuse ou misérable ? J’examinerai ma vie, et je me demanderai ce qu’elle mérite : bonheur ou malheur ? Quand tu verras la grande multitude d’actes que nos passions et notre cupidité humaines nous font accomplir couramment, l’effroi te saisira, et ton propre jugement sur ta droiture et ton innocence aboutira à cette sentence : je suis indigne du bonheur éternel, et je n’ai absolument aucun espoir de l’obtenir.
146Alors, dis-je, tu chercheras à consoler la détresse de ton âme ainsi : Dieu est bon, un être bon doit être juste et miséricordieux ou équitable. Car la justice sans l’équité ou la miséricorde est le sommet de l’injustice ; la miséricorde sans la justice est laisser-aller, licence, dévoiement de toute discipline. Donc, puisque Dieu est juste, il est nécessaire que sa justice me fasse expier mes crimes. Comme il est miséricordieux, il est nécessaire que je ne désespère pas de son pardon. J’ai un gage infaillible qui lie ces deux exigences : notre Seigneur Jésus-Christ, son fils unique, qu’il nous a donné dans sa miséricorde pour qu’il soit nôtre. Il s’est lui-même offert pour nous à son Père, /149/ afin d’apaiser sa justice éternelle. Ainsi nous sommes certains de sa miséricorde et de l’expiation de nos crimes due à sa justice, et accomplie par personne d’autre que son propre fils, qu’il nous a donné par amour. Ainsi, tu redonnes courage à cette âme tourmentée par la peur du désespoir, grâce à cette assurance : pourquoi pleures-tu, ô mon âme ? Dieu, qui seul donne cette richesse qu’est la béatitude, est tien et tu es à lui. Bien que tu sois son œuvre et sa création, tu aurais péri à cause de ton crime, mais il t’a envoyé son fils, l’a fait semblable à toi, excepté le péché ; ainsi, comptant sur la justice et la faveur d’un tel frère et allié, tu oses réclamer, comme selon ton bon droit, le salut éternel. Quel démon effrayant si redoutable que j’en serais accablé de peur, craindrais-je alors que celui qui me porte secours est à mes côtés ? Qui m’enlèvera le don que Dieu m’a fait en m’envoyant son fils en gage et garant ?
147Ainsi, donc, comme je l’ai dit, quand tu te consoles de la sorte en Jésus-Christ, tu manges son corps spirituellement, c’est-à dire que, toute crainte bannie par ta confiance en celui qui s’est uni à l’homme à cause de toi, tu te tiens ferme en Dieu contre tous les assauts du désespoir. Mais, quand tu viens à la Cène du Seigneur avec cette nourriture spirituelle et rends grâce au Seigneur pour un tel bienfait, pour la délivrance de ton âme, qui te libère du fléau du désespoir, et pour le gage qui /150/ t’assure du bonheur éternel ; quand tu partages avec tes frères le pain et le vin, symboles du corps du Christ, alors, au sens propre, tu manges de façon sacramentelle le corps du Christ : c’est-à-dire que tu fais intérieurement cela même que tu montres extérieurement, quand ton esprit a retrouvé ses forces grâce à la foi dont tu témoignes par les symboles.
148C’est en revanche improprement parler que de dire qu’on mange sacramentellement le corps du Christ quand on mange, certes publiquement, le sacrement ou symbole sans avoir en soi-même la foi. Manger ainsi, c’est provoquer contre soi le jugement ou le châtiment de Dieu, faute d’accorder au corps du Christ, c’est-à-dire à tout le mystère de l’incarnation et de la Passion, et donc à toute l’Église de Christ, la valeur que les hommes pieux lui accordent à juste titre [cf. 1 Co 11,29]. L’homme doit s’éprouver avant de venir à la table [1 Co 11,28] ; il doit se sonder et s’interroger lui-même : tout d’abord, reconnaît-il et a-t-il accueilli Christ comme fils de Dieu et comme son libérateur et sauveur au point d’en faire son appui en tant qu’auteur et source infaillibles de son salut ? Ensuite, se réjouit-il d’être membre de l’Église dont Christ est le chef ? [cf. Ep 1,22 ; 5,23] Mais si sans avoir cette foi, et comme / 151/ s’il l’avait, il se joint à la Cène, n’est-il pas coupable du corps et du sang du Seigneur [1 Co 11,27] non pour avoir mangé naturellement et corporellement le corps et le sang du Seigneur, mais pour avoir témoigné à tort, devant l’Église, qu’il les mange spirituellement, alors qu’il ne les a jamais goûtés spirituellement ? Donc, on dit de ceux qui prennent des symboles eucharistiques dans la Cène sans avoir la foi qu’ils mangent seulement de façon sacramentelle ; leur condamnation est plus lourde que celle des autres infidèles. Ces derniers, en effet, ignorent la Cène du Christ, alors qu’eux font semblant de la connaître. C’est pécher doublement que de célébrer la Cène sans foi : à l’absence de foi s’ajoute l’effronterie, alors que les hommes sans foi périssent de leur seule absence de foi, comme des insensés. D’autre part, pendant un moment, il y eu entre nous de vifs débats sur l’efficacité ou le pouvoir du sacrement, ou symbole. Nos adversaires estiment que les sacrements donnent normalement la foi, amènent le corps naturel du Christ et permet de le rendre présent pour être mangé. Nous, en nous appuyant sur de solides références, nous étions d’un autre avis. D’abord, parce que seul le Saint-Esprit, et aucune chose extérieure, donne la foi, qui est confiance en Dieu. Certes les sacrements font foi, /152/ mais il s’agit d’une foi historique. Toutes les solennités, tous les trophées, et même tous les monuments commémoratifs et statues donnent une foi historique, c’est-à-dire qu’ils nous signalent un événement passé et en ravivent la mémoire ; il en va ainsi, par exemple, des fêtes pascales chez les Hébreux et de la libération de dettes [51] chez les Athéniens ; ou bien ils rappellent une victoire obtenue en tel lieu, comme la pierre du secours [52]. En ce sens seulement la Cène du Seigneur fait foi, en ce qu’elle montre et certifie que Christ est né et a souffert. Mais à qui le montre-t-elle ? Aux fidèles comme aux infidèles, de la même manière ; c’est à tous qu’elle montre la Passion du Christ, telle est la vertu du sacrement, qu’on le reçoive ou non. Mais qu’il ait souffert pour nous, il ne le signifie qu’aux hommes pieux et fidèles. Car nul ne sait ou ne croit qu’il a souffert pour nous, sauf celui que le Saint-Esprit /153/ a ouvert à la connaissance intérieure du mystère de la bonté divine. Lui seul reçoit le Christ. Il n’y a que l’Esprit qui donne la foi en Dieu : personne ne vient au Christ, si le Père ne l’a attiré [Jn 6,44]. Paul, d’ailleurs, clôt tout débat par ces seuls mots : « Que l’homme s’éprouve soi-même, et qu’alors seulement il mange de ce pain, et boive de cette coupe » [1Co 11,28]. Ainsi, avant de s’approcher de la Cène, l’homme doit éprouver sa foi. Voilà qui rend impossible que la foi soit donnée dans la Cène : elle doit être là avant qu’on aille la prendre.
149Deuxièmement, nous nous sommes opposés à l’erreur de nos adversaires, pour qui les symboles du pain et du vin apportent le corps naturel du Christ. Ce serait possible et réalisé en raison de cette parole : « Ceci est mon corps » [1 Co 11,24]. Mais c’est contredit tout d’abord par les paroles du Christ que nous avons citées plus haut, selon lesquelles son corps ne sera désormais plus en ce monde [cf. Jn 16,28]. Et puis, si cette parole rendait possible d’apporter le corps du Christ, il s’agirait d’un corps susceptible de souffrances : en effet, quand il dit ces mots, il avait encore son corps mortel, et donc les apôtres auraient mangé son corps mortel, car il n’avait pas deux corps, un immortel, qui ne peut souffrir, un second mortel. Si donc les apôtres l’avaient mangé mortel, nous, quel corps mangerions-nous maintenant ? Évidemment, nous aussi le mangerions mortel. /154/ Or, aujourd’hui, ce corps autrefois mortel est immortel et incorruptible. Si donc nous le mangions mortel, ce corps redeviendrait mortel, tout en restant immortel : c’est impossible, puisqu’on ne peut être en même temps mortel et immortel. Il s’ensuivrait qu’il aurait deux corps, un mortel, que nous mangerions comme les apôtres l’auraient fait, l’autre immortel, siégeant à la droite du Père, sans en partir. À moins qu’on veuille dire que les apôtres auraient mangé le corps mortel, et que nous le mangerions immortel – mais qui ne voit que c’est une absurdité ?
150Enfin, nous avons aussi récusé l’affirmation de nos adversaires qu’on mangeait le corps du Christ présent, naturel et substantiel, parce que le simple respect religieux s’y oppose. Pierre, sentant lors de la pêche miraculeuse la puissance divine présente en Christ, dit : « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur ; et en effet l’épouvante l’avait saisi » [Lc 5,8 sq.] ; et nous nous désirerions le manger, lui, en sa personne naturelle, comme des anthropophages ? Comme si quelqu’un avait un tel amour pour ses enfants qu’il désire les dévorer et les mâcher ? Comme si l’humanité entière ne jugeait pas monstrueusement barbare de se nourrir de chair humaine ? Le centurion disait : « Je ne suis pas digne /155/ que tu entres dans ma maison », etc. [Mt 8,8]. Mais Christ lui-même lui rend témoignage qu’il n’a pas trouvé une telle foi dans tout Israël [cf. Mt 8,10]. Plus grande et sainte est la foi, plus elle se satisfait de la manducation spirituelle, et plus cette nourriture la comble, plus un esprit religieux se détourne avec horreur de la manducation corporelle. Les femmes, dans leur bienveillance, honoraient le corps du Christ en le lavant et en l’oignant, et non en le mangeant [cf. Mc 14,3 ; Lc 7,38 ; Jn 11,2]. Joseph, noble sénateur, et Nicodème, le pieux simulateur, ont protégé son corps naturel par des huiles, un drap, un sépulcre ; ils ne l’ont pas mangé !
[Quelle est la vertu des sacrements ?]
151Ces errements, ô Roi, enseignent clairement qu’on ne doit attribuer, sous couvert de piété, ni à l’eucharistie, ni au baptême rien qui mette en péril le respect religieux et la vérité. Est-ce à dire que les sacrements n’ont nulle vertu ? Bien au contraire, ils en ont beaucoup.
152/156/ Première vertu : ils sont saints et dignes de vénération, en tant qu’ils ont été institués et reçus par Christ, le grand Prêtre. Non seulement, en effet, c’est lui qui a institué le baptême, [cf. Mt. 28,19 sqq.], mais il l’a reçu lui-même [cf. Mt 3,13 sqq.] ; non seulement c’est lui qui a ordonné de célébrer l’eucharistie [cf. 1 Co 11,24 sq.], mais il a été le premier à la célébrer [cf. Mt 26,26 sqq.].
153Deuxième vertu : ils témoignent des événements passés. Toutes les lois, coutumes, institutions nous rappellent leurs auteurs et leurs situations initiales. Puisque le baptême est signe de la mort et la résurrection de Christ, il faut que celles-ci aient eu réellement lieu.
154Troisième vertu : ils tiennent lieu de ce qu’ils signifient, c’est pourquoi ils en partagent le nom. On ne peut présenter à nos regards le passage ou traversée [53] par lequel Dieu a sauvé les fils d’Israël, mais on présente en substitution l’agneau, visible lui, et qui en est le symbole. De même, on ne peut mettre sous nos yeux le corps du Christ et tout ce qui s’est accompli en lui ; à sa place on offre aux regards le pain et le vin à manger.
155Quatrième vertu : ils sont signes de réalités élevées. Or la valeur d’un signe, quel qu’il soit, s’accroît en fonction de celle qu’on accorde à la réalité dont il est signe : si la réalité est grande, précieuse, magnifique, on donnera d’autant plus de prix au signe qui la représente. /157/ Ton épouse, l’auguste Éléonore, n’estime pas au prix de l’or l’anneau que ta Majesté lui a donné à son mariage. Il est à ses yeux au-delà de toute valeur, même si, à considérer sa matière, il est de l’or. Il symbolise son mari le roi, voilà pourquoi elle le tient pour le roi de tous les anneaux, au point que si jamais elle recensait tous ses bijoux et leur donnait un nom, elle dirait sans aucun doute : « Celui-ci est mon roi », c’est-à-dire c’est l’anneau que mon époux le roi m’a donné à mon mariage, symbole d’une union et d’une alliance indissolubles. Ainsi, le pain et le vin sont les symboles de l’amour de Dieu, réconcilié avec le genre humain par son fils. Nous ne les estimons pas à la valeur de leur matière, mais selon l’importance de la réalité dont ils sont signes. Aussi ne s’agit-il pas de pain quelconque, mais de pain sacré, et il n’a pas seulement le nom de pain, mais aussi de corps de Christ. Mieux, il est corps du Christ, selon l’emploi et le sens que les modernes appellent « sacramentel ».
156Cinquième vertu : elle réside dans l’analogie entre les symboles et la réalité qu’ils signifient. L’eucharistie a une double analogie. La première concerne le Christ : /158/ de même que le pain maintient et soutient la vie humaine, que le vin réjouit l’homme, le Christ est le seul à relever et soutenir l’esprit qui a perdu toute espérance et à lui donner le bonheur. Qui, en effet, peut encore se consumer de désespoir quand il voit que le fils de Dieu est devenu sien, et quand, en son âme, il le tient pour un trésor qui ne peut lui être enlevé et lui donne la possibilité de tout obtenir du Père ?
157La seconde analogie nous concerne : de même que pour faire du pain, il faut une grande quantité de grains de blé, que pour faire couler du vin, il faut une grande quantité de grains de raisin, le corps de l’Église rassemble des membres infinis et s’érige en un seul corps, en une seule foi en Christ naissant d’un seul Esprit : c’est ainsi qu’elle est le vrai temple et corps que l’Esprit saint habite [cf.1 Co 12,12-30 ; 3,16].
158Sixième vertu : ils apportent aide et secours à la foi, et l’eucharistie plus que tout autre. Tu le sais, ô Roi, notre foi est constamment mise à l’épreuve et tentée : /159/ comme blés qu’on passe au crible, Satan nous secoue en tout sens, ainsi qu’il le fit pour les apôtres [cf. Mt 13,25 sqq. [54]]. Par quel moyen nous attaque-t-il ? Par une perfidie qui touche notre personne : il assaille sans cesse notre corps, en dressant les échelles de la cupidité vers nos sens, comme on cherche à écrouler la partie vieillie et branlante d’un rempart. Quand nos sens se détournent sans plus l’écouter, sa tentative ne réussit guère. Or, lors des sacrements, non seulement les sens refusent de se laisser aller aux persuasions de Satan, mais même se consacrent à la foi. Comme des servantes, ils ne font rien d’autre que ce que leur maitresse – la foi – fait et ordonne : ils aident donc la foi. Mais je veux parler clairement : dans l’eucharistie, les quatre sens les plus puissants, et même tous les sens, sont comme délivrés et affranchis des passions charnelles et placés au service de la foi. L’ouïe, quand elle perçoit non plus l’orchestre des instruments à cordes ou l’harmonie des diverses voix, mais la voix céleste « Dieu a tant aimé le monde que, pour sa vie, il a donné son fils unique » [Jn 3,16], nous voilà donc des frères devant lui rendre grâce de sa bonté envers nous. Il est en effet juste, puisque c’est le fils lui-même qui l’a ordonné, que nous agissions ainsi, lui qui, /160/ près de mourir, a institué cette action de grâce, pour nous laisser un souvenir et un gage éternels de son amour pour nous. Il a pris le pain, l’a rompu et donné à ses disciples, et sa bouche, si sainte, a prononcé ces paroles de sainteté : « Ceci est mon corps » ; de même il a pris la coupe, etc. [cf. 1 Co 11,23 sqq.]. Je le demande donc : quand donc ces mots frappent notre ouïe, celle-ci n’est-elle pas tout entière bouleversée et, dans son émerveillement, uniquement concentrée sur ce qui est dit quand elle entend parler de Dieu, de son amour, de son fils livré à la mort pour nous ? Mais quand elle est attentive à ces mots n’agit-elle pas comme la foi ? Car la foi s’appuie sur Dieu par le Christ ; quand l’ouïe vise au même but, elle devient servante de la foi, et ne l’accable plus de pensées et de recherches vaines. La vue, quand elle perçoit le pain et la coupe, qui représentent Christ et sont signes de sa bonté et de sa nature, n’est-elle pas elle aussi au service de la foi ? Elle place Christ comme sous les yeux, et son esprit [55], enflammé par sa beauté, s’en éprend éperdument. Le toucher prend dans ses mains le pain, qui n’est plus pain, mais signe de Christ. Le goût et l’odorat y sont eux aussi présents pour sentir combien doux est le Seigneur, et combien est heureux celui qui met sa confiance en lui [cf. Ps 34,9]. De même, en effet, que ces sens se réjouissent et se réveillent sous l’effet de la nourriture, notre esprit, en découvrant le goût suave de l’espérance céleste, exulte, transporté de joie. Les sacrements favorisent donc la contemplation de la foi et s’accordent avec les quêtes spirituelles : sinon, en l’absence de sacrements, celles-ci n’ont plus la même force et ne constituent plus le même ensemble. Dans le baptême, la vue, l’ouïe, et le toucher sont appelés à favoriser l’œuvre de foi. La foi, en effet, celle de l’Église comme celle du baptisé, reconnaît que Christ, pour son Église, a souffert la mort, et est ressuscité, victorieux. C’est ce qu’à la fois on entend, voit et touche dans le baptême. Les sacrements sont donc comme des brides qui rappellent et retiennent nos sens, désireux de courir vers leurs désirs. Ainsi, ils contribuent à la spiritualité et à la foi.
159/161/ Septième pouvoir des sacrements : ils équivalent à un serment. D’ailleurs, en latin, le mot sacramentum désigne le serment. Ceux qui participent aux mêmes et uniques sacrements forment une même et unique grande famille, saintement liée par serment en un seul corps, assemblée en un seul peuple. Celui qui le trahit est un parjure. Le peuple de Christ, en mangeant de façon sacramentelle son corps, s’unit en un seul corps ; l’infidèle qui ose s’introduire dans ce groupe trahit le corps du Christ, qu’il s’agisse de sa tête ou de ses membres, parce qu’il ne discerne pas, c’est-à-dire qu’il n’estime pas à sa juste valeur le corps du Seigneur, tant celui qu’il a livré pour nous, que notre corps libéré par sa mort [cf. 1 Co 11,27 sqq.]. Lui et nous sommes en effet un seul corps.
160Qu’on le veuille ou non, nous devons donc forcément comprendre que ces mots : « Ceci est mon corps », etc. [1 Co 11,24], ne sont pas à entendre selon la nature et au sens propre du mot, mais symboliquement, sacramentellement, de façon dérivée ou métonymique [56]. « Ceci est mon corps » signifie : « Ceci est le sacrement de mon corps » ou « ceci est mon corps sacramentel ou mystique », c’est-à dire qu’il est un symbole sacramentel qui représente ce corps que j’ai vraiment pris et que j’ai livré à la mort.
161Mais il est temps /162/ de passer à d’autres points, pour ne pas fatiguer ta Majesté par trop de longueurs. Cependant, nos affirmations sur ce sujet, ô Roi très puissant, sont si solides que personne, jusqu’à maintenant, malgré de nombreuses tentatives de réfutation, n’a pu les faire seulement chanceler. C’est pourquoi, ne t’émeus pas si des gens, plus forts en paroles qu’en vraie connaissance de l’Écriture, se récrient que ces positions sont contraires à la religion : ils font les glorieux par leur langage audacieux, mais creux ; et quand on en vient au fond, les voici plus inconsistants que peaux de serpent [57] !
Notes
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[*]
Jean-François Gounelle est agrégé de Lettres classiques. L’auteur fait le choix d’une traduction adaptée au lectorat contemporain (Note de l’éditeur – NdE).
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[1]
Ce texte latin a fait l’objet d’une traduction par Jean-François Gounelle : « Zwingli Huldrych. Fidei ratio, 1530 », Études théologiques et religieuses 56 (1981), p. 377-402 (NdE).
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[2]
Bullinger s’en ouvre lui-même dans sa préface à l’édition latine du texte de Zwingli, publiée en 1536 à Zurich, chez Christophorus Froschoverus. Le texte de la Christianae fidei brevis et clara expositio, numérisé à partir d’un exemplaire de la Bibliothèque de Vienne, est disponible en ligne (NdE).
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[3]
Huldrych Zwingli, Deux traités sur le Credo [Prédication sur le Credo de 1528 et Briève et claire exposition de la foi chrétienne de 1539]. Présentation et traduction par Jaques Courvoisier, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », série Textes, dossiers, documents 3, 1986, p. 65-129. Le traducteur anonyme de 1539 inclut, en la rabotant, la préface de Bullinger dont il retire le lieu de rédaction (Zurich), la date de rédaction (février 1536) et la signature (NdE).
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[4]
La foi réformée / H. Zwingli. Textes choisis et présentés par André Gounelle [Fidei ratio ; Expositio fidei], Paris, Les Bergers et les mages, coll. « Petite Bibliothèque protestante 15 », 2000, p. 49-91 (NdE).
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[5]
Cette traduction est établie d’après le texte latin de 1531 publié à Zurich en 1991 (Huldreich Zwinglis sämtliche Werke [désormais ZW], Zurich, Theologischer Verlag, 1991, coll. « Corpus Reformatorum 93 », t. VI-v, p. 50-162). Cette édition contemporaine du texte latin est accessible en ligne Huldrych Zwingli Werke. Digitale Texte (http://www.irg.uzh.ch/static/zwingli-werke/index.php?n=Werk.181). Nous maintenons entre crochets droits les titres et sous-titres, de même que les renvois aux références bibliques que les éditeurs de 1991 ont adjoints en italiques. Les chiffres entre barres obliques indiquent la pagination de l’édition latine précitée. Les quelques notes que nous proposons soulignent un choix de traduction, le sens d’un mot ou d’une tournure. Plus rarement, nous donnons une précision historique lorsqu’elle nous est apparue nécessaire à la compréhension immédiate du texte (Note du traducteur – NdT). Sur les variantes parmi les exemplaires manuscrits et imprimés du texte, voir ZW VI-v, p. 14-15 (Note de l’éditeur – NdE).
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[6]
Lat. Vis animi : « capacité » ou « force » de l’esprit.
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[7]
La traduction traditionnelle du Credo dit : « Je crois en Dieu », mais le texte latin dit bien « unum deum », « un seul Dieu ». Nous maintenons le terme « seul », considérant l’insistance de Zwingli, dans tout ce passage, sur l’unicité de Dieu.
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[8]
La vertu (lat. « virtus ») désigne, au sens de la philosophie et de la théologie classiques, la « puissance », la « capacité », les « qualités propres ». Tout au long de cette traduction, on entendra « vertu » ainsi.
-
[9]
« Latreia » (« culte », « adoration »), en grec dans le texte.
-
[10]
Zwingli écrit « inviolabilis », que l’on peut traduire par « inviolable », dans le sens d’« inatteignable » ou, dit autrement, « sur qui l’on ne peut porter la main sans sacrilège ».
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[11]
Zwingli fait ici vraisemblablement référence à la chute (NdT). Voir à ce sujet l’article 4 de sa Fidei ratio rédigée en 1530 à l’occasion de la diète d’Augsbourg, qui s’ouvre sur la chute d’Adam et des considérations sur le péché que le réformateur de Zurich associe à un « crime ». Chez Zwingli, le péché originel (ce « forfait » initial) n’est cependant pas pour les descendants d’Adam un péché à proprement parler, mais une « condition », l’homme naissant esclave du fait du « délit » du premier homme (NdE).
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[12]
« Tupikôs » (en grec dans le texte) comme « amômos ». Le terme peut se comprendre aussi comme signifiant : « de façon exemplaire ».
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[13]
Lat. gratus, c’est-à-dire « agréable », à prendre au sens étymologique : qui peut être agréé (par Dieu).
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[14]
« Dei de deo filium », redondance de style liturgique, qui s’inspire peut-être du symbole de Nicée.
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[15]
Lat. iners, sens proche de « stupide » (par opposition à « doué de raison »). Ce terme peut aussi qualifier la matière, par opposition à l’âme ou à l’esprit.
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[16]
Lat. virtus, voir supra n. 4.
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[17]
Morte perfunctus décalque l’euphémisme fréquent vita perfunctus est (« Il a achevé sa vie ») pour : « Il est mort ».
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[18]
Ratio religionis peut être compris comme « la doctrine de la religion » ou « le raisonnement de quiconque réfléchit avec piété ».
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[19]
S’alignant sur la composition du manuscrit parisien (BnF, cote Latin 3673A), qui passe pour l’exemplaire envoyé par Zwingli à François Ier en juillet 1531, l’édition latine de 1991 suivie par le présent traducteur (voir supra n. 1) insère ici l’« Appendice sur l’eucharistie et la Cène », tandis que les éditions latines antérieures (celle de Bullinger en 1536, mais aussi celle de Schuler et Schulthess en 1841) la rejettent après la finale du texte (voir infra n. 45). Cet appendice, qui est identifié par Jaques Courvoisier comme étant de la main de Heinrich Bullinger, figure à la toute fin du manuscrit autographe conservé pour sa part dans les archives de Zurich. ZW VI-v, p. 14-15 ; Huldrych Zwingli, Deux traités sur le Credo [Prédication sur le Credo de 1528 et Briève et claire exposition de la foi chrétienne de 1539]. Présentation et traduction par Jaques Courvoisier, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », série Textes, dossiers, documents 3, 1986, introduction, p. 16 et p. 117, n. 85 (NdE).
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[20]
« Trois fois qu’une », partie de l’expression en grec dans le texte.
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[21]
Lat. Re et numero signifie mot à mot « de la chose et du nombre ». Res est ici donné comme synonyme de substantia (« substance », « matière », « être ») dans les lignes suivantes, et renvoie à la question « quoi ? » (qu’est-ce que l’on offre ?) par rapport à la question « comment ? » ; numero (par le « nombre ») signifie sans doute qu’il n’y a qu’un seul corps, et non deux.
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[22]
Lat. animal qui signifie « être vivant naturel ».
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[23]
Lat. Impassibilis signifie « impassible » au sens classique et théologique du terme (« qui ne peut souffrir »).
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[24]
Lat. de re, c’est-à-dire « de la chose », voir supra n. 17.
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[25]
Expression latine traditionnelle ; le pays des Syrtes passant pour particulièrement difficile en raison de ses bas-fonds et de ses écueils.
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[26]
Expression qui équivaut à notre « noir sur blanc ».
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[27]
Lat. religio, qui, dans ce passage, désigne non une réalité ecclésiale, mais plutôt la crainte de Dieu, la révérence envers lui. Zwingli jouant de la polyphonie des mots et passant d’une signification à une autre, nous le traduisons ici et dans toute cette partie tantôt par « piété » tantôt par « foi ».
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[28]
« Ea dicit justitiae », soit mot-à-mot « Celle-ci dit à la justice ». C’est ici une formule obscure. On peut soit comprendre que la foi est assimilée à la justice (c’est elle qui tranche, tel un juge), soit, éventuellement, que « la science dit en vue de justifier » l’emploi métonymique d’une expression.
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[29]
Lat. perversa sententia : en latin chrétien, l’adjectif perversus qualifie souvent les hérésies.
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[30]
Lat. efficaciter (« avec efficace ») ; les mots de cette famille renvoient à l’idée de réalité.
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[31]
La formule renvoie à l’alliance, suscitée par Zwingli, des cités acquises à la Réforme, telles que Zurich, Constance, Berne, Bâle, Mulhouse, Strasbourg, etc.
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[32]
Ce terme et les suivants associés à la liturgie, qui, placés entre crochets droits et en italiques, sont en allemand dans l’édition de 1991, ne figurent pas dans l’édition latine de 1536 (NdE).
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[33]
Après la formule « le Seigneur soit avec vous », on attendrait « et avec votre (et non “ton”) esprit » : ou bien la prière des ministres vise l’esprit du diacre chargé de la lecture de l’Évangile, ou bien la liturgie cite des formules bibliques (par exemple 2 Tm 22) sans les réaménager grammaticalement.
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[34]
Habitants de Baden. La controverse évoquée eut lieu en 1526.
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[35]
Lat. missam missam facimus : jeu de mot sur missa, participe du verbe mitto signifiant « envoyer », « renvoyer », « donner congé ». Missa signifiait à l’origine « l’envoi » ou « le renvoi » (le congé donné à la fin de l’office). Il faudrait donc traduire : « Faisons le renvoi du renvoi », « renvoyons l’envoi », etc. ce qui constitue des formules incompréhensibles hors de leur contexte, mais ici proprement ironiques.
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[36]
En latin classique, le mot pietas (« piété ») peut avoir un sens beaucoup plus large qu’en latin chrétien : le respect religieux englobant aussi le respect de la patrie, de la cité, de la famille, des proches, etc.
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[37]
Chez Zwingli, le prophète désigne le prédicateur. Le réformateur de Zurich, qui associe le ministère de la Parole au « ministère de prophétie » et qualifie à diverses reprises le ministre de prophète, conçoit le rôle du pasteur à l’appui des livres vétérotestamentaires comme en dédoublement de celui d’Élie, Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel et Amos qu’il convoque dans sa définition du berger. Pour lui, la fonction ministérielle recoupe celle du prophète qui, sans relâche, se doit d’annoncer la Parole, de veiller, tancer, alerter les fidèles et de reprendre les puissants, en dénonçant toutes contraventions à la parole de Dieu. Sur cette conception prophétique du ministère sur laquelle Zwingli s’ouvre notamment dans son traité Der Hirt (1523-1524) et les articles 10 et 11 de sa Fidei ratio (1530), voir ZW III, Leipzig, Heinsius, coll. « Corpus Reformatorum 90 », 1914, p. 5-68 et ZW VI-ii, Zurich, Theologischer, coll. « Corpus Reformatorum 93 », 1982, p. 790-817, en particulier p. 813 et 814 (NdE).
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[38]
Principe qu’il défend dans son traité Von göttlicher und menschlicher Gerechtigkeit (1523) tandis que Zwingli les considère d’égale importance dans sa confession de foi de 1530 (Fidei ratio, art. 11). Si les magistrats, en qualité d’administrateurs équitables, sont à ce titre apparentés à des « serviteurs de Dieu » que Zwingli n’hésite pas à qualifier de « ministres de Dieu », l’autorité civile n’est cependant pas souveraine sur la parole divine et la liberté chrétienne (le Magistrat n’étant pas établi comme seigneur sur la conscience des hommes, sa puissance sur les corps et les biens ne peut s’étendre aux âmes). Toutefois, le Magistrat a sa place aux côtés du ministre dans la mesure où il est mandaté pour délivrer une justice – certes inférieure (terrestre) – mais qui offre aux hommes pécheurs, instruits par la prédication d’un idéal évangélique et néanmoins incapables de satisfaire à la justice de Dieu (céleste), de vivre en paix et de favoriser la vie chrétienne dans sa dimension sociétale. Même « faible » et « impotente », cette justice humaine, ordonnée de Dieu, se doit de garantir les préceptes de charité qui président aux commandements divins et que l’homme, porté à l’iniquité, n’observe pas de lui-même. Chez Zwingli, l’action du magistrat (apparenté à un « maître d’école ») a une dimension pédagogique venant seconder l’enseignement de la Parole. Huldrych Zwingli, De la justice divine et de la justice humaine. Présentation par Jaques Courvoisier, Paris, Beauchesne, 1980, p. 32, 38 sq., 42 sqq., 58, 68, 73, 81 sqq. (NdE).
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[39]
Lat. satisfactio signifie « satisfaction », bien sûr au sens classique du vocabulaire théologique.
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[40]
Lat. fides peut désigner la foi en Dieu, mais aussi la bonne foi dans l’action. L’exemple qui suit montre que Zwingli mêle les deux notions. On peut aussi comprendre la « conviction » (qui suppose la délibération préalable).
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[41]
« Paradoxalement », en grec dans le texte.
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[42]
Terme péjoratif pour désigner le clergé de l’Église catholique romaine.
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[43]
Dans ces quatre dernières phrases, le jeu des pronoms n’est pas très rigoureux, suivant que l’auteur renvoie aux « fils de famille » (d’où le « ils ») ou qu’il use du « il » au singulier ou du « nous » pour désigner le ou les croyant(s).
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[44]
Lat. substantia et specie : substantia (« substance », dans le sens d’essence, d’être, etc.) est fréquemment employé quand on disserte sur la nature de Dieu ; species (« l’apparence », « l’aspect ») ne s’oppose pas dans le langage philosophique à la réalité, mais renvoie à la « forme propre » d’un objet ou d’un être, qui peut être tout aussi révélatrice que la substantia.
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[45]
Phrase ironique : Irénée s’en est pris aux Valentiniens (des gnostiques), et Grégoire aux Eumoniens (catégorie d’Ariens) : leur sainteté est donc, pour ces auteurs, une pure façade.
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[46]
Euphémisme qui permet de minorer la répression violente menée, sous l’influence de Zwingli, par le Conseil de Zurich contre les Catabaptistes.
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[47]
Le traducteur anonyme de l’édition de 1539 (voir introduction) modifie ainsi l’amorce de cette conclusion : « Et par ainsi, roi très débonnaire, prépare-toi à recevoir honorablement Christ à sa renaissance et à son retour. Car il faut que le prince chrétien soit doux et bénin de nature, prudent et équitable en son jugement, constant et sage en sa pensée et vouloir, et de telles et pareilles vertus grandement enrichi afin que celui soit en ce monde très excellent et très vertueux, par qui le Seigneur Dieu veut rallumer et faire luire la lumière de connaissance. Etant donc garni de ces vertus héroïques, marche avant, prince chrétien, prends ton épée et ton bouclier, cours et rue sur cette infidélité avec ce vertueux et hardi courage. Il ne faut en rien craindre ce que les calomniateurs crient faussement pour résister à la vérité […] ». En outre, il supprime le passage suivant qui débute par « Alors les autres rois » et se termine par « la superstition » (NdE).
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[48]
Lat. rustice : « à la façon d’un paysan », c’est-à dire, sans souci de la politesse ou des formes. Rappelons que Zwingli est né en milieu campagnard et a toujours gardé une grande sympathie pour la façon d’être du peuple paysan.
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[49]
L’édition latine que nous suivons rejette ce passage après la finale de l’Exposition de la foi et insère l’« Appendice sur l’eucharistie et la Cène » entre les sections « Le purgatoire » et « L’Église » (voir infra n. 15). Les éditions latines précédentes (de 1536 et 1841) ont fait l’inverse : ce passage était donc intégré à l’Expositio fidei, et l’« Appendice sur l’eucharistie et la Cène » rejeté, pour sa part, après la finale du texte.
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[50]
« Tu ne raisonnes pas bien », en grec dans le texte.
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[51]
« Seisachtheia », en grec dans le texte (mot à mot « action de secouer un fardeau »), désigne un sacrifice public à Athènes commémorant une loi de Solon abolissant les dettes des pauvres.
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[52]
Stèle érigée par Samuel sur le lieu d’une victoire des Hébreux sur les Philistins (1S 7,12).
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[53]
Lat. transitus aut praeteritio : les deux mots sont synonymes et traduisent le mot hébreu « Pâque », qui signifie « passage ».
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[54]
Cette référence, donnée par l’éditeur du texte latin, nous paraît peu pertinente, la parabole du bon grain et de l’ivraie ne faisant aucune allusion à un « passage au crible » des grains de blé.
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[55]
Pour parler des sens, l’auteur utilise l’allégorie, figure rhétorique assez fréquente à l’époque, mais dont l’usage aboutit à des expressions alambiquées : l’ouïe est bouleversée, la vue a un esprit, le toucher a des mains, etc. Autant d’expressions pour dire que nous sommes bouleversés par ce que nous entendons, avons l’esprit enflammé de ce que nous voyons, et touchons de nos mains le pain, etc.
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[56]
« Métonymique », en grec dans le texte.
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[57]
Expression latine signifiant : ils sont « vides », c’est-à-dire complètement démunis, totalement à court d’arguments. Il s’agit de la peau du serpent abandonnée lors de la mue.