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Parmi les livres

Pages 713 à 738

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Bible

Isabelle Lieutaud, Lire le grec biblique, Boissy-Saint-Léger, Bibliques éditions, coll. « Langues de la Bible », 20142 (2011). 29,5 cm. 190 p. ISBN 978-2-9523499-3-2. € 23

1Cet ouvrage se présente sous la forme d’un cahier de travaux dirigés qui comprend trente-trois unités de quatre pages : les première et deuxième pages sont consacrées à la grammaire avec des exercices d’application, la troisième aborde le vocabulaire avec des exercices d’application, la quatrième propose des exercices pour se familiariser avec le texte biblique. L’approche se veut didactique et accompagne l’étudiant pas à pas dans son apprentissage. Cet ouvrage comporte de nombreux points positifs : présentation structurée et agréable d’utilisation, clarté des explications, espaces aménagés dans le corps des exercices pour y inscrire les réponses, corrigés des exercices, de grands tableaux récapitulatifs des déclinaisons et des conjugaisons en fin d’ouvrage, un lexique grec-français, un aide-mémoire français-grec. Tous ces outils sont très utiles.

2Quelques incohérences dans l’ordre de l’apprentissage peuvent néanmoins être relevées : pourquoi proposer plusieurs modèles de verbes pour la conjugaison (pour le présent actif et pour le présent moyen-passif, pour le participe présent actif et pour le participe présent moyen-passif, pour l’aoriste…) alors que le tableau récapitulatif en fin d’ouvrage opte classiquement pour le modèle ? Le débutant confronté à plusieurs modèles risque de s’y perdre. Pourquoi aborder dès la leçon 16 le participe présent puis attendre la leçon 30 pour les autres temps du participe, sans d’ailleurs beaucoup d’explications, alors que le participe fait appel – pour pouvoir l’appréhender correctement – à la connaissance à la fois des déclinaisons et des différents temps des conjugaisons ? C’est la raison pour laquelle de nombreuses grammaires abordent le participe en fin d’ouvrage. À l’opposé, pourquoi attendre la leçon 26 pour aborder le temps très utilisé en grec qu’est l’aoriste ? Enfin, pourquoi s’étendre sur l’optatif alors que de rares formes subsistent dans le Nouveau Testament ?

3L’auteure a pris le parti de présenter de façon simple et didactique chaque point de grammaire, approche louable pour l’étudiant néophyte. L’aspect morphologique de la langue est satisfaisant, la partie syntaxique laisse le lecteur sur sa faim. À vouloir trop simplifier la grammaire grecque, l’auteur prend un risque, l’étudiant ne pouvant se contenter des seules informations réunies dans cet ouvrage. C’est le cas pour les participes, l’infinitif, le subjonctif et leurs multiples utilisations. Rien n’est dit sur l’expression du but, de la conséquence, de la condition en grec ni sur les temps périphrastiques. Aucun paragraphe n’aborde pas les verbes irréguliers. Une liste de ces verbes en fin d’ouvrage fait défaut. Certains apparaissent dans le vocabulaire et dans la liste des cinquante verbes les plus fréquents du Nouveau Testament (p. 177). Ces aspects difficiles de la langue grecque doivent être nécessairement connus si l’on veut ensuite prétendre pouvoir traduire les textes dans toute leur richesse et leurs nuances.

4Les exercices d’application concernant la grammaire et le vocabulaire aident à un travail de mémorisation. Les exercices de traduction regroupés sous le titre « pratiquer les Évangiles » semblent plus problématiques : suffiront-ils, en étant basés sur des exercices de repérage, à permettre de traduire ensuite un texte du Nouveau Testament ?

5Ce livre est parfait pour une première approche de la langue ou comme cahier de révision d’une première année universitaire de grec. Il exige cependant d’être complété par des ouvrages de grammaire plus fournis qui mettent notamment l’accent sur la syntaxe de la langue.

6Pascale Lintz

Ancien Testament

Matthieu Richelle, Guide pour l’exégèse de l’Ancien Testament. Méthodes, exemples et instruments de travail, Charols, Excelsis, 2012. 22 cm. ix-353 p. ISBN 978-2-904407-54-3. € 25

7Voilà réellement un guide pratique pour l’aventure de l’exégèse en Ancien Testament ! L’auteur, professeur d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, s’adresse, écrit-il, « aux étudiants en théologie et aux pasteurs » (p. 10), à un public confessionnel précis, les protestants évangéliques, mais aussi, ajoute-t-il, « avec un esprit irénique » (p. 15), « avec le souci d’être lisible, et le vœu d’être utile, pour un public plus large incluant les protestants luthéro-réformés et les catholiques ainsi que les orthodoxes, sans exclure des lecteurs sans attache religieuse particulière mais intéressés par l’Ancien Testament » (p. 10).

8L’ouvrage clair, argumenté, entend répondre à deux questions simples selon l’auteur : « 1) Comment s’y prendre quand on souhaite faire l’exégèse d’un texte ? 2) Où trouver les ressources – livres, articles, sites Internet ? » (p. 11). Et effectivement, l’étudiant trouvera, dans nombre de chapitres, des suggestions de compléments de lecture répertoriés en fonction de leurs difficultés ou de leur actualité, ainsi que l’adresse de nombreux sites Internet utiles. Le livre se compose de deux parties, elles-mêmes sous-divisées en chapitres. Le premier volet, ou Approches synchroniques, est « ainsi rédigé pour être utilisable par des étudiants n’ayant pas encore étudié l’hébreu » (p. 14). Nous y trouvons les chapitres sur le genre littéraire (p. 25), le contexte géographique, historique et socio culturel (p. 67), la structure du texte (p. 95), l’analyse narrative (p. 119), l’intertextualité (p. 149), le contexte canonique (p. 165) et la réception (p. 179). Chaque fois, l’auteur émaille son propos de nombreux exemples, et ce, de façon très pédagogique. Ainsi dans le chapitre sur l’analyse narrative, il explore une éventuelle « mise en abyme » grâce à l’étude de 2R 6.8-23 (p. 136-137). Dans le même chapitre, expliquant l’approche exégétique d’une « scène type », celle concernant l’annonce de la naissance d’un enfant, il a recours à un comparatif au moyen d’un tableau synoptique (p. 138) surplombant les annonces faites à Sarah, Rebecca, à la femme de Manoah, et à Anne. Ce procédé facilite la compréhension et l’étude que l’étudiant sera conduit à engager devant ce genre de textes. Le second volet, ou Établissement du texte et approche diachronique, « est destiné à des étudiants qui ont déjà acquis les bases de l’hébreu et sont capables de traduire un texte relativement simple » (p. 15). Il comporte les chapitres traduction (p. 193), critique textuelle (p. 223), analyse rédactionnelle (p. 271). De façon très claire, l’auteur annonce chaque fois d’où il parle, et quand il mentionne des ouvrages ou bien qu’il tient un propos au caractère plus marqué, il a l’honnêteté intellectuelle de le préciser et propose même que « pour les rares passages concernés, aux chapitres 10 et 11, ceux-ci puissent être sautés par les autres lecteurs sans nuire à la compréhension de la suite du texte » (p. 15).

9Qu’ils soient évangéliques, luthéro-réformés, catholiques, orthodoxes, ou sans appartenance confessionnelle, les étudiants en théologie intéressés par la découverte de l’Ancien Testament, ou désireux d’entreprendre l’exégèse de ces textes, tireront grand profit de la lecture de cet ouvrage intéressant et d’un abord simple.

10Patrick Duprez

Jean Bernier, La critique du Pentateuque de Hobbes à Calmet, Paris, Honoré Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine 42 », 2010. 22,5 cm. xxv-333 p. ISBN 978-2-7453-2043-8. € 65

11La réception du Pentateuque a reflété une histoire où anciens et modernes, ceux confrontant une lecture traditionnelle attribuant à Moïse la paternité des cinq premiers livres de la Bible, et ceux pratiquant une lecture enrichie par la raison prenant ses sources dans la critique historique et l’analyse philologique, se sont longuement et âprement affrontés. Au xviie siècle, cinq auteurs (Thomas Hobbes en Angleterre, Isaac La Peyrère et Richard Simon en France, Baruch Spinoza en Hollande, et Jean Le Clerc à Genève) remirent en question l’attribution à Moïse du corpus du Pentateuque. Les réactions ne se firent pas attendre, les défenseurs de la ligne traditionnelle y virent l’autorité du Pentateuque mise à bas et, par voie de conséquence, non seulement celle de la Bible tout entière, mais aussi la valeur de la religion chrétienne. Ce livre, passionnant pour les historiens, mais également pour tout bibliste et théologien que les recherches actuelles sur l’origine du Pentateuque concernent ou intéressent, nous présente de façon très détaillée ce premier débat fondamental. Ils étaient issus d’horizons très différents : « Hobbes était anglican […] La Peyrère, calviniste et probablement d’origine marrane, se convertit au catholicisme en 1657 […], Spinoza était né dans une famille juive, Simon était catholique, et Le Clerc, d’abord calviniste rigide, opta par la suite pour l’arminianisme » (p. 27). Bien que portés par des projets différents, leurs travaux s’appuyaient sur « une attitude critique […] car ce qui n’était pas attesté par l’évidence rationnelle risquait, selon eux, d’être faux, la critique était donc légitime, y compris en religion. […] Cet état d’esprit avait été mis en valeur en France au début du siècle par les libertins érudits qui exigeaient l’autonomie de la pensée à l’égard des diverses formes de la pensée » (p. 31). Cependant, la critique biblique rencontrait toujours au début du xviie siècle beaucoup d’opposition. Ce n’est que peu à peu qu’elle s’élargit, passant des questions exégétiques et textuelles vers « la critique des livres sacrés dans la seconde moitié du xviie siècle » (p. 32). Spinoza contribua « comme Simon à étendre le doute méthodique à des disciplines qui avaient été rejetées par Descartes […]. La généralisation du doute méthodique effectuée par Spinoza ainsi que par Simon et Le Clerc fut déterminante dans le développement d’une nouvelle herméneutique biblique en rupture avec l’orthodoxie » (p. 34). La rigueur du critique exigeait de ne pas prendre pour acquis « ce qu’il n’avait pas lui-même vérifié […] et dont il n’avait de preuves sûres » (p. 39). Le Clerc, en accord avec Simon, rappela que « des livres avaient été attribués à des auteurs illustres, qui en réalité ne les avaient pas écrits, sans autre raison que l’autorité de quelque personne, pour qui l’on doit avoir du respect » (ibid.). Ainsi, en ce qui concerne l’attribution du Pentateuque à Moïse, selon La Peyrère, mais aussi pour les quatre autres critiques, « une lecture attentive de ces livres permettait de la nier » (ibid.). Il fallait trouver le sens voulu par l’auteur du texte biblique. Pour l’auteur de cet ouvrage, à la base de l’herméneutique de Spinoza « se trouve donc le réemploi de la notion protestante de “l’Écriture est son propre interprète” » (p. 40). Les défenseurs de la foi traditionnelle virent dans cette nouvelle approche critique « une démarche scandaleuse », il n’était pas possible de « critiquer les livres sacrés […] un examen prétendument objectif était considéré comme un sacrilège » (ibid.). Jean Bernier analyse ensuite les positions de chacun à l’égard de la Tradition. Ainsi, par exemple, Simon, qui tout en montrant le bien-fondé de la Tradition, « ne cessa de montrer les insuffisances de certaines » (p. 47), ceci afin, selon J. Bernier, de tenter de donner une preuve de l’orthodoxie de son catholicisme, et d’avoir des outils pour contrecarrer le protestantisme et la nouvelle critique de Spinoza. Composé de deux chapitres Épistémologie et méthodologie de la critique biblique et La mosaïcité du pentateuque révoquée en doute, ce livre expose de façon claire la manière dont cette tension fondamentale entre deux lectures théologiques figure parmi les éléments déclencheurs de « la crise de la conscience européenne ».

12P. Duprez

David Hamidovic (éd.), Aux origines des messianismes juifs. Actes du colloque international tenu en Sorbonne, à Paris, les 8 et 9 juin 2010, Leyde/Boston, Brill, coll. « Supplements to Vetus Testamentum 158 », 2013. 24,2 cm. xii-240 p. ISBN 978-90-04-25166-3. $US 133/€ 103

13C’est à travers l’apport des différentes contributions que se construit peu à peu une image des messianismes qui traversent le judaïsme. Et c’est tout naturellement que ce travail de recherche nous entraîne dans le Proche-Orient ancien, d’abord en Égypte avec l’étude de Pierre Grandet, puis en Mésopotamie avec le texte de Maria Grazia Masetti-Rouault.

14C’est Pierre Bordreuil qui conclut cette première partie en posant la question de l’apport dont aurait pu bénéficier la construction de « l’idée royale israélite ». Il apparaît que la pensée du messianisme royal découle de l’évolution de l’idéologie royale israélite. Une évolution que Thomas Römer, André Lemaire, John J. Collins s’efforcent de restituer. Dans cette optique, ils interrogent le texte biblique avec rigueur, à la lumière des dernières découvertes. L’ultime chapitre montre à quel point il n’y a pas de réponse univoque à cette question des messianismes juifs et à quel point ce sujet est finalement contextuel. De fait, c’est tant dans le texte biblique et les manuscrits de Qumram que dans les textes talmudiques ou encore rabbiniques que se construit et s’enrichit la figure du Messie. Mireille Hadas-Lebel, David Hamidovic, Frantz Grenet, Simon C. Mimouni, Dan Jaffé, José Costa explorent tour à tour les principales figures messianiques : celle du Messie souverain, du Messie souffrant et du Messie transcendant. Ces trois figures recouvrent un ensemble de réalités subtiles empruntant à leur contexte qui colore les images de messies de teintes et de nuances d’une grande finesse.

15Catherine Lévi Louvet

Jean-Georges Heintz, Prophétisme et Alliance. Des archives royales de Mari à la Bible hébraïque, Fribourg/Göttingen, Academic Press Fribourg/Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « OBO 271 », 2015. 23,5 cm. xxxvi-373 p. ISBN 978-3-7278-1765-6-978-3-525-54396-2. € 103

16Le « vient de paraître » déjà publié dans les Études théologiques et religieuses dit tout, du point de vue technique, de la nature, de l’ambition et de la portée d’un ouvrage qui ose donner à lire, aujourd’hui, une série d’articles qui jalonnent en fait un état des questions comparatistes entre Mari et la Bible hébraïque de 1969 à 2001.

17L’importance de cette « collection » tient précisément à la possibilité pour le lecteur de suivre l’évolution de la recherche chez le même auteur. Naturellement, les contextes ont énormément évolué des années 1960 à nos jours. Pourtant, l’orientation scientifique de l’auteur n’a pas changé depuis le temps où le comparatisme visait d’abord une datation haute de beaucoup d’éléments de texte biblique jusqu’aux prudences qui n’interdisaient pas de comparer des images qui s’interprétaient mutuellement, non sans toujours chercher à discerner l’originalité biblique. Certes le débat actuel n’oppose plus archéologie et épigraphie : tout document étant bon à prendre sans que, pour autant, il soit immédiatement question de « sources » (même si la lecture attentive de récits de conquête assyriens, par exemple, a fait évoluer celle de Josué).

18Le problème majeur qui accompagne et détermine cette somme est sans doute celui de la définition même d’un corpus utile. Il va donc falloir démontrer la représentativité des textes retenus malgré le hasard des fouilles, la non-exhaustivité de l’ensemble et si possible la non-homogénéité. On se contentera donc de séries. La volonté de constituer un corpus informatique va ainsi soustendre le travail têtu de l’auteur. L’ouvrage actuel veut en démontrer l’utilité appliquée à l’exégèse de tel ou tel texte biblique.

19Mari et Amarna sont les pivots de l’œuvre, au moins dans ses commencements, et renouvellent en effet les limites anciennes de l’intertextualité, au-delà de l’ancienne obsession de l’étymologie. On saluera au passage l’immense énergie déployée en vue de ce que l’auteur nomme, finalement, avec une admirable humilité, une meilleure traduction.

20Il devient clair, à lire les premiers articles de l’ouvrage, que les précisions aujourd’hui communément admises concernant la datation des littératures bibliques – surtout l’importance décisive de la période perse – introduisent une marge entre le comparatisme contemporain et la visée du chercheur des années 1970, qui compte établir des relations presque immédiates avec ce qui est encore pour lui « le milieu ambiant » de la Bible.

21La constitution de cet immense fichier à vocation exhaustive, auquel Heinz a travaillé toute sa vie, redéfinit parfaitement la démarche historique comme indispensable à la nature même de ce qu’on lui oppose parfois comme exégèse théologique. Les avancées concernant l’histoire des textes vont beaucoup modifier l’usage que l’on fera de la ressource documentaire, sans l’invalider, bien au contraire. Tout cela alors même que la Bible ne sera bientôt plus le « corpuscible » d’un « corpus-source ». Mais la nécessité de cibler de « bons comparables » (M. Détienne) oblige à la constitution d’un corpus Orient ancien, Égypte ancienne ou Grèce ancienne, sans que soit d’avance pensée une « utilisation » de ses données par l’exégète, prêt en réalité, à toutes les surprises.

22Émerveillement alors, lorsqu’au détour d’une prophétie mariote ou d’une image égyptienne l’imaginaire biblique fait signe de connivence dont on se demandera plus tard au cours de quelle conversation interculturelle ou intergénérationnelle ce cousinage a peut-être trouvé son occasion (question qui n’est encore traitée avec précision par personne). Une mine donc d’exemples frappants de cultures croisées, d’une sorte de symbolisme créole dans des textes ou des images qui se parlent bien. Peut-être même avec les derniers articles, le chercheur, plus historien que jamais (et donc reconnaissant d’un tel élargissement, du côté mésopotamien, de son chantier), tendra à beaucoup de prudence avant de tenter de conclure.

23Encore une fois, que de débats renouvelés permet la longue démarche têtue de J.-G. Heinz !

24Françoise Smyth

Nouveau Testament

Yao Adringa Justin Kouamé, Commencement d’un parcours. Une étude exégétique et théologique de Jn 3,1-21, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, coll. « Tesi Gregoriana, serie Teologia 216 », 2015, 24 cm. 306 p. ISBN 978-88-7839-319-6. € 25

25Cette monographie est l’édition d’une thèse de doctorat. Elle est composée de trois grandes parties subdivisées en chapitres. L’introduction explicite le questionnement de l’auteur et présente un status questionis.

26La première partie est une analyse faite à partir de méthodes synchroniques. L’auteur commence par justifier les bornes choisies pour la péricope, puis replace cette dernière dans son contexte littéraire ; il justifie enfin ses choix sur le plan de la critique textuelle. Au chapitre suivant, Kouamé aborde les questions lexicales et grammaticales posées par le texte, puis recherche la logique interne de la péricope et en donne ensuite sa traduction personnelle. Le troisième chapitre, cœur de cette première partie, propose une analyse sémantique de la péricope : elle permet de mettre en évidence que la « centralité de la foi » (par opposition à la connaissance mise en avant par Nicodème) est le sujet principal du passage, et ce, en faisant référence aux usages vétérotestamentaires de mots ou d’expressions utilisés par l’évangéliste, mais aussi, de manière plus surprenante, dans une analyse synchronique, en référence avec l’ensemble du Nouveau Testament. Cette approche synchronique se termine par l’analyse narrative du passage, centrée sur les personnages, l’intrigue et la rhétorique.

27La deuxième partie est une analyse du texte faite à partir de méthodes diachroniques. Elle commence, à l’appui de la critique littéraire de la péricope (qui se base sur le lexique et les différentes ruptures dans le dialogue et le monologue) par chercher à mettre en évidence les différentes étapes du développement du texte. Dans un deuxième temps, l’auteur propose une étude de la tradition, cherchant l’origine du texte (texte source), ses transformations, ses influences. Plus étonnant en cette analyse diachronique, Kouamé étudie ici le devenir de Nicodème dans le récit johannique. On l’aurait attendu lors de l’analyse synchronique. Cette partie s’achève sur la critique de la rédaction, qui reprend le travail mené en début de partie, pour chercher à mettre en évidence les intentions des rédacteurs et quels seraient leurs destinataires.

28La troisième partie se consacre à l’herméneutique et à la théologie de la péricope. Yao Adringa Justin Kouamé reprend les résultats des chapitres précédents dans l’optique de les relire sur un plan anthropologique et sociologique. Dans un second temps, il propose une actualisation, d’abord générale puis en contexte africain.

29Cette étude ouvre des pistes intéressantes bien que nous n’en partagions pas toutes les conclusions. Nous regrettons notamment que l’auteur n’ait pas su clairement séparer ce qui relève de l’analyse synchronique de ce qui relève de l’analyse diachronique. Il est dommage par ailleurs que certains points novateurs, en matière d’exégèse ou d’interprétation, n’aient été qu’à peine soulevés tandis que d’autres, plus présents et mieux connus dans la littérature, sont amplement développés.

30Priscille Morel

Régis Burnet, Didier Luciani, Geert Van Oyen (éd.), Le Lecteur. Sixième colloque international du RRENAB, Université catholique de Louvain, 24-26 mai 2012, Louvain, Peeters, coll. « BETL 273 », 2015. 24,3 cm. xiii-530 p. ISBN 978-90-429-3160-2. € 85

31Le Réseau de Recherche en Narratologie et Bible (RRENAB) regroupe des institutions académiques francophones et des chercheurs indépendants dans le but de promouvoir la recherche en narratologie appliquée aux textes bibliques et à la littérature connexe. En 2012, il a organisé son sixième colloque afin d’interroger le rôle du lecteur dans le processus d’interprétation et ses influences sur la pratique exégétique.

32Les colloques du RRENAB proposent habituellement des conférences, des ateliers et des communications libres. Ces trois formes de transmission orale structurent l’ouvrage qui en rassemble les contenus.

33Parmi les cinq conférences, seule la première provient d’un non-bibliste. V. Jouve (Université de Reims), théoricien de la littérature bien connu pour ses travaux sur « l’effet-personnage », présente quelques réflexions sur les « théories de la lecture » en insistant sur la complexité de la notion de lecteur. Son approche générale souligne la capacité de ces théories à renouveler les grandes questions, d’ordre artistique, éthique et cognitif, concernant la littérature. Les quatre conférences suivantes proviennent d’universitaires, exégètes et théologiens, privilégiant l’outil narratologique. L’intervention de G. Van Oyen (Louvain) explique son choix pour une forme de reader-response criticism, considérant le lecteur réel comme créateur de sens. L’auteur propose de situer l’interprétation du texte dans le dialogue entre lecteurs/lectrices. Entre texte et lecteur réel, et entre lecteurs, se tisse une relation forte, capable de résister à une lecture universelle et définitive des textes. Dans sa conférence, J.-L. Ska (Rome) défend que les grands progrès de l’exégèse biblique proviennent d’une application aux textes de méthodes pratiquées dans le monde littéraire de l’époque. Il propose ainsi un parcours à travers l’histoire de l’exégèse (Origène, Abraham Ibn Ezra, Richard Simon, Johann David Michaelis) en soulignant les relations fructueuses établies entre le monde littéraire et le milieu biblique. R. S. Briggs (Durham) travaille depuis longtemps sur la théorie des actes du langage (speech acts) dans l’interprétation biblique. Il tente ici de poser un cadre herméneutique pour aborder les différents types de lecteurs de la Bible en perspective pragmatique. É. Cuvillier (Montpellier) aborde ensuite l’acte de lecture comme un événement propice à la tromperie et parle de « leurre du lecteur », à la fois le leurre utilisé par le lecteur pour contrôler le texte, et le leurre du texte, capable de déstabiliser le lecteur. Trois sortes de corpus servent d’illustration à ces jeux de dupe : une loufoque nouvelle d’Alphonse Allais, le jugement sévère de Luther sur l’Épître de Jacques et quelques passages de l’Évangile de Matthieu en lutte contre le sens unique. Ces relectures mettent au jour les pièges tendus, tantôt par le texte, tantôt par le lecteur, mais tous aptes à créer de l’inattendu.

34Les dix-huit ateliers organisés par le colloque autour de la question du lecteur sont ensuite détaillés : les premiers se situent sur un plan méthodologique (où la complexité du phénomène « lecteur » apparaît au grand jour) et les seconds travaillent sur textes (où l’on traite notamment de l’acte de relecture et de poétique narrative de la Bible). Ces reprises d’ateliers permettront à chacun de poursuivre la relecture du récit sélectionné (Ancien et Nouveau Testament), d’observer l’efficacité de sa stratégie de communication sur l’ensemble de son livre d’appartenance et son impact sur le lecteur (d’aujourd’hui et d’hier).

35Huit communications libres de doctorants ou de jeunes chercheurs (non soumis au thème du colloque) sont incluses en fin d’ouvrage et présentent un élément de leur recherche en cours. Ces apports donnent un bon aperçu de la dynamique actuelle de la recherche francophone en théologie et facilitent les échanges entre pôles de recherche.

36Le rôle actif du lecteur dans la construction du sens d’un texte n’est pas remis en cause aujourd’hui. En exégèse biblique, la notion de lecteur, qu’il soit inscrit ou réel, semble susciter toujours autant d’intérêt et, à en juger par les publications actuelles, ouvre à une toujours plus grande compréhension du fonctionnement de la communication des textes. Les contributions ici rassemblées participent à cet effort en cours et en livrent un remarquable état des lieux.

37Céline Rohmer

Histoire

Patrick Prétot, L’adoration de la Croix. Triduum pascal, Paris, Cerf, coll. « Lex orandi – nouvelle série », 2014. 21,5 cm. 477 p. ISBN 978-2-204-10211-7. € 29

38Cet ouvrage est la publication de la thèse de l’auteur, soutenue en 2001 pour l’obtention du doctorat en théologie de l’Institut catholique de Paris et du doctorat en histoire des religions et anthropologie religieuse de l’université Paris-IV Sorbonne, sous la direction de Mgr Joseph Doré et du Pr. Michel Meslin. Par sa structure même, il répond parfaitement à cette double perspective historique et théologique : l’auteur aborde dans un premier temps les sources historiques de l’adoration de la Croix, et dans un second temps les enjeux théologiques de ce rite, ou plutôt de cette liturgie – la seconde perspective unit en effet théologie et liturgie, et porte sur la dimension liturgique de la foi christologique, autrement dit le rapport entre le Christ comme mystère personnel et la communication de ce salut à l’humanité par le culte de l’Église.

39L’introduction est particulièrement intéressante pour les différents enjeux qui sont dégagés, notamment le glissement d’un triduum vendredi-samedi-dimanche, centrée sur la vigile pascale, à un triduum jeudi-vendredi-samedi, mettant au cœur la mort du Christ. L’auteur montre que le rite d’adoration de la Croix s’impose peu à peu comme un condensé symbolique de l’office du vendredi saint, dans la mesure où elle est propre à ce jour et apparaît comme le cœur de la liturgie tant antique que contemporaine ; pour cela, il retrace l’histoire de l’adoration de la Croix, rite vénérable provenant des usages liturgiques de l’Église de Jérusalem au ive siècle, afin de saisir les modalités et les conséquences de l’apparition du rite à l’époque où se met en place le dogme christologique.

40L’ouvrage se compose de six parties, chacune divisée en deux à cinq chapitres assez brefs, ce qui rend aisées la lecture comme la consultation. Les trois premières parties de l’ouvrage portent sur ces sources historiques. Dans la première, « Le récit d’Égérie. Approches herméneutiques », est étudiée la description de la vénération rituelle d’une relique de la vraie croix, de la deuxième à la sixième heure du vendredi saint, à Jérusalem, par la pèlerine Égérie, au début des années 380. Ce témoignage est complété par le Lectionnaire arménien de Jérusalem, qui fournit des renseignements sur les lectures liturgiques dans la première moitié du ve siècle. La redécouverte de l’ensemble a influencé la restauration de la semaine sainte à l’époque moderne, héritière aussi de la liturgie romaine. La deuxième partie, « Le rite de l’adoration de la croix », analyse la description du rite dans le témoignage d’Égérie, et particulièrement l’inclination et le baiser, avant de le replacer dans l’ensemble de la liturgie du vendredi. La troisième partie reprend « Le “témoignage des Écritures” selon Cyrille de Jérusalem », et notamment la treizième Catéchèse baptismale qui porte sur la croix ; sont ainsi étudiées et commentées les lectures des différents offices de la journée.

41Les trois dernières parties abordent les enjeux théologiques. La quatrième partie souligne quatre « Enjeux théologiques de l’adoration de la croix », liés à la polémique contre les juifs, les hérétiques et les païens : la démonstration que la croix, annoncée par les prophètes, devient le signe qui juge les juifs ; son utilisation contre les manichéens, comme preuve historique tangible de l’incarnation ; l’adoration du Fils unique de Dieu, contre les ariens ; la conscience de la victoire de la croix et de sa dimension eschatologique après les attaques de Julien l’Apostat. Ce n’est que dans la cinquième partie, « Pour une herméneutique de l’adoration de la croix », que l’auteur – dont on salue la méthode et la prudence – revient à sa préoccupation initiale, le rapport entre l’action liturgique et la théologie. Il étudie le sens du rite de l’adoration de la croix et le lien entre théologie et ritualité. Dans la sixième partie, il ébauche un « essai d’actualisation », à partir de l’étude du rite de la vénération de la croix dans le missel romain de 1970, de réflexions sur la sensibilité contemporaine à la croix, à partir du Dieu crucifié de Moltmann, et sur l’adoration de la croix aujourd’hui. L’auteur conclut sur l’importance du contexte pour interpréter les rites liturgiques et sur la manière dont la croix a pu devenir objet de célébration. Nous regrettons le saut trop rapide du ive au xxe siècle, tout en ayant conscience de l’impossible exhaustivité d’une telle étude et du survol qu’elle impliquerait.

42Les notes, abondantes et précises, sont rejetées à la fin (p. 307-430), suivies de la bibliographie (sources, p. 431-441, et études, p. 441-466, largement francophones) et des index des noms de personne et des lieux, avant la table des matières.

43Cette étude sérieuse n’éclaire pas seulement les relations entre la théologie et la liturgie, c’est aussi une analyse historique riche et précise. L’ouvrage pourra intéresser autant les spécialistes de l’Antiquité chrétienne que les théologiens ; souhaitons que les premiers y trouvent le goût de mettre leurs outils au service de la théologie et les seconds la conviction que l’étude historique est un soutien, voire une nécessité, et non un luxe d’érudit.

44Anne-Catherine Baudoin

David van der Linden, Experiencing Exile. Huguenot Refugees in the Dutch Republic, 1680-1700, Farnham, Ashgate, coll. « Politics and Culture in Europe, 1650-1750 », 2015. 24 cm. xx-289 p. ISBN 978-1-4724-2927-8. £ 75

45Publié dans la collection Politics and Culture in Europe, 1650-1750 des éditions Ashgate, cet ouvrage s’inscrit dans une longue série de travaux consacrés au Refuge huguenot en Hollande, que David van der Linden envisage ici depuis les premières dragonnades, qui précédent de quelques années la révocation de l’édit de Nantes en 1685, jusqu’aux conséquences des traités de Ryswick signés en 1697. Le point de vue énoncé dans le titre constitue une démarcation notable vis-à-vis de la tradition historiographique dominante. En substituant aux histoires du Refuge, ce qu’il appelle « l’expérience de l’exil », l’auteur entend en effet abandonner certains schémas interprétatifs communément admis en dépit de leur marquage idéologique très fort. Cette expérience, il choisit de l’examiner dans toutes ses composantes : matérielle (examen des documents d’archives permettant de déterminer les conditions socio-économiques favorables ou non au départ de France et à l’installation en Hollande de ces groupes de population) ; spirituelle (analyse des lettres pastorales et des sermons qui viennent donner un sens à cette expérience partagée par les fidèles) ; existentielle (étude de tous les récits singuliers qui nourrissent le grand récit collectif progressivement mis en place).

46La première partie, qui se fonde sur le dépouillement d’archives locales inédites (Dieppe et Rouen comme lieu de départ, Rotterdam comme lieu d’arrivée), passe au crible les conditions matérielles de cet exil. En tenant compte de la profession ou de l’état des individus, et en étudiant des groupes spécifiques comme les artisans de l’industrie textile, les imprimeurs et les pasteurs, l’auteur réussit à donner une représentation concrète de ce qu’implique l’exil dans la société d’Ancien Régime, en tordant le coup à certains clichés. Si les milieux économiquement favorisés sont ainsi plus représentés que les autres, il montre bien que ce n’est pas parce que les réformés auraient tous réussi en France avant de réussir en Hollande, mais plutôt parce que les réfugiés sont d’abord ceux qui ont été les plus aptes – socialement et économiquement – à affronter les conditions de l’exil. Quant aux difficultés rencontrées, qui ont provoqué certains retours précipités et donc des conversions, elles ne sont pas ici passées sous silence. On mettra utilement en regard cet aspect du problème avec les analyses développées plus loin concernant le retour d’exil après 1697 et les questions déterminantes que celui-ci pose du point de vue strictement légal.

47La deuxième partie, qui se fonde sur des écrits religieux, prend en considération le rôle de la foi dans l’expérience vécue par les exilés. On quitte alors tous ces ministres parfois en peine de retrouver un emploi, pour s’intéresser à ceux qui prêchent avec succès dans les églises hollandaises au cours de la période. Ces derniers, dont les noms sont restés fameux (Benoist, Claude, Rotolp de la Devèze, Basnage, Jurieu), prêchent, mais ils publient aussi leurs sermons et autres lettres pastorales pour un usage local, souvent étendu aux protestants restés en France. Il y a là une analyse diachronique très précise des évolutions de l’exégèse biblique de l’exil, dans ses applications morales, avant et après les traités de Ryswick. Si l’intérêt porté par l’historien au corpus homilétique, largement inexploité, doit être mis à son crédit, on regrettera qu’il ne tienne pas toujours assez compte de la réalité du marché du livre religieux et des pratiques de lecture des fidèles. Tout en étant parfaitement conscient des différences entre l’oral et l’écrit, il accepte par exemple un peu vite la pétition de principe d’un abandon de toute forme de radicalisme religieux (ce que vient corroborer un peu plus loin son analyse du topos du « bon catholique » dans les récits d’exil).

48La troisième partie s’attaque enfin au massif le plus imposant et le plus étudié jusque-là, celui des mémoires protestantes de l’exil. L’auteur choisit de s’en tenir à huit récits, tout en multipliant les références ponctuelles à un corpus qu’il maîtrise très bien. Se fondant sur une réflexion solide concernant les cadres sociaux dans lesquels se forgent des mémoires singulières dont la recollection modifie ensuite la mémoire collective, l’auteur s’intéresse avec profit à l’usage de ces récits au moment même où ils ont été rédigés, ce qui le conduit à étudier la façon dont P. Jurieu et surtout E. Benoist (rarement étudié avec autant de finesse) ont entrepris, en tirant parti de toutes ces expériences de l’exil, d’inventer le Refuge comme catégorie historique. Avec ce livre, l’auteur offre une contribution importante à la sociologie historique de l’exil, dont l’intérêt va au-delà de son domaine d’élection, celui des études réformées, pour apporter un éclairage utile à des phénomènes contemporains. Le travail de l’historien s’en trouve justifié de belle façon.

49Julien Goeury

Sarah Scholl, En quête d’une modernité religieuse. La création de l’Église catholique chrétienne de Genève au cœur du Kulturkampf (1 8 7 0 - 1 9 0 7), Neuchâtel, Alphil/Presses universitaires suisses, 2014. 22,5 cm. 470 p. ISBN 978-2-88930-017-4. € 29

50Cet ouvrage est l’édition remaniée de la thèse soutenue en mars 2012 par Sarah Scholl, docteure de l’université de Genève et de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Chercheuse rattachée au Fonds national suisse de la recherche scientifique et de l’université de Genève, l’auteure est spécialiste des relations entre religion et politique en Suisse ainsi que des transformations du christianisme et des mutations de la culture religieuse au xixe siècle en Europe (rites, morales, théologies). Sarah Scholl a édité avec Frédéric Amsler L’apprentissage du pluralisme religieux. Le cas genevois au xixe siècle (Genève, Labor et Fides, 2013), et avec Michel Grandjean, L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français (Genève, Labor et Fides, 2010).

51En quête d’une modernité religieuse relève d’un travail universitaire on ne peut plus méticuleux sur l’évolution d’une communauté religieuse à ce jour peu explorée, l’Église catholique chrétienne de Genève, dont l’auteur retrace le parcours entre 1870 et 1907, année de la séparation des Églises et de l’État genevois. Cette minorité progressiste et libérale tentait de « réinventer le christianisme », et rejeta le Syllabus du pape Pie IX, recueil « renfermant les principales erreurs de notre temps » qui accompagnait son encyclique Quanta Cura (1864). Cette littérature pontificale condamnait notamment la séparation de l’Église catholique et de l’État. Le catholicisme chrétien genevois se situe également en rupture avec Rome sur des questions comme l’infaillibilité pontificale, l’obligation du célibat des prêtres, la vénération mariale, l’Immaculée conception, l’ecclésiologie, l’usage du latin dans la liturgie. Il se rattache au mouvement vieux catholique hollandais, allemand et suisse, mais son émergence est néanmoins marquée par la situation politique, théologique et culturelle du canton de Genève, désignée sous le nom de Kulturkampf. Ce terme, dont l’origine (en 1873) est contemporaine de l’Église catholique chrétienne de Genève, renvoie à un contexte allemand, au moment où se discute au Parlement prussien une loi sur la formation et l’engagement des ecclésiastiques. Comme sa désignation l’indique, le Kulturkampf est une lutte pour la culture dont le combat vise l’émancipation de l’État vis-à-vis des organisations religieuses. Se définissant comme libérale et nationale, l’Église catholique chrétienne est au départ soutenue par l’élite catholique progressiste, qui désire réagir à une vision ultramontaine de l’Église, considérée comme obscurantiste. Sur le plan politique et religieux, elle devient un outil de lutte contre ce catholicisme représenté par le vicaire apostolique de Genève, Mgr Gaspard Mermillod. Elle reçoit également le soutien des autorités civiles cantonales, majoritairement radicales et protestantes, qui luttent aussi contre l’influence de Rome et souhaitent séculariser certains espaces de la vie publique, notamment les cimetières et les écoles, rêvant d’instaurer un christianisme non confessionnel.

52L’enquête menée par Sarah Scholl montre comment des chrétiens adaptent leur religion aux nouveaux besoins des sociétés démocratiques du xixe siècle. Culte et nation sont remodelés ensemble à l’aune de la modernité et de ses valeurs. De même que le protestantisme d’alors, le catholicisme chrétien étudié ici revendique les Droits de l’homme, l’autonomie de l’individu et la liberté de conscience, ce qui suscite bien des résistances. Les catholiques chrétiens des années 1870, issus du radicalisme, profondément anticléricaux, sont des acteurs essentiels du Kulturkampf helvétique, notamment à Genève. Ils participent à la laïcisation de l’État et de la sphère publique, tout en cherchant à imposer – parfois par la force – une réforme libérale du christianisme. L’ouvrage montre comment les politiques genevois soutiennent, non sans intérêt, le mouvement progressiste dans un canton où la population est alors majoritairement catholique.

53Cette étude renouvelle l’histoire du xixe siècle et de ses conflits en faisant émerger des personnalités restées jusque-là dans l’ombre. Quelles sont leurs motivations et leurs convictions pour entamer une guerre législative et symbolique contre le catholicisme intransigeant du pape Pie IX ? Que veulent-elles changer dans les pratiques sociales, les rituels, leur manière d’être croyants et citoyens ? Si leur combat n’a rencontré qu’un succès institutionnel mitigé, leur programme à la fois politique et religieux a contribué à dessiner les contours de la société que nous connaissons aujourd’hui, entre laïcité et christianisme sécularisé.

54Cinq parties composent l’ouvrage, dont les deux premières présentent les acteurs du renouveau catholique proposé par l’Église catholique chrétienne genevoise, et analysent de quelle manière ces derniers s’insèrent dans un contexte local marqué par une pluralité de courants : protestantisme, radicalisme, libéralisme et anticléricalisme. Les deux suivantes s’intéressent à l’« ecclésiologie pragmatique » de la communauté catholique chrétienne, principalement à son projet de transformation de la culture religieuse. Sarah Scholl l’observe tant sur le plan des catéchismes, que de l’autorité, de la conscience, de la liturgie en langue française, des croyances, de la place de la femme, enfin du rapport aux autres confessions. La cinquième partie aborde le processus complexe de séparation des Églises et de l’État dans le contexte de sortie du Kulturkampf et de l’échec du projet de catholicisme national.

55Le nombre impressionnant de notes de bas de page (1694 au total) témoigne de la richesse et de l’ampleur de l’étude. Scholl prend le contre-pied d’enquêtes aléatoires qui se cantonnent à faire référence aux travaux de chercheurs dont on répète les propos sans en avoir vérifié la source ni la cohérence, au risque de simplifications, d’amalgames, de clichés et d’inexactitudes. Sur ce chemin passé, l’interprétation subjective d’un ensemble de faits et de concepts établie par d’autres chercheurs prend le pas sur la monographie de sources primaires inédites ou, tout du moins, sur le réexamen des sources primaires capables d’étayer l’interprétation, voire de la contester. Un chemin duquel s’écarte résolument Sarah Scholl, qui offre ici une belle leçon d’histoire contemporaine sur une impulsion chrétienne dont l’identité « ne passe ni par le critère classique de la pratique, ni par une conversion », mais s’affirme « comme une posture et des valeurs », anticipant de plus d’un siècle ce que Jean Baubérot qualifiera de « premier seuil de la laïcité ». De précieuses annexes (repères chronologiques, index des acteurs du Kulturkampf et des communes genevoises, loi constitutionnelle et loi organique sur le culte catholique) closent ce passionnant volume, incontestable référence en français sur le sujet.

56Jean-Luc Rolland

Théologie systématique

André Paul, La « famille chrétienne » n’existe pas. L’Église au défi de la société réelle, Paris, Albin Michel, 2015. 19 cm. 216 p. ISBN 978-2-226-31636-3. € 15

57L’ouvrage se présente comme une exégèse du rapport publié à l’issue de la première session du synode des évêques sur la famille, qui s’est tenu à Rome du 5 au 19 octobre 2014. Sans surprise l’auteur décrit le fossé qui s’élargit entre une société qui a changé et une Église qui se serait plutôt endurcie sur ce sujet.

58Sur le plan social, l’auteur remarque que le code napoléonien, héritier malgré la Révolution française de la notion d’indissolubilité du mariage scellée au concile de Trente, favorisait l’état matrimonial en distinguant les filiations légitime et naturelle, et en reconnaissant surtout des droits à la première. Or depuis le milieu des années 1960, cette distinction périclite jusqu’à disparaître, affaiblissant ainsi de fait l’influence symbolique et juridique du mariage. Les multiples évolutions sociales comme la banalisation du concubinage ou la généralisation du divorce concrétisent désormais cet affaiblissement. Nous sommes passés, en quelque sorte, d’un modèle où l’état matrimonial (ou son absence) détermine la filiation (légitime ou naturelle), à un modèle où c’est la filiation qui détermine les liens de parenté.

59Sur le plan ecclésial, l’auteur part d’un constat : nulle part dans le document synodal il n’est fait mention de « l’acte d’amour ». Ce qui fait selon lui de la « famille chrétienne » une élaboration virtuelle. Il pointe la généalogie de ce déni dans la doctrine « procréationniste » selon laquelle l’acte sexuel n’est acceptable que dans le but de procréer, doctrine dont l’origine remonte aux écoles pythagoriciennes, et l’influence pour le judéo-christianisme à Philon puis à Clément d’Alexandrie. Jusqu’au début du xxe siècle, si la sexualité était vécue dans la culpabilité du péché, elle était en quelque sorte rachetée par la fécondité. C’est la perspective de la maîtrise des naissances et de la contraception qui poussa les papes (Pie XI, Pie XII, Paul VI et Jean Paul II) à commencer à légiférer beaucoup plus lourdement sur la sexualité. Pointant le caractère malheureux de ce déni, l’auteur en appelle à l’élaboration d’une véritable conception chrétienne de l’hédonisme, voire d’une doctrine évangélique de l’éros.

60Si l’ouvrage est instructif, on pouvait s’attendre – avec un tel titre – à une réflexion plus fondamentale et moins tributaire d’une actualité encore inachevée au moment de sa parution (entre-temps l’encyclique Amoris laetitia a été publiée qui met fin au suspense). De ce point de vue, on reste un peu sur sa faim. Le lecteur davantage soucieux d’une étude de fond aura plutôt intérêt à préférer, du même auteur et chez le même éditeur, Eros enchaîné.

61Thibaut Delaruelle

Valentine Zuber, Le culte des droits de l’homme, Paris, Gallimard NRF, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2014. 22,5 cm. 405 p. ISBN 978-2-07-014250-7. € 26

62Avec sa précision, son érudition et sa clarté habituelles, V. Zuber nous donne une étude sur la Déclaration des droits de l’homme, plus précisément sur la manière dont le texte de 1789 a été vénéré, sacralisé et est devenu, jusqu’à aujourd’hui, l’emblème (peut-être plus qu’à proprement parler l’objet) d’un véritable culte républicain.

63La première partie de cette étude retrace ce processus. Dès le départ, après une rédaction étonnamment rapide (moins d’une semaine, du 20 au 26 août 1789), on lui confère un statut à part. On la qualifie de « Déclaration » ; elle inaugure un genre littéraire, juridique et politique spécial, le « modèle déclaratif ». On la place en tête et au-dessus de la Constitution ; elle est censée énoncer les principes fondamentaux que la Constitution entend mettre pragmatiquement en œuvre. Alors qu’on l’avait considérée au départ comme un document inachevé, destiné à être ultérieurement complété, très vite on refuse de la modifier (malgré des tentatives en 1793 et 1795), on la fige telle une parole révélée intangible ; on la qualifie d’ailleurs de « tables de la loi républicaine », et on fait explicitement des rapprochements ou des comparaisons avec l’Évangile. Elle ne s’impose cependant pas sans difficultés. Tout au long du xixe siècle se développe une critique des Droits de l’homme, qui vient d’abord de milieux contre-révolutionnaires (Burke, de Maistre), ensuite de courants conservateurs (Carlyle, Taine), puis de mouvements socialistes qui y voient la revendication des droits non de l’homme mais de la seule bourgeoisie (Blanc, Marx). La Troisième République ne la mentionne pas dans ses lois constitutionnelles (à la différence de ce que feront la Quatrième et la Cinquième), et la Chambre refuse explicitement de l’y inscrire en 1901, bien qu’elle l’ait célébrée en 1889 et qu’elle lui donne une grande place dans son idéologie, tandis qu’apparaissent des analyses et appréciations plus nuancées, celle de Jaurès par exemple qui en fait l’éloge sans la sacraliser, et plus scientifiques ou objectives, comme le souhaitait Durkheim. Durant la seconde moitié du xxe siècle, des déclarations à la formulation différente (ainsi celle de l’ONU en 1948), mais qui reprennent le modèle de celle de 1789, se répandent et s’universalisent.

64La deuxième partie étudie la place de la Déclaration dans l’idéologie et les célébrations républicaines. Elles n’ont pas éliminé et remplacé le religieux chrétien, comme certains le souhaitaient et d’autres le redoutaient ; il s’établit une coexistence plus ou moins pacifique selon les époques, voire une complémentarité (de la même manière que dans le calendrier fêtes civiles et religieuses se côtoient et se juxtaposent sans problèmes). Dans ce culte républicain, la Déclaration donne lieu à des représentations picturales (regrettons que l’ouvrage ne comporte pas une reproduction de la gravure de Le Barbier, pourtant longuement analysée) qui évoquent celles des Dix commandements. Au moment de son bicentenaire en 1989, où de nombreux débats et désaccords atténuent le caractère de rassemblement que l’on voulait donner aux festivités et aux monuments érigés à cette occasion, la Déclaration apparaît comme le patrimoine légué par la Révolution, ce que la République française en reçoit et en assume aujourd’hui ; en dépassant le cadre de la France, on en indique aussi souvent la vocation universelle.

65La conclusion de ce livre nous conduit dans l’actualité la plus proche (déclarations de N. Sarkozy, l’éphémère Secrétariat aux droits de l’homme dont Rama Yade fut la titulaire, etc.) sans jamais se départir de l’objectivité historienne la plus stricte. Ce livre, utile pour comprendre notre présent, éclairera sans doute les débats futurs qui ne manqueront pas de se produire.

66André Gounelle

Han Hyung-Mo, Déconstruction d’une image de Jésus : l’historicité et la Nature. Réflexion à l’horizon d’une confrontation Orient-Occident sur fond de postmodernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Religions et Spiritualité », 2014. 24 cm. 420 p. ISBN 978-2-343-05150-5. € 32

67L’image que l’on a de Jésus n’entraîne-t-elle pas une crise d’identité du christianisme coréen (qui est en croissance, à la différence du christianisme occidental en déclin, mais qui a de la peine à s’articuler avec une culture asiatique) ? Pour répondre à cette question, ce livre organise une comparaison et un débat entre deux théologiens occidentaux et deux penseurs néo-confucéens.

68D’un côté, le catholique Christian Duquoc et le protestant Pierre Gisel, qui ont en commun de ne pas être inféodés à leur appartenance confessionnelle, sans être, pour cela des « déracinés ». On aurait pu penser, et un paragraphe le laisse entendre, que Geffré aurait été un choix plus judicieux que Duquoc comme vis-à-vis de Gisel. Duquoc (dans une démarche plutôt de type moderniste) élabore sa christologie en la fondant sur une étude historico-critique rigoureuse des textes évangéliques dont il tire une approche directe et immédiate de Jésus ; il le décrit « comme s’il l’avait rencontré ». Pour Gisel (dans un cadre plus influencé par le postmodernisme), Jésus est une « figure » construite, racontée, mise en scène pour opérer les médiations entre le divin et les hommes. L’image qu’en donnent les textes évangéliques ne nous apprend pas qui il a été, mais la fonction qu’il remplit pour ceux qui croient en lui. La démarche de Gisel part du rapport entre histoire et vérité (titre de son premier grand livre), en prolongement critique des débats des années 1970 entre les thèses de Bultmann et celles de Käsemann ; elle se nourrit ensuite, durant les années 1980, d’une lecture attentive et critique de Trœltsch et elle débouche sur l’élaboration d’une « théorie de la religion » au confluent de la théologie et des sciences humaines. L’analyse des écrits de Gisel est particulièrement intéressante en ce qu’elle trace un parcours d’ensemble qui n’est pas forcément apparent à la lecture isolée de ses multiples publications. S’ils prennent des chemins très différents, Duquoc et Gisel ont en commun de réfléchir sur Jésus à la lumière d’une interrogation sur le sens et la pertinence de l’histoire pour la foi. En dépit de leur indiscutable envergure, on peut se demander si leur choix, en tant que représentants de l’Occident, ne rétrécit pas considérablement le champ de réflexion et si des références aux mondes théologiques allemand et anglo-saxon n’auraient pas été souhaitables.

69De l’autre côté figurent deux philosophes chinois, Thomé Fung (1899-1977) et Weiming Tu (1940). Le chapitre qui leur est consacré est centré sur la Nature, une notion qui n’a pas le même sens en Orient (où elle est englobante) et en Occident (où, selon les cas, elle se pense en contraste avec Dieu, avec l’homme, avec la culture ou avec l’histoire), mais qui dans ces deux contextes est devenue, avec la postmodernité, problématique. Ce glissement de l’histoire à la Nature oblige l’auteur à revenir à Duquoc et à Gisel pour esquisser leur compréhension de la Nature et rendre possible une comparaison. L’analyse des deux pensées néo-confucianistes, très dépaysante, est plus brève que celle des occidentaux ; elle m’a paru souvent difficile à suivre, voire franchement obscure, mais parfois très suggestive. Les notions de résonance cosmique, de route ou processus, d’interconnectivité de tout ce qui existe, l’insistance sur la créativité ou le dynamisme transformant, la disqualification des dualismes auraient pu être mises en relation avec certains thèmes des philosophes et des théologiens du Process que l’auteur semble – et c’est dommage – complètement ignorer ; ils s’affirment, ils ont même été parmi les premiers à le faire, résolument postmodernes ; de plus ils dialoguent beaucoup avec le bouddhisme. Ce chapitre se termine par un débat imaginaire, que la présentation du livre déclare fascinant, mais que j’ai trouvé pour ma part artificiel, entre les quatre auteurs étudiés. Il est suivi d’une conclusion intelligente et banale.

70Entre le chap. 1, qui analyse les thèses de Duquoc et Gisel, et le chap. 3, consacré à la pensée des Chinois, s’insère un chap. 2 qui contient d’une part une description de la Pax Romana durant la période du Nouveau Testament et d’autre part un long, et parfois confus, exposé de la controverse trinitaire des ive et ve siècles. Ce chapitre, entièrement construit à partir de la littérature secondaire, parait inutile et, sur bien des points, discutable. Il entend fonder la notion de « violence cachée » (divisée entre « violence fondatrice » et « violence conservatrice »), mais cette notion, que Han Hyung-Mo juge centrale (la crise du christianisme coréen serait due à la violence cachée des affirmations christologiques), aurait dû être élaborée plutôt que simplement racontée sur le mode de la narration historique.

71Les analyses des textes étudiés sont consciencieuses et sérieuses jusqu’à la minutie. On a le sentiment d’une juxtaposition de fiches de lecture et d’explications de textes assez scolaires. L’auteur, qui maîtrise assez bien notre langue, en dépit de quelques lourdeurs de style et fautes de grammaire (bien excusables de la part d’un coréen qui écrit en français), est moins à l’aise quand il s’agit de dégager des lignes générales et de construire une problématique d’ensemble. Son livre témoigne d’un projet théologique ambitieux, qui mérite d’être salué, même si mon ignorance du monde coréen et, sans doute, quelques incompréhensions me rendent incapable d’en mesurer la pertinence. En tout cas, il signale justement l’importance de la pensée asiatique pour une théologie contemporaine aux prises avec la pluriculturalité et la postmodernité. Regrettons l’absence d’un index.

72A. Gounelle

Benoit Mathot, L’apologétique dans la pensée de Paul Tillich. [The Apologetic in the Thought of Paul Tillich], coll. « Tillich Research 6 », Berlin/Boston, De Gruyter, 2015. 23,5 cm. xiv-256 p. ISBN 978-3-11-036458-3. € 79,95

73Tillich a souvent souligné le caractère apologétique de sa démarche théologique. Analyser sa compréhension de ce qu’est l’apologétique constitue donc une très bonne clé (ou un fil rouge) pour l’interprétation et la compréhension de sa pensée. Ce livre mène cette étude en trois étapes : d’abord, celle des écrits de jeunesse, antérieurs à la Première Guerre mondiale ; ensuite celle des écrits de la période où Tillich enseigne en Allemagne (1919-1933) ; enfin, celle des écrits de la période américaine, essentiellement, la Systematic Theology, publiée entre 1951 et 1963.

74Le besoin et la nécessité de l’apologétique naissent de l’écart grandissant, allant jusqu’au divorce, entre le christianisme et la culture. Le jeune Tillich se demande alors comment rétablir le contact et propose deux voies : d’abord, dans la pratique, mettre en dialogue l’Église, tentée de se replier sur elle-même, avec la situation concrète des gens ; ensuite, dans la théorie, montrer que la théologie a légitimement sa place dans l’ensemble des connaissances (dans le « système des sciences »). Le défi est d’éviter les deux pièges symétriques de la dissolution naturaliste (le religieux abdiquant au profit du culturel) et de l’impérialisme supra-naturaliste (le religieux voulant régenter le culturel), ce qui implique le dépassement (que l’on peut qualifier de « paradoxal ») de la contradiction entre l’absolu et le relatif.

75Durant la période allemande, conscient que la Première Guerre mondiale marque la fin d’une époque et entraine l’effondrement du Kulturprotestantismus, Tillich développe une apologétique de « l’attaque ». Attaque de la religion traditionnelle en intégrant le doute dans la foi ; le doute n’est pas le contraire de la certitude de la vérité, il en est un élément constitutif ; à certains égards, il est la seule attitude appropriée devant « l’inconditionné » (c’est le paradoxe de la justification du douteur). Attaque, également, contre les structures démoniques de la société (le « socialisme religieux » est une dimension de cette apologétique). Tillich préconise une attitude envers la modernité faite à la fois d’accueil et de rupture ; il refuse aussi bien l’hétéronomie traditionnelle de la transcendance que l’autonomie d’une profanité qui se voudrait auto-suffisante. Le projet apologétique, à dominante ecclésiale chez le jeune Tillich, prend ici une dimension véritablement culturelle et s’oriente vers une théonomie.

76Aux États-Unis, Tillich passe d’une apologétique de l’attaque à une apologétique de la réponse que concrétise la méthode de « corrélation ». Cette apologétique se centre sur une rencontre entre le religieux et le culturel qui implique à la fois un terrain commun et une différence irréductible du divin et de l’humain. Leur interdépendance fondamentale et leur altérité radicale ne se détruisent pas l’une l’autre. Leur rencontre est dynamique, elle ne consiste pas tant à défendre ses positions et attaquer celles de l’interlocuteur qu’à mettre en route un processus d’interpellation réciproque où chacun aiguillonne l’autre et l’oblige à avancer. L’important n’est pas d’avoir le dernier mot mais de se relancer mutuellement.

77La méthode de corrélation se définit par un va-et-vient permanent. Elle se distingue en cela de la démarche de la théologie kérugmatique, qu’illustre Barth, démarche à sens unique, ou presque, qui va du haut (de la transcendance), vers le bas (vers l’immanence). Notons à ce propos, au chap. 6, une très juste et très intéressante analyse de la « confrontation » entre Tillich et Barth.

78Le « dernier » Tillich, celui qui s’intéresse à la « rencontre entre religions », ne parle plus d’apologétique, ce terme disparaît sous sa plume. Cela ne veut pas dire qu’il s’en désintéresse ni qu’il renie ses démarches antérieures, mais la situation créée par la prise en compte des religions implique un enjeu différent ; il n’est plus, ou plus seulement, celui du rapport avec la culture séculière, mais pose sous une forme différente la même question : au refus aussi bien de la dissolution autonome que de l’impérialisme hétéronome correspond le rejet aussi bien de l’exclusivité absolue que de la relativisation du christianisme.

79Ce livre rigoureux, informé et intelligent, clairement écrit et pensé (mais aussi parfois assez technique), me semble très bien situer à la fois la continuité et les déplacements de la pensée de Tillich. Il est un apport considérable à la connaissance de ce théologien et en même temps une contribution intéressante à une réflexion sur la situation et la tâche de la théologie chrétienne aujourd’hui.

80A. Gounelle

Daniel Frey (éd.), La jeunesse d’une pensée. Paul Ricœur à l’Université de Strasbourg (1948-1956), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2016. 24 cm. 218 p. ISBN 978-2-86820-936-8. € 21

81Édité sous la responsabilité de Daniel Frey, cet ouvrage réunit seize contributions issues d’un colloque interdisciplinaire qui s’est tenu à Strasbourg en 2013. Des théologiens, des philosophes et des exégètes reviennent aux origines de la pensée de Paul Ricœur lorsqu’il était encore à Strasbourg pendant huit années qu’il a qualifié comme les plus belles de sa carrière universitaire. Le volume, divisé en trois parties, relève les différents aspects de sa jeune pensée, et retrace non seulement son rapport à la tradition philosophique et son engagement socio-politique et religieux, mais aussi le principe de l’élaboration d’une « philosophie de l’homme », qui est le sujet central de cet ouvrage.

82Dans la première partie, on découvre, par le biais des recherches de Gilbert Vincent, d’Anne Merker et d’Alison Scott-Baumann, que Ricœur relie et relit toujours les philosophes d’aujourd’hui et du passé en tentant de ne pas trahir leur spécificité, mais en les relisant dans l’actualité de notre histoire tout en donnant une place à part entière à la tradition philosophique. Il en ressort comme écueil que le philosophe était parfois influencé par les œuvres qui lui étaient contemporaines.

83La deuxième partie montre que la phénoménologie de Husserl est celle qui marque le plus cette période de la vie de Ricœur : le jeune penseur y voit les possibilités humaines, dans une dimension d’abord ontologique de la volonté, paradoxale par rapport à la liberté de l’homme (Quan Kuang). On y apprend que pour Ricœur, la clef est la philosophie de la volonté qui construit la philosophie de l’homme avec pour tâche d’éclairer son existence même. Philippe Rohrbach et Hervé Barreau reviennent sur la richesse de l’analyse par Ricœur du phénomène de réification, du sujet mouvant dans le behaviourisme par rapport au volontaire, intégré à sa phénoménologie, cherchant à considérer les comportements sans en réduire l’expression. Jean-Luc Petit relève ensuite l’idéalisme méthodologique en phénoménologie, opposé à un idéalisme doctrinal et les développements possibles vers une neuro-phénoménologie.

84L’ultime partie dessine la philosophie de la volonté de Ricœur marquée par son engagement socio-politique doublé d’un engagement dans le christianisme social où les conditions de la liberté sont analysées de manière empirique à travers ses passions. Sa vie, qui ne saurait se limiter aux livres qu’il a écrits, tient aussi à son engagement mû par une parole agissante. Au-delà de la question de la non-violence – relevée par Frédéric Rognon –, opposée à la violence née de l’État, Pierre-Olivier Monteil revient sur l’engagement politico-social de Ricœur dans le christianisme social, sujet qu’Olivier Abel inscrit dans une réflexion plus théologique. Alors que René Heyer met en évidence la différenciation dialectique du philosophe entre mal et péché, Madeleine Wieger déploie la question herméneutique mythicobiblique de l’expérience du mal. D’un point de vue exégétique, Denis Fricker revoit la parabole du bon Samaritain de Ricœur, proposant une critique contrastée qui mêle lecture traditionnelle et intérêt nouveau pour une optique eschatologique qu’il relie aux actes de compassion. C’est dans l’espérance chrétienne que Ricœur propose la recherche du vrai, refusant d’enfermer le savoir et la vérité toujours inscrits dans une dynamique ouverte et insaisissable. Nicola Stricker présente la lecture critique que Ricœur a faite de l’œuvre de Sartre en se centrant sur le problème de la foi, de l’éthique et de la politique. L’ouvrage se clôt sur La Parole est mon Royaume de Ricœur même, introduit par Daniel Frey.

85Le recueil donne une vision globale du prélude de l’œuvre du philosophe dans son unité fondamentale. Cette étude critique met en valeur la genèse de la pensée de Ricœur avec toutes les limites, les fragilités et le tâtonnement des débuts. Ce sont pourtant aussi les origines et les lieux où il a trouvé la clef de son œuvre qui ressurgiront dans toute sa philosophie ultérieure.

86André Filipe De Farias Sass

Éthique

Éric Fuchs, Quand l’obligation se noue avec la liberté. Essai sur les structures permanentes de l’éthique selon la Bible, Genève, Labor et Fides, 2015. 21 cm. 132 p. ISBN 978-2-8309-1577-8. € 15

87Comment le texte biblique peut-il faire autorité en matière de morale alors qu’il est pétri de contradictions ? Faut-il choisir entre le juge impitoyable et celui qui pardonne, l’auteur d’une création jugée bonne mais où le mal est présent, le Dieu proche et lointain ? Ou bien plutôt chercher au sein même de ces contradictions un fondement à la réflexion éthique ? D’emblée, É. Fuchs renvoie dos à dos « fondamentalistes » et « libéraux », les premiers parce qu’ils situeraient tous les textes au même niveau d’autorité, les seconds parce qu’ils s’éloigneraient du texte biblique. L’option choisie par l’auteur est d’interroger le texte biblique pour voir comment il répond à la question de son interprétation. Il ne s’agira plus alors de tenter de résoudre les contradictions du texte, mais de les garder précieusement comme des « nœuds de sens » qui vont constituer « l’armature fondamentale de l’éthique ».

88Fuchs distingue ainsi dans un premier chapitre trois « nœuds de sens » : le bien et le mal, l’obligation et la liberté, la proximité et l’altérité de Dieu, et entreprend d’en dégager la signification éthique dans le deuxième chapitre. La conséquence éthique du premier nœud (le bien et le mal toujours mêlés) est la notion de limite, que l’auteur décline dans trois domaines : la sexualité, la sociabilité, la mortalité. La conséquence éthique du deuxième nœud (l’impératif moral et la liberté) est l’importance du tiers, celui à qui se confronte ma liberté et qui convoque mon amour. Du troisième nœud de sens (transcendance de Dieu et présence en chaque croyant par son Esprit), on retiendra comme conséquence une éthique sans idolâtrie, qui ne se réfère pas à des certitudes inébranlables mais en appelle à la responsabilité de chacun. Le dernier chapitre entend mettre ces positions à l’épreuve de quelques questions éthiques contemporaines : le suicide assisté, le principe de précaution, conviction et tolérance, la famille et ses contradictions, résistance et soumission. Parmi ces différents points, la question du suicide assisté nous paraît une démonstration particulièrement brillante de l’efficacité de confronter une question éthique à ces trois nœuds de sens.

89L’auteur l’avait déjà exprimé en des termes voisins dans des ouvrages précédents : « Toute situation éthique est d’emblée confrontée à un bien et à un mal, sans qu’il soit a priori possible de déterminer avec certitude ce qui est bien et ce qui est mal ». Il y ajoute maintenant ces deux propositions : « On ne peut obéir à la loi sans être confronté à la nécessité de la transgresser en se posant comme le libre interprète de celle-ci », et « on doit se refuser à toute utilisation de Dieu ». L’ouvrage est d’une grande clarté et la confrontation non à tel ou tel texte biblique, mais à la « structure nodale » de l’enseignement reçoit ici une démonstration exemplaire. On pourra toutefois s’étonner de certaines affirmations de l’auteur concernant la tradition réformée, qui selon lui « a toujours refusé le fondamentalisme comme le libéralisme » ou encore devrait « s’opposer clairement à la perspective dessinée par les “Études genre” (Genderstudies) ». Des affirmations qui ressortent peut-être de problématiques qui dépassent le cadre de cette étude.

90Christine Renouard

Philosophie

Hent de Vries, Religion et violence. Perspectives philosophiques de Kant à Derrida, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2013. 21,5 cm. 536 p. ISBN 978-2-204-09900-4. € 63

91Dans ce gros livre plutôt ardu, l’auteur interroge et déploie le concept de violence depuis Kant jusqu’à Derrida en passant par Kierkegaard, Benjamin, Schmitt, Lévinas et bien d’autres encore. Il part de la conviction que la violence n’est pas seulement un fait empirique et donc le simple produit conjoncturel de causes, mais que sa réalité est également transcendantale, métaphysique, autrement dit irréductible (on reconnaît là le diagnostic kantien contenu dans le fameux concept de « Mal radical »). La conviction ainsi soutenue a donc le mérite d’enraciner la réflexion dans un sérieux anthropologique que le théologien ne reniera pas. Et pour cause : pour penser cette violence irréductible, nouménale, l’auteur propose de la rattacher à la religion en tant que telle. Selon lui, en effet, la violence est l’élément même de la religion : pas de violence sans une part de religion et pas de religion sans une part de violence. Là encore, on ne peut que souscrire à ce sérieux qui contredit les trop nombreuses et naïves tendances au déni de cet « horror religiosus ». Tout comme on ne peut que souscrire à la prédiction qui en découle, selon laquelle quelque chose de la religion restera toujours culturellement impossible à reléguer dans la sphère privée et dans la seule conscience individuelle. L’ouvrage est découpé en quatre chapitres, qui sont quasiment des livres à eux seuls, et qui forment une méditation qui prend comme point de départ la notion de « Mal radical » chez Kant et la réflexion que cet auteur consacre à l’université et à la censure, pour s’achever sur la notion de « pensée hospitalière » chez Kant, Lévinas et Derrida, en passant par une lecture de Crainte et tremblement de Kierkegaard et des commentaires qu’en donnent également Lévinas et Derrida (lecture qui interroge le nouage entre l’individu et le collectif à travers la question de l’éthique). L’auteur effectue également une reprise des théologies politiques de Walter Benjamin et de Carl Schmitt, ainsi que de la lecture de la mystique que propose Michel de Certeau (chapitre qui s’intéresse plus spécifiquement aux soubassements irréductiblement religieux du politique). L’érudition qu’implique le compagnonnage de ces grands noms de la philosophie et la liste conséquente d’œuvres invoquées ont pour double effet contraire d’offrir au lecteur des détours instructifs et souvent lumineux, mais aussi de le laisser coincé dans des sauts argumentatifs qu’il ne peut pas toujours évaluer ou qu’il doit franchir un peu aveuglément (de ce point de vue, il s’agit bien, comme le sous-titre l’indique, de « perspectives » et non d’une histoire, d’une généalogie ou d’une archéologie). Conscient de ces difficultés, tentons néanmoins une conclusion critique : nous soulignons encore une fois les points qui nous semblent positifs : on ne saurait que trop apprécier et saluer le sérieux d’une philosophie qui prend en charge la dimension religieuse et en assume l’influence et l’irréductibilité pour la dimension politique et collective, et non seulement individuelle et « privée ». Mais demeure pour nous la question de savoir si l’itinéraire proposé sur la question du mal, de la violence et particulièrement de la violence religieuse, est suffisant. En effet, si l’itinéraire se démarque à juste titre d’une conception « manichéenne » posant le bien d’un côté et le mal de l’autre (le choix de l’un éloignant irréversiblement de l’autre), pointant au contraire que se rapprocher de l’un est inévitablement aussi se rapprocher de l’autre, il nous semble qu’il manque quand même in fine la question radicale de l’inversion des valeurs. Pour le dire autrement, depuis Freud, la psychanalyse a mis au jour la part de mort et donc de destruction qui pouvait se cacher sous la vie. C’est, on le sait, en relevant cette part morbide que Lacan révélera combien derrière le « souverain Bien » de la morale occidentale (notamment kantienne) se tient un souverain Mal, ou pour parler comme Sade « un Être suprême en méchanceté ». En somme, dire que l’on ne peut s’approcher du bien qu’en s’approchant du mal et de sa possibilité est-il suffisant ? Ne faut-il pas aller jusqu’à dire qu’il arrive au bien et mal de ne faire qu’un et d’interchanger leurs visages, dès lors qu’ils occupent une place d’absolu, de toute-puissance ? L’enjeu n’est-il pas alors d’éduquer les humains à se libérer certes du mal, mais aussi du bien ?

92Thibaut Delaruelle

Pierre Gire, Penser l’expression religieuse, Paris, Desclée de Brouwer, 2014. 23,5 cm. 452 p. ISBN 978-2-220-06573-1. € 32

93Dans ce livre, P. Gire, professeur de philosophie à l’Université catholique de Lyon, cherche à cerner la façon dont se pose la question de Dieu sur le plan philosophique. Il ne cherche donc pas à « offrir un langage conceptuel à la démarche croyante » ni à « fonder en raison l’affirmation de Dieu au sein d’une tradition donnée », mais à projeter sur le phénomène religieux « l’acte philosophique lui-même dans ses différentes opérations de réflexion, d’interrogation et de problématisation ». L’ouvrage est en lui-même une compilation d’interventions diverses de l’auteur, formant cependant une « totalité spéculative » en 31 chapitres organisés en trois parties.

94La première partie de l’ouvrage, intitulée Philosophie de la religion et question de Dieu, et constituée des chap. i à ix, se veut pour l’auteur une « mise en perspective critique de la question de Dieu en appui sur l’existence humaine ». P. Gire ouvre son livre par un chapitre sur l’étonnement. Il juge que celui-ci est le propre de l’existence humaine et constitue une « expérience d’écart et d’interrogation dans la vie humaine » qui ouvre précisément l’esprit humain à l’interrogation métaphysique. De ce questionnement métaphysique né de l’étonnement, l’auteur en déduit en l’homme un « désir infini qui le lie au sacré », qui n’est par ailleurs pas exempt d’ambiguïté morale (il peut par exemple se muer en pulsion d’autodestruction) et exige de ce fait une « instance médiatrice de régulation », à savoir la médiation religieuse. Les différentes religions partagent ainsi toutes le même projet : la nomination de Dieu (ou de l’absolu). L’auteur remarque cependant qu’en Occident cette nomination s’est aussi faite dans le champ de la philosophie, ce qu’il juge problématique du fait de « l’inobjectivation de la transcendance divine ». Ainsi, la nomination de Dieu dans le monde exige tout à la fois pour être légitime de répondre aux « conditions épistémologiques du discours » et de convoquer « l’expérience du sujet » confronté à la transcendance.

95La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée Philosophie de la religion et histoire de la philosophie, qui va du chap. x au chap. xvii, se compose d’« études de philosophie de la religion appliquées à l’histoire de la philosophie ». Les chap. x et xi sont ainsi consacrés à défendre la légitimité d’une démarche philosophique en christologie cherchant à penser le Christ en tant que figure transcendantale, sans reprendre directement la dogmatique chrétienne. La suite de cette partie se consacre à étudier des thèmes de philosophie de la religion chez divers auteurs : la notion de Christ chez Eckart et Spinoza (chap. xii et xiii), la caractérisation de la spécificité du fait religieux chrétien chez Bergson (chap. xiv), l’impossibilité d’enfermer la notion de vie dans une définition strictement scientifique selon Michel Henri (chap. xv), et enfin la distinction entre christianisme et néoplatonisme, et la caractérisation de la figure du Christ selon Stanislas Breton (chap. xvi et xvii). P. Gire estime que ces différents essais témoignent d’une volonté proprement philosophique qui, de l’antiquité à aujourd’hui, cherche à « éprouver l’intelligibilité du phénomène religieux, notamment du christianisme ».

96La troisième partie de l’ouvrage est intitulée Philosophie de la religion et christianisme, et se compose des chap. xviii à xxxi. Cette ultime partie se veut, selon l’auteur, une « application de la philosophie de la religion au christianisme » dans le but de mettre en évidence « la vérité rationnelle d’une tradition religieuse ouverte à sa propre critique et de reconnaître la signification existentielle des problématiques chrétiennes ». Les chapitres de cette partie sont donc consacrés à l’étude de la question théologique d’un point de vue philosophique : le monothéisme comme « religion de l’altérité divine » (chap. xviii), le dogme comme obligation de croyance (chap. xix), la création comme lieu de la responsabilité humaine (chap. xx), l’incarnation comme lieu d’un « face-à-face » entre Dieu et l’homme qui ne réduit pas Dieu à la réalité humaine, la mystique et sa relation (jugée paradoxale par l’auteur) à la théologie (chap. xxiii et xxiv), l’image comme ouverture à la parole du Christ (chap. xxv), la prière comme mouvement vers l’altérité divine (chap. xxvii), le péché et Satan comme pensée du négatif inscrit dans la réalité de l’existence humaine (chap. xxviii et xxix). Cette partie compte également des lectures philosophiques de l’Évangile selon Jean (chap. xxii) et du Qohéleth (chap. xxvi), et s’achève sur une réflexion sur le rapport entre christianisme et idéologie et sur le sens de l’espérance chrétienne aujourd’hui (chap. xxx et xxxi).

97L’ouvrage se clôt par une rapide conclusion, une annexe (consacrée au rapport entre histoire et idéologie), une (très) courte bibliographie et la table des matières. En définitive, le livre de P. Gire défend une conception de la philosophie de la religion qu’il conçoit ni comme une philosophie religieuse ni comme une apologétique, mais comme située dans un entre-deux dialectique, entre l’immanence de l’expérience humaine et l’ouverture à la transcendance de la divinité.

98Grégoire Quevreux

Vient de paraître

Catherine Vialle, Jacques Matthey, Marie-Hélène Robert, Gilles Vidal (dir.), Sagesse biblique et mission. Préface de Michel Mallèvre. Postface de Jean-François Zorn, Paris, Cerf, coll. « Lectio Divina », 2016. 23 cm. 276 p. ISBN 978-2-204-10563-7. € 30

99Malgré les progrès de la recherche exégétique, la Sagesse biblique demeure difficile à cerner. Elle n’apparaît pas seulement dans les livres des Proverbes, de Job et de Qohélet ou dans des récits comme l’histoire de Joseph (Gn 37,1-50), mais on la trouve aussi dans une figure : celle de Salomon. De son côté, le Nouveau Testament nous présente un Jésus tout aussi proche du sage que du prophète, et utilise la littérature de Sagesse pour dire le mystère du Christ (1 Co 1,24 ou Col 1,15-20). De plus, la Sagesse biblique entretient un rapport complexe avec les cultures environnantes, depuis celles de l’Orient ancien jusqu’à l’Hellénisme, dans lesquelles les sages puisent, mais desquelles ils entendent aussi se démarquer.

100Issu d’un colloque organisé par l’Association francophone œcuménique de missiologie (AFOM) sur le thème « Sagesse biblique et mission », organisé du 15 au 17 mai 2014 à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, en partenariat avec celle de l’Université catholique de Lyon et l’Institut protestant de théologie, cet ouvrage se caractérise par son approche interdisciplinaire, à la croisée de la recherche biblique, de la théologie et de la philosophie. Il réunit les contributions de Stéphanie Anthonioz (« La sagesse biblique à la confluence des sagesses antiques »), Corina Combet-Galland (« La sagesse en prière, un hymne et son rayonnement dans l’épître aux Colossiens »), Pierre Diarra (« Refus d’être missionnaire ou sagesse ? »), François Lestang (« Quand la sagesse se fait folie, 1 Co 1-3) », Jacques Matthey (« Empreintes de sagesse – mission et création »), Françoise Mies (« Qu’est-ce que la Sagesse ? »), Dany Nocquet (« Salomon le roi sage : de la tradition à la légende ! »), Christophe Paya (« “Venez à moi”, Mt 11,28 : le Christ, sagesse en mission ? »), Bertrand Pinçon (« La sagesse mise en question »), Marie-Hélène Robert (« Sagesse biblique et révélation trinitaire dans l’annonce du salut »), Frédéric Rognon (« Sagesse des peuples et universalité du salut »), Céline Rohmer (« Sagesse grecque ou Sagesse évangélique ? Le discours de Paul à l’Aréopage, Ac 17,16-34 »), Michel Stavrou (« Sagesse, Esprit et création : l’horizon cosmique et eschatologique de la mission »), Jacques Vermeylen (« Sagesse biblique et culture hellénistique »), Catherine Vialle (« Sagesse en diaspora. Le livre de Tobie »), Gilles Vidal (« Le fenua comme lieu de manifestation de la Sagesse »), André Wénin (« La sagesse de Joseph »).

101Si le rapprochement de « Sagesse et mission » ne paraît pas évident de prime abord, ce volume, bénéficiant de l’apport de biblistes, de théologiens et de missiologues catholiques romains, protestants et orthodoxes, permet néanmoins de mieux comprendre cet « art de vivre » qu’est la Sagesse hier et aujourd’hui. Il incite également à réfléchir sur les leçons à tirer – dans le monde actuel – de l’attitude ambivalente des écrits sapientiaux face aux cultures qui les entourent.

102G. V.

Gilles Vidal, Les nouvelles théologies protestantes dans le Pacifique Sud. Étude critique d’un discours religieux et culturel contemporain, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2016. 24 cm. 463 p. ISBN 978-2-8111-1551-7. € 29

103Dans les années 1960, de jeunes pasteurs du Pacifique Sud cherchent à se démarquer de la théologie héritée de missionnaires européens ou américains débarqués un siècle et demi plus tôt sur leurs îles. Accompagnant le mouvement contemporain politique nationaliste de revendication à l’indépendance ou à l’autonomie de leurs territoires, ils mettent au premier plan les valeurs héritées des ancêtres, ou supposées telles, et s’efforcent de les articuler avec celles du christianisme importé dans lequel ils ont grandi. Ce néo-traditionalisme se fonde donc sur la kastom, i. e. la coutume et la culture, mais aussi sur la religion préchrétienne ou ce qu’il en reste, et la Bible, parvenue à travers le filtre culturel euro-américain.

104De ce mouvement naissent des théologies fortement contextualisées ou inculturées, dans lesquelles des symboles tels que le cocotier, la case, le fenua (la terre ou le pays), le kava, le porc, l’igname, etc. se hissent au même niveau d’interprétation que les figures bibliques et théologiques classiques occidentales. C’est ce processus de contextualisation qui est étudié ici à partir d’un corpus assez large de thèses et de mémoires, d’ouvrages et d’articles ainsi que de comptes rendus de consultations ecclésiales ou théologiques issus majoritairement du champ protestant anglophone, sans toutefois négliger la production francophone. Cette étude, version remaniée et abrégée d’une thèse de doctorat en théologie et en histoire contemporaine soutenue en 2011, porte sur le Pacifique insulaire, laissant en dehors de son spectre les « géants » que sont l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

105Dans la préface, Jean-François Zorn met en garde le lecteur tenté de rejeter la théologie contextuelle au nom d’une supposée pureté de l’Évangile et de sa transmission : « Ne convient-il pas de se souvenir que longtemps les théologies chrétiennes d’Occident ont été élaborées par les élites et ont été le support de l’ordre social et politique et qu’aucune de ces théologies ne s’est totalement extraite de la culture ambiante ? Mais elles ont été régulièrement secouées par des courants réformateurs dans la veine prophétique… ».

106L’ouvrage présente en premier lieu une vue diachronique de la théologie du Pacifique en parcourant l’œuvre de trois théologiens des années 1960 aux années 2000 : Sione ‘Amanaki Havea de Tonga, Sevati Tuwere de Fidji, Ama Amalele Tofaeono des Samoa Occidentales. Chacun représente un stade du développement de cette théologie océanienne. Dans une seconde partie, ce volume traite de façon synchronique une série de thèmes à l’œuvre dans cette « nouvelle » théologie du Pacifique et propose une typologie. Sur un axe se déployant du divin à l’humain, il examine les conceptions d’un Dieu et d’un Christ « du Pacifique » avant de cerner les spécificités de la théologie dite « de la célébration » et de la « théologie de l’identité » océanienne. Enfin, la dernière partie se présente, quant à elle, comme une tentative épistémologique visant à systématiser la problématique de la contextualisation de la théologie, d’en cerner les enjeux et les débats ainsi que leur incidence sur l’œcuménicité du christianisme.

107Au carrefour de l’histoire missionnaire contemporaine, de la sociologie et de l’anthropologie religieuses aussi bien que de la théologie, le tableau proposé ici s’inscrit pleinement dans une missiologie comprise avant tout comme une dynamique, une interrogation permanente sur les interactions entre les pratiques missionnaires et leur théorisation théologique.

108G. V.

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