Ancien Testament
Thomas Römer, Loyse Bonjour, L’homosexualité dans le Proche-Orient ancien et la Bible, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais Bibliques 37 », 20162 (2005). 22,5 cm. iii-135 p. ISBN 978-2-8309-1588-4. € 19
1La réédition de cet ouvrage paru en 2005 tombe à point nommé. Avec la loi sur Le mariage pour tous, du 17 mai 2013, la France est devenue le 9e pays européen et le 14e pays au monde à autoriser le mariage homosexuel. Cette loi a donné lieu à des manifestations très nombreuses de la part de ses opposants avec une violente hostilité de la part des milieux conservateurs issus, pour une bonne partie, des communautés chrétiennes et musulmanes. En 2015, la décision du synode de l’Église protestante unie de France à Sète d’ouvrir « la possibilité, pour celles et ceux qui y voient une juste façon de témoigner de l’Évangile, de pratiquer une bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu » a suscité des débats et des polémiques allant jusqu’à lever un risque de scission au sein de l’EPUdF.
2Les oppositions des Églises se sont souvent appuyées sur une lecture littéraliste de la Bible, qui, hélas, rencontre beaucoup d’adeptes et favorise ce que les auteurs appellent « un discours obscurantiste ». Thomas Römer et Loyse Bonjour rappellent que « l’approche intégriste, qui pense utiliser les grands textes fondateurs comme des “livres de recettes” » devant les questions soulevées par la société, est en fait « une manipulation consciente ou inconsciente pour faire de ces textes des armes idéologiques ». Crispés sur les données scripturaires, les tenants de telles lectures oublient de demander, malgré leur approche littéraliste des textes, la réintroduction « dans notre société de l’esclavage, de la polygamie, de la peine de mort pour les femmes adultères, etc. » que suppose alors pareille littéralité.
3Cependant, plutôt que de chercher à fournir des arguments, l’objectif de l’ouvrage est bien de contextualiser les textes bibliques et de présenter, de la manière la plus claire, les différentes trames historiques et théologiques dans lesquelles ces livres bibliques ont vu le jour, en consacrant une place importante aux civilisations mésopotamiennes et égyptiennes, qui ont grandement influencé la civilisation israélienne et les auteurs de la Bible hébraïque. Ainsi, en Mésopotamie, l’homosexualité était condamnée lorsqu’elle était un acte de violence, mais n’était pas « répertoriée en tant qu’acte consenti, ni parmi les actes immoraux, ni parmi les actes socialement répréhensibles ».
4Les auteurs insistent : lire les textes bibliques demande un effort, celui de se décentrer de soi-même et d’accepter de les appréhender « à partir de leur propre situation de communication », non de la nôtre.
5Le sujet de l’homosexualité n’est d’ailleurs pas un sujet capital pour l’auteur biblique. Il n’est jamais abordé « pour lui-même », il n’est qu’un élément d’un récit « ou d’un acte mentionné parmi d’autres ». Ainsi, dans le Lévitique, Thomas Römer et Loyse Bonjour attirent notre attention sur le fait que le Code de Sainteté a été assez fortement influencé par les « conceptions sacerdotales de pureté et de séparation ». Ce qui était à protéger, c’était l’ordre de la maison, du clan, de la société, du pays, contre ce qui pouvait apparaître comme une atteinte à l’idéal de sainteté du peuple de Yhwh, envers ce qui pouvait le souiller, le rendre impur. L’histoire de la rédaction de ces textes les situe généralement (mais il y a encore des débats) à l’époque perse. Le peuple, à ce moment-là de son histoire, traverse une crise profonde : il a été divisé, une partie est exilée, le temple est détruit, le pays est sous domination étrangère. Nait alors, dans le but de « reconstruire l’identité nationale », l’idée que le peuple juif est un peuple saint, choisi et aimé par Dieu. Et dans « le Code de Sainteté, cette théologie de l’élection a comme conséquence l’insistance sur la distinction et la séparation entre Israël et les autres nations ». Mais une autre conséquence est la fragilité de cet idéal de sainteté et de ses rituels devant des situations qui se détournent des rôles traditionnels assignés à l’homme et à la femme dans cette société patriarcale, à savoir le fait d’assurer une descendance.
6Les lecteurs découvriront aussi des pages consacrées aux relations entre David et Jonathan ainsi qu’entre Gilgamesh et Inkidou : est-il question d’amour ou d’amitié ? La question reste posée.
7Il faut lire cet ouvrage d’une grande simplicité, qui prend l’initiative de situer les livres bibliques dans leur environnement cultuel et culturel, et souhaiter que la condamnation de l’homosexualité, qui s’appuie sur « une longue tradition judéo-chrétienne en grande partie liée à une restriction de la sexualité humaine au seul but de la procréation », ne puisse plus trouver ses arguments ou ses justifications dans des textes de la Bible.
8Patrick Duprez
Elena Di Pede, Claude Lichtert, Didier Luciani, Catherine Vialle, André Wénin, Révéler les œuvres de Dieu. Lecture narrative du Livre de Tobie, Namur, Lessius, coll. « Le livre et le rouleau 46 » 2014. 20,5 cm. xi-252 p. ISBN 978-2-87299-257-7. € 22
9Le Livre de Tobie est un ouvrage deutérocanonique, transmis en grec, et absent des canons juif et protestant des Écritures. Il dépend d’un original sémitique perdu. Jérôme s’était servi d’un texte chaldéen pour la Vulgate. Des fragments de quatre manuscrits araméens ont été trouvés à Qumran. Les manuscrits grecs de la Septante attestent deux formes : l’une courte, présente dans la majorité des manuscrits grecs et dont on trouvera une traduction dans l’ouvrage ; l’autre longue, relevée dans deux manuscrits.
10Le Livre de Tobie a trait à une histoire familiale. Tobit, homme pieux, est devenu aveugle. Sarra, fille de Ragouël, parent de Tobit, qui vit à Ecbatane, voit mourir ses fiancés les uns après les autres. Devant leur malheur, l’ange Raphaël va conduire Tobie, fils de Tobit, auprès de Ragouël ; il épouse Sarra et il reçoit de l’ange un remède pour que Tobit retrouve la vue.
11L’ouvrage dont il est question ici est le résultat du travail engagé par un groupe de spécialistes de l’analyse narrative de la Bible. Il se compose de deux parties : l’une, intitulée Tobie au fil du récit, est une lecture suivie au plus près du texte, réalisée de manière collective ; l’autre, titrée Études brèves, rassemble divers textes des membres du groupe dédiés au Livre de Tobie réunissant les approches singulières de chacun. Après une traduction du texte court de Tobie, l’ouvrage propose une abondante bibliographie rassemblée par Didier Luciani.
12En conclusion de la première partie, le groupe de chercheurs s’accorde sur le fait que « si la vie et l’espoir ont fini par triompher des épreuves et des menaces mortelles, c’est que Dieu était discrètement à l’œuvre auprès de ceux qui se sont tournés vers lui ». Dans la seconde partie, le lecteur part d’abord en quête de l’identité du narrateur du Livre de Tobie avec Elena di Pede, qui rend compte de la complexité des données au sein desquelles se succèdent un narrateur hétéro diégétique et un narrateur homo diégétique, sans que l’on sache de qui, de Tobit ou de Tobias, il s’agit. Au reste, connaît-on le narrateur de l’ensemble ? Avec Catherine Vialle, l’on suit l’ange Raphaël connu aussi, dans sa forme humaine, sous le nom d’Azarias. Le nom hébreu de l’ange « Dieu guérit » est cohérent avec la mission qui lui est assignée. Mais le nom « humain » Azarias, sous lequel il se présente aux humains, et qui signifie « Dieu secourt », ajoute à la considération de la mission de Raphaël. On le retrouve dans le récit également sous le nom de « frère » ou de « l’homme ». Puis avec André Wénin sont mis en parallèle les mariages de Tobias et ceux d’Isaac et de Jacob, desquels apparaît l’impératif du mariage endogame (« Prends une femme de la race de tes pères, ne prends pas une femme étrangère », Tb 4,12-13), à comparer avec Gn 24 où Abraham envoie son serviteur en mission dans le pays qu’il a quitté pour trouver une épouse à Isaac dans la famille. Et la femme ira avec l’homme pour qui elle a été préparée … Enfin Claude Lichtert examine, au moyen de l’analyse structurelle ou rhétorique, les cinq prières et les bénédictions de Tobit. Son approche permet d’observer les progressions, qu’elles soient dans la figure de Dieu, telle qu’elle apparaît chez le priant, ou encore dans les relations entre les personnages. Cet ouvrage a deux mérites principaux : celui de dépeindre les ressources de l’approche narrative et celui d’attirer l’attention sur un livre rejeté du canon hébraïque. Deux raisons pour que les étudiants en théologie s’en emparent.
13P. Duprez
Nouveau Testament
Françoise Chandernagor, Vie de Jude, frère de Jésus, Paris, Albin Michel, 2015. 22 cm. 395 p. ISBN 978-2-226-25994-3. € 22,90
14Il ne faut pas se tromper de genre littéraire ; ce livre est un roman, et un beau roman. Un roman historique dont le dossier présenté par l’auteur en fin d’ouvrage montre l’importance et la rigueur de son travail. L’autodéfense était inutile, comme peut-être la fiction d’un manuscrit perdu et retrouvé. F. Chandernagor donne la parole à Jude, le très jeune frère de Jésus, né dix-neuf ans après lui, qui devint ensuite l’un de ses disciples. Jude fut appelé à devenir le chef de l’une de ces petites communautés judéo-chrétiennes qui survécurent à la guerre juive, pour garder la double tradition juive et chrétienne, avant de disparaître au cours des premiers siècles.
15L’auteure s’est imprégnée de la tradition biblique et évangélique au point d’en intégrer le langage avec une simplicité et une poésie qui relèvent de l’évidence. À travers les yeux de Jude, elle installe son lecteur dans le monde galiléen dans lequel Jésus vécut, un monde qui a le cadre et la saveur des paraboles. Nous entrons de plain-pied dans ce printemps galiléen, sa dimension rurale et artisanale, la joie d’une nature proche, tantôt bienveillante, tantôt rude, la difficulté de la vie quotidienne des petits paysans et des saisonniers, le rythme des saisons et la crainte des mauvaises années, l’avidité des grands propriétaires, le mépris des religieux proches du Temple et des pharisiens aux pratiques strictes. La figure de Jésus apparaît à travers le regard aimant, puis fasciné du jeune frère, avec les interrogations que déjà elle suscite, jusqu’à ce qu’il quitte la maison et que les nouvelles parviennent par la rumeur.
16Ce monde extrêmement vivant voit le mariage des sœurs, les tentatives des frères pour gravir l’échelle sociale, l’autorité croissante de la figure belle et austère de Jacques, le premier des frères de Jésus (« Jacques, le rempart », ainsi que le surnomme le petit frère … « mais on ne discute pas avec un rempart ! »), qui s’impose toujours davantage. Et une Marie admirable, mère attentive et courageuse, toujours au travail pour assurer la vie ou la survie de la maisonnée ; elle garde une tendresse et une confiance sans faille en ce fils aîné déroutant, le soutenant de loin en veillant sur le reste de la famille.
17C’est avec une belle liberté que F. Chandernagor ouvre le débat entre les frères, entre les voisins, sur l’activité de Jésus, sa personnalité étrange, les fidélités et les interrogations qu’il suscite. Le lecteur de Paul reconnaîtra certaines affirmations de l’apôtre dans la bouche de Jacques ! Jusqu’aux événements de sa mort dramatique et de la rumeur de Pâques, rapportés à travers le récit fragmenté de Jude – les trous du manuscrit permettant à l’auteur de laisser toute liberté à l’imaginaire ou à la foi du lecteur.
18La seconde partie du récit suit les aléas des petits groupes de disciples après la rencontre de Jésus ressuscité dont Marie continue d’attendre le retour. Alors apparaissent les premières discussions sur la figure de ce frère, Messie de Dieu, dont on ne comprend pas pourquoi il s’est ainsi retiré. Apparaît aussi le personnage de Paul, le pharisien converti, exalté, que Jacques considère comme un fou du fait de sa foi radicale : peut-on dire que Jésus est le Fils de Dieu ? Jacques veut oublier Paul : qu’il aille son chemin ! Une autre naissance du christianisme se dessine du côté de la mission de Paul auprès des païens, dont Jude sait que ce dernier porte un amour fou à Jésus et qu’une part de vérité reste mystérieuse ; dans un dialogue magnifique avec le petit frère fidèle resté juif, Paul comprend aussi que la part charnelle de Jésus est indissociable d’un message qu’il ne peut trop vite spiritualiser.
19L’auteure poursuit jusqu’au déclenchement terrible de la guerre juive, dont elle sait faire vivre les rivalités partisanes, les conflits internes meurtriers, les trahisons et les fanatismes, tandis que l’occupant romain aligne ses légions. On y perçoit l’épouvante d’une guerre à la fois civile et désespérée, une guerre de partisans contre un empire dont la machine impitoyable va jusqu’au bout. On assiste alors au désarroi des jeunes chrétiens venus de ce judaïsme rural, que Jacques puis Jude peinent à maintenir hors de la violence qui se déchaîne. On pressent aussi les difficultés de ces petits groupes demeurés proches du judaïsme, qui resteront interrogatifs sur la personne de Jésus, ébionites et nazôréens, dont la disparition semble inévitable dans l’histoire. Regard pessimiste ou espérance à nouveau ouverte ? F. Chandernagor livre un roman que l’on lit d’une traite et qui invite à réviser la lecture des Évangiles, le débat avec Paul, et à réfléchir un peu autrement sur les débuts du christianisme.
20Roselyne Dupont-Roc
Kyle B. Wells, Grace and Agency in Paul and Second Temple Judaism : Interpreting the Transformation of the Heart, Leyde/Boston, Brill, coll. « NovTSup 157 », 2014. 24 cm. x-374 p. ISBN 978-90-04-27728-1. € 126/US$ 163
21Le chap. introductif souligne que l’un des facteurs décisifs des divergences chrétiennes quant à l’interprétation de Paul est le discours de ce dernier sur la tension entre grâce divine et volonté humaine. L’auteur souhaite dépasser le débat entre l’« Ancienne » et la « Nouvelle Perspective » en analysant le rapport entre grâce de Dieu et volonté humaine à partir d’autres textes juifs.
22La première partie qui réunit les chap. 2 et 3 s’intéresse à la restauration de l’Alliance en Deutéronome, Jérémie et Ézéchiel. Le chap. 2 concerne plus particulièrement le rapport entre Dieu et Israël lors de la restauration de l’alliance : Wells voit en Dt 1,10-30 un texte ambigu dans lequel l’on peut lire la possibilité d’un renouveau de l’alliance comme l’assurance selon laquelle, dans le futur, Yhwh va agir de manière décisive pour sauver Israël.
23Au chap. 3, Wells analyse le thème de la transformation du cœur chez les prophètes Jérémie et Ézéchiel. Dans ces livres comme dans le Deutéronome, la crise et l’échec politiques conduisent à une réflexion sur la compétence morale des hommes. Une transformation anthropologique, dont Dieu est l’instigateur, apparaît comme la clé permettant de guérir de cette incompétence.
24La deuxième partie, formée des chap. 4 à 7, se penche sur les interprétations de ces textes et sur la théologie juive développée jusqu’à l’époque de Paul. Au chap. 4, Wells montre que la Septante livre deux interprétations métaphoriques différentes de la circoncision du cœur : comme purification d’une part, comme réorientation de la volonté d’autre part. Au chap. 5, Wells montre que les rouleaux de la mer Morte situent la grâce divine d’abord dans la création, mais aussi dans l’avènement d’un enseignement révélant des choses cachées, dans la préservation et la protection des justes face au mal, dans la transformation morale du juste et le renouveau eschatologique. Le chap. 6 s’intéresse aux apocryphes et aux pseudépigraphes, parmi lesquels on constate que le renouveau de l’homme est tantôt considéré comme étant inauguré par une circoncision du cœur pleinement accomplie seulement à l’eschaton, tantôt espéré pour le futur seulement. La restauration est souvent associée au don d’un cœur nouveau ou d’un nouvel esprit. Dans ce cadre, l’obéissance humaine est nécessaire, mais la grâce de Dieu l’est aussi dans le processus de restauration comme dans l’acte d’obéissance lui-même. Au chap. 7, l’auteur montre que, pour Philon, Dieu est la cause première, ainsi la volonté humaine est donc toujours passive, sans que cela ait pour corollaire l’inactivité humaine : la grâce divine, pour Philon, est toujours imméritée, mais l’homme doit s’y disposer.
25L’auteur en vient à l’apôtre Paul dans une troisième partie : le chap. 8 est réservé à l’interprétation de Dt 30 en Rm 2,17-29. Paul lit dans le Deutéronome l’assurance selon laquelle Dieu va transformer l’humain par le Christ et l’Esprit, la circoncision n’étant pas, selon l’Apôtre, un critère pour une telle transformation. Au chap. 9, Wells affirme qu’à la lumière de la lettre aux Romains Paul considère que l’incompétence de la chair a trouvé sa résolution dans la mort et la résurrection du Christ, qui permettent l’obéissance.
26Un dixième chapitre fournit des études de 2 Co 3,5-6 ; Ph 3,3 et Col 2,11, qui selon Wells confirment l’enseignement de Paul dans l’Épître aux Romains.
27Dans ses propos conclusifs, l’auteur indique que Paul reflète des convictions bien connues au sein du judaïsme : d’une part que c’est Dieu qui change la volonté humaine, d’autre part que l’attente de la restauration est pour le monde à venir, même si celle-ci est déjà inaugurée. Mais pour l’Apôtre, le changement de la volonté humaine a lieu par l’œuvre du Christ, sans quoi l’homme est incapable d’obéir à Dieu. Ainsi Paul et ses contemporains ont beaucoup en commun, notamment la conviction de la nécessité de la grâce pour l’obéissance à Dieu. Toutefois, on voit chez Paul que par son expérience de Dieu en Christ, les notions juives de grâce, de réciprocité, d’obligation, de condition, de liberté ou encore d’obéissance sont dans le même temps incluses, annulées et transcendées.
28Wells livre ici une vision stimulante pour le débat entre « Ancienne » et « Nouvelle Perspective » sur Paul, à l’appui d’un travail précieux sur les sources juives.
29Sébastien Fresse
Jean-Philippe Fabre, Le disciple selon Jésus. Le chemin vers Jérusalem dans l’évangile de Marc, Bruxelles, Lessius, coll. « Le livre et le rouleau 45 », 2014. 23 cm. 371 p. ISBN 978-2-87299-253-9. € 29,50
30Ce livre est le fruit d’une thèse de doctorat soutenue en 2012. Il s’agit d’une approche narrative de la figure du disciple dans l’Évangile de Marc, plus particulièrement dans la section dite « du chemin » (Mc 8,27-10,52).
31L’ouvrage est divisé en trois grandes parties. La première parcourt les huit premiers chapitres de l’Évangile afin de dégager quelques éléments narratifs sur la façon que Marc a de raconter, l’auteur s’intéressant plus particulièrement à la figure du disciple. La deuxième étudie dans le détail la section du chemin vers Jérusalem, en centrant l’examen sur les disciples et la typologie de la suivance qui en émane. J.-Ph. Fabre insiste sur la façon dont Jésus les instruit et sur son enseignement concernant « l’être disciple ». La troisième partie se focalise sur le récit de la guérison de l’aveugle Bartimée. La thèse soutenue est que la figure de l’aveugle de Jéricho fait écho à cet enseignement présenté dans la section du chemin : Bartimée serait ainsi la « figure aboutie » du disciple. Il vérifie le bien-fondé de sa thèse dans un survol de la fin de l’Évangile de Marc. Ce parcours s’achève sur la place donnée au lecteur par l’évangéliste et la capacité de ce lecteur à devenir disciple à son tour : celui-ci peut assumer ses défaillances en s’identifiant aux disciples, et poursuivre sa quête pour être témoin du Christ en s’identifiant à Bartimée.
32L’analyse est précise et la démonstration convaincante. La lecture de cet ouvrage est aisée, même pour un lecteur peu formé à ce genre d’étude. Si nous n’en partageons pas forcément toutes les conclusions, ce travail est d’un grand intérêt pour l’étude de Marc en approche narrative. Il est enrichi par un appareil de notes réunissant les discussions de l’auteur avec d’autres exégètes, ce qui permet d’alléger le corps du texte tout en pointant certains enjeux de l’étude.
33Priscille Morel
Jacques Cazeaux, Les silences de l’Apocalypse. Une église appelée Babel, coll. « Lectio divina 266 », Paris, Cerf, 2014. 21 cm. 252 p. ISBN 978-2-204-09686-7. € 29
34J. Cazeaux propose une lecture littéraire du livre de l’Apocalypse. Il considère qu’il faut le lire comme un fils d’Israël l’aurait fait au ier siècle, c’est-à-dire avec la mémoire des Écritures comme outil de « décodage ». Cette lecture s’attache en premier lieu au mouvement général du texte, aux symétries, répétitions de structures et rythmes.
35Ainsi, les différents septénaires suggèrent au chercheur un lien avec Gn 1. Il y a des similitudes de structure, entre autres avec la place particulière accordée au sixième jour de la création et la résolution paradoxale du septième. Les images présentées par les différentes visions le renvoient aux livres des prophètes Ésaïe, Daniel, Ézéchiel, mais aussi au livre de l’Exode voire aux livres des Rois. Pour l’auteur, tous ces écrits viennent fustiger le désir de royauté du peuple, c’est-à-dire celui qui consiste à donner à voir sa puissance.
36Pour Cazeaux, la volonté de Jean de Patmos est de mettre en garde les Églises d’Asie qui souhaitent se fondre dans la normalité de leur temps, qui oublient la mort du Christ au profit de sa seule résurrection, en somme qui ambitionnent de se conformer au monde qui les entoure en lui faisant allégeance sous prétexte que la résurrection permet tout. C’est pour cela, selon lui, que le rédacteur de l’Apocalypse met l’accent sur l’Agneau égorgé. Il ne cherche pas à valoriser des martyrs, mais bien plutôt à susciter la singularité de la conversion personnelle de chacun de ses lecteurs ainsi placé face à son péché.
37L’auteur appuie son analyse sur les sept Lettres introductives du livre qui ont, selon lui, la fonction d’un prologue. Il voit aussi dans les quatrième et sixième épisodes des septénaires, une invitation à un retour personnel sur soi et sur son ignorance des Écritures qui est la source du Mal. Quant à l’importance du chiffre 12 présent dans la seconde moitié du livre, il renvoie, pour cet helléniste reconnu, au cadastre des douze tribus qui implique l’absence de roi.
38Tout au long de son ouvrage, J. Cazeaux démontre son excellente connaissance de l’Ancien Testament, sa capacité à y retrouver des éléments d’explication pour une lecture plus aisée de l’Apocalypse permettant ainsi d’éviter les principaux pièges qui se présentent à un lecteur non averti. Son livre, de haute tenue, s’adresse à toute personne ayant une bonne connaissance de la Bible et voulant se plonger dans la lecture du dernier livre du Nouveau Testament. Les notes de bas de page viennent éclairer certaines des assertions sans entraver la fluidité de la lecture. Il s’agit d’une approche purement littéraire, et néanmoins d’une lecture engagée. Ce n’est pas à proprement parler un commentaire biblique dont il ne recouvre pas les caractéristiques, mais une analyse qui vient compléter avec brio les études que l’on peut trouver dans les ouvrages de théologie.
39P. Morel
Paul J. Brown, Bodily Resurrection and Ethics in 1 Cor 15. Connecting Faith and Morality in the Context of Greco-Roman Mythology, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « WUNT II 360 », 2014. 312 p., ISBN 978-3-16-153038-8. € 79
40Questionné par ses contemporains sur la résurrection et motivé par le souhait de réconforter son entourage confronté à la disparition de proches, Paul J. Brown a consacré sa thèse de doctorat au thème de la résurrection corporelle à partir d’une étude de 1 Co 15. Il analyse ce texte non seulement sous l’angle théologique mais réfléchit également à la portée éthique qui découle de l’espérance en la résurrection corporelle future. C’est le fruit de ce travail qu’il nous propose dans cet ouvrage.
41Le propos est divisé en sept chapitres. Dans l’introduction l’auteur établit l’état de la recherche et indique la méthodologie, la structure de l’étude, et l’importance du sujet. Il souligne l’importance de ce travail par rapport aux études consacrées à l’éthique du Nouveau Testament et spécifiquement à l’éthique paulinienne, également par rapport à d’autres travaux qui se concentrent sur le lien entre la résurrection corporelle future et l’éthique. Brown constate que peu de chercheurs soulignent la corrélation entre la résurrection corporelle et l’éthique en 1 Co 15. La plupart soutiennent que la motivation morale sous jacente en 1 Co 15 est soit le jugement final soit l’espérance du salut. Or c’est justement cette question de la connexion entre conviction et éthique que l’auteur travaille dans cet ouvrage en se posant deux questions : comment Paul argumente-t-il, à la lumière des mœurs gréco-romaines et de la position des opposants à la résurrection future, pour défendre la réalité de celle-ci et du corps des ressuscités ? Comment la conviction de Paul conduit-elle à une obligation morale ?
42Dans la perspective historique qui est la sienne, Brown analyse la culture gréco-romaine du premier siècle afin de repérer la croyance possible en une vie après la mort. Il étudie brièvement les représentations de l’au-delà en commençant par les croyances dans le monde souterrain, puis la conception philosophique de l’immortalité de l’âme, les différentes possibilités de vie incarnée après la mort, et conclut avec le nihilisme pratique. En même temps, il étudie aussi les origines des convictions de Paul concernant la résurrection, en se demandant si l’apôtre était influencé par la culture gréco-romaine après la mort ou pas. Il en conclut que la conviction et la théologie de Paul sur la résurrection sont fondées principalement sur son héritage pharisien et sur sa propre expérience avec Jésus le Messie ressuscité sur le chemin de Damas.
43Fort de ces diverses considérations sur les représentations et croyances en l’après mort dans le monde gréco-romain, Brown se demande quelle est celle qui a le plus influencé les Corinthiens et qui se trouve donc en arrière-plan de 1 Co 15. Il répond qu’il est possible que plusieurs représentations aient été connues des Corinthiens. Le plus important est d’évaluer la conviction des Corinthiens sur l’après mort, conviction qui a engendré leur bouleversement moral. Sur les diverses possibilités analysées, aucune ne convainc notre auteur. Il propose alors d’aller voir dans la mythologie gréco-romaine pour trouver le fond du problème corinthien sur la résurrection. La réponse qu’il donne ici est comme une sorte de clé de voûte qui va lui servir à lire et comprendre 1 Co 15. Il trouve une croyance, dans la mythologie gréco-romaine, qui a permis aux Corinthiens d’accepter la résurrection du Christ et de refuser la leur. Cette croyance, c’est la mythologie gréco-romaine des héros : ils étaient vus comme ayant une existence heureuse et incarnée après la mort après avoir vécu pour le bien des autres. Le sort de ces autres était caractérisé par un avenir pessimiste concernant l’au-delà, car ils ne partageaient pas le statut ou le destin des héros. Leurs actions n’avaient effectivement aucun lien avec leurs attentes en matière de vie après la mort.
44Dans la partie exégétique proprement dite, Brown aborde d’abord 1 Co 15,1-11 passage qu’il considère central dans l’argumentation de Paul pour soutenir la véracité de la résurrection corporelle des morts et déconstruire la conviction des Corinthiens sur l’après mort influencée par la mythologie gréco-romaine. Selon l’auteur, dans cette section l’apôtre aborde deux points qui lui seront utiles plus tard : la nature du corps de résurrection en pointant sur la matérialité du Messie ressuscité qui est signifiant pour les Corinthiens non seulement pour leur résurrection mais aussi pour leur comportement présent ; l’histoire de la propre vie de Paul comme un modèle de vie qui montre à quoi ressemble une vie dans une obligation morale.
45La matérialité de la résurrection future est une question difficile. L’auteur l’aborde en mettant en avant la logique par laquelle Paul la défend en 1 Co 15,12-28. Il explore ensuite sa signification éthique en 1 Co 15,29-34. Brown montre que Paul lie la résurrection de Jésus et la résurrection future des Corinthiens qui sont en Christ (1 Co 15,12-19). Paul justifie cette connexion par la typologie Adam-Christ et par une explication de l’eschatologie qui dérive de cette cosmologie (1 Co 15,20-28). Christ n’est pas simplement un héros : en croyant en Lui les Corinthiens ressusciteront aussi corporellement. Fidèle au thème qui le motive dans ce travail, Brown souligne les implications morales de la croyance ou du déni de la résurrection future (1 Cor 15,29-34), ceci non seulement pour les croyants mais aussi pour les opposants. Il montre comment Paul aborde ces implications à la fois positivement et négativement en utilisant sa vie comme un exemple, laquelle est motivée par la réalité d’une résurrection future, exhortant les Corinthiens égarés à renoncer à un comportement inconvenant et montrant aussi aux opposants les conséquences de leur refus.
46Brown soutient ensuite que Paul établit des corrélations positives supplémentaires afin d’aider les Corinthiens à discerner le lien entre la résurrection et l’éthique. Paul précise la nature du corps de résurrection afin que ses auditeurs ne cherchent pas à vivre comme les gréco-romains qui les entourent, mais comme un Messie glorifié. Paul souligne ceci à travers le contraste entre Adam et Christ, l’Adam avant la chute et l’homme céleste (1 Co 15,42-44). La reconstruction narrative de Paul propose Jésus le Messie comme image susceptible d’encourager les Corinthiens (1 Co 15,45-49). Paul explique comment et quand le futur changement corporel aura lieu. Enfin, il conclut toute la discussion au sujet de la résurrection des morts en appelant les Corinthiens à abonder fermement dans leur travail pour le Seigneur parce que la résurrection rend leur travail utile et non vain.
47En conclusion, Brown propose de lire ce texte en considérant que Christ est un héros dont la résurrection profitera aux Corinthiens qui croient en Lui. Cela entraîne une obligation morale qui est le fait de vivre comme un héros aussi ici-bas. Pour cela il faut prendre Paul comme exemple, comme Paul lui-même a fait avec Christ. Paul cherche ainsi à rectifier la conviction corinthienne sur l’après mort influencée par la mythologie gréco-romaine, laquelle suscite leur décadence morale.
48Éloi Rakotomahefa Tahina
49Élian Cuvillier
Histoire ancienne
Michel Fédou, La voie du Christ, t. II : Développements de la christologie dans le contexte religieux de l’Orient ancien. D’Eusèbe de Césarée à Jean Damascène (ive-viiie siècle), Paris, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei 288 », 2013. 21,5 cm. 671 p. ISBN 978-2-204-09770-3, $ 45
50Michel Fédou, prêtre de la Compagnie de Jésus, professeur aux facultés jésuites du Centre Sèvres à Paris, poursuit dans ce deuxième volume, une œuvre assez considérable d’une présentation diachronique de l’évolution du discours christologique dans les espaces hellénisés et syriaques de l’Orient ancien.
51La méthodologie est rigoureuse : pour chaque auteur abordé, une succincte présentation biographique, puis l’analyse d’une ou plusieurs œuvres dans lesquelles peuvent être repérés des développements substantiels quant à la figure du Christ, suivies d’une synthèse des apports, mise en perspective dans l’ensemble de la théologie de l’auteur et du contexte théologique plus général. Tout cela est exposé dans une introduction qui retrace avec précision et concision l’essentiel des débats de l’époque choisie. La manière dont est abordée la crise nestorienne tient très heureusement compte des progrès des dernières années quant à une reprise nécessaire et une mise en lumière importante des sources de la théologie de « l’hérésiarque » constantinopolitain, désenclavées de certaines projections partisanes. Même si l’auteur ne donne pas quitus à toutes les positions de Nestorius, il contribue à une réhabilitation attendue.
52Un autre aspect enrichissant de ce volume tient dans le fait que l’auteur n’aborde pas les lignes fondamentales de la christologie de chaque Père à partir de leurs ouvrages les plus connus. C’est ainsi que réapparaît une étude moins habituellement présentée d’Eusèbe de Césarée de Palestine : le Contre Hiéroclès (p. 75-79), ou bien la justification de la christologie de Grégoire de Nazianze à partir de ses philippiques contre Julien (p. 168-206), ou encore les précisions dogmatiques de Cyrille d’Alexandrie principalement à partir de sa huitième lettre festale (p. 372-376). Ces quelques exemples montrent combien le champ d’investigation documentaire de l’auteur est vaste et sa connaissance des textes minutieusement intégrée dans les dimensions spatio-temporelles de l’époque étudiée, qui elle-même ne manque pas d’ambition : allant du ive au viiie siècle, de l’institution d’un christianisme d’Empire aux conséquences des divisions nées souvent d’un rapport distancié face à ce même projet constantinien et théodosien ; les fractures de l’oikouménè – surtout après la crise chalcédonienne – provoquant des déchirures préjudiciables dans le monde chrétien, en particulier au sein de l’Empire byzantin, permettant une installation plus facile des différentes vagues migratoires, dont celle des arabes évoquée en fin de volume.
53Il est également heureux que le quatrième chapitre fasse le point sur la littérature syriaque (p. 227-255), spécialement concernant les apports d’Aphraate et d’Ephrem. L’étude aurait pu être prolongée avec Jacques de Saroug, Narsaï ou Babaï le Grand. Autre point devant être souligné : le regroupement des grandes œuvres catéchétiques sous le même chapitre (vi, p. 275-319). Ensemble sont étudiées les catéchèses baptismales et mystagogiques de Cyrille de Jérusalem, Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste, rendant toute sa place, de manière constructive et non polémique, à la majesté oratoire et substantielle des chantres de la théologie d’Antioche. Peut-être eût-il été intéressant de reprendre plus systématiquement cette perspective catéchétique dans l’ensemble des traités abordés. L’acte catéchétique est profondément celui de connaisseurs de l’Écriture sainte et de pasteurs dévoués au service de l’intelligence et du développement de la foi pour leurs fidèles. Nous serions tentés de faire la même remarque concernant la dimension missionnaire, qui elle aussi aurait pu apparaître plus explicitement tout au long des chapitres et non uniquement au chapitre ix (p. 429-511). La praxis liturgique est malheureusement trop peu mise en valeur également.
54Nous ajoutons une autre petite réserve tenant par moments à une certaine disproportion. Si Athanase bénéficie d’un commentaire courant sur trente pages, il est étonnant que les trois Cappadociens soient considérés dans un ensemble de soixante-douze pages, soit à peine vingt-cinq par auteur. L’importance capitale de leur apport christologique aurait mérité davantage, d’autant plus que M. Fédou tient à défendre – à juste titre – la cohésion intrinsèque de leur théologie entre mystère trinitaire et mystère christologique. D’autre part, dans une telle perspective, il semble de plus en plus nécessaire de les dissocier, pour mieux faire apparaître leur spécificité propre et la façon dont, en étant issus d’une école semblable, ils apportent chacun des touches très personnelles. Sur ce point également, un développement plus substantiel sur le lien entre théoria et praxis aurait pu déployer la profondeur d’une théologie philosophique qui ouvre sur la perspective apophatique de la visée spirituelle de la montée vers la Lumière de la beauté trinitaire. Cela est certes suggéré dans les quelques pages dévolues à Grégoire de Nysse, mais de façon trop succincte pour un sujet qui se présente comme la matrice des nombreuses ramifications de la vie spirituelle tout au long de l’histoire de l’Église. La même remarque vaut pour le trop court chapitre sur le Pseudo-Denys (p. 513-546). Cette perspective affleure de nouveau dans le chapitre v lorsque M. Fédou donne quelques notes sur l’œuvre d’Évagre le Pontique (p. 266-273), ou encore au chapitre vii lorsqu’il tient à démontrer l’originalité thérapeutique de l’approche de Théodoret de Cyr (p. 321-347). Mais nous pourrions aussi dire que c’est au lecteur lui-même de s’approprier cette fresque en élaborant son herméneutique propre à partir de ces clefs fondamentales permettant de traverser les différentes études.
55Une dernière remarque concernerait les indications bibliographiques, à l’égard desquelles l’auteur se contente de renvoyer à quelques œuvres récentes assez décisives sur tel ou tel Père. Quelles sont les raisons qui ont présidé à un choix à notre sens bien trop limité ? Sans doute le souci de rester très proche des textes dans une analyse très personnelle, qui fait l’inestimable valeur de cet ouvrage. Celui-ci est fidèle à son projet initial : donner en langue française, à l’aune de Grillmeier, une étude audacieuse et bien structurée du déploiement de la christologie aux premiers siècles de l’histoire de l’Église, en tenant compte des mosaïques culturelles dans lesquelles le message du Salut dans le Christ s’est inculturé. L’enseignant de patristique ou de christologie, l’amateur ou le familier des Pères, et toute personne curieuse de leur théologie, trouveront dans cet ouvrage de quoi pourvoir à leur travail, à leur satisfaction intellectuelle et, pourquoi pas, à leur édification et leur structuration spirituelle.
56Philippe Molac
Histoire médiévale
Natalie Maag, Alemannische Minuskel (744-846 n. Chr.). Frühe Schriftkultur im Bodenseeraum und Voralpenland, Stuttgart, Hiersemann, coll. « Quellen und Untersuchungen zur Lateinischen Philologie des Mittelalters 18 », 2014. 24,5 cm. xiv-238 p. ISBN 978-3-7772-1422-1. € 164
57Il s’agit de la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à Heidelberg, reprise dans le cadre d’un groupe de travail sur des supports textuels.
58La première partie de l’œuvre compare les scriptoria de Saint-Gallen et de Reichenau, la seconde partie se penche sur les productions d’autres secteurs géographiques. Le texte est émaillé de 113 reproductions illustrant les différents types d’écriture.
59On y apprend que la minuscule alémanique est nommée dans la recherche antérieure « mérovingienne » ou « proto-caroline », ou encore subsumée sous l’ensemble des écritures « rhétiennes ». C’est Albert Bruckner qui a établi la différence entre les minuscules alémanique et rhétienne. Mais l’on dénombre beaucoup de formes intermédiaires, et pour le début du ixe siècle il est difficile d’établir des catégories bien déterminées.
60La minuscule alémanique apparaît à la fin de la première moitié du viiie siècle à Saint-Gallen comme une évolution de la cursive romaine et se définit par une série de ligatures particulières, notamment entre n et t, ainsi qu’un g ouvert. À Saint-Gallen, ce sont surtout les écrits de Winithar, Waldo et Wolfcoz, et à Reichenau ceux de Reginbert qui sont analysés. L’étude montre le lien étroit entre Saint-Gallen et Reichenau, alors hauts lieux d’une culture écrite singulière.
61L’auteur démontre que les monastères de Freising et de Mondsee utilisent la minuscule alémanique de façon presque exclusive, d’autres scriptoria comme Kochel, Benediktbeuern et Lorsch l’indiquent à des degrés moindres. On trouve certaines de ses caractéristiques également en Alsace.
62Une conclusion, une bibliographie, un catalogue de manuscrits, une série de 13 reproductions en couleurs de différents exemples d’écriture, ainsi que les index d’usage complètent l’ensemble.
63Un très bel ouvrage sur les témoins textuels du haut Moyen Âge du Sud de l’Allemagne.
64Waltraud Verlaguet
Histoire moderne
Monique Cottret, Caroline Galland (dir.), Croire ou ne pas croire, Paris, Kimé, coll. « Le sens de l’histoire », 2013. 21 cm. 377 p. ISBN 978-2-84174-624-8. € 29
65Issu d’un séminaire organisé par les curatrices du volume à l’université de Nanterre, de novembre 2009 à juin 2012, au sein du Centre d’histoire sociale et culturelle de l’Occident (CHISCO), ce recueil réunit seize contributions autour d’une question difficile : comment écrire une « histoire de la croyance », mieux, une « histoire du croire » (p. 364) ? L’introduction de M. Cottret (p. 9-25) et la conclusion de C. Galland (p. 361-373) reviennent sur les enjeux de ce questionnement qui se situe à la croisée de multiples approches disciplinaires (histoire des mentalités, histoire des religions, mais aussi histoire économique et politique, anthropologie, théologie, etc.) et évoquent le travail des grands historiens du xxe siècle (Marc Bloch, Lucien Febvre, Robert Mandrou, Jean Delumeau) qui, tout en ayant contribué à imposer la croyance comme un thème central de l’historiographie contemporaine, y ont en même temps reconnu le lieu privilégié d’une réflexion plus générale sur le travail de l’historien. Car force est de constater que la croyance n’est pas « un objet d’histoire comme un autre » (p. 361). D’une part, elle accuse les limites du « point de vue de l’historien » (p. 363), toujours confronté à des témoignages qui relèvent des discours et des pratiques : mais si « croire revient alors à dire, faire et appartenir […] dans les sociétés d’Ancien Régime où l’appartenance est obligatoire, de tels marqueurs de la croyance peuvent se révéler incertains » (p. 10). D’autre part, dans le cas des croyances désormais révolues et des conceptions erronées que l’on a autrefois tenues pour vraies, l’objectivité de l’historien est toujours exposée au risque de se muer insensiblement en jugement de valeur. Peut-on décrire une croyance à laquelle on ne croit plus sans décrier, du moins d’une manière implicite, la crédulité de ceux qui y croyaient ? Face à ces limites et à ces risques, ne conviendrait-il pas plutôt d’« exclure le mot “croire” des sciences sociales » et de l’histoire en particulier, comme le propose l’ethnologue Jeanne Favret-Saada dans une intervention qui n’a pas trouvé place dans ce recueil, mais dont C. Galland reprend les arguments dans sa conclusion (p. 361-364) ?
66Les articles réunis dans ce volume s’efforcent d’esquisser différents moments d’une « histoire du croire » qui, loin d’ignorer les objections qui en contestent la légitimité, cherche à les lever par des études de cas qui témoignent, au contraire, de la valeur de la croyance comme « outil heuristique pertinent » (p. 361) dans le domaine de l’histoire. La grande variété des thèmes et des périodes abordés par les auteurs des contributions qui constituent ce recueil interdit de revenir ici en détail sur leurs contenus. Nous nous bornerons à souligner quelques éléments méthodologiques d’ordre général qui font l’originalité de ce volume avant de pointer ses apports les plus marquants à l’esquisse d’une histoire du croire.
67La méthode d’abord : c’est au fil d’un double choix que les études rassemblées par M. Cottret et C. Galland parviennent à rendre compte du caractère multiforme sinon presque insaisissable de la croyance en tant qu’objet historique. D’une part en ouvrant l’histoire du croire à des champs d’études qui dépassent largement celui de l’histoire religieuse ; d’autre part en substituant à la question « qu’est-ce que la croyance ? », celle qui s’interroge sur « comment la croyance se fait-elle ? ». Pour ce qui est du premier point, si la croyance qui relève de la foi (ou du moins des pratiques religieuses) est le point de fuite vers lequel converge toute réflexion sur les formes du croire, il se peut qu’elle soit aussi un point aveugle dont la complexité risque de perdre le chercheur, en le condamnant fatalement à une impasse. Mieux vaut donc déployer une sorte d’analogie du croire qui en décline, par exemple, les figures économiques, sociales et politiques. Car si l’on croit en Dieu, l’on croit aussi aux rituels et aux moyens de guérison surnaturels (P. Rieder, « Croyances et santé : “Erreurs populaires” et superstitions romaines à Genève (1550-1750) ») tout autant qu’aux effets des forces occultes et magiques (N. Edelman, « Croire ou ne pas croire au magnétisme animal et au somnambulisme magnétique », U. Kampl, « Les dynamiques du croire. L’exemple de la magie à Paris au xviiie siècle »). Histoire de la médecine et des mentalités, mais aussi histoire économique et anthropologie du politique, car parmi les formes du croire il y a également la confiance qui est à la base des échanges commerciaux (J. Sibon, « Peut-on croire en la parole du juif ? L’homme d’affaires juif à Marseille dans les relations économiques au xive siècle » ; V. Demont, « Croire le forain ? La “bonne foi” marchande sur les foires de Francfort au début du xviie siècle ») et le crédit que l’on accorde à la parole des gouvernants (M. Cassan, « Croire la parole politique au moment de l’assassinat d’Henri IV »). Or, et c’est là le deuxième choix méthodologique qui caractérise ce volume, étudier ces multiples facettes de la croyance revient à montrer comment elle se constitue, se perpétue et se transforme au fil d’un enchevêtrement de conflits et de négociations, de résistances et de poussées que l’on observe autant à l’échelle individuelle (F. de Noirefontaine, « Une convulsionnaire janséniste de l’Hôtel-Dieu de Paris : la sœur de Sainte-Brigide (1741-1748) » ; B. Loy, « Faut-il croire en un Dieu cruel ? Les interrogations de Daniel Tilenus, pasteur reformé du xviie siècle » ; G. Rideau, « Crédit, confiance et foi chez Pierre-Étienne Brasseux, marchand-drapier orléanais au xviiie siècle » ; P.-Y. Glasser et A. Quennedey, « Saint-Just politique ou mystique ? Le problème de la croyance en la République dans la pensée du Conventionnel ») qu’au niveau des phénomènes relevant de la longue durée (S. Barnay, « Croire aux visions mariales. Une croyance médiévale entre ciel et terre » ; L. Brassart, « Croire en la Révolution en milieu rural (1789-1795) »). Dans tous les cas, il s’agit moins d’articuler des systèmes de croyances que de « s’interroger sur les modalités relationnelles et les contextes matériels du croire » (U. Krampl, p. 115). On peut ainsi apprécier la fonction de ces outils souples et puissants de perpétuation de la croyance que sont la liturgie (A. de Mézerac-Zanetti, « La fabrique du croire : les évolutions liturgiques sous le règne d’Henri VIII ») et les bibliothèques (F. Henryot, « Les bibliothèques ecclésiastiques, fabrique de l’orthodoxie (xvie-xviiie siècles) »). D’autre part, les remarques d’Ulrike Kampl sur l’économie de la croyance à la magie, analysée comme une forme de « commerce […] sociable et économique » (p. 107) et le contraste, assez paradoxal, pointé par François Zanetti entre la position du charlatan, qui doit toujours faire la preuve de l’efficacité de ses traitements pour entretenir la confiance de ses clients, et le praticien qui reste médecin même s’il ne guérit pas, car son crédit table sur l’autorité de ses diplômes et la reconnaissance par les institutions (p. 51-52) montrent bien qu’il est le plus souvent question d’un marché de la croyance plutôt que de son imposition.
68L’attention aux figures variées du croire et à la dynamique de la croyance dont témoignent les contributions réunies dans ce volume débouche sur un double acquis historiographique qui exhibe en retour le caractère fécond de la méthodologie adoptée. a/ Tout d’abord le phénomène de la croyance s’y trouve libéré de la cage des oppositions binaires qui en faussent souvent l’appréciation et risquent de faire succomber subrepticement l’historien au charme du regard des vainqueurs. Les couples raison-déraison, tolérance-fanatisme, savoir-crédulité, savants-peuple se trouvent systématiquement remplacées par une approche qui distingue différents degrés d’adhésion et de refus dans l’acte de croire ou de rejeter une croyance. Étudier une croyance en historien revient ainsi à la situer dans un contexte où les oppositions ne sont presque jamais tranchées ni définitives et les échanges entre les tenants d’une croyance et ses critiques dessinent une frontière à géométrie variable. b/ Ce constat vaut surtout pour l’époque moderne, et en particulier pour le xviie et le xviiie siècles, sur lesquels porte la grande majorité des études rassemblées dans ce volume. Or, appréhendé au prisme de la croyance et de ses figures religieuses, médicales, économiques et politiques, le passage de l’âge classique à celui des Lumières voit remis en cause son statut de « seuil épistémologique » (p. 20). Les formes de la croyance au xviiie siècle incarnent moins la persistance d’un « autre » de la raison (ou son « ombre » portée) que l’expression d’une économie de l’opinion et de la confiance, gouvernée par une logique de la consommation qui connaît son premier essor à l’époque des Lumières. En somme, « croire ou ne pas croire » ? Cela n’est pas la question. Celle-ci serait plutôt : comment les croyances se négocient, se perpétuent et s’estompent ? Ou : au fil de quelles stratégies des acteurs historiques trouvent des raisons pour adhérer à une croyance et d’autres renâclent en se réclamant de l’autorité souveraine de la raison ? C’est sans doute l’un des mérites de cet intéressant recueil dirigé par M. Cottret et C. Galland que d’avoir mis en lumière les enjeux d’une étude d’une telle économie de la croyance.
69Alberto Frigo
Guillaume Chenevière, Rousseau, une histoire genevoise, Genève, Labor et Fides, 2012. 22,5 cm. 413 p. ISBN 978-2-8309-1449-8. € 26
70L’ouvrage de G. Chenevière se présente sous un jour modeste : « Chroniqueur plutôt que savant, je demande l’indulgence des spécialistes pour les raccourcis et simplifications que je me suis autorisés » (p. 15). Mais si « le livre est entièrement fondé sur des faits connus des historiens de Genève ou des analystes de Rousseau », « la mise en perspective qu’il propose quitte les sentiers battus » (idem). Le caractère véritablement original de la perspective (raconter l’histoire des relations entre Genève et Rousseau du point de vue du peuple genevois) pourrait être contesté, tout comme l’idée qu’il s’agirait là du travail d’un chroniqueur plutôt que de celui d’un savant : il n’est pas évident que cela soit si original, ni même que le pari soit véritablement tenu de bout en bout, comme il est tout à fait faux que le livre ne soit pas celui d’un savant mais celui d’un simple « chroniqueur », tant l’auteur, qui n’est pas universitaire mais journaliste et homme de théâtre, témoigne d’une érudition solide et d’une connaissance remarquable – et de première main – de toutes les références importantes en langue française (on attendrait des références internationales dans une publication académique ; c’est bien le seul point où l’on peut prendre l’auteur en défaut). G. Chenevière, on l’aura compris, en racontant une « histoire genevoise » ne propose pas un ouvrage supplémentaire (on n’en manque pas, et d’orientations et de qualité variées) sur la pensée politique de Rousseau, ni une chronique de Genève au xviiie siècle, mais bien les deux à la fois et en même temps ni l’un ni l’autre. Ni l’un ni l’autre puisqu’il ne cherche pas à reconstruire la philosophie politique de Rousseau dans sa totalité et sa complexité (sa très bonne connaissance des travaux récents de B. Bernardi, d’A. Charrak, de F. Guénard ou de G. Radica l’en dispense et le lecteur qui s’intéresse à cette démarche trouvera les références bibliographiques idoines dans l’ouvrage), pas plus qu’il n’ambitionne de présenter dans le détail la vie genevoise du xviiie siècle (quand bien même les aperçus économiques, constitutionnels, sociaux, religieux sont suffisamment substantiels pour que l’on ne soit pas ici face à une histoire des idées politiques hors-sol et désincarnée). Les deux puisque G. Chenevière s’attache à la description et à l’élucidation d’une double contextualisation : la pensée politique de Rousseau inscrite dans le contexte de Genève et, ce qui est plus audacieux, Genève dans la pensée politique de Rousseau, non pas au sens de la place textuelle de Genève dans l’œuvre de Rousseau, mais au sens de la place des œuvres de Rousseau dans l’univers mental des Genevois, ses contemporains puis ceux qui l’ont lu et qui s’inscrivent dans les événements révolutionnaires, en étant munis de cette matrice conceptuelle rousseauiste. Il y a dans cette double infusion et diffusion une illustration exemplaire de la pertinence, aujourd’hui, pour l’histoire de la philosophie comme pour l’histoire culturelle, d’une réactivation modeste, prudente, contextualisée, de l’histoire des idées politiques, forte d’une méthodologie refondée et débarrassée de ses naïvetés et de ses archaïsmes (le mythe des influences et la téléologie des sources). À ce titre, les seules pages qui peinent à convaincre dans l’ouvrage sont celles, heureusement rares et purement programmatiques, qui visent à lier l’étude du Rousseau Genevois et de la Genève rousseauisée – sinon rousseauiste – à nos « préoccupations d’aujourd’hui », comme l’écrit l’auteur. Ces raccourcis n’apportent pas grand-chose à ce beau livre qui tient toutes ses promesses – et un peu plus.
71Pierre-Yves Quiviger
Histoire contemporaine
Frédéric Amsler, Sarah Scholl (dir.), L’apprentissage du pluralisme religieux. Le cas genevois au XIXe siècle, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire et société 58 », 2013. 22,5 cm. 283 p. ISBN 978-2-8309-1529-7. € 23
72Entre 1536 et 1787, la cité de Genève se maintient dans son statut de citadelle protestante et théocratique. Pourtant, ce paradigme vole en éclat lors de l’annexion de Genève par la jeune République française le 17 avril 1789. Les catholiques des municipalités alentours reviennent dans la cité de Calvin, provoquant des tensions.
73Les auteurs des Actes du séminaire de recherche en christianisme contemporain (tenu les 18 et 19 novembre 2010) ont pris l’exemple de la cité lémanique pour étudier la manière dont un peuple à forte identité protestante parvient à apprendre à vivre en paix au contact d’autres confessions et convictions religieuses.
74L’ouvrage est composé de quatorze contributions rédigées par des auteurs dont la plupart sont professeurs dans les universités protestantes suisses de Genève, Lausanne, Neuchâtel, et de l’université catholique de Fribourg. Ces contributions sont autant de monographies très élaborées.
75Dans la première partie, intitulée Les stratégies du vivre ensemble, les auteurs s’intéressent au développement, pendant tout le xixe siècle, des différentes solutions mises en place, à Genève et dans l’ensemble de la Suisse, pour éviter les conflits d’ordre religieux et établir les bases d’une citoyenneté nationale. Bertrand Forclaz définit l’existence de frontières, tant politiques que religieuses, entre cantons catholiques et protestants, mais aussi entre communautés au sein des cantons mixtes. Trois auteurs, Michel Oris, Gilbert Ritschard et Olivier Perroux, s’attachent ensuite à réaliser une étude statistique sur les modalités d’intégration des catholiques dans la cité protestante de Genève, grâce à une méthode de « statistique implicative » dont la compréhension, exigeante, requiert des compétences en la matière. Véronique Mettral se penche, quant à elle, sur la politique religieuse du politicien radical James Fazy, et sur la Constitution genevoise de 1842, menant vers la suprématie du civil sur le religieux. Le cas particulier de la question des écoles est évoqué par Rita Hofstetter, qui en discerne les enjeux politiques et religieux. D’une instruction protestante (refusée par les catholiques nouveaux venus), l’école devint publique sous la présidence de James Fazy. Sarah Scholl, l’une des organisatrices du séminaire, jette une lumière sur les effets du Kulturkampf genevois au cours des années 1870, qui sont de deux ordres. Ils consistent d’abord en l’intégration des catholiques à la nation genevoise qui, en réaction à l’ultramontanisme et au Concile Vatican I, s’organisent en une Église catholique-chrétienne. Cette évolution du catholicisme s’opère dans un contexte de laïcisation croissante qui aboutira à la séparation des Églises et de l’État.
76La seconde partie, intitulée Le récit de l’autre, est composée de plusieurs études biographiques de personnages emblématiques. Les deux premières sont consacrées à deux représentants du catholicisme romain à Genève, d’une part à l’abbé Jean-François Vuarin étudié par Bernard Hodel, d’autre part à l’abbé Étienne Marilley, futur évêque de Lausanne et de Genève, dont le portrait est brossé par Francis Python. Les protestants sont à leur tour pris en compte, d’abord par Frédéric Amsler, co-directeur de l’ouvrage, dont la contribution porte sur le regard de trois notables protestants sur le catholicisme : il s’agit du politicien radical Antoine Carteret, du professeur de théologie Auguste Bouvier et du patrice agronome Louis Micheli, qui ont tous trois participé à la construction de la paix religieuse à Genève. De son côté, Gabriel Aubert s’intéresse à trois générations de pasteurs de la famille Naville et à leurs diverses orientations œcuméniques : le premier, Georges-Constantin, fait l’expérience d’une émotion esthétique lors d’un voyage à Rome ; son fils, François-Marc, est empreint d’une piété romantique qui le rapproche, à son tour, de la Ville Éternelle ; le dernier, Ernest Naville (1816-1909), pasteur et professeur, s’engage en faveur de l’œcuménisme à Genève en luttant contre l’obscurantisme (le papisme de Vatican I et le césaro-papisme de James Fazy).
77Les deux textes suivants élargissent le débat. L’un est proposé par Angela Berli qui étudie la présence à Genève de Hyacinthe Loyson, prêtre des vieux-catholiques (de 1873 à 1874), l’autre de Jean-François Meyer, qui se penche sur la réaction de rejet, à Genève et plus largement en Suisse par la population helvétique, de l’arrivée de l’Armée du Salut en 1883.
78Deux textes fort importants closent ces Actes. Le premier, signé par Irène Herrmann, établit une synthèse de l’histoire de la période et de la démarche des Genevois passant d’une confession protestante exclusive à une citoyenneté laïque exigeante ; le second, de Valentine Zuber, propose une synthèse comparable, mais cette fois pour la France, s’étirant de la Révolution de 1789 au temps présent, en passant par le Concordat de 1801 et par la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, pour aboutir à une nouvelle définition de la laïcité en relation avec les revendications féministes et religieuses incarnées par les femmes musulmanes voilées.
79Même si leur lecture nécessite quelques connaissances de l’histoire de la cité de Genève au xixe siècle, et si, méthodologiquement, les organisateurs ont occulté la dimension historique pourtant essentielle du Réveil genevois, ces Actes offrent malgré tout un précieux regard sur l’évolution récente des sociétés chrétiennes, à travers le filtre de l’étude du microcosme genevois, et propose d’utiles perspectives pour la compréhension d’un monde où s’opposent toujours des revendications religieuses contradictoires.
80Jean-Louis Prunier
Jacques Vernier, Jean-Norton Cru et la Grande guerre. La « vérité due aux poilus » contre les prix Goncourt, Ampelos, S.L., 2014. 23,5 cm. 191 p. ISBN 978-2-35618-078-0. € 17
81Parmi les nombreux ouvrages parus sur la guerre de 1914-1918, il convient d’attirer l’attention sur le livre de J. Vernier consacré à Jean-Norton Cru. La préface de Philippe Joutard est particulièrement bienvenue, qui situe le propos de l’auteur dans l’historiographie contemporaine. Après avoir évoqué l’actualité d’une biographie sur Cru, l’auteur, ancien pasteur, fait état des grandes questions que soulève la Première Guerre mondiale avant de se concentrer sur le cas de Jean-Norton Cru. Il fait part des différentes influences familiales et ecclésiales auxquelles ce protestant a été soumis, puis parcourt sa biographie et entreprend d’étudier son maître-ouvrage, Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929 (réédité aux Presses universitaires de Nancy en 1993 et 2006). Une autre partie pose des questions de fond, celles de la vérité historique et de l’influence de la foi protestante chez Cru. Une ultime section évoque la redécouverte de Jean-Norton Cru dans les dernières décennies. L’ouvrage s’achève par une réflexion sur l’actualité de sa démarche.
82L’intérêt de ce livre est de faire de Jean-Norton Cru un personnage paradigmatique du point de vue historique et plus généralement intellectuel. Son objectif était de restituer la vérité de la Grande Guerre contre un certain nombre d’ouvrages qui la déformaient. Plus fondamentalement, il souhaitait rendre la guerre impossible en en décrivant la réalité nue. Ainsi les termes de « vérité » et de « paix » sont centraux dans cette biographie. La méthode de Cru est intéressante. Il prend soin de vérifier si les témoins ont assisté aux faits qu’ils rapportent. Cet examen du contenu, en fonction de la réalité de la guerre telle qu’il l’a lui-même vécue, lui permet d’éliminer les « légendes ». Il confronte ensuite les témoignages les uns aux autres, en rapport avec les différents écrits sur le sujet, l’objectif étant de dénoncer les « imposteurs ».
83Pour son ouvrage, J. Vernier a disposé non seulement des livres de Jean-Norton Cru et des écrits qu’ils ont suscités, mais il a aussi eu accès à de nombreuses lettres inédites. Il commente ses sources avec beaucoup de soin et établit également des parallèles avec d’autres témoins et auteurs de réflexions sur la Première Guerre mondiale, tel Jules Isaac. Il organise sa matière avec une grande clarté et ne manque pas de garder un certain recul critique vis-à-vis du personnage qu’il étudie, en rappelant notamment le caractère rétrospectif et donc (re)construit de tout témoignage. Certes, les nombreuses coquilles, erreurs de ponctuation et défauts d’harmonisation dans les notes heurtent tout habitué du travail d’écriture. Ce n’est pas un ouvrage d’historien professionnel, mais d’amateur. Raison de plus pour en souligner les qualités, en particulier le travail précis sur les sources, la clarté du propos, les tonalités philosophiques de la réflexion, qui en font un ouvrage qui se lit avec grand plaisir et qui peut être recommandé à tous.
84Fritz Lienhard
Théologie systématique
Ernst Troeltsch, Traité du croire. Glaubenslehre. Texte original établi par Gertrud von le Fort. Traduction, présentation et notes par Bernard Reymond, Paris, Van Dieren, coll. « Références théologiques », 2014. 22,5 cm. 389 p. ISBN 978-2-911087-93-6. € 33
85Quatre-vingt dix ans après sa parution en allemand, ce très grand classique de la théologie est enfin accessible au lecteur francophone grâce à la traduction élégante, érudite et fidèle qu’en donne Bernard Reymond. Le livre est issu d’un enseignement donné en 1913 à Heidelberg par Troeltsch qui y occupait la chaire de dogmatique. Il dictait aux étudiants un texte, qu’il commentait ensuite en cours. Une auditrice exceptionnelle, la baronne Gertrud von le Fort, avait conservé les « dictées » et avait noté « mot pour mot », confie-t-elle, les propos oraux ; avec l’accord de la famille, elle publia l’ensemble en 1925. Si le texte de ce livre n’a pas été revu par Troeltsch, il ne fait aucun doute qu’il reproduit bien son enseignement à la veille de son départ pour l’université de Berlin où sa carrière s’acheva à la suite d’un décès prématuré en 1923.
86Longtemps, Troeltsch a été très peu connu en francophonie. Pour beaucoup, il représentait le libéralisme avec ses défauts, ses déviations et ses carences. Il rebutait aussi par les complications et l’obscurité de son écriture que les français reprochent volontiers aux allemands. Ce sont d’abord les sociologues, en particulier Jean Seguy, qui ont souligné l’importance de ses analyses (notamment la typologie qui distingue sectes, églises et mouvements spiritualistes). Puis, à partir des années 1990, sa théologie, jusque-là très négligée, a suscité de l’intérêt : études, thèses et traductions se sont succédées.
87En attendant une traduction en français de son opus magnum sur les doctrines sociales des églises, voici celle de la Glaubenslhere. Le titre, qui n’est pas très facile à traduire (B. Reymond a opté habilement pour Traité du croire), est significatif. Il ne s’agit pas d’une dogmatique, autrement dit d’un traité des dogmes, considérés comme révélés, mais de la manière dont un chrétien peut comprendre intelligemment sa foi dans le contexte de la modernité. Ainsi, la théologie ne parle pas de Dieu, tâche impossible, mais de « notre idée de Dieu ». Une idée qui est certes suscitée par Dieu, ainsi par la manière dont il nous rencontre, mais qui demeure néanmoins une idée humaine sur ce qui à la fois touche et dépasse l’homme, et non la révélation d’une vérité supranaturelle. « Notre propos, écrit significativement Troeltsch, ne peut être que d’exprimer et d’exposer nos pensées sur Dieu et sur la manière dont il vit en nous sous l’effet des forces chrétiennes » (p. 146). Dans la ligne de Schleiermacher, Troeltsch s’inscrit résolument dans le renversement opéré par ce qu’il appelle le néo-protestantisme et que Barth devait sévèrement condamner : la théologie ne décrit pas, comme le pensait le vétéro-protestantisme et comme voudrait le maintenir l’orthodoxie protestante, la nature interne de l’être de Dieu ; elle traduit la manière dont il nous atteint et s’inscrit dans notre existence. Les formulations doctrinales ne sont pas absolues, mais relatives au sens où elles traduisent notre relation vécue avec Dieu.
88Il en résulte une révision en profondeur des doctrines classiques (Christ, Dieu, le monde, l’âme, le salut, l’Église) qui sont réinterprétées de manière souvent originale et novatrice, toujours stimulante. À la fois philosophe, historien, théologien et analyste de la culture, Troeltsch se montre attentif aux avancées scientifiques et aux religions non chrétiennes (il en traite plus longuement dans un maitre livre L’absoluité du christianisme). Ces cours s’adressent à de futurs pasteurs et, à travers eux, aux fidèles des Églises qu’il s’agit d’aider à penser intelligemment la foi chrétienne dans le monde contemporain. Ce livre exigeant, mais essentiel, abonde en aperçus novateurs qui font sortir des routines ordinaires. Il mérite amplement que l’on fasse l’effort de le lire et, sur bien des points, on le découvre très actuel (nous sommes souvent plus proches des auteurs du premier tiers que de ceux du deuxième tiers du xxe siècle). Si ce volume est fort bien présenté, l’on peut cependant formuler deux regrets : la pagination de l’édition originale n’est pas indiquée (ce qui complique la vérification des références dans la littérature secondaire) et un index thématique fait défaut.
89André Gounelle
Ulrich Barth, Kritischer Religionsdiskurs, Tübingen, Mohr Siebeck, 2014. 22,5 cm. x-486 p. ISBN 978-3-16-153118-7. € 49
90Sous le titre Discours critique sur la religion, le professeur émérite de théologie systématique de Halle-Wittenberg a regroupé une série d’articles parus entre 2008 et 2014 dans divers volumes collectifs (ainsi que deux textes inédits). Ils s’inscrivent à la suite des textes publiés dans les trois premiers volumes d’études de l’auteur, Religion in der Moderne (2003), Aufgeklärter Protestantismus (2004) et Gott als Projekt der Vernunft (2005), tous parus chez Mohr Siebeck à Tübingen. On y retrouve le geste méthodique de l’histoire des problèmes, appliquée par Barth plus spécifiquement aux questions dogmatiques (vii). Les connaisseurs de l’œuvre de Barth ne seront pas étonnés de constater que le centre de ce volume, comme des trois précédents, est formé par une série d’études consacrées à Schleiermacher, dont Barth est probablement à l’heure actuelle l’interprète le plus compétent et le plus subtil. Mais le champ thématique couvert par les textes du volume est bien plus large que la théologie dite, de façon souvent trop imprécise, « libérale ». Il va de Luther à Habermas, en passant par les Lumières, Rudolf Otto, la réception de Fichte chez Emanuel Hirsch (auquel Barth avait consacré sa monumentale thèse d’habilitation) ou Paul Tillich, qui joue un rôle de plus en plus important dans la réflexion de l’auteur depuis une quinzaine d’années.
91Les textes de Barth, dont sauf erreur trois seulement ont été traduits en français (par l’auteur de ces lignes), se caractérisent par une érudition sans faille alliée à une extrême précision méthodique et conceptuelle. Il en résulte des études dont la plupart sont des exemples de perspicacité critique et de clarté argumentative. Qu’il s’agisse de la question de la distinction entre Église visible et Église invisible chez Luther (p. 1-52), de la problématique de la conscience morale (Gewissen) chez Wolff, Kant et Fichte (p. 52-76), de la question, si souvent abordée de façon trop lapidaire, du spinozisme du jeune Schleiermacher (p. 222-244) ou de la mise en place de la psychologie de la religion de Rudolf Otto, – mais on pourrait citer presque tous les textes réunis dans le volume –, à chaque fois le lecteur est introduit à la problématique et à son importance avant d’être conduit dans l’analyse minutieuse, mais jamais inutilement prolixe, des sources pour se voir finalement proposer une interprétation des éléments rassemblés qui va souvent à l’encontre de l’opinion reçue, démontrant ainsi la fertilité de la démarche adoptée par l’auteur.
92Ainsi, dans le cas de l’ecclésiologique luthérienne, Barth ne se contente pas de remettre à l’honneur une thématique dont la plupart des théologiens luthériens contemporains ont contesté la pertinence systématique et de montrer que la question de l’Église invisible n’est nullement une problématique que Luther n’aborderait que dans ses premiers écrits, alors qu’il était encore marqué par la tradition néoplatonicienne. Il rend en outre attentif à la signification que reçoit la question de l’Église invisible dans les nouvelles conditions socio-culturelles créées par les Lumières : avec la formation d’une sphère publique protestante porteuse d’un « concept largement non dogmatique du christianisme » (p. 31) apparaît un « christianisme hors de l’Église » (p. 37) qui s’exprime dans « les convictions individuelles » et « la pratique morale » (p. 35). En s’inspirant de Trutz Rendtorff, à qui cette étude est dédiée, Barth propose de voir dans l’Église invisible le lien qui englobe aussi bien les formes ecclésiales que les formes extra-ecclésiales du christianisme. En distinguant l’Église visible de l’Église invisible, l’ecclésiologie de Luther permet ainsi de rendre compte des formes prises par le christianisme après les Lumières et d’en reconnaître la légitimité théologique.
93Cette intension traverse toutes les études de l’auteur, dans le présent volume comme dans les volumes antérieurs. Leur noyau thématique est constitué par une théorie de la religion comme une « forme de la culture humaine de l’interprétation (menschliche Deutungskultur) » qui place « les dimensions de sens de l’expérience quotidienne sous l’horizon d’une dimension de sens inconditionnelle (Unbedingtheitsdimension von Sinn) (p. 242 sq. ; voir aussi p. 465). Barth avait exposé ce programme dans sa leçon inaugurale « Qu’est-ce que la religion ? » dont la traduction française est proposée in P. Gisel, J.-M. Tétaz (éd.), Théories de la religion, Genève, Labor et Fides, 2002. Il y voit l’héritage légitime des Lumières, dont Barth propose une image différenciée (p. 77-98), montrant l’importance qu’y jouent des figures théologiques peu connues en francophonie comme Semler (p. 30-35, 97-118) ou Spalding (p. 91-94, 459 sq.).
94C’est autour de ce noyau que s’organisent les questions qu’abordent les différents textes du volume : le problème d’une théorie de la subjectivité et de la conscience religieuse (religiöses Bewußtsein) dont il trouve chez Schleiermacher, et spécialement dans sa théorie du « sentiment religieux », le modèle le plus performant (voir en particulier p. 292 sqq., 449 sqq. et 461 sqq.), la question de la dimension expressive de la conscience religieuse et de son inscription dans une « culture de l’expression » (p. 300, 307, 465), la question d’un fondement de la conscience dans un principe absolu, qui soit à la fois un principe transcendantal et un fondement transcendant de la conscience (voir en particulier le débat avec D. Henrich, p. 159-190), enfin le problème d’une théorie du sens et de sa dimension d’inconditionnalité (voir en particulier les deux études consacrées à Tillich, p. 408-430 et 431-451).
95Si ces thématiques étaient déjà connues des lecteurs et auditeurs deBarth, le présent volume fait apparaître de nouveaux aspects de la réflexion de l’auteur. Le plus important est peut-être le thème de la « culture de la mémoire » (Erinnerungskultur, voir p. 310-319, 466 sqq.), qui permet à Barth de réintroduire le problème de l’Écriture comme un aspect constitutif de la culture religieuse de l’interprétation sous une forme compatible avec les débats actuels dans les sciences de l’homme (ou de la culture, comme on dit de préférence en Allemagne). Un autre trait qui ressort des études rassemblées dans Kritischer Religionsdiskurs est la façon dont Barth propose de recourir aux nouvelles conceptions historiographiques, héritières aussi bien des travaux de Koselleck que de la mise en valeur de la structure narrative de l’histoire par Arthur Danto (p. 331-336), pour concevoir une « Herméneutique des Évangiles comme prolégomènes à la christologie » (p. 321-351). Dans les deux cas, nous avons affaire à un souci majeur de Barth : les catégories dont se sert la théologie pour construire une théorie du christianisme doivent certes suffire aux exigences de la réflexion philosophique systématique, mais elles doivent aussi recourir aux ressources mises à disposition par les sciences de l’homme et de la société (sociologie, histoire, psychologie, etc.) pour rendre compte de la pertinence de la religion et du christianisme. Cet aspect essentiel de la réflexion de Barth explique ses réserves face à des programmes trop ambitieux qui, en voulant voir dans la religion le « garant universel du sens de toute culture », confèrent à la philosophie de la religion « le statut d’une théorie globale » (p. 450, à propos du jeune Tillich), difficilement compatible avec les processus de différentiation fonctionnelles dont les sociétés modernes sont le produit. Le souci de rattacher la réflexion sur la religion à la rationalité des sciences modernes de la culture invite à préférer à ce genre de programme totalisant des approches critiques et autocritiques du discours sur la religion.
96Jean-Marc Tétaz
Éthique
Jacques Ellul, Théologie et technique, Pour une éthique de la non-puissance. Textes édités par Yves Ellul et Frédéric Rognon, Genève, Labor et Fides, 2014. 22,5 cm. 369 p. ISBN 978-2-8309-1521-1. € 29
97L’introduction de Frédéric Rognon met en perspective ces textes inédits de Jacques Ellul (1912-1994), rédigés au milieu des années 1970. Cette œuvre fondamentale noue et articule les deux versants qu’Ellul a inlassablement mais distinctement travaillé : le sociologique et le théologique. Sa critique des théologies formatées par le système technicien est remarquable ; elle débouche sur une proposition singulière, fondée sur une lecture christocentrée de la Bible.
98De façon intéressante, les éditeurs ont choisi de publier des notes préparatoires à la rédaction du livre proprement dit. Ellul y reprend des éléments de description de la Technique devenu un système généralisé prétendant à la totalité. Il souligne les points de convergence de ses réflexions avec celles de René Girard et passe au crible les déclarations du Conseil œcuménique des Églises dont il regrette la médiocrité et l’inutilité. Il témoigne un grand intérêt pour les analyses de Gabriel Vahanian, le premier à avoir pensé la société technicienne comme un système global, mais en lui reprochant de ne pas voir que la Technique est marquée par le péché (sans y être réduite pour autant).
99Le corps de l’œuvre est divisé en six chapitres. Le premier traite de la capacité de la théologie à formuler un discours pertinent sur la société contemporaine au nom de Jésus-Christ. Cela suppose qu’elle prenne la mesure du système technicien, ce qui n’a pas été le cas jusqu’ici, parce que les théologiens sont victimes de la mode. Ils ont une approche philosophique, morale ou politique de la Technique et se laissent subjuguer faute d’adopter une position critique : ils se montrent indifférent à la société technicienne, la dénigrent ou valident le progrès technique au lieu de parler de l’espérance fondée sur la transcendance.
100Le deuxième chapitre aborde la condition humaine : l’homme est un aménageur ; les éléments naturels, qui subsistent en lui, sont englobés dans une activité symbolique. Il peut les transformer sans limite. Dans la Genèse, la Technique intervient seulement après la chute : l’homme a besoin de moyens, de médiations efficaces, pour retrouver une unité perdue, mais son dessein n’est plus celui des fins dernières établies par Dieu ; il leur substitue ses propres projections, sa quête de puissance. Or la théologie est elle-même devenue un moyen technique ; vidée de ses contenus, elle est stérilisée par les questions méthodologiques, épistémologiques et linguistiques.
101Ellul aborde ensuite le thème des limites à l’activité humaine, sans cesse levées, notamment sous l’influence du judéo-christianisme qui désacralise le monde. Mais une dérive est entrée dans la théologie par le recours à la notion de « nature » (univers clos et suffisant) substituée à celle de « création » (relation ouverte) ; or, la création est « contre-nature », tout comme la grâce biblique. De l’humanisme au Behaviorisme, c’est la même volonté de puissance qui s’affirme ; coupée de la création, l’obéissance aux « lois de la Nature » devient la source d’un désordre croissant. Seule la foi en Dieu peut inverser cette tendance en opposant un style de vie sabbatique face au système technicien, en posant des signes de non-pouvoir inspirés de Jésus-Christ.
102Le chapitre quatre aborde l’eschatologie chrétienne, c’est-à-dire la relation entre temporalité et éternité. Ellul présente les visions très différentes de cinq auteurs – Vahanian, Gadamer, Faessler, Desroche, Ladrière – sur l’axe de polarité : préparation du Royaume/jugement divin. Lui-même opte pour les ruptures et les distinctions entre origine et commencement, entre telos et eschaton, et place la Technique en dehors des réalités ultimes.
103Les deux derniers chapitres traitent la question éthique, à partir d’une « théologie négative ». Celle-ci critique la Technique qui est une œuvre mystificatrice prétendant donner accès à l’ultime, animée par un esprit de puissance (efficacité, domination, utilité) et un esprit de mensonge qu’il faut déconstruire. Les chrétiens n’ont pas de morale universelle à proposer ; ils ont plutôt un rôle de contradicteurs à porter dans la tension, dans la rupture, dans une non-puissance critique (très différente de l’impuissance) et une espérance « immédiatisée » fondatrice d’un agir libre.
104Quelques pages ont un accent tragique, évoquant « une catastrophe historique », « la fin de l’histoire », « le totalitarisme », « le chaos » (p. 177, 233 sqq. et p. 351 sq.), non comme un horizon inéluctable mais néanmoins possible si les chrétiens n’assument pas leur vocation. C’est en fait un défi qu’il lance aux nouvelles générations de théologiens.
105Marc-Frédéric Muller
Marie-Jo Thiel (dir.), Les enjeux éthiques du handicap, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Chemins d’éthique », 2014. 24 cm. 455 p. ISBN 978-2-86820-507-0. € 26
106Prendre acte des difficultés engendrées par le handicap tout en osant « des chemins d’humanisation », tel est le défi que pose Marie-Jo Thiel en introduction de cet ouvrage, qui reprend des interventions données dans le cadre des 5e Journées internationales d’éthique de Strasbourg. La perspective en est résolument interdisciplinaire, croisant les dimensions anthropologique, psychologique, biomédicale, sociologique, spirituelle, religieuse, économique, juridique, politique et sociale.
107L’ouvrage est structuré en cinq grandes parties. La question des représentations et du langage occupe la première section : d’un pays à l’autre, les termes employés pour nommer le handicap évoquent tantôt le manque, tantôt le dysfonctionnement ou bien encore l’obstacle à dépasser, représentant autant de manières d’aborder la question. L’histoire est convoquée également pour nous rappeler que la lutte visant à faire reconnaître l’égale dignité de toutes les personnes a été longue et difficile. Une avancée déterminante réside dans la reconnaissance en 2001 par l’OMS du fait que le handicap est une expérience universelle, connaissant des degrés divers, et que le regard doit porter sur les conséquences plutôt que sur les causes des handicaps, mettant ainsi les humains sur un même pied d’égalité. Prendre en compte les déterminants sociaux et les choix politiques, comme le font plusieurs contributions de cet ouvrage, est aussi une façon de replacer le handicap dans la sphère générale des vulnérabilités inhérentes à la condition humaine, et de mettre ainsi l’accent sur la nécessaire solidarité au sein de la société.
108La deuxième partie s’intitule Intégrer, inclure, reconnaître, trois concepts clés relatifs au thème du handicap, mis en perspective ici de manière concrète.
109Les aspects juridiques et sociétaux sont analysés surtout dans la troisième partie, Évaluer, assurer, compenser, qui tente d’articuler la responsabilité de l’État et l’engagement associatif.
110Mener une vie ordinaire est l’objectif de toute personne, notamment dans le domaine de la sexualité. Ces sujets, de même que les technologies d’assistance et d’appareillage, font l’objet d’une quatrième partie très documentée.
111Dans la dernière partie sont abordés les Progrès de la médecine et nouveaux défis, avec notamment la question délicate de la parentalité des personnes handicapées mentales, les réflexions et interrogations autour de la vie des personnes polyhandicapées, ou encore le prix de la survie face à la grande prématurité.
112Solidement argumentées, parfois illustrées de cas cliniques, les contributions de cet ouvrage couvrent des champs d’analyse variés, et offrent de nombreuses et belles pistes de réflexion au lecteur selon le domaine de recherche de chacun. Toutes prennent acte d’un changement de paradigme, somme toute assez récent : quitter une approche par la physiopathologie et le déficit, pour adopter une perspective plus fonctionnelle, qui reconnaisse le rôle aggravant de l’environnement et l’impact des barrières sociales sur le handicap. Une perspective qui entend contrer une éthique utilitariste au profit de l’éthique du care et souligner la richesse de chaque individu.
113Christine Renouard
Sociologie des religions
Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux, Paris, Cerf, coll. « Parole présente », 2013. 19,5 cm. 224 p. ISBN 978-2-204-09873-1. € 16
114L’auteur ouvre son étude par un étonnement : la déshérence du catholicisme en France, qui gagne aussi le protestantisme luthérien et réformé, n’est pas analysée de façon conséquente. Les éléments quantitatifs et statistiques sont souvent noyés par des approches qualitatives qui cherchent à consoler. La nécessité de dépasser ce silence gêné des spécialistes, ou indifférent du grand public, face au constat du déclin des Églises, qui ont longtemps forgé le paysage de la société française, est liée au besoin de comprendre à la fois le phénomène et la situation nouvelle qu’il annonce.
115Une probabilité est à prendre en compte : les piliers de l’institution catholique seront réduits à « l’état de trace » en 2030 ; ce sera une Église sans prêtre, pourtant détentrice d’un patrimoine immobilier colossal – souvent entre les mains de congrégations religieuses –, qui se chiffre en milliards. À partir de données éparpillées dans des archives administratives, des études sociologiques ou de ses propres investigations, J.-P. Bacot montre la chute rapide du nombre de prêtres et de religieux. Le nombre de catholiques ne cesse de diminuer, et cette tendance est la même dans le protestantisme ancien. Il élargit son analyse à l’ensemble de l’Europe et aux pays occidentaux pour établir un même constat, celui de la voie du désenchantement (Marcel Gauchet). Le débat est ouvert avec Charles Taylor ou Régis Debray qui ne croient pas à la montée de l’incroyance, ni à l’avènement d’une société post-religieuse, parce que le religieux serait un invariant anthropologique.
116La démonstration de J.-P. Bacot s’accompagne d’une hypothèse sur le devenir du religieux car, parallèlement à l’érosion religieuse des milieux traditionnels, on observe l’émergence de nouvelles communautés aux contours sociologiques assez précis : les personnes, de plus en plus nombreuses mais minoritaires, ayant une pratique religieuse très régulière, sont d’origine étrangère et sont socialement défavorisées. Dès lors, le religieux tend à devenir, dans l’imaginaire dominant, une caractéristique de secteurs mal intégrés ou immatures, les politiques se réclamant des valeurs de la laïcité. Le clivage politique n’est plus celui entre une religion autochtone (même sécularisée) et une religion importée (les milieux évangéliques ou l’Islam), mais entre les tenants d’une culture post-religieuse et des minorités attachées à un passé dont le retour est présenté comme une menace. Ainsi, la tiers-mondialisation de l’Église catholique romaine pourrait favoriser un communautarisme défensif. Plus largement, la fracture sociale aurait désormais une déclinaison religieuse.
117Marc-Frédéric Muller
Arts
Colette Poggi, L’aventure de la calligraphie. Geste, trait, résonance. Des premiers artistes de la préhistoire aux maîtres d’aujourd’hui, Montrouge, Bayard, 2014. 23 cm. 397 p. ISBN 978-2-227-48640-9. € 32,90
118L’auteur met les choses au point dès son prologue : « Il n’est ni un livre d’histoire ni un traité d’esthétique mais une invitation au voyage, dans l’esprit d’un essai, d’une interrogation sur le sens » (p. 11). En dépit de son sous-titre, ce livre ne retrace en effet pas une histoire de la calligraphie, mais propose un itinéraire à travers les siècles et différentes formes ou traditions d’art calligraphique, avec une large place faite aux calligraphes orientaux qui, de toute évidence, fascinent Colette Poggi. En cours de route, quelques contributions extérieures viennent brièvement compléter l’information, en particulier celle de Marylène Patou Mathis, une spécialiste de l’homme de Néandertal, sur « Le sens du signe dans la préhistoire », et de Bruno Courtaigne, un neurologue, sur « Le sens du signe dans les neurosciences ». Sous la conduite de l’auteur, on se promène donc en Extrême-Orient, en Inde et dans le monde himalayen, en Perse et dans le monde musulman, dans le contexte hébraïque, en Afrique et en Australie avec les arts premiers, et finalement chez quelques calligraphes contemporains. Le titre de l’épilogue donne bien la tonalité de l’ensemble : « Calligraphie, danse du souffle et de l’encre ». Le tout est accompagné de très nombreuses illustrations fort bien reproduites et mises en page. On s’étonne cependant qu’un livre sur un tel sujet et si richement illustré ne dise strictement rien de la typographie et des dessinateurs de caractère d’imprimerie, si importants pour notre civilisation, et qui sont eux aussi, à leur manière, des calligraphes. La typographie de l’ouvrage est d’ailleurs des plus banales.
119Bernard Reymond
Vient de paraître
Élian Cuvillier, Marie. Qui donc es-tu ? Un regard protestant, Bière, Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2015. 22 cm. 91 p. ISBN 978-2-88295-740-5. € 16
120Qu’un théologien d’une Église issue de la Réforme, exégète de surcroît, écrive un livre sur la mère de Jésus n’est pas très fréquent. En effet, par souci de se tenir à l’écart de toute forme de vénération pour Marie, les protestants observent vis-à-vis d’elle une réserve si prudente qu’elle confine parfois à l’ignorance pure et simple. Loin de tout esprit polémique, cet ouvrage se présente comme une approche du personnage de Marie à partir d’un double lieu : celui de l’exégèse et celui de la théologie protestante. Il s’intéresse donc tout particulièrement à la diversité des témoignages bibliques sur Marie, mais également au regard spécifique que la tradition de la Réforme invite à poser sur elle, regard souvent mal connu des protestants eux-mêmes. Car, contrairement à ce que l’on pense parfois, le débat ne porte pas en premier lieu sur l’interprétation des données scripturaires : sur ce point, exégètes catholiques et protestants arrivent aujourd’hui à des positions communes. La question de fond porte plutôt sur l’articulation Écritures/Tradition, question sur laquelle les divergences demeurent séparatrices. Pour mener à bien ce projet, l’ouvrage procède en trois temps. Il rappelle d’abord sur quoi se fonde la différence d’interprétation que catholiques et protestants ont du personnage de Marie. Dans la deuxième partie, la plus développée, il analyse les différents témoignages scripturaires relatifs à Marie. Dans un troisième temps, il s’intéresse à quelques aspects de la réception des témoignages scripturaires sur Marie en présentant deux textes apocryphes des premiers siècles de notre ère et des extraits des commentaires du Magnificat signés par Martin Luther et Jean Calvin.
121É. C.