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Article de revue

Parmi les livres

Pages 131 à 141

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Bible

Regards croisés sur la Bible. Études sur le point de vue. Actes du IIIe colloque international du Réseau de recherche en narrativité biblique (RRENAB), Paris, 8-10 juin 2006. Préface de Daniel Marguerat, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2007. 21,5 cm. iii-476 p. ISBN 978-2-204-08421-5. € 32

1« Le point de vue » : qui voit ? Qui perçoit ? Comment différentes perspectives entrent-elles en jeu dans le récit ? De récentes recherches dans le champ de la linguistique ont conduit les narratologues du RRENAB à revisiter cette notion habituellement désignée par le terme de « focalisation » et à en évaluer les modalités d’application aux textes bibliques. Il y a loin parfois entre la programmation de lecture par le narrateur et la liberté de lecture du lecteur. Ce livre, écrit D. Marguerat « nous fait découvrir la multiplicité des points de vue qui sillonnent le texte, et nous conduit à mesurer l’intensité du travail de comparaison, de confrontation et de hiérarchisation des points de vue qui constitue l’acte de lecture ». L’ouvrage présente d’une part les conférences, au nombre de trois, d’autre part les séminaires, au nombre de dix, qui se sont tenus pendant cette session. En nous proposant une réflexion sur la notion complexe de « point de vue », Alain Rabatel, dans sa conférence intitulée « Points de vue et représentations du divin dans 1 S 17, 4-51 », nous rappelle que « tout texte [...] est construit sur une intertextualité et un dialogisme fonciers » ; le point de vue de l’auteur va au-devant de celui du lecteur. Pour Jean-Pierre Sonnet, « l’un des effets créés en Gn 1, mobilisant l’attention du lecteur, est celui de la prégnance du point de vue ». L’œuvre de la création est liée au regard et au point de vue de Dieu. L’auteur ajoute que se crée ainsi un « foyer de conscience » ou mindscape reprenant ce que Jean-Louis Ska appelle « la troisième dimension du récit ». Or ce point de vue n’est pas le seul, il appelle le point de vue du narrateur, ainsi en Gn 1 le mot « bon » n’apparait pas seulement comme prononcé par Dieu mais également « comme pris en charge » par le discours du narrateur. Dans le Livre éthiopien d’Hénoch, Pierre Martin de Vivies étudie l’histoire des Veilleurs dans lequel il voit « un autre regard sur les origines du mal ». Le mal y est dépeint comme un élément exogène qui fait irruption dans le monde, l’humanité passant du rôle de transgresseur, qui lui est assigné en Gn 3, à celui de victime, mais « dépossédée de tout moyen d’action ». Élian Cuvillier s’attachant au personnage de Judas dans l’Évangile de Matthieu nous montre que par le rôle de cet apôtre « un lien étroit est établi » entre la trahison et le pardon des péchés, celui qui va faire couler le sang d’un innocent sera bénéficiaire du sang de l’Alliance répandu pour le pardon des péchés. Il y a bien d’autres interventions rassemblées dans ce livre qui méritent d’être lues dans la mesure où elles manifestent le « dynamisme de la recherche narratologique francophone ».

2Patrick Duprez

Nouveau Testament

Travis B. Williams, Persecution in 1 Peter. Differentiating and Contextualizing Early Christian Suffering, Leiden/Boston, Brill, coll. « NTS 145 », 2012, 24 cm, xxxvii-458 p. ISBN 978-90-04-24189-3. € 176/US$ 245

3Il s’agit de la publication d’une thèse de doctorat soutenue en 2010 à l’université d’Exeter.

4Les deux premiers chap. participent d’une section introductive. Le premier nous introduit de manière générale à l’enjeu de cet ouvrage, lié au fait que la lettre semble nous indiquer que les destinataires sont menacés par les tribunaux et les persécutions. Le consensus actuel repose plutôt sur l’idée que les persécutions en question sont locales, sporadiques et non officielles, ce que l’auteur examine. L’objectif de l’étude est donc de déterminer la nature des « souffrances » dans la Première lettre de Pierre, en situant la lettre dans son contexte général et dans celui, plus particulier, des différents groupes sociaux des congrégations chrétiennes anatoliennes, l’auteur datant la rédaction de la lettre entre 60 et 90. Le deuxième chapitre est consacré à l’étude du contexte social dans une perspective socio-psychologique afin de comprendre la nature des conflits qui se cachent derrière cette lettre.

5Une première section, « A social profile of the adresses of 1 Peter », est formée des chap. iii et iv. Le premier tente de localiser géographiquement les destinataires. T. B. Williams envisage le contexte urbain d’Anatolie, et tient pour vraisemblable que l’hellénisation et l’urbanisation y sont relativement récentes et homogènes reposant, dans les villes, sur les mêmes structures civiques, les mêmes types de religiosité et de vie sociale. Williams considère qu’il est important, pour comprendre l’enjeu des persécutions, de saisir l’importance du culte des dieux traditionnels, celui de la participation au culte impérial et de l’interaction entre les festivals et les associations volontaires. Le chap. iv indique que l’audience était surtout pagano-chrétienne, majoritairement aux prises avec une situation économique précaire et instable. Les problèmes endurés par les destinataires viendraient du renoncement à certaines pratiques païennes, et seraient plus aigus chez ceux exposés à une certaine précarité sociale.

6Une deuxième section, intitulée « Contextualizing the Conflict in 1 Peter » composée aussi de deux chapitres, s’intéresse aux modalités de résolution des conflits dans l’Anatolie romaine (chap. v). L’auteur relève deux principales tactiques visant à les résoudre : l’« action séparée » ou le « tiers-parti ». Williams souligne que des dénonciations individuelles pouvaient conduire quelqu’un devant la juridiction locale. Ce volet s’intéresse par ailleurs au statut légal des chrétiens au cours des trois premiers siècles (chap. vi), l’auteur considérant qu’il est devenu périlleux dès la persécution néronienne, sans qu’il faille dans les faits exagérer l’ampleur et la généralité des persécutions et sanctions à l’encontre des chrétiens.

7L’ultime section qui a pour titre « The Nature of Conflict in 1 Peter » regroupe trois chap. L’un explore les causes du conflit qui semblent résider dans un certain retrait social, et examine la pratique de « bonnes œuvres » de la part des destinataires de l’épître (chap. vii). Le fait de se détourner des « associations volontaires » du culte impérial et du culte des dieux pouvait isoler largement les chrétiens du reste de la société et générer des difficultés sociales, politiques ou économiques. Le chap. suivant s’intéresse à la forme des conflits : agressions verbales, violences physiques, actions en justice, tensions au sein des couples, oppression économique, ostracisme social sont autant de modes de conflit analysés par Williams, manifestes aussi dans l’affliction spirituelle des chrétiens (chap. viii). Le chap. conclusif souligne que, du début à la fin, l’auteur de la lettre tente de répondre aux préoccupations de ses destinataires plongés dans des situations conflictuelles (chap. ix).

8Quelques appendices – notamment sur les débats concernant l’unité de la lettre, sur l’Asie Mineure dans le contexte de l’annexion romaine, sur la situation des cités anatolienne du ier siècle, et sur les débats liés à la nature de l’économie ancienne – complètent le travail, assorti d’une abondante bibliographie.

9Cette thèse constitue une ressource précieuse pour l’étude de la Première lettre de Pierre et, plus largement, pour celle du Nouveau Testament, saisis ici dans leurs contextes socio-historiques.

10Sébastien Fresse

Histoire

Antonio Orbe, Introduction à la théologie des IIe et IIIe siècles, t. II, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines historiques », 2012. 23 cm. 897 p. ISBN 978-2-204-09582-2. € 90

11Cette recension fait suite à celle concernant la première partie de l’ œuvre (voir ETR 2014/2, p. 280-282). Le deuxième tome semble se couler dans une présentation des questions théologiques afférant aux iie et iiie siècles, selon les « mystères » de la vie du Christ. Cette proposition respecte-t-elle bien la visée des Pères de cette époque ? D’un côté elle nous réconcilie avec ce qu’il conviendrait d’appeler une christologie « intégrale », échappant ainsi à une distinction moderne entre Jésus de l’histoire et Christ de la foi. Distinction dont nous percevons aujourd’hui les apories. Cependant, la volonté de montrer le déploiement de l’économie trinitaire selon un schème plus chronologique – de l’Incarnation aux fins dernières – s’articule-t-elle parfaitement avec le donné de la proposition irénéenne ? Ce deuxième vol. est de plus en plus dévolu à la confrontation entre thèses hétérodoxes et thèses de l’évêque de Lyon. Peut-être aurait-il été judicieux de partir de la préoccupation eschatologique de ce débat. Le dernier chap. – malencontreusement intitulé la « vision du Père » (p. 1527-1563) – aurait dû être placé en tête de la seconde partie. La question de la relation du Père et du Fils dans l’ œuvre de salut et de rédemption de la personne humaine était le mobile central des luttes entre courants gnostiques et courants orthodoxes. N’aurait-il pas fallu mieux lier tous ces « mystères » autour d’un des pivots essentiels de l’Adversus haereses : la récapitulation de toutes choses dans le Christ ? Le professeur A. Orbe paraît avoir été dépendant d’un schème trop chronologique. La visée kairotique aurait mérité d’être plus prégnante dans toute la trajectoire christologique.

12Chaque mystère de la vie du Christ constitue un dossier où la méthodologie du premier vol. est poursuivie : thèses gnostiques, thèses orthodoxes – principalement irénéennes – et évaluation. Une bibliographie souvent succincte vient clore chacune de ces sections. Certains de ces traités méritent d’être lus avec attention. Ainsi en ce qui concerne la visite des Mages (p. 871-919) où A. Orbe montre l’enjeu capital de la lutte entre déterminisme (anankè) ou fatum et l’espace de liberté qui est rouvert par l’incarnation du Christ. L’Étoile de Bethléem est le contresigne des étoiles signes de prédiction du destin. En se laissant adorer par les mages et rechercher pour meurtre par Hérode, dans l’humilité de l’enfant, le Christ révèle son règne déjà présent, offert aux païens et aux juifs.

13Le chap. sur le baptême de Jésus est également saisissant quant à la différence entre « baptême dans le Plérôme » et baptême dans le Jourdain. L’auteur nous aide à percevoir l’enjeu de l’onction au Jourdain : « le Fils se fait Fils de l’homme afin que l’homme s’habitue à saisir Dieu, et Dieu à habiter dans l’homme » (p. 1010). Cette phrase opérant une « crase » patristique entre saint Irénée et saint Athanase, indique en quel sens il faut apprécier l’apport du premier pour rappeler vigoureusement face aux marcionites la profondeur du mystère de l’Incarnation. Cette ligne est bien évidemment développée dans les chap. suivants afférant au mystère pascal proprement dit. Le lecteur pourra être attentif au chap. xxxviii, où sont données un certain nombre de clefs quant aux lectures symboliques de la croix, dont certaines nous sont moins familières aujourd’hui (p. 1115-1153).

14Encore un chap. dont il convient de souligner la qualité : l’Ascension (p. 1321-1373). Il faut bien convenir que les prédications contemporaines sont souvent assez pauvres en ce domaine. L’approche patristique donnée par A. Orbe permet de resituer l’événement parmi les représentations habituelles du monde antique quand il s’agit d’exalter la gloire des héros fondateurs. Pensons à « l’évanescence » de Romulus vers le ciel, selon certains auteurs de la fondation de Rome. Si certains préfèrent les lieux bibliques : le mutisme du lieu de l’ensevelissement de Moïse ou la montée d’Élie vers le ciel dans un char de feu. Orbe replace l’événement de l’Ascension dans un certain parallèle avec ces exaltations de héros ou de « saints », mais il aide aussi, avec l’appui d’Irénée, à nous faire comprendre la trajectoire de la réconciliation du genre humain dans le sein de la Trinité, et l’accomplissement de l’offrande pascale comme don éternel à la gloire du Père. Cela justifierait encore la nécessité d’avoir dû commencer ce vol., plus christologique, par la doctrine de la récapitulation.

15En effet, les Pères des iie et iiie siècles – saint Irénée certes mais aussi Origène – ne nous enseignent-ils pas que le baptême nous plonge dans l’aujourd’hui du Royaume de Dieu ? Inconsciemment sans doute, Orbe fut encore tributaire d’une eschatologique d’un avant et d’un après la mort, alors que les Pères préféraient l’eschatologie de l’Avent : l’être humain, baptisé et donc appelé à la divinisation, est plongé dans le combat même du Christ. C’est le chemin pour vivre la tension johannique : être dans le monde sans être du monde. La vie spirituelle ne consiste certainement pas à ce moment-là à être fidèle aux commandements de Dieu en vue de l’obtention de la vie éternelle, mais bien plutôt aux commandements de Dieu et resplendir de ce don de la vie éternelle hic et nunc, présence active du Royaume au cœur du monde.

16Nous ajoutons à cette analyse toujours bien courte et insuffisante, quelques remarques. En premier lieu, la présence de certaines notes un peu étonnantes et contradictoires avec d’autres parties du texte. Dans le cadre de cette revue, nous prenons à dessein ce qu’il est dit de Marcion à la p. 1082 : « À ma connaissance, la doctrine de Marcion n’a jamais été systématiquement analysée ». La note afférant à cette assertion un peu rapide ajoute : « Restent toujours intéressantes les brèves pages consacrées à ce thème par Harnack ». L’ouvrage d’Harnack a été plus substantiel que quelques brèves pages intéressantes ! Par ailleurs quelques disparités apparaissent au fur et à mesure de l’avancée dans l’ œuvre. Nous l’avons souligné dans l’analyse, si certains dossiers sont approfondis, étonnamment d’autres restent superficiellement abordés, spécialement les derniers chapitres. Ceux-ci avaient-ils été entièrement écrits par le professeur Orbe, ou existaient-ils sous forme embryonnaire de notes réunies par les concepteurs de l’ouvrage ? En troisième lieu, si dans le premier vol. nombre d’auteurs ecclésiastiques autres qu’Irénée apparaissaient, force est de constater – à quelques exceptions près – qu’il devient presque le seul auteur orthodoxe de référence dans le second volume. Trait qui rend un peu caduque le titre même de l’ouvrage. Enfin, même si de telles perspectives et analyses permettent incontestablement de contribuer à une meilleure connaissance et approche des courants théologiques chrétiens et gnostiques des premiers siècles du christianisme, nous pouvons néanmoins nous interroger sur la pertinence d’une telle entreprise. Il faut confesser que nous avons affaire ici à une œuvre longue, ardue, tant dans son contenu que dans sa forme. À notre avis il n’est pas souhaitable que se développe ce type de publications. Le mode de transmission de la pensée entre oral et écrit répond à des règles épistémologiques différentes. C’est sans doute pour cette raison fondamentale que la lecture de cet ouvrage est à certains moments fastidieuse. Surtout lorsque l’auteur lui-même ne peut plus revoir sa copie.

17Philippe Molac

Éthique

Alexandre Ganoczy, Marc Jeannerod, Confiance par-delà la méfiance. Un essai pluridisciplinaire, Paris, Cerf, coll. « Théologies », 2013. 21,5 cm. 383 p. ISBN 978-2-204-09694-2. € 25

18A. Ganoczy et M. Jeannerod ont mené une commune recherche sur les attitudes de confiance et de défiance dans les sociétés civile et ecclésiale contemporaines. M. Jeannerod, spécialiste des neurosciences, auteur entre autres de La fabrique des idées. Une vie de recherches en neurosciences, paru chez Odile Jacob en 2011, a centré sa recherche sur les mécanismes neurobiologiques et physiologiques qui sous-tendent notre état d’esprit. A. Ganoczy, dogmaticien catholique, auteur en 2008 de Christianisme et neurosciences, déjà recensé dans ces colonnes (ETR 2013/2, p. 292), s’est attaché à l’analyse d’une relation au divin fondée sur la confiance. Deux auteurs qui s’accordent en ce qu’ils récusent tous deux une anthropologie fondée sur le dualisme et professent une conception « unitaire et holistique » de l’être humain.

19La disparition de M. Jeannerod le 1er juillet 2011 a mis fin brutalement au travail interdisciplinaire entrepris par les deux hommes. En ce qui concerne la neurobiologie, on peut lire un chapitre presque entièrement écrit de la main de M. Jeannerod, complété par des réflexions d’A. Ganoczy inspirées de leurs discussions. La conclusion opère un retour sur le livre Le cerveau volontaire de M. Jeannerod (Odile Jacob, 2009). En appendice du présent ouvrage se trouve aussi le texte d’une conférence tenue en avril 2011 par A. Ganoczy au colloque du Réseau Blaise Pascal sur « Neurosciences et théologie de la foi-confiance ». Un texte dans lequel l’auteur tente une réception théologique de certaines des thèses de son collègue. La partie théologique occupe nécessairement une part conséquente dans le présent ouvrage. Ont été aussi pris en compte des apports de la psychologie, de la sociologie, de l’ethnologie, de la philosophie qui donnent à l’ouvrage un caractère pluridisciplinaire.

20L’étude menée ici s’inscrit dans une réflexion contemporaine sur la perte de confiance en soi et en autrui. À la suite notamment de l’enquête sociologique sur La Société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit et de la monographie de Michela Marzano, intitulée Le Contrat de défiance, les auteurs mettent en lumière divers comportements de nos concitoyens sous-tendus par la « méfiance », autrement dit par le doute envers autrui ou soi-même, ou plus radicalement encore par la « défiance », qui désigne le refus de se fier à quiconque. Une attitude qui se répercute sur le comportement de l’individu dans la société, puisqu’il irait même jusqu’à générer des actes d’incivilité. Il arrive souvent que la confiance en soi prime sur la confiance en autrui, qui devient un concurrent que l’on cherche à contrôler par des mesures contractuelles. Une dictature de la confiance en soi qui se constate non seulement dans le domaine économique mais aussi politique, dans le cas où la gouvernance est aux mains des pouvoirs financiers. Mais la défiance peut aussi être positive dans la mesure où elle joue le rôle de garde-fou, et favorise le débat et le compromis. Ainsi les auteurs reviennent-ils à l’idée de « confiance raisonnée » de Bachelard, pour proposer un modèle de « dialectique confiance/défiance », sorte de va-et-vient permettant « des synthèses toujours nouvelles ». Les concepts auxquels ils se réfèrent sont principalement celui de la « théorie de l’esprit » (theory of mind), sorte de connaissance croisée de l’autre et de soi, et celui de « l’empathie », spontanée ou contrôlée.

21L’ouvrage se divise en quatre chapitres. Le premier s’attache à la « psychologie de la confiance et de la méfiance » en particulier chez l’enfant, le second, écrit par M. Jeannerod, envisage « l’apport des neurosciences sociales », le troisième livre des éléments pour une « philosophie concrète de la confiance/défiance » tandis que le dernier se centre sur « la conception théologique de la foi-confiance ».

22A. Ganoczy voit fleurir dans notre société, et aussi dans l’Église, cette « méfiance incontrôlée » qui appauvrit l’individu et suscite en lui des réactions de conservatisme et de communautarisme. Une attitude volontariste serait cependant possible, selon lui, pour promouvoir une confiance mutuelle et constructive.

23Christine Renouard

Philosophie

Adrian Pabst, Olivier-Thomas Venard, Radical Orthodoxy. Pour une révolution théologique ? Préface de Catherine Pickstock, Saulges/Paris, Ad Solem, coll. « Théologie », 2004. 21,5 cm. 156 p. ISBN 2-88482-026-4. € 17

24Le présent livre se présente comme une compilation de trois essais ayant chacun pour but de présenter au lecteur le mouvement théologique et œcuménique anglo-saxon appelé Radical-Orthodoxy. La préface de Catherine Pickstock, professeur à Cambridge et co-fondatrice de la Radical-Orthodoxy, constitue le premier essai. Le deuxième est le fait d’Adrian Pabst, professeur à l’Institut catholique de Paris, et le troisième est signé de la main d’Olivier-Thomas Venard, professeur à l’illustre École biblique et archéologique française de Jérusalem. Notons d’emblée que cette multiplicité de points de vue offre autant d’éclairages différents et s’avère un choix éditorial judicieux devant l’ampleur de la tâche. L’éditeur privilégie la clarté plutôt que l’exhaustivité, ce qui est une qualité à l’égard d’un livre se présentant comme une introduction. Cela n’empêche pas ce livre d’être très dense, à l’instar d’ailleurs des travaux des promoteurs de la Radical-Orthodoxy. On se contentera donc ici d’en dégager les grands traits.

25Ce mouvement, à la fois théologique et politique, est né à Cambridge, mais a depuis largement essaimé dans le monde anglo-saxon, dans le sillage des travaux fondateurs de John Milbank et de son élève Catherine Pickstock. À partir de son nom Orthodoxy (qui le définit comme conservateur sur le plan dogmatique), on pourrait caractériser ce mouvement comme théologiquement à droite et politiquement à gauche (Radical soulignant sa dimension antilibérale). Le projet revendiqué par la Radical-Orthodoxy repose sur l’idée que de la même façon que le christianisme a résolu les apories de la pensée antique à la fin de l’Antiquité, il peut aujourd’hui résoudre celles de notre monde moderne, libéral, capitaliste et matérialiste. À ce projet répond l’étrange physionomie philosophique de la Radical-Orthodoxy qui se veut une réconciliation critique de la pensée chrétienne classique (surtout Thomas d’Aquin) et de la pensée post-moderne (Jacques Derrida en particulier). Pour les promoteurs de la Radical-Orthodoxy, le christianisme peut dépasser la modernité du fait que celle-ci est elle-même la fille d’une théologie post-thomiste et nominaliste dont le responsable est à leurs yeux Jean Duns Scot. En posant un concept univoque de l’être fondant la distinction subséquente entre un étant infini (Dieu) et un étant fini (le monde), ce dernier aurait soumis le concept du monde à une conception abstraite de l’être ouvrant ainsi la voie à cette appréhension philosophique du monde dénuée de perspectives théologiques qui est le propre de la modernité. Aux yeux d’un moderne, le monde n’est alors plus qu’une collection de choses éventuellement exploitables. Contre cette modernité aliénante et destructrice, la Radical-Orthodoxy oppose sa conception de l’être participé. Dans cette conception (platonicienne et dionysienne) toute chose n’existe que par sa participation à ce qui l’excède. Cet excès ontologique primordial mène à voir en Dieu à la fois le fondement et l’aboutissement de l’être. Pour la Radical-Orthodoxy l’être est donc foncièrement relationnel et toute chose participe en définitive à Dieu, et trouve en lui sa réalité et son sens. Cette notion de participation du monde à Dieu a permis aux auteurs, en particulier Catherine Pickstock et William Cavanaugh, de réinterpréter en profondeur le sacrement de l’eucharistie qui devient chez eux le lieu d’une articulation entre ontologie et liturgie ouvrant de nouvelles perspectives ecclésiologiques.

26On pourra trouver ces développements partiellement ou totalement contestables, les auteurs ne sont d’ailleurs pas avares de critiques (O.-T. Venard désapprouve la relecture orientée de Thomas d’Aquin entreprise par la Radical-Orthodoxy alors qu’Adrian Pabst relève que ses généalogies historiques semblent parfois un peu rapidement établies). Ce livre pose finalement plus de questions qu’il n’apporte de réponses, ce qui est à n’en pas douter la marque d’une introduction réussie. Il s’achève sur une bibliographie très complète, présentée de façon claire et efficace pour qui voudrait approfondir. Dominée par les références anglophones, celle-ci prouve que si la Radical-Orthodoxy a su revitaliser la théologie politique et devenir l’un des courants théologiques les plus discutés dans le monde anglo-saxon, ce dernier demeure encore largement méconnu en France.

27Grégoire Quevreux

Enseignement du religieux

Pierre Gisel, Traiter du religieux à l’Université. Une dispute socialement révélatrice, Lausanne, Antipodes, coll. « Contre-pied », 2011. 20,5 cm. 174 p. ISBN 978-2-88901-068-4. € 20,50

28Voici un document rare, un traité à la croisée de l’analyse institutionnelle et de la critique épistémologique de la manière d’enseigner le religieux à l’Université. Il part de l’analyse d’une crise qui secoua la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Lausanne en 2007-2008. L’auteur en fut un acteur majeur et expose à la fois les éléments du dossier et la démarche d’objectivation réflexive qu’il porte afin de saisir toutes les dimensions d’une interrogation féconde. Il retrace l’origine de la réorganisation de la Faculté (protestante) de théologie due à deux faits majeurs des années 1990 : la chute considérable du nombre d’étudiants inscrits dans la discipline et la demande croissante de la part d’autres facultés d’un enseignement auxiliaire en sciences des religions, faisant de la Faculté de théologie un prestataire de services plus qu’un centre de formation de spécialistes. Ceci amena à reconsidérer au sein de l’institution le rapport de forces entre enseignants de disciplines théologiques et enseignants de sciences des religions qui s’intensifia avec la création de nouveaux postes dans le cadre de la mise en réseau de compétences complémentaires des trois Facultés romandes de théologie (Lausanne, Neuchâtel et Genève). À Lausanne, devenu pôle d’excellence en sciences des religions, ce redéploiement introduisit une tension entre héritiers d’une faculté implicitement confessionnelle et enseignants nouveaux venus, extérieurs à l’éthos de référence. Ces derniers commencèrent à exiger la déconfessionnalisation de l’institution en réseau, la moitié du Conseil de fondation à Genève étant constitué de délégués de l’Église nationale protestante. Le conflit s’inscrivit dans une revendication de laïcisation des institutions universitaires d’enseignement consacrées à l’objet religieux, afin que puisse éclore une recherche débarrassée de toute suspicion d’allégeance à une tradition religieuse spécifique.

29En même temps, P. Gisel poussa à la reformulation des fondements épistémologiques de l’enseignement jusque-là consacré principalement au champ d’étude des christianismes qui en distribuait les savoirs disciplinaires. Il plaida pour une recherche articulée à ce qu’il appelle, faute de mieux, « la scène religieuse », désignant par là « un lieu où une pluralité de réalités et d’acteurs vient se dire et où se font voir des réalités sociales et anthropologiques » plus larges, sans exclusive (p. 31). Dès lors, tout en admettant la diversité des modèles de formation et d’enseignement dans ce champ, il devint prioritaire à Lausanne de défendre un enseignement universitaire abordant « toutes les constructions sociales et discursives » ayant pour moteur le religieux « en dehors de la conscience de leurs agents ». (p. 49). Il en découla un conflit ouvert ; les théologiens allèrent jusqu’à voter la destitution de l’auteur de la présidence de la section théologie de la Faculté et sa chaire de « dogmatique et théologie fondamentale », rebaptisée chaire d’« histoire des théologies, des institutions et des imaginaires chrétiens », fut rattachée à la section sciences des religions. La division du travail se déclina dès lors en deux unités de recherches indépendantes, éventuellement articulées. Sans pouvoir rendre compte ici de la densité du processus et de l’analyse du projet, il convient encore de souligner l’enjeu ultime de la démarche soutenue. Contre la dérive de la compartimentation des savoirs et des champs réduisant la recherche au cumul de travaux limités, P. Gisel revendique au contraire une mise en jeu réflexive de l’ensemble des disciplines traitant de la scène religieuse, en restituant à la systématique (devenue « problématologie ») la tâche « d’ouvrir un pensé renouvelé et assumé comme tel par-delà de seules connaissances descriptives » (p. 163). Se profile ainsi l’enjeu de la reprise du rapport transcendance-subjectivité dans un enseignement à même d’interroger, par l’étude de la généalogie de la scène religieuse, la question du sens du religieux dans une société sécularisée où le christianisme a perdu tout monopole. En d’autres termes, pour l’auteur, une généalogie non linéaire cherchant à faire voir les réalités anthropologiques du religieux appelle une problématologie de « ce qui pour l’humain est en excès » (p. 167). Il y a là une tentative prometteuse d’ouvrir « une orientation constructiviste non essentialiste » (p. 119) et de saisir la nécessaire interdisciplinarité de la connaissance en matière religieuse. Une initiative qui fait de ce livre un instrument de réflexion incontournable pour tous ceux qui veulent penser la place et la finalité à l’Université de l’enseignement religieux et de la recherche qui lui est liée.

30Jean-Pierre Bastian

Vient de paraître

Céline Rohmer, Valeurs et paraboles. Une lecture du discours en Matthieu 13,1-53, Pendé, Gabalda, coll. « Études bibliques 66 », 2014. 24 cm. 661 p. ISBN 978-2-85021-227-7. € 95

31Cette étude présente les résultats d’une recherche doctorale engagée sur le discours en paraboles mis en récit au chap. 13 de l’Évangile selon Matthieu. La thèse, conjointement soutenue à l’université Paul-Valéry et à la Faculté de théologie protestante de Montpellier en 2013, interroge la manière dont ce corpus matthéen défend un certain nombre de valeurs auprès des lecteurs.

32Dans un premier temps, la recherche établit les principaux axes d’interprétation de Mt 13 : sources rédactionnelles, structure, auditoires et fonction des paraboles. Cet état de la question invite à lire Mt 13 selon la relation dynamique qu’il nourrit avec le lecteur. Une exégèse particulièrement détaillée, de type synchronique puis de type diachronique, propose dans un deuxième temps de préciser la question des valeurs. La problématique est alors posée à partir du langage parabolique et de son sujet-Royaume des cieux. Il s’agit de lever en partie le voile sur les effets que le discours en paraboles cherche à produire sur ses destinataires : Mt 13 raconte (au sens littéral du verbe) des tentatives de mise en relation que le langage imagé favorise.

33Dans un troisième temps, la méthode d’analyse développée par Vincent Jouve (Professeur de littérature française à l’université de Reims) peut être appliquée à Mt 13 : issue de la sémiotique narrative, cette méthode d’analyse vise à déterminer l’effet-valeur d’un texte, c’est-à-dire son système idéologique. L’étude met ici en évidence une valorisation du désir porté par le paraboliste, une vérité du texte située au plan existentiel. Une relecture du discours en termes d’effets est alors proposée et mesure l’effet parabole en texte puis hors texte. Délogé de son système idéologique habituel, l’auditeur/lecteur de Mt 13 est en effet conduit dans sa lecture à s’exposer aux récits paraboliques qui, par l’imaginaire déployé, deviennent de véritables conducteurs de réel. Les résonances, issues de l’interaction entre texte et lecteur, éveillent à une expérience parabolique dont le langage ne peut pas totalement rendre compte mais dont le récit garde les traces. L’espace susceptible d’être creusé par ce discours parabolique au cours de son appropriation par l’auditeur/lecteur peut ainsi devenir terre d’accueil pour la parole du Royaume.

34L’étude insiste sur la construction en récit d’un sujet à éveiller et non d’un élève à enseigner. Avant d’être instruit, Mt 13 raconterait donc ici que l’auditeur/lecteur sera atteint, touché par le Royaume. Autrement dit, le Royaume des cieux se donnerait au cours d’une expérience parabolique qui échappe au langage mais en garantit la pertinence dans la réalité présente de l’auditeur/lecteur. Ce Royaume instaure une relation de type don/réception qui déloge d’une compréhension du monde où les valeurs mesurent, pèsent et soupèsent en permanence les hommes et leur manière de dire et d’agir. Il s’agit là d’une étude qui cherche à renouveler le débat habituel sur le discours en paraboles et notamment sur sa portée jugée souvent moralisatrice où il n’est question que d’opposer « blé » à « ivraies », bref de déterminer de manière anticipée qui sont les gentils et les méchants. La parabole, loin de fonctionner en fable simpliste, détourne le langage d’une fonction réductrice pour l’ouvrir pleinement à sa dimension poétique.

35C. R.

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