Notes
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Élian Cuvillier est professeur de Nouveau Testament à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Montpellier.
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[1]
On se contentera ici de mentionner deux contributions qui, au siècle dernier, ont influencé la recherche de façon décisive : Ernst Lohmeyer, Kyrios Jesus : Eine Untersuchung zu Phil. 2,5-11, Heidelberg, Winter Universitätsverlag, 1928 (réédité à Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1961) ; Ernst Käsemann « Kritische Analyse von Phil. 2.5-11 », Zeitschrift für Theologie und Kirche, 47 (1950), p. 313-360 (traduction française : « Analyse critique de Philippiens 2. 5-11 », in Essais exégétiques, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972, p. 63-110). Pour le reste, je renvoie à l’excellent ouvrage collectif consacré à l’histoire de l’interprétation de l’hymne : Matthieu Arnold, Gérard Dahan, Annie Noblesse-Rocher (éd.), Philippiens 2,5-11. La kénose du Christ, Paris, Cerf, coll. « Études d’histoire de l’exégèse 6 », 2013. Voir également Élian Cuvillier, « Place et fonction de l’hymne aux Philippiens. Approches historique, théologique et anthropologique », in Daniel Gerber, Pierre Keith (éd.), Les hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions. Actes du xiie congrès de l’ACFEB (Strasbourg 2007), Paris, Cerf, coll. « Lectio Divina 225 », 2009, p. 137-157.
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[2]
L’hypothèse du caractère pré-paulinien de l’hymne se fonde sur le constat du rythme poétique des affirmations christologiques, de la forme symétrique de l’architecture (v. 6-8 : abaissement ; v. 9-11 : élévation) et de l’absence d’une orientation sotériologique explicite dans un hymne où Christ est pourtant au centre du propos, absence surprenante chez Paul. Le caractère pré-paulinien ressort également du constat que la christologie de l’hymne est exprimée au moyen de notions et d’un vocabulaire qui ne sont pas spécifiques à Paul, à de notables exceptions près. La discussion porte sur l’ampleur des adjonctions pauliniennes, la précision « et la mort sur la croix » (v. 8b) étant considérée comme la principale. Cet hymne aurait été utilisé dans le culte des premières communautés, peut-être même dans l’Église de Jérusalem. L’original pourrait être en araméen et le Sitz im Leben la Cène ou le Baptême. Aujourd’hui, certains considèrent pourtant le passage « comme étant de la main même de Paul, et plus comme un éloge (en grec enkômion) à finalité éthique, que comme un morceau hymnique » (Jean-Noël Aletti, Saint Paul. Épître aux Philippiens, Paris, Gabalda, 2005, p. 143). Quoi qu’il en soit, au sein d’une section parénétique, l’hymne constitue une rupture de ton, un changement de mode discursif dont il faut comprendre les motivations et les effets sur l’ensemble du propos.
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[3]
Les plus anciennes formulations de la foi en la résurrection se trouvent chez Paul et appartiennent aux traditions pré-pauliniennes : Rm 4,24 ; 8,11 ; Ga 1,1 : « [Dieu], qui a ressuscité Jésus d’entre les morts ».
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[4]
Cf. Rm 15,3 : l’exemple du Christ est fondé sur une citation scripturaire et non sur des « faits » ; en Rm 15,7 c’est l’accueil du croyant par le Christ qui fonde l’accueil réciproque ; en 1 Co 11,1 Paul apparaît comme la médiation entre l’agir du Christ et celui des croyants : « imitez-moi comme j’imite le Christ » (cf. 1 Co 4,16 ; Ph 3,17 ; 1 Th 1,6) ; en 2 Co 8,9 (« de riche qu’il était, il s’est fait pauvre afin que vous soyez enrichis ») et en Ga 6,2 (« portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la loi du Christ »), on est dans le registre du langage métaphorique ou théologique.
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[5]
Octavio Paz, Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 721.
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[6]
Je me réfère ici à une définition du mythe qui se situe au carrefour de plusieurs héritages : l’histoire des religions, l’anthropologie structurale, l’approche freudienne du mythe, et le programme bultmanien de démythologisation. On trouvera une bonne présentation de la multiplicité des approches possibles du langage mythique, en particulier du point de vue de l’histoire des religions, chez Bernard Deforge, Le commencement est un Dieu. Le Proche-Orient, Hésiode et les mythes, Paris, Les Belles-Lettres, 2004. Pour l’anthropologie structurale, voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 ; Id., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; Id., Les structures élémentaires de la parenté, La Haye/Paris, Mouton, 1967. Concernant l’approche bultmannienne du langage mythique, voir Rudolf Bultmann, Nouveau Testament et mythologie, Genève, Labor et Fides, 2013. Pour une approche de la Bible et des mythes grecs selon cette perspective, voir Élian Cuvillier, Jean-Daniel Causse (éd.), Mythe grec, mythe biblique. L’humain face à ses dieux, Paris, Cerf, 2007.
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[7]
« Pour l’homme des sociétés “primitives” et traditionnelles, le mythe est […] la seule révélation valable de la réalité. Pour lui le mythe est censé exprimer une vérité absolue, puisqu’il raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire un événement primordial qui a eu lieu au commencement du Temps. Narrer un mythe, c’est proclamer ce qui s’est passé ab initio. » Mircea Eliade, cité d’après B. Deforge, Le commencement est un Dieu, op. cit., p. 82.
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[8]
John D. Caputo, The Insistence of God. A Theology of Perhaps, Bloomington, Indiana University Press, 2013.
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[9]
« I am thus distinguishing a theopoetics from a mythopoetics. Theopoetics is not mythopoetics just because it is mytho-poetics demythologized and re-poeticized in a poetics of the event. In theopoetics, everything turns on rejecting supernaturalism, that is, the cluster of distinctions between natural and supernatural, transcendance and immanence, reason and faith, human knowledge and divine revelation, and time and eternity. In mytho-poetics, an omnipotent Superbeing in the sky, who outknows, outwits, outwills, and outmans us has to our good fortune intervened in terrestrial life and equipped us with the “secret”, with the hidden “answer” to the question that we could never have come up with on our own (at least those of us who happened to be lucky enough to be standing in the right place at the right time to receive the revelation as the divine motorcade goes speeding by). The several “religion” – if it is not time to give up on this word – are for me so many ways to “poetize” or “sing” the world (Merleau-Ponty), and they differ from one another in ways that are broadly similar to the ways that languages differ from one another. It would make no more sense to ask what is the true religion than to ask what is the true language. They differ as do different modes of “being in the world” (Heidegger), different “forms of life” (Wittgenstein), different measures of intensity within the plane of immanence (Deleuze), and different vocabularies doing different things (Rorty). » J. Caputo, The Insistence of God., op. cit., p. 97.
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[10]
Au sens bultmannien du terme : R. Bultmann, Nouveau Testament et mythologie, op. cit.
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[11]
« Poetics of the event », J. Caputo, The Insistence of God., op. cit., p. 97 ; cf. aussi n. 9.
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[12]
« The advent of what we cannot see coming », ibid., p. 50.
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[13]
« Events, we have been saying, have two characteristic features : first, events are what we cannot see coming, and secondly, events are not what happens but what is going on in what happens », ibid., p. 82-83.
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[14]
E. Käsemann, « Kritische Analyse von Phil. 2.5-11 », art. cit., p. 105-106.
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[15]
Ibid., p. 95.
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[16]
Ibid., p. 106.
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[17]
J.-N. Aletti, Saint Paul. Épître aux Philippiens, op. cit., p. 135-136.
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[18]
Au sens lacanien de ce terme. Pour Lacan, le réel n’est pas la réalité. Ce qui est accessible à chacun, c’est la réalité, le monde tel que nous le percevons avec nos sens et notre intelligence. À l’inverse, chez Lacan, le réel se définit à partir d’une limite du savoir, limite à partir de laquelle il ne peut être appréhendé mais plutôt cerné et déduit. Le réel dans sa globalité et sa complexité c’est l’impossible à décrire donc l’impossible à dire. En ce sens, l’expérience religieuse (celle de la conversion par exemple) appartient au réel. Elle fait vérité de l’existence pour celui qui l’expérimente mais elle est fondamentalement impossible à dire. Dans l’après-coup, le langage (celui du témoignage par exemple) peut essayer d’en approcher la vérité de façon imparfaite et insatisfaisante. Le réel est donc ce qui demeure impossible à circonscrire dans le langage et qui, de ce fait, ne peut ni se dire ni s’écrire. Il est un « hors sens ». C’est dans cette perspective que la vérité est un réel.
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[19]
J.-N. Aletti, Saint Paul. Épître aux Philippiens, op. cit. p. 151-152.
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[20]
L’argument selon lequel huparchon est un participe présent et non parfait n’est pas décisif : le participe présent peut ici traduire l’idée d’un état actuel qui trouve sa source dans le passé (il continue d’exister). Par ailleurs, le Bailly donne comme sens pour le verbe : « être », « exister antérieurement ». L’idée d’existence antérieure (pour ne pas dire de préexistence) est donc bien, à tout le moins, envisageable.
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[21]
La métaphore de l’esclave embrasse des sens multiples parmi lesquels ceux d’humilité, de soumission et de dépendance.
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[22]
Il serait sans doute approprié de chercher aussi des parallèles du côté de la littérature juive lorsqu’elle déploie l’idée selon laquelle, avant la création du monde, Dieu a créé un certain nombre de choses parmi lesquelles la Torah ou le nom du Messie. Une forme de « préexistence relative ». Cf. la discussion de ce thème et les textes juifs cités à l’appui dans Hugues Cousin (éd.), Le Monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 537-545. On renverra également aux travaux de Daniel Boyarin, Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, Cerf, 2013 (4e de couverture) : « beaucoup de Juifs […] croyaient en quelque chose de très similaire au Père et au Fils et même en quelque chose de très similaire à l’incarnation du Fils dans le Messie. […] Jésus, quand il vint, vint sous une forme que beaucoup, beaucoup de Juifs attendaient : une seconde figure divine incarnée en un humain. La question n’était pas : Un Messie divin doit-il venir ? mais elle était seulement : Ce charpentier de Nazareth est-il Celui que nous attendons Certains Juifs ont dit oui et d’autres non, ce qui n’est guère surprenant ».
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[23]
Dans cette optique en effet les versets 9-11 résonnent, pour les croyants, comme promesse d’une communion à l’exaltation du Christ.
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[24]
« Imaginaires » pourrait-on dire en langage psychanalytique.
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[25]
Rudolf Schnackenburg, « La christologie du Nouveau Testament », in Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, Paris, Cerf, 1974, p. 128.
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[26]
Sur la théologie de la croix, voir Jean Zumstein, « Paul et la théologie de la croix », Études théologiques et religieuses 76 (2001), p. 481-496.
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[27]
Sur le plan de l’éthique, on peut alors penser que l’imitatio à laquelle Paul invite les Philippiens (cf. Ph 3,17 « imitez-moi ») relève d’une poétique de l’action. Dit autrement, faire comme Paul ne signifie pas imiter un contenu ou des actes, mais puiser à la source christologique de celui qui s’est dépouillé, pour imaginer des formes de l’action. De ce point de vue, la poétique de la foi ne s’oppose pas à l’éthique mais l’intègre.
5 Comportez-vous ainsi entre vous, comme on le fait en Jésus Christ :6 lui qui est de condition divinen’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu.7 Mais il s’est dépouillé,prenant la condition de serviteur,devenant semblable aux hommes,et, reconnu à son aspect comme un homme,8 il s’est abaissé,devenant obéissant jusqu’à la mort,à la mort sur une croix.9 C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevéet lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom,dans les cieux, sur la terre et sous la terre,11 et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ,à la gloire de Dieu le Père.
2Peu de textes du Nouveau Testament ont été aussi commenté que l’hymne aux Philippiens [1]. Cela tient sans doute au fait que cette tradition pré-paulinienne, datant vraisemblablement des années 40 de notre ère [2], condense d’une manière particulièrement suggestive l’essentiel du kérygme, autrement dit l’essentiel de la proclamation des communautés primitives. La haute christol ogie n’a attendu ni les grands conciles ni l’Évangile de Jean : elle existait avant Paul. Celui-ci l’a faite sienne et l’a articulée sans difficulté avec ses propres élaborations christologiques. Ainsi, dans la Première épître aux Thessaloniciens – le texte le plus ancien du Nouveau Testament, rédigé en 50 ou 51 de notre ère – Paul déploie une première ébauche de christologie qui, préexistence mise à part, est parfaitement compatible avec les données de l’hymne. Jésus y est introduit par les titres de « Christ/Messie » et « Seigneur » (1 Th 1,1). Comme « Messie » (christos) il est, selon la tradition juive, choisi par Dieu. Comme « Seigneur » (kurios), il possède le pouvoir de Dieu lui-même (dans la LXX le terme kurios traduit l’hébreu adonai qui dans le texte hébreu remplace le Tétragramme imprononçable). La mort de ce Messie Seigneur est une mort pour les croyants (1 Th 5,10a : « mort pour nous »), elle a donc une portée sotériologique (1 Th 5,10b : « afin que nous vivions avec lui »). Cette portée sotériologique est liée au fait qu’il a lui-même été relevé d’entre les morts par Dieu (1 Th 1,10 et 4,14 [3]). Ceux qui mettent leur confiance dans ce Messie Seigneur attendent sa manifestation finale, sa parousia (1 Th 2,19 ; 3,13 ; 4,15 ; 5,23) : elle sera synonyme de « rencontre » avec lui « dans les airs » pour ceux qui seront encore vivants au moment de cette parousia, précédée de la résurrection pour les croyants déjà décédés (1 Th 4,13-17). C’est de ce Messie Seigneur, « né d’une femme, né sous la loi » (Ga 4,4), dont l’hymne aux Philippiens affirme qu’il était « de condition divine » (v. 5), qu’il a pris la « condition d’un serviteur » (v. 7) et qu’il a été obéissant jusqu’à la mort sur une croix (v. 8).
3Il est ainsi possible de reconstituer le kérygme, déjà élaboré dans les années 40 au sein des communautés où Paul est catéchisé après sa conversion, de la façon suivante : Jésus, cet homme mort sur une croix que Dieu a relevé d’entre les morts, est non seulement le Messie, mais également le Seigneur. Il a en effet le pouvoir et les attributs de Dieu lui-même et il existait auprès de Lui avant sa venue ici-bas. Pour ceux qui croient en lui, sa mort a une dimension salvifique. Il reviendra du ciel où il réside désormais pour ressusciter les croyants morts et emporter avec lui les croyants vivants auprès de Dieu dans les régions célestes. Ce kérygme prend la forme d’un mythe de salut auquel l’hymne aux Philippiens fait directement écho.
4Ce qui m’intéresse ici, c’est la façon dont Paul utilise cet hymne, la fonction qu’il lui donne dans son argumentation. Plus précisément, mon interrogation porte sur la fonction du langage dans la stratégie rhétorique de Paul : pourquoi, au moment où débute la partie parénétique de l’Épître – 1,27-30 fournit le thème directeur d’un ensemble qui se poursuit jusqu’en 4,9 –, Paul choisit-il d’utiliser le langage poétique ? Pourquoi opérer ce décalage, cette rupture dans le langage ? Quelle conséquence cela a-t-il du point de vue théologique et anthropologique ?
L’hymne comme langage « théopoétique »
5Pourquoi utiliser, à ce moment-là de la lettre, le langage relevé de la poésie ou, à tout le moins, de la prose soutenue ? Une façon de répondre est de souligner que, conformément à 2 Co 5,16, Paul ne veut pas connaître Jésus « selon la chair » mais uniquement le Christ crucifié [4] : on est dans le langage théologique de la foi. Il ne s’agit pas de décrire ce qu’a fait un homme exemplaire nommé Jésus, mais de fonder la parénèse sur un langage qui est celui de la proclamation du mystère du salut. L’éthique communautaire ne relève donc pas de la reproduction d’un modèle philosophique ou moral mais de la réception croyante d’une proclamation, d’un kérygme – de la mise sous la Seigneurie du Christ, puisque c’est bien de celle-ci que parle l’hymne. L’explication est pertinente mais demande à être approfondie. En effet, ce qu’il y a de plus essentiel pour l’humain n’est-il pas convoqué par le fait même de recourir au langage de la poésie ? Dit autrement, « le poème est langage, langage originel antérieur à sa mutilation dans la prose ou la conversation mais il est aussi quelque chose de plus. Et ce quelque chose est inexplicable par le langage, quoiqu’il ne puisse être atteint que par lui. Né de la parole, le poème débouche sur quelque chose qui le dépasse [5] ». L’insertion d’un hymne ne viserait-il pas à approcher un sens plus profond de ce que Paul cherche à transmettre, au-delà de la simple exhortation éthique ?
6Comme je l’ai souligné plus haut, l’hymne reprend les principaux éléments constitutifs du mythe de salut que constitue le kérygme fondateur des premières communautés. Cette forme du discours est une tentative pour raconter quelque chose qui ne relève pas du savoir mais de l’indicible et de l’irreprésentable [6]. Ainsi, le mythe parle du rapport de l’homme à sa destinée et à l’altérité. Il tente d’exprimer le rapport de l’homme aux grandes questions de l’existence. Il cherche à percer le mystère des origines de l’homme et de son devenir [7]. C’est l’impossible à dire que le mythe essaie d’exprimer : non pour annuler cet indicible mais pour l’approcher autant que possible, et tenter d’en traduire les conséquences pour l’existence humaine. Or il est remarquable que, pour illustrer une parénèse communautaire, Paul utilise le langage du mythe, un langage qui tente de toucher aux limites de ce qui est exprimable, un langage qui parle d’une réalité relevant des choses initiales et dernières, du commencement et de la fin, de l’archê et du têlos. Comment interpréter ce geste paulinien ? M’inspirant ici des travaux de John Caputo, je propose de considérer le langage mythique de l’hymne à partir de la catégorie de la « théopoétique [8] ». Il distingue en effet ce qu’il appelle une « théopoétique » (theopoetics) d’une « mythopoétique » (mythopoetics) [9]. La première, à la différence de la seconde, démythologise [10] le kérygme dans une « poétique de l’événement [11] », qui est selon l’auteur « l’avènement de ce que nous ne pouvons pas voir venir [12] ». Compris dans ce registre, ce dont parle l’hymne ne relève donc pas d’une réalité objectivable, supposant la distinction entre le monde perceptible et un monde surnaturel qui ne serait accessible qu’aux croyants. Comprendre l’hymne ainsi revient à rester dans une « mythopoétique », c’est-à-dire en deçà de l’indispensable démythologisation que requiert notre condition post-moderne. Saisi dans le registre d’une « théopoétique », l’hymne traite de ce qui relève de la catégorie de « l’événement ». L’événement n’étant pas ce qui arrive mais ce qui se passe dans ce qui arrive [13], il suscite une manière nouvelle de percevoir la réalité, de reconfigurer le rapport au monde dans lequel vit le croyant et qui est le seul à sa disposition. Je propose, à cette lumière, de revisiter deux difficultés de l’hymne qui constituent des crux interpretum dans l’histoire de l’exégèse, dans la mesure où s’y joue la compréhension d’ensemble du passage.
L’interprétation de l’hymne en débat
7C’est tout d’abord la traduction du verset 5 qui fait débat : toutô phrôneite en humin ho kai en Christô Iêsou. On traduit soit par « ayez en vous les dispositions qui étaient en Christ Jésus », soit par « ayez en vous les dispositions qui conviennent pour ceux qui sont en Christ Jésus ». L’enjeu concerne la question de l’imitatio Christi et donc de la fonction de l’hymne : a-t-il une dimension prioritairement éthique ou relève-t-il d’abord de la proclamation kérygmatique annonçant la venue d’un Sauveur céleste ? Autrement dit, l’hymne relève-t-il en premier lieu, ainsi que le suggère la première traduction, de l’impératif (exhorter, exiger, conseiller) ou, comme le permettrait plus aisément la seconde traduction, de l’indicatif (proclamer, encourager, rassurer) ? Käsemann récuse avec force la lecture éthique de l’hymne. Ses arguments sont les suivants. Le verset 5 doit être traduit par « ayez en vous les dispositions qui conviennent pour ceux qui sont en Christ Jésus » (dimension ecclésiale du en Christô) [14]. Le contenu de l’hymne montre en effet que le projet n’est pas d’imiter le parcours du Christ, sa préexistence, son abaissement et son exaltation étant uniques : « Et l’abaissé n’est pas non plus n’importe quel homme, mais l’Anthropos […]. Cela donne la possibilité de considérer la manifestation de l’obéissance comme une révélation divine, et démontre l’erreur d’une conception orientée sur le modèle éthique. L’anthropos demeure de nature céleste, et ne peut donc absolument pas devenir un modèle. Il manifeste l’obéissance, mais n’en fait pas un modèle à imiter. En termes concis il est un prototype, non un modèle [15] ». L’hymne se présente non comme modèle d’un idéal religieux ou moral d’abaissement à reproduire mais comme la confession d’un Seigneur qui détermine l’existence du croyant. « On devra donc en rester à l’idée que le verset 5 constitue l’introduction de l’hymne, et que les Philippiens sont exhortés à se comporter les uns à l’égard des autres comme il convient dans la sphère du Christ. Une telle exhortation […] correspond […] au schéma typiquement paulinien de la parénèse, qui […] déduit l’impératif de l’indicatif, le comportement du chrétien de l’action qui fonde le salut. Pareille constatation est importante ; et si elle est exacte, elle indique qu’à tout le moins Paul ne comprenait pas l’hymne au sens où ici Christ serait présenté à la communauté comme modèle éthique [16] ». Contre Käsemann, l’exégète Aletti souligne à l’inverse que l’hymne illustre l’exhortation paulinienne de 2,1-4, et que le verset 5 peut être compris comme une invitation à imiter l’attitude de Jésus-Christ : « En Ph 2,5, l’idée du Christ modèle ou exemple ne peut être exclue, car, comme le montrent les parallèles lexicaux entre 2,1-4 et 2,6-8 […], Christ est bien proposé comme exemple du phrônein correct, lequel consiste à être humble, etc. Les essais proposés pour éviter l’aspect imitation ne valent pas : si le sens ecclésial du en Christô Iêsou est de soi possible, le contexte immédiat recommande, exige même celui de l’exemplum éthique [17] ».
8Est-il envisageable de sortir d’un débat à front renversé opposant une lecture « protestante » (le luthérien Käsemann) à une lecture « catholique » (le jésuite Aletti) ? Oui, si l’on prend au sérieux la dimension poétique du langage utilisé par Paul. En effet, même si la traduction naturelle du verset 5 semble bien être « ayez-en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ », l’interprétation ecclésiale du en Christô au verset 5 s’accorde bien avec la nature du discours. Elle n’est pas contradictoire avec la volonté de Paul de donner le Christ comme exemple. Cette dimension exemplaire est cependant modifiée en profondeur par la nature poétique du discours : Paul s’adresse à des croyants et leur demande en quelque sorte de devenir ce qu’ils sont déjà en Christ. Ce « deviens ce que tu es » ne relève pas d’un volontarisme moral. Il naît de l’expérience d’un « lâcher prise », d’une kénose vécue subjectivement. Il engage la responsabilité du croyant mais il n’est pas condition d’un salut encore à venir. Il est, par essence, disposition à une nouvelle compréhension de soi-même, du monde et des autres par révélation (cf. 3,15 : « si vous êtes disposés différemment – ei eterês phroneite –, Dieu vous révélera – apokalupsei – ce qu’il en est »).
9Le second point sur lequel je m’arrête est lié au précédent. Il s’agit de l’expression en morphê Theou (« de condition divine », littéralement « en forme de Dieu ») du verset 6. Christ est-il présenté comme le préexistant qui a accepté de subir l’abaissement et la finitude ? Est-il le nouvel Adam qui n’a pas succombé à la tentation du serpent (« vous serez comme des dieux »), celui qui, au contraire, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu ? Est-il celui qui est allé jusqu’au bout de l’obéissance (cf. le récit de la Tentation de Jésus dans les synoptiques), c’est-à-dire jusqu’à la mort sur la croix, acceptant la déréliction de la croix ? Sans exclure les deux autres hypothèses, on est fondé à soutenir que le langage poétique utilisé par Paul renvoie ici à un indicible, un « avant le temps » qu’il est possible de traduire théologiquement en termes de préexistence. Préexistence à comprendre cependant non pas dans un registre philosophique ou métaphysique, mais dans le registre de l’expérience subjective de la foi. Le temps avant le temps (la préexistence du Christ) désigne une autre temporalité que la temporalité chronologique. Il est le temps du fondement qui n’entre pas dans le temps mais qui le constitue, un réel [18] en quelque sorte qui donne naissance à une nouvelle façon de se situer dans la réalité. Le temps – notre temps humain – ne s’ouvre pas de lui-même et par lui-même, il est ouvert par ce qui n’y entre pas mais qui le reconfigure (sans pour autant retomber dans une métaphysique puisque la poétique n’est pas un savoir). Certes, on objectera que morphê ne peut être traduit par « essence, nature » à cause du parallèle morphên doulou au verset 7 : l’esclavage n’est pas « l’essence » de l’homme, sa « nature », il « n’appartient pas à la définition de l’homme [19] ». On répondra pourtant que c’est bien par la métaphore de l’esclave que Paul définit ailleurs la condition humaine (Ga 4,1-7, cf. verset 3 ; Rm 6,12-18, cf. verset 17) [20]. L’utilisation par deux fois du terme morphê pourrait alors traduire cette conviction des premiers chrétiens, fondamentalement inexprimable parce que contradictoire : le préexistant a endossé notre humanité jusque dans la condition d’esclavage qui la caractérise [21], allant jusqu’à l’humiliation la plus totale de la « mort sur une croix » (verset 8). Il ne s’agit pas ici, insistons sur ce point, d’affirmer que Paul déploie une christologie métaphysique [22]. Plus fondamentalement, il exprime au moyen du langage poétique le mystère du salut dans ce qu’il contient d’absurde et de scandaleux pour la raison humaine : le Crucifié est celui qui, existant auprès de Dieu, s’est dépouillé de sa condition divine pour habiter jusqu’au bout la condition humaine. Il n’en reste pas moins vrai que choisir de façon exclusive une interprétation contre une autre, c’est courir le risque d’objectiver un langage qui cherche à exprimer le mystère d’une foi confessant, dans le même mouvement, le Christ vivant auprès de Dieu et le Christ incarné dépouillé de ses attributs divins assumant la condition humaine et donc confronté à la tentation d’y échapper. Choisir de façon exclusive une lecture plutôt qu’une autre, c’est réduire l’hymne à des propositions dogmatiques – qu’elles soient conservatrices ou libérales – s’excluant réciproquement, tandis qu’il cherche à exprimer, dans le même mouvement, la décision de celui qui est « de condition divine » (verset 6) de ne pas se prévaloir de son statut divin, et le refus de « celui qui était à la ressemblance des hommes » (verset 7) de vouloir se prévaloir de ce même statut. La fonction du langage poétique est ici de fonder l’existence croyante en lui donnant une origine et un achèvement qui résident dans la figure du Christ. Tel qu’il est décrit par l’hymne, le parcours du Christ structure la vie du croyant – il en est l’origine –, il lui donne un espace de construction et d’épanouissement, lui indique une ouverture [23]. On retrouve les traces de cette ouverture dans l’ensemble de l’Épître.
Abaissement et exaltation au sein de l’Épître
10L’hymne est construit autour d’un schéma abaissement-exaltation qui met en scène le parcours du Christ préexistant, incarné, crucifié et glorifié. Exprimé dans un registre poétique, ce parcours premier et littéralement singulier n’est pas imitable en tant que tel. Il n’en trace pas moins un chemin sur lequel les croyants sont invités à marcher. Ce qui est au fondement de cet hymne va se trouver en effet déployé de façon plus ou moins explicite dans la suite de l’Épître, constituant ainsi la structure anthropologique de la compréhension de soi que Paul a pour lui-même et qu’il propose à ses auditeurs. À savoir : se dépouiller – ou être dépouillé – de soi-même, de ses prétentions, de son avoir, de ses possessions, de ses identités mondaines [24], pour recevoir ou attendre d’un autre ce qui peut combler. On peut repérer dans l’Épître cette structure anthropologique – cette « poétique » – à l’œuvre dans l’hymne.
11Rappelons d’abord que l’hymne sert d’illustration à la première demande concrète de Paul aux Philippiens (1,27-30). Après avoir introduit la partie exhortative de sa lettre par un appel général placé sous le signe du « tenir ferme » et du « combat » pour la « fidélité de la Bonne Nouvelle » (verset 27), Paul formule, au début du deuxième chapitre, une première demande concernant les relations intersubjectives (verset 1-4) et fondée dans une disposition intérieure (phroneite en humin) conforme à celle qui est en Christ Jésus (verset 5). L’opposition classique entre lecture éthique et lecture ecclésiale est donc bien sans pertinence. Paul invite les Philippiens à comprendre leur existence à la lumière de la structure anthropologique que le préexistant a accepté de venir habiter et vivre jusqu’au bout. En ce sens, le Christ est l’homme véritable comme nul ne peut l’être par lui-même. Il n’en reste pas moins que l’introduction de l’hymne opère ici une rupture de langage qui vise à changer le rapport à la réalité elle-même : proclamation du kérygme.
12La première reprise de la structure anthropologique à l’œuvre dans l’hymne se déploie à travers la mise en scène des personnages de Timothée et Épaphrodite. Timothée ne cherche pas son propre intérêt mais celui de Jésus-Christ (2,21) : il se décentre donc de lui-même ; comme Paul il est esclave pour la Bonne Nouvelle (1,1 et 2,22). Épaphrodite (2,25-30) a été près de mourir (kénose) pour l’œuvre de Christ mais Dieu l’a en quelque sorte « ressuscité » (exaltation) en ayant pitié de lui (2,30). La mention de ces deux figures est d’ailleurs intéressante. Timothée est cité au début (1,1), Épaphrodite à la fin (4,18) de l’Épître. Tous les deux se retrouvent également dans la partie centrale du texte (2,19-30) où ils sont, l’un et l’autre, littéralement des « lieutenants » de Paul : Timothée est représentant de Paul auprès des Philippiens (2,19-24), Épaphrodite est représentant des Philippiens auprès de Paul (2,25-30). Ils sont ainsi, par excellence, les exemples vivants des « dispositions qui sont en Jésus-Christ » (2,5).
13La seconde reprise, la plus déployée, la plus consciente aussi, constitue, après l’hymne, le second axe théologique de l’Épître. Il s’agit de Ph 3 et, tout particulièrement, de la section autobiographique (v. 4-11). Le parcours de l’apôtre tel qu’il le décrit narrativement se présente en effet comme un itinéraire d’abaissement et d’élévation qui a pour modèle l’hymne de 2,5-11. Ce parcours dessine une structure anthropologique, que je définis comme kénotique, irrigant en profondeur tout le propos de l’apôtre. Paul fait l’expérience de l’abandon d’une vie religieuse « réussie » (v. 4-7) pour être mis en mouvement vers une exaltation encore à venir (v. 8-11). Le renversement qu’expérimente l’apôtre produit une mise en mouvement pour annoncer la Bonne Nouvelle et pour « obtenir le prix », un prix sans autre objet que l’appel lui-même (Ph 3,14). Dans la mesure où l’exaltation finale est encore espérée, on se trouve, ici-bas, dans une dynamique de l’inaccompli qui contraste avec l’aboutissement religieux du départ. Ce que décrit Paul constitue une expérience de type anthropologique qui interroge les structures existantes jusque-là assumées sans questionnement, ouvrant sur une existence fondamentalement articulée – structurée en profondeur devrais-je dire – autour d’une simple promesse : ce qu’il appelle « le prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus-Christ » (Ph 3,14).
Structure christologico-anthropologique de l’Épître aux Philippiens
Structure christologico-anthropologique de l’Épître aux Philippiens
14À cet égard, les trois utilisations du verbe diôkô sont significatives du changement radical qui s’est opéré en Paul. En Ph 3,6 le verbe exprime la « poursuite/persécution » de l’Église : un mouvement pour la mort. En 3,12 et 14 il exprime le mouvement vers la vie : Paul « court vers le but pour obtenir le prix de l’appel d’en haut » (v. 14), c’est-à-dire vers l’exaltation. Cette exaltation finale est aussi promise à ceux qui « imiteront » Paul (3,17). Le renversement qu’expérimente l’apôtre produit une mise en mouvement pour annoncer la Bonne Nouvelle et pour « obtenir le prix » (3,14). Dans la mesure où l’exaltation finale est encore espérée, on se trouve bien, ici-bas, dans une dynamique de l’inaccompli. En Ph 3, Paul apparaît comme le type (3,17b : tupon) même du croyant à imiter (3,17a : Sunmimêtai mou ginesthe) à l’inverse de « ceux qui se conduisent en ennemis de la croix du Christ » (3,18), ceux qui « mettent leur gloire dans leur honte » (3,19), c’est-à-dire vraisemblablement dans la circoncision et ce qu’elle représente d’identité religieuse.
15Au terme de l’Épitre, on retrouve peut-être une structure similaire dans les remerciements pour la collecte (Ph 4,10-20) : les Philippiens ont accepté d’aider Paul financièrement (4,16), de faire « sacrifice » (4,18) d’un peu de leur bien pour l’apôtre. En retour, Dieu les comblera (4,19). Ils se sont dépouillés de quelque chose qui leur appartenait, ils ont laissé de la place en eux pour qu’un autre (l’Autre ?) vienne leur apporter quelque chose qu’ils ignorent encore.
16Par la place qu’il occupe en ouverture de la section parénétique de l’Épître, l’hymne transforme une exhortation éthique en ce que je propose d’appeler, au terme de ce parcours, une poétique de la foi. Bien plus que de montrer le Christ en exemple à suivre, la fonction de l’hymne est « d’introduire les chrétiens dans l’événement du Christ [25] ». Recevoir l’hymne implique un changement profond de rapport à la réalité. C’est pourquoi cette disposition à l’accueil ne peut advenir que sur « révélation » de Dieu lui-même (Ph 3,15). C’est une telle « révélation » qu’a vécue Paul (cf. Ga 1,16), l’expérience de la justification par la fides christi (Ph 3,9) qui est dépouillement de soi et mise en route vers le salut (cf. Ph 2,12-13) dans l’attente de l’exaltation finale (Ph 3,11) : la vie véritable est mise en mouvement vers un but dont Paul lui-même ignore les contours précis. « Tenir ferme » et « combattre » (Ph 1,27) c’est laisser son existence être déplacée par cette nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et des autres. Cette poétique se déploie dans le cadre d’une théologie de la croix : Dieu se révèle sub contraria specie, « sous la forme de son contraire » [26]. C’est cette révélation paradoxale de Dieu que l’hymne de Ph 2,5-11 tente de traduire avec des mots. Au cœur de l’hymne décrivant le parcours kénotique du Christ, on en retrouve en effet l’expression spécifiquement paulinienne dans la formule : « devenu obéissant jusqu’à la mort. La mort sur une Croix » (v. 8).
17Un dernier mot : tout discours sur la kénose du Christ qui ne fait pas droit à ce que j’ai nommé, à la suite de Caputo, une « théopoétique » court le risque d’en faire un discours religieux, de « re-mythologiser » en quelque sorte le propos de Paul. Cette « re-mythologisation » peut prendre la forme du dogme ou celle de la morale. Le risque est alors celui d’une double perte. D’une part, perdre la dimension subversive de contestation des pouvoirs que recèle la proclamation de la kénose : dans l’histoire de l’Église, le dogme se situe plus souvent du côté de l’institution que de la contestation. D’autre part, perdre la dimension d’ouverture et d’imprévisible qu’offre cette proclamation : la morale du bien faire propose plus de réponses qu’elle n’ouvre à l’imagination créative [27].
Notes
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[*]
Élian Cuvillier est professeur de Nouveau Testament à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Montpellier.
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[1]
On se contentera ici de mentionner deux contributions qui, au siècle dernier, ont influencé la recherche de façon décisive : Ernst Lohmeyer, Kyrios Jesus : Eine Untersuchung zu Phil. 2,5-11, Heidelberg, Winter Universitätsverlag, 1928 (réédité à Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1961) ; Ernst Käsemann « Kritische Analyse von Phil. 2.5-11 », Zeitschrift für Theologie und Kirche, 47 (1950), p. 313-360 (traduction française : « Analyse critique de Philippiens 2. 5-11 », in Essais exégétiques, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972, p. 63-110). Pour le reste, je renvoie à l’excellent ouvrage collectif consacré à l’histoire de l’interprétation de l’hymne : Matthieu Arnold, Gérard Dahan, Annie Noblesse-Rocher (éd.), Philippiens 2,5-11. La kénose du Christ, Paris, Cerf, coll. « Études d’histoire de l’exégèse 6 », 2013. Voir également Élian Cuvillier, « Place et fonction de l’hymne aux Philippiens. Approches historique, théologique et anthropologique », in Daniel Gerber, Pierre Keith (éd.), Les hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions. Actes du xiie congrès de l’ACFEB (Strasbourg 2007), Paris, Cerf, coll. « Lectio Divina 225 », 2009, p. 137-157.
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[2]
L’hypothèse du caractère pré-paulinien de l’hymne se fonde sur le constat du rythme poétique des affirmations christologiques, de la forme symétrique de l’architecture (v. 6-8 : abaissement ; v. 9-11 : élévation) et de l’absence d’une orientation sotériologique explicite dans un hymne où Christ est pourtant au centre du propos, absence surprenante chez Paul. Le caractère pré-paulinien ressort également du constat que la christologie de l’hymne est exprimée au moyen de notions et d’un vocabulaire qui ne sont pas spécifiques à Paul, à de notables exceptions près. La discussion porte sur l’ampleur des adjonctions pauliniennes, la précision « et la mort sur la croix » (v. 8b) étant considérée comme la principale. Cet hymne aurait été utilisé dans le culte des premières communautés, peut-être même dans l’Église de Jérusalem. L’original pourrait être en araméen et le Sitz im Leben la Cène ou le Baptême. Aujourd’hui, certains considèrent pourtant le passage « comme étant de la main même de Paul, et plus comme un éloge (en grec enkômion) à finalité éthique, que comme un morceau hymnique » (Jean-Noël Aletti, Saint Paul. Épître aux Philippiens, Paris, Gabalda, 2005, p. 143). Quoi qu’il en soit, au sein d’une section parénétique, l’hymne constitue une rupture de ton, un changement de mode discursif dont il faut comprendre les motivations et les effets sur l’ensemble du propos.
-
[3]
Les plus anciennes formulations de la foi en la résurrection se trouvent chez Paul et appartiennent aux traditions pré-pauliniennes : Rm 4,24 ; 8,11 ; Ga 1,1 : « [Dieu], qui a ressuscité Jésus d’entre les morts ».
-
[4]
Cf. Rm 15,3 : l’exemple du Christ est fondé sur une citation scripturaire et non sur des « faits » ; en Rm 15,7 c’est l’accueil du croyant par le Christ qui fonde l’accueil réciproque ; en 1 Co 11,1 Paul apparaît comme la médiation entre l’agir du Christ et celui des croyants : « imitez-moi comme j’imite le Christ » (cf. 1 Co 4,16 ; Ph 3,17 ; 1 Th 1,6) ; en 2 Co 8,9 (« de riche qu’il était, il s’est fait pauvre afin que vous soyez enrichis ») et en Ga 6,2 (« portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la loi du Christ »), on est dans le registre du langage métaphorique ou théologique.
-
[5]
Octavio Paz, Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 721.
-
[6]
Je me réfère ici à une définition du mythe qui se situe au carrefour de plusieurs héritages : l’histoire des religions, l’anthropologie structurale, l’approche freudienne du mythe, et le programme bultmanien de démythologisation. On trouvera une bonne présentation de la multiplicité des approches possibles du langage mythique, en particulier du point de vue de l’histoire des religions, chez Bernard Deforge, Le commencement est un Dieu. Le Proche-Orient, Hésiode et les mythes, Paris, Les Belles-Lettres, 2004. Pour l’anthropologie structurale, voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 ; Id., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; Id., Les structures élémentaires de la parenté, La Haye/Paris, Mouton, 1967. Concernant l’approche bultmannienne du langage mythique, voir Rudolf Bultmann, Nouveau Testament et mythologie, Genève, Labor et Fides, 2013. Pour une approche de la Bible et des mythes grecs selon cette perspective, voir Élian Cuvillier, Jean-Daniel Causse (éd.), Mythe grec, mythe biblique. L’humain face à ses dieux, Paris, Cerf, 2007.
-
[7]
« Pour l’homme des sociétés “primitives” et traditionnelles, le mythe est […] la seule révélation valable de la réalité. Pour lui le mythe est censé exprimer une vérité absolue, puisqu’il raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire un événement primordial qui a eu lieu au commencement du Temps. Narrer un mythe, c’est proclamer ce qui s’est passé ab initio. » Mircea Eliade, cité d’après B. Deforge, Le commencement est un Dieu, op. cit., p. 82.
-
[8]
John D. Caputo, The Insistence of God. A Theology of Perhaps, Bloomington, Indiana University Press, 2013.
-
[9]
« I am thus distinguishing a theopoetics from a mythopoetics. Theopoetics is not mythopoetics just because it is mytho-poetics demythologized and re-poeticized in a poetics of the event. In theopoetics, everything turns on rejecting supernaturalism, that is, the cluster of distinctions between natural and supernatural, transcendance and immanence, reason and faith, human knowledge and divine revelation, and time and eternity. In mytho-poetics, an omnipotent Superbeing in the sky, who outknows, outwits, outwills, and outmans us has to our good fortune intervened in terrestrial life and equipped us with the “secret”, with the hidden “answer” to the question that we could never have come up with on our own (at least those of us who happened to be lucky enough to be standing in the right place at the right time to receive the revelation as the divine motorcade goes speeding by). The several “religion” – if it is not time to give up on this word – are for me so many ways to “poetize” or “sing” the world (Merleau-Ponty), and they differ from one another in ways that are broadly similar to the ways that languages differ from one another. It would make no more sense to ask what is the true religion than to ask what is the true language. They differ as do different modes of “being in the world” (Heidegger), different “forms of life” (Wittgenstein), different measures of intensity within the plane of immanence (Deleuze), and different vocabularies doing different things (Rorty). » J. Caputo, The Insistence of God., op. cit., p. 97.
-
[10]
Au sens bultmannien du terme : R. Bultmann, Nouveau Testament et mythologie, op. cit.
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[11]
« Poetics of the event », J. Caputo, The Insistence of God., op. cit., p. 97 ; cf. aussi n. 9.
-
[12]
« The advent of what we cannot see coming », ibid., p. 50.
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[13]
« Events, we have been saying, have two characteristic features : first, events are what we cannot see coming, and secondly, events are not what happens but what is going on in what happens », ibid., p. 82-83.
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[14]
E. Käsemann, « Kritische Analyse von Phil. 2.5-11 », art. cit., p. 105-106.
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[15]
Ibid., p. 95.
-
[16]
Ibid., p. 106.
-
[17]
J.-N. Aletti, Saint Paul. Épître aux Philippiens, op. cit., p. 135-136.
-
[18]
Au sens lacanien de ce terme. Pour Lacan, le réel n’est pas la réalité. Ce qui est accessible à chacun, c’est la réalité, le monde tel que nous le percevons avec nos sens et notre intelligence. À l’inverse, chez Lacan, le réel se définit à partir d’une limite du savoir, limite à partir de laquelle il ne peut être appréhendé mais plutôt cerné et déduit. Le réel dans sa globalité et sa complexité c’est l’impossible à décrire donc l’impossible à dire. En ce sens, l’expérience religieuse (celle de la conversion par exemple) appartient au réel. Elle fait vérité de l’existence pour celui qui l’expérimente mais elle est fondamentalement impossible à dire. Dans l’après-coup, le langage (celui du témoignage par exemple) peut essayer d’en approcher la vérité de façon imparfaite et insatisfaisante. Le réel est donc ce qui demeure impossible à circonscrire dans le langage et qui, de ce fait, ne peut ni se dire ni s’écrire. Il est un « hors sens ». C’est dans cette perspective que la vérité est un réel.
-
[19]
J.-N. Aletti, Saint Paul. Épître aux Philippiens, op. cit. p. 151-152.
-
[20]
L’argument selon lequel huparchon est un participe présent et non parfait n’est pas décisif : le participe présent peut ici traduire l’idée d’un état actuel qui trouve sa source dans le passé (il continue d’exister). Par ailleurs, le Bailly donne comme sens pour le verbe : « être », « exister antérieurement ». L’idée d’existence antérieure (pour ne pas dire de préexistence) est donc bien, à tout le moins, envisageable.
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[21]
La métaphore de l’esclave embrasse des sens multiples parmi lesquels ceux d’humilité, de soumission et de dépendance.
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[22]
Il serait sans doute approprié de chercher aussi des parallèles du côté de la littérature juive lorsqu’elle déploie l’idée selon laquelle, avant la création du monde, Dieu a créé un certain nombre de choses parmi lesquelles la Torah ou le nom du Messie. Une forme de « préexistence relative ». Cf. la discussion de ce thème et les textes juifs cités à l’appui dans Hugues Cousin (éd.), Le Monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 537-545. On renverra également aux travaux de Daniel Boyarin, Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, Cerf, 2013 (4e de couverture) : « beaucoup de Juifs […] croyaient en quelque chose de très similaire au Père et au Fils et même en quelque chose de très similaire à l’incarnation du Fils dans le Messie. […] Jésus, quand il vint, vint sous une forme que beaucoup, beaucoup de Juifs attendaient : une seconde figure divine incarnée en un humain. La question n’était pas : Un Messie divin doit-il venir ? mais elle était seulement : Ce charpentier de Nazareth est-il Celui que nous attendons Certains Juifs ont dit oui et d’autres non, ce qui n’est guère surprenant ».
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[23]
Dans cette optique en effet les versets 9-11 résonnent, pour les croyants, comme promesse d’une communion à l’exaltation du Christ.
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[24]
« Imaginaires » pourrait-on dire en langage psychanalytique.
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[25]
Rudolf Schnackenburg, « La christologie du Nouveau Testament », in Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, Paris, Cerf, 1974, p. 128.
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[26]
Sur la théologie de la croix, voir Jean Zumstein, « Paul et la théologie de la croix », Études théologiques et religieuses 76 (2001), p. 481-496.
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[27]
Sur le plan de l’éthique, on peut alors penser que l’imitatio à laquelle Paul invite les Philippiens (cf. Ph 3,17 « imitez-moi ») relève d’une poétique de l’action. Dit autrement, faire comme Paul ne signifie pas imiter un contenu ou des actes, mais puiser à la source christologique de celui qui s’est dépouillé, pour imaginer des formes de l’action. De ce point de vue, la poétique de la foi ne s’oppose pas à l’éthique mais l’intègre.