Notes
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[*]
François Vouga est professeur de Nouveau Testament à la Kirchliche Hochschule Bethel, Bielefeld.
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[1]
Chaim Perelman, Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Institut de sociologie, coll. « Collection de sociologie générale et de philosophie sociale », 19702.
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[2]
À la suite des analyse systémiques de la communication, initiées par Gregory Bateson puis Paul Watzlawick et l’école californienne de Palo Alto, j’emploie le terme « pragmatique » dans le sens de l’efficacité transformatrice de la parole.
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[3]
La traduction des fragments de 2 Tm est pour l’essentiel de Pierre Hunsinger, in François Vouga, en dialogue avec Henri Hofer et Pierre Hunsinger, La seconde lettre à Timothée. Transmettre la foi, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2012.
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[4]
Selon l’analyse de Chaim Perelman, qui systématise celle d’Aristote, toute argumentation part d’un accord préalable avec son auditoire pour convaincre ce dernier de donner son assentiment aux thèses qu’il lui propose.
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[5]
Propositions en dialogue et en convergence avec les approches complémentaires de Dany Nocquet et d’Élian Cuvillier en particulier,
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[6]
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960 ; cf. L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942 ; L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943 ; La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces, Paris, José Corti, 1948 ; La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité, Paris, José Corti, 1948.
1On parle de la pseudépigraphie, au singulier. Mais a-t-on affaire à un phénomène singulier ? Par exemple, lorsque l’on écrit la Seconde épître aux Thessaloniciens, les Épîtres aux Éphésiens puis les Épîtres pastorales sous l’autorité de Paul, entreprend-on chaque fois la même chose ? On voit rapidement que ce n’est pas le cas et que, d’une génération à l’autre, les accents se déplacent et les intentions varient. Et pourtant, on adopte chaque fois la même forme d’une lettre qui, tout en n’étant pas de Paul, se donne comme étant de Paul, qui va être intégrée dans la collection des lettres de Paul et qui va prendre sa place dans le canon comme lettre de Paul. On a donc trouvé un dénominateur commun à des écrits qui se donnent tous comme des écrits pauliniens et qui, bien que de styles fort différents les uns des autres, ont tous reçu leur place dans le corpus paulinien.
2Qu’est-ce qui constitue donc l’unité des pseudépigraphies ? Quelques sondages dans le corpus des 13 lettres canoniques qui se donnent comme des lettres de Paul permettent-ils de mieux comprendre ce qui constitue l’unité et la diversité des pseudépigraphies ?
I – Le crypto-Paul : 2 corinthiens 12, 1-10
3Conçu d’un point de vue chronologique d’histoire littéraire, afin de faire apparaître les enchaînements, le parcours paulinien commence, situation bizarre, par une figure de pseudépigraphie inversée. Mis au défi par ses amis de Corinthe de rendre compte de son itinéraire spirituel, Paul commence son récit autobiographique en parlant de lui-même comme d’un autre : « Je connais un homme dans le Christ » (2 Co 12, 2). Plus précisément : il entame son récit en distinguant deux parties de lui-même, comme si le « je » qui écrit était à la fois un autre et lui-même : « De cet homme, je me ferai valoir, mais, de moi-même, je ne me ferai pas valoir, si ce n’est de mes faiblesses » (2 Co 13, 5).
4Pourquoi ce renoncement ? L’apôtre en fournit deux explications.
5La première en appelle à l’évidence : il ne veut rien raconter que ses interlocuteurs de Corinthe ne puissent vérifier par eux-mêmes, « de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit ou de ce qu’il entend de moi » (2 Co 12, 6).
6La seconde explication ne contredit pas la première, mais elle vient ajouter une dimension nouvelle à la réflexion : Paul se fait valoir de l’autre homme, mais pas de lui-même, « à cause de la démesure des révélations » (2 Co 12, 7). Pour éviter tout malentendu, il précise bien le sens du propos : il ne serait pas fou de se faire valoir de sa rencontre de la transcendance, des « révélations » reçues, car il ne ferait que dire la vérité (2 Co 12, 6). Mais, ce faisant, il ramènerait ces révélations à une mesure humaine, il en trahirait la « démesure », l’absolue singularité.
7En quoi consistent donc cette démesure et cette absolue singularité ?
8La suite du récit ne raconte rien de ce qui a constitué l’expérience intime de l’apôtre, mais il rend compte de la signification universelle qu’elle a revêtue pour lui et qu’elle peut gagner désormais pour les Corinthiens : la puissance libératrice qui lui a été confiée ne dépend pas de sa propre force, mais, au contraire, elle prend précisément toute sa dimension transformatrice de gratuité dans la situation de faiblesse patente qui est la sienne. C’est en étant faible que Paul est fort. On remarque en effet que le récit de l’apôtre rend paradoxalement compte d’un exaucement : le Seigneur a bel et bien entendu sa demande deux fois répétée, il lui a répondu. Il n’a cependant pas donné suite à sa prière en retirant l’écharde de sa chair – on lève un obstacle et on se heurte au suivant –, mais il l’a exaucée en révélant la force qu’habite sa faiblesse.
9Pour tenter de cerner l’essentiel : le point de départ de l’autorité de l’apôtre ne réside pas dans son génie ou sa personnalité. Son autorité, qui va faire croître les Corinthiens, ne réside pas en lui, ce que montre bien sa faiblesse, mais elle vient d’une force qui lui est extérieure, qui lui est donnée et qui l’habite comme elle va prendre corps dans les destinataires de la Bonne Nouvelle de sa lettre. Au lieu de se faire valoir, le « je » qui rédige cette dernière renvoie à la puissance libératrice de la grâce. Il s’ensuit, pourrait-on dire, que ce n’est pas Paul qui écrit, mais Christ qui parle en lui (cf. Ga 2, 19 !) et qui tient la plume. De sorte que ce n’est pas Paul qui sort grandi de son explication – comment en ressentirait-il le besoin, puisque la grâce de Dieu elle-même vit et agit en lui –, mais que ce sont les Corinthiens eux-mêmes qu’il libère.
10La pseudépigraphie inversée adoptée par Paul transforme la défense attendue de son apostolat en événement de la présence de l’Évangile : en créant la fiction par laquelle lui-même devient un autre (« Je connais un homme dans le Christ », 2 Co 12, 2), Paul libère l’Évangile, bonne nouvelle pour l’universalité de l’humanité, de lui-même, pour l’offrir aux lecteurs de la lettre, à Corinthe, dans toute l’Achaïe (2 Co 1, 2) et en tout lieu – et en tout temps – où le nom du Christ est invoqué (cf. 1 Co 1, 2 !). Une pseudépigraphie paulinienne fondatrice libère l’Évangile de Paul.
2 Corinthiens 12, 1-10
1Faut-il se faire valoir ?
C’est inutile,
mais j’en viendrai aux visions et aux révélations du Seigneur.
A. Le moi et l’autre homme (l’homme intérieur)
2Je connais un homme dans le Christ,
voici quatorze ans
– était-ce dans son corps ? Je ne sais pas
était-ce hors de son corps ? Je ne sais pas,
Dieu le sait ! –
cet homme a été enlevé jusqu’au troisième ciel.
3Et je sais de cet homme
– était-ce dans son corps,
était-ce sans son corps ? Je ne sais pas,
Dieu le sait ! –
4qu’il fut enlevé au paradis
et qu’il entendit des paroles indicibles
qu’il n’est pas permis à un homme de raconter.
B. Le moi, l’autre homme (l’homme intérieur) et l’homme extérieur (la personne visible)
5De cet homme, je me ferai valoir,
mais de moi-même, je ne me ferai pas valoir, si ce n’est de mes faiblesses.
6Car si je veux me faire valoir, je ne serai pas fou,
car je dirai la vérité.
Mais je m’en abstiens
– de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit ou entend de moi,
– 7et à cause de la démesure des révélations.
C. Le moi et l’homme extérieur
C’est pourquoi,
pour que je ne me gonfle pas trop,
il m’a été donné une écharde dans la chair, un ange de Satan,
pour me frapper,
pour que je ne gonfle pas trop.
8À son sujet, trois fois j’ai prié le Seigneur,
pour qu’il l’éloigne de moi.
9Et il m’a dit :
« Ma grâce te suffit,
car la force s’accomplit dans la faiblesse. »
C’est donc bien plus volontiers que je me ferai valoir de mes faiblesses,
afin que repose sur moi la force du Christ.
10C’est pourquoi je me plais
- dans les faiblesses,
- dans les outrages,
- dans les désarrois,
- dans les persécutions,
- dans les angoisses,
pour le Christ.
En effet, quand je suis faible, alors je suis fort.
15Le parcours à travers la pseudépigraphie paulinienne commence donc par une forme paradoxale de pseudépigraphie inversée : sous l’aspect de « l’homme intérieur », comme le destinataire et récepteur de la démesure et de la singularité absolue des révélations de Dieu, sujet constitué par l’expérience de la transcendance, Paul se présente dans sa propre lettre comme un autre.
16Son intention affirmée consiste à établir une claire distinction entre la faiblesse apostolique de la personne de Paul et la puissance libératrice de l’Évangile. Plus clairement encore : la faiblesse de l’apôtre met en évidence, de façon à éviter toute confusion, l’extériorité – au sens de l’altérité d’une singularité absolue – et la dimension universelle, indépendante de la personne de l’apôtre et valable pour tous, de la puissance transformatrice de la grâce de Dieu.
17La thèse à laquelle la fiction pseudépigraphique donne forme réside dans un effet pragmatique de distinction par lequel l’Évangile décentre Paul de lui-même et, par là-même, s’émancipe de sa personne. Elle consiste en l’affirmation selon laquelle l’apôtre n’est pas un médiateur nécessaire, qui enfermerait ses auditeurs et ses lecteurs dans une relation de dépendance, mais ce que Søren Kierkegaard appelait une simple occasion destinée à s’effacer devant la contemporanéité de la force du Christ dont les destinataires sont invités à faire eux-mêmes l’expérience.
II – Le deutéro-Paul
18Le passage de la pseudépigraphie, inversée, de Paul lui-même (2 Co 12, 1-10) à la présentation pseudépigraphe que « Paul » fait de lui-même dans l’Épître aux Éphésiens devrait pouvoir se faire de plain-pied : c’est le même « je » apostolique paulinien qui écrit et qui se présente lui-même. Le thème des deux récits reste le même. Il s’agit, dans l’un comme dans l’autre, de rendre compte d’un événement de révélation qui constitue Paul comme le porteur, à l’universalité de l’humanité, de la même bonne nouvelle de Dieu.
19Et pourtant, le style a complètement changé, de même que le rapport établi par le « je » paulinien avec la personne de l’apôtre Paul et sa signification. C’est que l’objet même de la rétrospective autobiographique s’est modifié : alors que la défense de l’apostolat que présentait l’argumentation de Paul lui-même consistait paradoxalement à fonder l’autorité de sa prédication sur l’indépendance de la vérité de l’Évangile par rapport à sa personne, la présentation pseudépigraphique de l’Épître aux Éphésiens propose une réécriture de l’histoire personnelle de l’apôtre. Cette présentation fictive de Paul par lui-même vise à présenter la signification de son œuvre dans ce qu’elle appelle « l’économie de la grâce de Dieu » (Ep 3, 2.8, cf. déjà Ep 1, 10 dans l’hymne de Ep 1, 3-14) dans la totalité cosmique du monde créé. La pensée paulinienne se revêt de nouveaux atours : l’Évangile devient révélation et transmission du « mystère du Christ », à savoir de la volonté éternelle de Dieu de réconcilier l’ensemble de la création et de la rassembler sous la tête du Seigneur élevé dans la gloire (Ep 3, 2-4). Dans la perspective ainsi formulée, la vocation de Paul comme apôtre des païens constitue, dans l’histoire du monde, le tournant décisif de l’annonce de l’appartenance des nations au même héritage qu’Israël, au corps dont le Christ est la tête, et à la promesse (Ep 3, 1.6.8-9) – le but de la prédication se définissant comme la proclamation, par l’Église et face aux puissances, de l’accomplissement des projets forgés par Dieu dès avant la création du monde (Ep 3, 10-12, cf. Ep 1, 3-14).
Éphésiens 3, 1-13
A. L’importance historique de Paul
1À cause de cela, moi, Paul, le prisonnier du Christ Jésus pour vous, les nations…
2si du moins vous avez appris l’économie de la grâce de Dieu
donnée à moi à votre intention
3car c’est par révélation que le mystère m’a été donné à connaître,
comme je viens de l’écrire en quelques mots,
4par quoi, l’ayant lu, vous pouvez comprendre l’intelligence que j’ai du mystère du Christ
5qui, dans les autres générations, n’a pas été donné à connaître aux fils des hommes
comme il a été révélé maintenant par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes,
6que les nations
ont un même héritage,
sont un même corps
et participent à la même promesse,
en Jésus-Christ,
par l’Évangile
7dont je suis devenu ministre selon
le don de la grâce de Dieu
qui m’a été accordée par
l’énergie de sa puissance.
B. La vocation universelle de l’Église
8À moi, le moindre de tous les saints, cette grâce a été accordée
d’annoncer aux nations l’Évangile de la richesse insondable du Christ
9et de mettre en lumière pour tous
quelle est l’économie du mystère caché depuis les
éternités en Dieu,
le créateur de tout
10afin que soit maintenant donnée à connaître aux pouvoirs et aux autorités,
dans les lieux célestes
par l’Église
la sagesse multiple de Dieu
11selon le projet des éternités
qu’il a exécuté par Jésus-Christ, notre Seigneur
12en qui nous avons la liberté et l’accès dans
la confiance
par sa foi.
13C’est pourquoi je vous demande
de ne pas vous laisser décourager dans mes détresses pour vous : elles sont votre gloire.
22Continuités et discontinuités entre la pseudépigraphie inversée de l’apologie (2 Co 12, 1-10) et la véritable pseudépigraphie de l’Épître aux Éphésiens apparaissent avec évidence : le « je » qui, dans la fiction de cette dernière, se donne pour Paul, parle aussi de lui-même comme d’un autre. Sauf que, cette fois, à la différence de 2 Co 12, 1-10, il n’est pas Paul. Il ne peut être Paul.
231. Les discontinuités. La pseudépigraphie inversée de la Seconde épître aux Corinthiens servait à opérer une distinction claire entre l’extériorité visible de l’apôtre, sa faiblesse, et l’intériorité secrète de sa relation à Dieu et à lui-même. Ce faisant, elle détachait la vérité universelle de la personne de Paul. La présentation pseudépigraphe d’Ep 3, 1-13 ne manifeste plus d’intérêt pour la distinction entre l’intériorité et l’extériorité de l’apôtre ; elle souligne en revanche l’importance historique décisive prise par son apostolat pour la révélation et la réalisation de ce qu’elle appelle « le mystère du Christ » ou le projet de Dieu.
242. La continuité paulinienne de la réflexion. Or, malgré tout le changement de registres du langage, la signification que le « je » pseudépigraphe donne à l’apostolat paulinien et la place centrale qu’il confère à l’universalité de la pensée de Paul correspondent exactement à la théologie des grandes lettres, dont elles prolongent les axes principaux. On pourrait dire que, d’une certaine manière, la pseudépigraphie de l’Épître aux Éphésiens offre la tentative imaginative d’un développement systématique de la pensée que l’apôtre a mise en forme dans sa correspondance avec Corinthe, avec Rome et avec la Galatie.
25On le voit donc, la pseudépigraphie de l’Épître aux Éphésiens construit une fiction littéraire qui permet de rendre présent l’Évangile paulinien, sans doute une génération après la mort de l’apôtre, en le reformulant, sous le nom de Paul, dans une nouvelle présentation systématique et dans un langage qui en montre l’actualité et la pertinence. Nous pourrions donc dire que la fiction littéraire de la pseudépigraphie apparaît comme le moyen littéraire de rendre présente, indépendamment de la personne de l’apôtre dont elle prend le nom, la vérité de l’Évangile.
26Le terme de pseudépigraphie induit l’idée de mensonge : la pseudépigraphie consisterait en effet, selon les définitions proposées par les dictionnaires, à attribuer un faux nom d’auteur ou un faux titre à un ouvrage, un pseudépigraphe étant alors, selon des pratiques censées être courantes dans l’Antiquité, un ouvrage faussement attribué à un auteur connu afin de le placer sous son autorité. Chaim Perelman l’a bien montré [1] : les définitions sont une forme d’argumentation. C’est pourquoi il importe de s’interroger avec un esprit critique sur les choix implicites qu’elles transportent.
27En se donnant le nom de Paul, le « je » qui rédige l’Épître aux Éphésiens attribue-t-il vraiment à sa lettre un faux nom d’auteur ?
28En se donnant le nom de Paul, vise-t-il effectivement, comme si c’était son but, à la placer sous l’autorité de celui-ci ?
29Inversement à l’intention de falsification présupposée par les définitions conventionnelles, la pseudépigraphie de l’Épître aux Éphésiens se présente comme la construction pragmatique, par la fiction, d’une immédiateté, d’une présence contemporaine de l’Évangile paulinien – pas de Paul en personne, mais du « mystère du Christ » – et comme une reconnaissance de fidélité à la vérité qui fonde la vocation de l’apôtre, la « grâce qui lui a été accordée » (Ep 3, 7.8).
30Son intention affirmée consiste à établir pragmatiquement [2] une continuité qui lie la réception et la prédication de l’Évangile par les disciples de seconde main – le « mystère du Christ » transmis par l’Église (Ep 3, 10) – à l’événement fondateur de la prédication apostolique, et à montrer l’actualité et la pertinence, pour le monde entier, de la vérité universelle révélée à l’apôtre. Le « je » de l’Épître aux Éphésiens n’écrit pas sous le nom de Paul pour placer en contrebande un corps étranger – sa propre théologie – sous l’autorité de Paul, mais il se retire au contraire dans l’anonymat pour prêter sa main à la plume de l’apôtre et donner la parole au Christ. Sa pseudépigraphie ne place pas « son » ouvrage sous un « faux nom » pour l’attribuer à un « auteur connu », mais elle offre le corps le plus vrai possible à son entreprise herméneutique : incarner pour le temps présent non pas sa propre œuvre, mais la pensée de l’apôtre ou, plus précisément encore, l’Évangile de Dieu reçu et formulé par l’apôtre, et cela dans la forme littéraire qui est propre à la réflexion de Paul : celle d’une lettre apostolique paulinienne.
31La thèse à laquelle la fiction pseudépigraphique donne forme réside dans la répétition, par la voix de l’apôtre lui-même, de la promesse universelle de la contemporanéité de la grâce de Dieu, révélation en Christ de l’économie du Créateur et proclamation de sa sagesse aux autorités et aux puissances.
32Bref, si l’idée de l’auteur de l’Épître aux Éphésiens était bien de répéter fidèlement et de reformuler pour le temps présent la parole libératrice de l’Évangile paulinien, alors il ne pouvait guère trouver de forme plus véridique que celle de la fiction littéraire d’une nouvelle épître de Paul s’ajoutant à la collection des lettres déjà existantes.
III – Le trito-Paul
33Le discours d’adieu fictif que le corpus paulinien transmet dans la Seconde épître à Timothée nous oblige à un deuxième saut. La pseudépigraphie est explicitement liée cette fois au travail de la mémoire. Le « je » qui, pour la troisième fois, parle de Paul comme d’un autre, s’efforce cette fois de bâtir une suite de ponts entre les générations.
34Il imagine d’abord un premier pont entre Paul et ses ancêtres. Le premier accent ne porte en effet plus sur le caractère événementiel de la révélation et de sa vocation apostolique (cf. Ga 1, 11-16), mais sur la continuité dans laquelle s’inscrit son ministère (2 Tm 1, 3).
35Il construit un deuxième pont, dans le temps, entre Paul et Timothée, comme si les deux étaient devenus les représentants de deux époques différentes (2 Tm 1, 4).
36Et, parallèlement, il en ajoute un troisième, généalogique, qui rattache la foi de Timothée, c’est-à-dire son appartenance chrétienne, à celle de sa mère, Eunice, puis, en remontant l’histoire de sa transmission, à celle de sa grand-mère Loïs (2 Tm 1, 5).
37Ces trois ponts doivent permettre à Timothée de remonter à une origine mythique, celle d’une flamme originelle qu’il s’agit de ranimer par l’intervention d’une nouvelle incarnation littéraire (2 Tm 1, 6-7).
38Le « je » pseudépigraphe de l’Épître aux Éphésiens pouvait encore donner le change. Pour le « je » de la Seconde épître à Timothée, ce n’est plus possible. Visiblement Paul est absent. Non seulement il est absent, mais sa présence est devenue lointaine, et la distance constitue le problème que vient résoudre la fiction pseudépigraphique : la fiction littéraire permet en effet à l’apôtre, sans doute déjà disparu depuis une ou deux générations, celles de la grand-mère et de la mère, de revenir vers un pseudo-Timothée de la troisième génération pour l’inviter à un retour de la mémoire créatrice vers les origines.
39Le retour vers les origines n’est évidemment pas tourné vers le passé : il l’est vers l’avenir. Si Paul revient sous la forme pseudépigraphe de la lettre, c’est en effet pour assurer l’avenir de la promesse, de ce qu’il appelle le « bon dépôt » (2 Tm 1, 12.14) : la bonne nouvelle de l’appel de la grâce de Dieu, la victoire sur la mort, manifestée par l’événement de Pâques, et, dans un langage religieux peu paulinien, mais largement compréhensible pour un lectorat de culture grecque, l’assurance de l’immortalité (2 Tm 1, 9-11). À la différence sans doute de la Première épître, la Seconde épître à Timothée ne s’intéresse pas à l’institution d’un ministère de Timothée, mais précisément, lorsque les figures fondatrices ne sont plus présentes autrement que sous la forme d’un « faire mémoire », à l’avenir de la transmission de l’Évangile.
40On voit donc la pseudépigraphie mise en œuvre pour remplir une troisième fonction, qui n’est plus de libérer l’universalité de l’Évangile de la personne de Paul, comme dans l’apologie destinée par Paul à Corinthe, ni seulement, comme dans l’Épître aux Éphésiens, de rendre présent et actuel pour les générations ultérieures l’Évangile de l’apôtre désormais absent, mais qui consiste maintenant à aborder de manière frontale la difficulté résultant de la perte d’un contact personnel possible avec les origines : la génération des apôtres, qui est aussi celle de ceux et de celles qui les ont entendus, n’est plus accessible, et la seconde génération chrétienne ne l’est vraisemblablement plus non plus. La pseudépigraphie permet donc de reconstruire, par la fiction, le lien de continuité en train de se perdre.
41La question critique doit une deuxième fois, à cet instant, être posée : qu’entend-on exactement par pseudépigraphie, et sommes-nous en train de surprendre le « je » de la Seconde épître à Timothée en train de rédiger son ouvrage sous un « faux nom » d’auteur et de l’attribuer « faussement » à un auteur connu « afin de le placer sous son autorité » ? On ne peut de nouveau répondre que par la négative : le « je », évidemment, n’est pas identique à la personne historique de l’apôtre. Mais nous avons vu que le geste par lequel l’Évangile décentre Paul de lui-même, et impose une claire distinction entre sa personne et la parole universelle et libératrice dont il est le porteur, apparaît déjà, fondateur, sous sa plume (2 Co 12, 1-10) ! La Seconde épître à Timothée, comme avant elle l’Épître aux Éphésiens, poursuit le mouvement initié par Paul lui-même. La pseudépigraphie se libère de la personne de Paul comme individualité historique et contingente pour laisser place à l’Évangile et à la figure de l’apôtre qui continue, grâce à la fiction littéraire, d’en être le héraut.
2 Timothée 1, 3-14 [3]
A. Le retour vers les origines
3Je rends grâce à Dieu,
dont je suis le serviteur à la suite de mes ancêtres avec une conscience pure,
lorsque, sans cesse, je fais mention de toi dans mes prières, de nuit
comme de jour ;
4j’ai le vif désir de te revoir
quand tes larmes me reviennent en mémoire, afin que je sois comblé
de joie,
5quand je fais mémoire de la foi non feinte qui est en toi,
foi qui habita d’abord en Loïs ta grand-mère et en Eunice ta mère
et qui, j’en suis convaincu, habite aussi en toi.
6C’est pour cette raison que je le rappelle à ta mémoire :
ranime la flamme du don de Dieu qui est en toi grâce à l’imposition de mes mains.
7Car
Dieu ne nous donna pas un esprit de timidité,
mais un esprit de force, d’amour et de maîtrise de soi.
B. L’avenir de la promesse
8N’aie donc pas honte
du témoignage à rendre à notre Seigneur,
ni de moi, qui suis dans les chaînes pour lui,
mais souffre avec moi pour l’Évangile,
en comptant sur la puissance de Dieu,
– 9Dieu qui nous sauva et nous appela par un saint appel, non selon nos œuvres mais selon son propre dessein et sa grâce :
– grâce qui nous fut donnée dans le Christ Jésus avant les temps éternels
10manifestée maintenant par l’épiphanie de notre Sauveur, le Christ Jésus,
– notre Sauveur, le Christ Jésus, qui abolit la mort et illumina la vie et l’immortalité par l’Évangile,
11pour lequel je fus, moi, établi héraut, apôtre et docteur.
12C’est pour cette raison que je vis aussi ces épreuves,
mais je n’en ai pas honte,
car
je sais en qui j’ai confiance,
et je suis persuadé qu’il a le pouvoir de garder mon dépôt jusqu’à ce jour.
13Prends pour modèle les saines paroles
que tu recueillis de ma bouche, dans la foi et dans l’amour qui est en
Christ Jésus.
14Le beau dépôt, garde-le par l’Esprit Saint qui habite en nous.
44La pseudépigraphie rend présente et actualise la figure fondatrice de l’apôtre. Celui-ci revient sous la forme de la fiction littéraire afin d’assurer, pour les générations à venir, la transmission de la promesse. Cette volonté du « je » d’évoquer le passé et de faire mémoire se traduit par l’importance et la répétition des séquences soi-disant autobiographiques. On attendrait, sur cet horizon-là, une mise en évidence de l’individualité des protagonistes. Or, précisément, le caractère stéréotypé des personnages mis en scène est frappant. Ni la personne de Paul ni celle de Timothée ne jouent en effet de rôle central. Les portraits ne contiennent que des traits généraux, typiques des prédicateurs et des catéchètes de toutes les générations, et des éléments purement anecdotiques : des traditions locales ou, beaucoup plus probablement, des détails inventés. La Rhétorique d’Aristote enseignait déjà que la fiction se construit avec des détails qui rendent la réalité pensée à la fois plausible et réelle. Se manifeste, comme dans l’Épître aux Éphésiens, la concentration délibérée sur le contenu de l’Évangile lui-même – l’enseignement de l’apôtre – mais aussi sur la situation de celui-ci (2 Tm 3, 10-11), traitée et présentée explicitement comme un paradigme de la condition des croyants et des responsables d’Églises (2 Tm 3, 12 !).
2 Timothée 3, 10-17
10Mais toi tu suivis de près
mon enseignement,
ma conduite,
mes projets,
ma foi,
ma patience,
mon amour,
ma persévérance,
11mes persécutions,
mes souffrances,
celles que je subis à Antioche, à Iconium, à Lystres ;
quelles persécutions je supportai !
Et de toutes, le Seigneur me délivra !
12Et tous ceux qui veulent vivre dans le respect en Christ Jésus, seront persécutés.
13Quant aux mauvais et aux charlatans, ils iront de mal en pis, égarant et s’égarant.
14Mais toi demeure ferme dans ce que tu appris et dont tu fus assuré,
puisque tu sais de quelles personnes tu l’appris,
15et que depuis ta tendre enfance tu connais les saints écrits :
ils ont le pouvoir de te donner la sagesse
en vue du salut par la foi en Christ Jésus.
16Toute écriture est inspirée de Dieu et utile
pour l’enseignement,
pour la réfutation,
pour la remise dans le droit chemin,
pour l’éducation dans la justice,
17afin que l’homme de Dieu soit bien ajusté
et, pour toute œuvre bonne, bien équipé.
46La transformation et l’actualisation de la destinée de l’apôtre en un paradigme – qui prend ainsi la valeur exemplaire et générale que l’apologie paulinienne (2 Co 10-13, en particulier Co 12, 1-10) évitait exactement de lui donner – et la réduction correspondante de sa vie à quelques anecdotes impliquent autant de déplacements que d’anachronismes. Ceux-ci correspondent d’ailleurs bien aux anachronismes programmatiques qui ouvraient l’Épître : l’évocation de Loïs, d’Eunice et de toute la succession des générations. On voit que le « je » pseudépigraphe se soucie peu de vraisemblance et que, bien au contraire et ouvertement, il prend dès les premières lignes et dans l’ensemble de la lettre le risque de mettre en jeu la plausibilité de son identité.
47Si l’on admet que l’argumentation ainsi construite par la fiction littéraire présuppose, entre autres accords préalables, l’assentiment de son auditoire et de ses destinataires avec les déplacements proposés [4], on conviendra qu’elle ne s’explique guère comme une tentative de supercherie, mais qu’elle se déploie bien plutôt sur la base d’un même pacte pseudépigraphique que les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Elle implique un accord préalable de ses lecteurs intentionnels à reconnaître l’autorité et l’actualité de l’Évangile paulinien, mais aussi à accepter l’interprétation que sa fiction en développe et le jeu d’identification de la voix de son auteur avec le « je » fictif de l’apôtre.
48La pseudépigraphie de la Seconde épître à Timothée se présente donc comme la construction, par une fiction littéraire presque ouvertement déclarée, d’une continuité de conviction qui relie, par l’intermédiaire imaginaire de la grand-mère et de la mère de « Timothée », la troisième génération chrétienne aux figures fondatrices de l’apôtre et de son collaborateur le plus étroit.
49Son intention affirmée consiste à faire revenir l’apôtre dans l’existence corporelle de la lettre sur la base d’un pacte pseudépigraphique de la reconnaissance de la fiction comme fiction, afin d’assurer spirituellement, et en partie aussi institutionnellement, la transmission actuelle et future de la vérité existentielle de l’Évangile et de la prédication apostolique. Comme la pseudépigraphie de l’Épître aux Éphésiens, elle donne la parole à un « Paul » qui n’est manifestement plus le même que l’auteur des grandes lettres aux Corinthiens, aux Romains et aux Galates, qui s’est émancipé de la personne – au sens de la vie spirituelle dans sa singularité – de Paul lui-même, et qui est pourtant identique à Paul, n’étant autre que l’apôtre dans sa signification historique. Ce faisant, elle manifeste la volonté d’assumer, avec une grande liberté, une continuité fondatrice reçue et reconnue et de transmettre un héritage sans en rester prisonnière.
50La thèse à laquelle la pseudépigraphie donne pragmatiquement forme réside dans l’affirmation de la présence de l’apôtre – dont les derniers compagnons et témoins sont en train de disparaître – dans le « faire mémoire » qu’elle propose à ses contemporains de la troisième génération chrétienne. Le « je » de la fiction littéraire incarne Paul comme la figure identitaire et comme l’autorité de référence appelée à assurer un avenir au christianisme dans l’incertitude et le cynisme ambiant (comme on peut le percevoir en 2 Tm 3, 1-9).
IV – Le quarto-Paul
51En passant de la Seconde à la Première épître à Timothée, le parcours prend un nouveau tournant. Les références à la figure historique de Paul restent visibles : on les rencontre essentiellement dans le schéma autobiographique, centré sur la rupture provoquée par la vocation à l’apostolat, et dans le vocabulaire qui fait manifestement appel au répertoire des grandes lettres : « grâce », « miséricorde ». Cela dit, la continuité affirmée et les emprunts lexicaux ne font apparaître que plus clairement les changements de perspective.
52(1) La rupture que Paul lui-même interprète comme la révélation que Dieu lui a faite du Crucifié comme Fils de Dieu (Ga 1, 12.16 ; 3, 13) et qu’il décrit comme vocation prophétique (Ga 1, 15-17) et comme progrès de la connaissance (Ph 3, 9-11) reçoit un nouveau sens. L’événement n’est plus lu comme l’absolue singularité dans laquelle Dieu se révèle comme le Père qui reconnaît comme son Fils le transgresseur de la loi ayant perdu toutes ses qualités et déclaré maudit sur la croix (Ga 3, 13) ; comme la bonne nouvelle de la reconnaissance inconditionnelle de chaque sujet individuel, par le Père du Crucifié ressuscité, comme personne libre et responsable (Ga 3, 14) ; comme l’appel adressé à chaque être humain, indépendamment de toutes qualités, de toutes origines et de toutes appartenances, à recevoir son identité de la confiance en cette reconnaissance inconditionnelle (Ga 2, 14-21). La pseudépigraphie de la Première épître à Timothée réécrit l’événement comme celui d’une conversion exemplaire (1 Tm 1, 16) par laquelle « Christ Jésus notre Seigneur » (1 Tm 1, 12), la grâce du Seigneur (1 Tm 1, 14), Christ Jésus (1 Tm 1, 15.16) – et non plus la grâce de Dieu – a fait miséricorde à l’apôtre et, par sa venue dans le monde, l’a sauvé de son existence révolue d’ignorance et d’incrédulité (1 Tm 1, 13), de pécheur (1 Tm 1, 15), de blasphémateur, de persécuteur et d’insolent (1 Tm 1, 13) pour l’instituer dans le ministère (1 Tm 1, 12).
53(2) La pseudépigraphie de la Première épître à Timothée redéfinit la miséricorde et la grâce comme l’esprit de patience et d’acceptation qui permet aux pécheurs ayant vécu jusque-là dans l’ignorance et l’incrédulité – en fait les païens, qui n’avaient jamais entendu parler de l’Évangile et pratiquaient en toute bonne conscience la religion de leurs pères – de « croire » au Christ Jésus, c’est-à-dire de faire leur entrée dans les communautés chrétiennes, et de devenir cohéritiers de la vie éternelle (1 Tm 1, 16). On remarque trois déplacements. D’abord la foi, qui décrivait dans la pensée paulinienne l’attitude existentielle de la confiance, devient une catégorie identitaire d’appartenance. De façon correspondante, la grâce, la patience et la miséricorde ne sont plus celles de Dieu, mais celles du Christ Jésus. La grâce enfin, qui rendait compte dans les grandes lettres pauliniennes de la gratuité de la puissance libératrice et transformatrice de la justice de Dieu, et qui fondaient par là la vérité de l’existence humaine comme confiance en sa confiance inconditionnelle, se réduit aux dimensions politiques et religieuses de la clémence divine.
1 Timothée 1, 12-17
12Je suis plein de gratitude envers celui qui m’a donné force, Christ Jésus notre Seigneur,
parce qu’il m’a considéré comme digne de confiance
en m’instituant dans le ministère,
13moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur, insolent,
mais il m’a été fait miséricorde,
parce que, ignorant, j’agissais dans l’incrédulité.
14Or elle a surabondé, la grâce de notre Seigneur, avec la foi et l’amour qui est en Christ Jésus.
15Certaine est la parole, et digne de tout accueil,
que Christ Jésus est venu dans le monde
pour sauver les pécheurs dont je suis, moi, le premier,
16mais c’est pour ceci qu’il m’a été fait miséricorde,
pour qu’en moi, le premier, Christ Jésus montre toute sa patience,
comme exemple pour ceux qui allaient croire en lui, en vue de la vie éternelle.
17Au Roi des éternités, au Dieu immortel, invisible et unique, honneur et gloire dans les éternités des éternités, Amen !
55L’apôtre pseudépigraphe de la Première épître à Timothée se présente explicitement, à titre de figure fondatrice, comme prototype de ceux qui croiront (1 Tm 1, 16). On voit en effet qu’il réécrit son itinéraire de manière à lui donner un caractère général applicable à tous les païens convertis et à tous les candidats futurs à la foi dans le Christ Jésus. Par un tout autre chemin que celui que Paul lui-même avait imaginé dans son apologie, le « je » pseudépigraphe détache la figure de l’apôtre de la personne de Paul et de son histoire spirituelle. Par un double procédé qui combine abstraction et actualisation, il gomme la singularité qui avait constitué Paul comme apôtre des païens pour en faire une figure paradigmatique universelle.
56Le retour de Paul, présenté explicitement par la pseudépigraphie de la Seconde épître à Timothée comme son thème propre, trouve parallèlement une mise en scène implicite par celle de la Première. L’apôtre se rend présent par la fiction d’un récit de soi qu’on doit lire comme une offre d’identité à la chrétienté. Cette proposition d’identification chrétienne précède l’envoi de ses avertissements, comme dirait Jean Calvin, à Timothée, aux membres de l’Église, aux épiscopes, aux diacres, aux anciens, aux jeunes et aux veuves.
57Le « je » pseudépigraphique est-il en train de passer ses idées en contrebande sous le nom de Paul ? On peut en douter, tout en refusant d’ignorer les décalages qui séparent sa pensée de celle que développent les Épîtres aux Corinthiens, aux Romains ou aux Galates. L’auteur de l’Épître lui-même manifeste-t-il dans son écrit la conscience d’une distance ? Le « je veux » remarquablement peu paulinien de 1 Tm 2, 8-15, qui vient corriger la discipline ecclésiastique envoyée par Paul lui-même à Corinthe (1 Co 11, 2-16), nous permet de nous en rendre compte.
58D’abord, la déclaration d’intention du « je » pseudépigraphe, qui « interprète » le texte de la Première épître aux Corinthiens par une explication de la volonté prétendue de son auteur, manifeste explicitement un sentiment d’insuffisance ressenti par un disciple paulinien de la troisième ou de la quatrième génération. On peut facilement comprendre que, dans un environnement antique, tant gréco-romain que juif, qui n’imagine même pas donner la parole aux femmes dans les assemblées philosophiques, religieuses ou cultuelles, les relations de réciprocité entre femmes et hommes et le droit de parole logiquement reconnu aux femmes dans les Églises par l’Évangile paulinien (1 Co 7, 1-40 et 11, 2-16, mais aussi, comme programme, Ga 3, 28, cf. 1 Co 12, 13) aient paru incongrus – et indéfendables devant l’opinion publique – dès qu’on eût perdu de vue leur fondement dans la révélation de Dieu par l’événement de la Croix. On rencontre d’ailleurs la même incompréhension dans la correction maladroitement introduite, au début du iie siècle également, sans doute, par la glose de 1 Co 14, 33b-36 : « que les femmes fassent silence dans les églises » !
59Mais, en outre, si le « je » pseudépigraphe voit la nécessité d’une correction, il ne l’apporte pas contre Paul, mais en tant que « Paul ». Même s’il se considère dans l’obligation de contredire de façon frontale, sur ce point du moins, ce qu’il lit dans la correspondance corinthienne, il affirme pragmatiquement, en écrivant en tant que Paul, sa reconnaissance de l’autorité de l’apôtre et son attachement loyal à la compréhension de l’Évangile liée à son nom. Lui aussi manifeste, par la pseudépigraphie, la volonté d’assumer, avec une grande liberté, une continuité fondatrice reçue et reconnue et de transmettre un héritage sans en rester prisonnier.
60L’intention affirmée du « je » pseudépigraphe de la Première épître à Timothée consiste à invoquer la présence de l’apôtre. Il entreprend, en prenant la plume et l’autorité de Paul, mais en y procédant à travers l’expérience de chrétiens de la troisième ou de la quatrième génération, de faire mémoire de l’itinéraire à la fois fondateur et exemplaire qui fut celui de l’apôtre, pour interpréter l’itinéraire des païens convertis.
61La thèse à laquelle la pseudépigraphie donne pragmatiquement forme consiste à donner la parole à l’apôtre et à son Évangile, malgré les générations de distance, pour offrir un modèle identitaire à un christianisme devenu peut-être incertain dans son environnement culturel et religieux païen.
V – Le pacte pseudépigraphique
62On peut observer, à la fin de ce parcours, que l’ensemble du corpus des lettres de Paul se rend solidaire d’un pacte pseudépigraphique présupposant, puis établissant ou renforçant par la fiction une communauté de lecteurs autour de la figure fondatrice de l’auteur auquel il donne la parole [5].
631. La pseudépigraphie paulinienne ne se définit pas comme une tentative de tromperie, comme la confection de faux, d’Épîtres que l’on entendrait en les attribuant faussement à un auteur, l’apôtre Paul, placées par contrebande sous son autorité. Elle se présente plutôt comme la construction de fictions littéraires permettant de maintenir vivante sa parole et de rendre compte de l’actualité de l’Évangile de Dieu annoncé à l’universalité de l’humanité. Gaston Bachelard a bien montré [6], dans sa Poétique du rêve, que l’esprit humain pense la réalité par la fiction. La fiction ne trompe que si elle renie son caractère fictif.
642. La pseudépigraphie paulinienne se présente comme le développement de la pensée formulée dans les grandes lettres aux Corinthiens, aux Romains et aux Galates, qu’elle reconnaît mais consacre aussi comme document fondateur. Dire qu’elle se comprend et qu’elle se donne explicitement à comprendre, dans sa diversité et dans ses variations successives, comme le développement d’un document fondateur, rend compte de ce qu’elle entend faire valoir ce dernier, se présenter comme son interprète, l’actualiser, le compléter, mais non le remplacer.
653. La pseudépigraphie paulinienne est liée à l’autorité d’une figure, celle de l’apôtre qui, dans la convention de la fiction littéraire, reste présent malgré sa disparition et celle de ses contemporains et qui, dans le corps de ses écrits, revient et parle. En renonçant à écrire sous leur propre nom, mais en rendant présente la figure fondatrice de l’apôtre, en demeurant fidèles à la forme épistolaire de sa pensée et en composant de nouvelles lettres apostoliques, les auteurs des Épîtres pseudépigraphes de Paul affirment la valeur universelle, dans le temps et dans l’espace, de l’Évangile paulinien, de ses grandes lettres et de la réécriture qu’ils en proposent. Plutôt que de recourir à la pseudépigraphie, les différents auteurs auraient pu choisir d’écrire en leur propre nom. Cela aurait cependant signifié :
- individualiser les écrits ;
- abandonner la référence à la transcendance de l’événement fondateur ;
- et, corrélativement, sacrifier l’affirmation pragmatique de la pertinence universelle.
664. L’autorité de la figure fondatrice à laquelle renvoie la pseudépigraphie paulinienne ne tient pas à la personnalité de l’apôtre, comme si cette autorité résidait dans son génie particulier. Elle vient de ce que son histoire personnelle renvoie, au-delà d’elle-même, à une transcendance. C’est d’ailleurs la singularité absolue de cet événement de révélation qui constitue le centre du récit que réécrivent, dans le langage et avec les accents qui leur sont propres, les lettres pseudépigraphes. L’autorité de Paul vient de ce que le mystère du Christ lui a été manifesté (Ep 3, 1-7), de la grâce qui l’a institué apôtre (1 Tm 1, 12-17).
675. La pseudépigraphie paulinienne présuppose et fonde une communion universelle de conviction. La reconnaissance de la valeur de vérité de la fiction littéraire des lettres pseudépigraphes implique d’une part l’accord de leurs lecteurs intentionnels avec leur contenu, mais aussi leur conviction de la pertinence universelle de celui-ci. En aval, d’autre part, le pacte pseudépigraphe institue l’espace commun d’une communauté de pensée que le nom désigne, par la disparition de la personne, au-delà de lui-même, et qui permet la contemporanéité de chaque singularité : les lecteurs de toutes générations gardent le même statut que la génération pseudépigraphe.
68Dans ces conditions, la pseudépigraphie se présente comme une forme de communication optimale de la vérité de l’Évangile.
Notes
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[*]
François Vouga est professeur de Nouveau Testament à la Kirchliche Hochschule Bethel, Bielefeld.
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[1]
Chaim Perelman, Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Institut de sociologie, coll. « Collection de sociologie générale et de philosophie sociale », 19702.
-
[2]
À la suite des analyse systémiques de la communication, initiées par Gregory Bateson puis Paul Watzlawick et l’école californienne de Palo Alto, j’emploie le terme « pragmatique » dans le sens de l’efficacité transformatrice de la parole.
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[3]
La traduction des fragments de 2 Tm est pour l’essentiel de Pierre Hunsinger, in François Vouga, en dialogue avec Henri Hofer et Pierre Hunsinger, La seconde lettre à Timothée. Transmettre la foi, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2012.
-
[4]
Selon l’analyse de Chaim Perelman, qui systématise celle d’Aristote, toute argumentation part d’un accord préalable avec son auditoire pour convaincre ce dernier de donner son assentiment aux thèses qu’il lui propose.
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[5]
Propositions en dialogue et en convergence avec les approches complémentaires de Dany Nocquet et d’Élian Cuvillier en particulier,
-
[6]
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960 ; cf. L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942 ; L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943 ; La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces, Paris, José Corti, 1948 ; La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité, Paris, José Corti, 1948.