Couverture de ETR_0882

Article de revue

Les premiers mots de Jésus

Pages 185 à 204

Notes

  • [*]
    Jean-Marc Babut est ancien secrétaire de l’Association œcuménique pour la recherche biblique ; il fut notamment Coordinateur de la révision de la Traduction œcuménique de la Bible en 1998.
  • [1]
    Les spécialistes nomment « Source Q » un document (hypothétique) de la tradition évangélique, dont les évangélistes Matthieu et Luc se sont très probablement servi, à côté de Marc, pour composer leurs Évangiles respectifs. On ne sait pas si la Source Q leur est parvenue sous des formes identiques. On lui attribue les passages parallèles de Matthieu et de Luc.
  • [2]
    Le grec use ici d’une forme verbale, le parfait, qui précise que le résultat de l’action exprimée est acquis. D’où la traduction que nous proposons : a reçu tout son contenu.
  • [3]
    Cf. Benjamin Franklin, « Advice to a Young Tradesman » (1748), in The complete works of Benjamin Franklin, vol. 2, New York/Londres, G. P. Putnam’s sons, 1887-1888, p. 118 : « Remember that time is money. »
  • [4]
    2 Samuel 7.
  • [5]
    Luc 2, 25-38.
  • [6]
    Luc 17, 20-21.
  • [7]
    Marc 15, 43.
  • [8]
    Les partisans de l’action violente – qui recevront le titre de zélotes – sont encore relativement rares et clandestins.
  • [9]
    Jean 1, 19-20
  • [10]
    Jean 4, 29
  • [11]
    Jean 6, 14.
  • [12]
    Jean 6, 15.
  • [13]
    Marc 11, 9 (nous soulignons).
  • [14]
    Matthieu 11, 3.
  • [15]
    Matthieu 3, 11.
  • [16]
    Marc 8, 29-30. Sur le récit matthéen nous renvoyons au passage que nous avons intitulé « Les avatars du titre Christos » dans un ouvrage à paraître aux éditions du Cerf, Traduire la Bible ? Des outils oubliés.
  • [17]
    Marc 1, 23-28.
  • [18]
    Marc 1, 29-34.
  • [19]
    Marc 4, 10-13
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Littéralement « Qui n’accueillera pas […] n’y entrera pas. » Les deux verbes grecs correspondants sont au futur grammatical. Il s’agit à l’évidence de futurs gnomiques (= à valeur de sentence). Dans la mesure où, pour rendre cette valeur, le français use non du futur grammatical mais du présent, on s’étonne que la TOB ne rende pas les deux verbes par un présent. Est-ce parce que prévaut encore au niveau des traducteurs l’idée d’un Règne de Dieu purement à venir ?
  • [22]
    Marc 10, 24.
  • [23]
    Marc 10, 22.
  • [24]
    Ce double appétit est présent dans le règne animal. Les lions défendent contre les intrus leur territoire de chasse. Le chien, à sa manière, signale les limites du sien.
  • [25]
    Marc 9, 35.
  • [26]
    Marc 9, 44-45 en écho de 9, 47.
  • [27]
    Marc 4, 3-9.
  • [28]
    Marc 4, 26-29.
  • [29]
    Marc 4, 30-32.
  • [30]
    Ézéchiel 31, 6 et Daniel 4, 9.
  • [31]
    Marc 1, 15.
  • [32]
    Marc 14, 25.
  • [33]
    Marc 12, 28-34.
  • [34]
    Deutéronome 6, 4-5 et Lévitique 19, 18.
  • [35]
    Désignation inattendue chez Matthieu, qui use personnellement de l’expression R. des cieux. On tient là un indice que les passages « propres à Matthieu » ne sont pas imputables à sa rédaction.
  • [36]
    Voir p. 195.
  • [37]
    Jean 3, 3.5.
  • [38]
    Les signes auxquels Nicodème se réfère sont évoqués – mais non rapportés – plus haut (2, 23) ; voir déjà 2, 18.
  • [39]
    R. Brown, The Gospel According to John I-XII, coll. « The Anchor Bible », p. 130.
  • [40]
    Voir par exemple Matthieu 5, 20 ; Marc 9, 45 ; Luc 18, 17.
  • [41]
    Matthieu 13, 11.
  • [42]
    Marc 10, 23-25.
  • [43]
    Marc 12, 34.
  • [44]
    Voir p. 191.

1Le lecteur occidental moderne qui lit le texte biblique traduit dans sa langue maternelle reste exposé à des pièges qu’il ne soupçonne pas. S’il n’y prend garde en effet il projette inconsciemment dans tel mot ou telle expression de sa langue un contenu qui lui est déjà familier. Quand il lit par exemple l’expression « Règne » ou « Royaume » de Dieu, il risque fort d’y voir la désignation de cette « ère céleste dépourvue de souffrance et de mort, dont certains attendent l’irruption qui marquera la fin de notre monde ».

2Mais est-ce bien de cela que Jésus parle lorsqu’il prononce les mots ainsi traduits ?

3Pour répondre à ce type de question la théologie biblique a souvent estimé que la valeur sémantique de l’expression devait résulter de ses racines historiques. Procéder pourtant de la sorte sous-estime certainement la dimension subjective de toute conclusion historique. Dans la mesure d’autre part où le vocabulaire d’une langue varie tant soit peu d’une période à une autre, voire d’un auteur à un autre, le moyen le plus sûr de découvrir le contenu sémantique de tel terme ou de telle expression dans un texte donné est de trouver comment les divers contextes (littéraire et historico-culturel) éclairent le contenu du vocable à déchiffrer.

4Un contexte unique n’est certes pas toujours suffisant. Quand on lit par exemple le récit marcien : « Il [Jésus] proclamait l’Évangile de Dieu », la phrase reste dépourvue de l’essentiel de son sens pour quiconque ignore ce que Marc dénomme « Évangile ». Seul l’ensemble des autres contextes dans lesquels le même vocable revient pourra permettre de cerner peu à peu ce que le second évangéliste met dans ce terme, à savoir « message de salut »

5Pour déchiffrer le sens des premiers mots de Jésus on s’apprête donc, dans ce qui suit, à privilégier l’éclairage que leur apportent les contextes dans lesquels les mêmes mots réapparaîtront successivement.

6*

7* *

8Par « Les premiers mots de Jésus » on n’entend pas ici ceux que Jésus a dû prononcer lorsque enfant il s’initiait à la langue de son peuple – on n’en a gardé aucune trace – ni ceux qu’adolescent il adressait à ses parents pour leur expliquer pourquoi il s’était attardé au Temple de Jérusalem après leur départ (Luc 2, 41-52). On ne retiendra pas non plus ici les répliques qu’il adressa au Tentateur selon le récit de la Source Q [1] (Matthieu 4, 1-11 ; Luc 4, 1-13). Au-delà de la traduction plus ou moins stéréotypée qu’en donnent la plupart de nos Bibles on s’apprête ici à essayer de préciser le sens des deux premières phrases par lesquelles, selon Marc, commence le message que Jésus s’est mis à proclamer après l’arrestation de Jean.

9L’évangéliste communique le début du message de Jésus en deux phrases, que Matthieu (4, 17) condense en une seule, qu’il énonce d’ailleurs en sens inverse, et que Luc (4, 15) se contente d’évoquer.

tableau im1
Matthieu 4 Marc 1 Luc 4 12Ayant appris que Jean avait été arrêté, Jésus se retira en Galilée. 14Après l’arrestation de Jean Jésus vint en Galilée 17Dès lors il se mit à proclamant l’Évangile 44Il [Jésus] enseignait proclamer : de Dieu et disant : dans leurs synagogues 15« Le temps a reçu tout son contenu, « Changez de mentalité, car le Règne de Dieu est et le Règne de Dieu est devenu tout proche. » devenu tout proche. Changez de mentalité et faites confiance à l’Évangile. » à la louange générale

10La plupart de nos Bibles rendent comme ceci ce constat par lequel, selon Marc, Jésus amorce son message : « Le temps est accompli ». Pour le lecteur qui se réfère à la seule traduction cela évoque une sorte de processus préalable au cours duquel un programme conçu et mené par Dieu serait enfin réalisé. Le texte grec révèle une autre vision des choses. Il l’exprime comme ceci : péplèrôtai ho kairos, « Le temps a reçu tout son contenu ».

11Pour désigner le temps le grec use ici du mot kairos. Contrairement à ce qui était de mode dans les milieux théologiques vers le milieu du siècle dernier, kairos désigne moins un « moment favorable » qu’un temps défini, par opposition à chronos, qui désigne un temps non défini. Quel est donc le temps défini dont parle ici Jésus ? À l’évidence c’est le temps qu’il est en train de vivre conjointement avec ses auditeurs.

12Or ce temps-là, annonce-t-il, se trouve définitivement rempli [2]. On rencontre ici une façon assez déconcertante pour nous modernes de comprendre le temps. En Occident on conçoit le temps comme pouvant être schématisé par une ligne droite orientée entre un « avant » et un « après ». Sur cette ligne on situe les uns par rapport aux autres les événements qui surviennent. On utilise à cette fin une sorte de balisage marqué par les années, les mois, les jours, l’heure … La valeur du temps est d’ailleurs estimée à sa durée. C’est ainsi par exemple qu’un salaire est tarifé non pas à la tâche mais au temps de travail. C’est encore ce qui est censé justifier le proverbe américain « Time is money[3] ».

13En culture biblique la façon dont on comprend le temps est passablement différente. Ce qui donne sa valeur à un temps donné n’est pas sa durée, mais son contenu. Or, Jésus commence son message de salut en déclarant que le temps que lui-même et ses contemporains sont en train de vivre a reçu tout son contenu.

14Une affirmation de ce genre ne se comprend bien que dans le cadre des circonstances où elle a été prononcée. En la proclamant Jésus se démarque incontestablement de ses contemporains. Ceux-ci en effet vivent leur relation à Dieu dans une attente d’autant plus tendue qu’elle n’a pas de terme en vue. Maintenus en sujétion sévère par les occupants romains, et cela en dépit de la promesse faite jadis à David par le prophète Nathan [4], ils attendent avec impatience l’avènement du messie libérateur. La triple intervention de celui-ci, militaire (chasser les Romains), politique (rétablir un gouvernement agréé par Dieu) et religieuse (purifier Israël de ses éléments douteux) devra déboucher selon eux sur l’avènement du Règne de Dieu. C’est douloureusement qu’ils vivent donc ce qu’ils estiment être l’épreuve des deniers temps. La délivrance à laquelle ils aspirent est vue comme l’étape ultime de leur histoire, d’autant plus décisive qu’elle est censée déboucher sur le « Règne de Dieu ». Dans leur vision des choses ce Règne garantira définitivement l’indépendance d’Israël et la paix de tous les peuples. Il est conçu comme une ère nouvelle devant, grâce au messie, surgir du bon vouloir de Dieu.

15À plus d’une reprise les Évangiles font état de cette attente fiévreuse chez les juifs pieux contemporains de Jésus. C’est par exemple le cas de Syméon et de ceux auxquels s’adressait la prophétesse Anne, fille de Phanuel, au Temple de Jérusalem, après la présentation de Jésus [5]. C’est aussi le cas de ces « pharisiens » venus demander à Jésus : « À quand le Règne de Dieu [6] ? ». Ce sera plus tard le cas de Joseph d’Arimathée, celui qui eut le courage de réclamer à Pilate le corps de Jésus [7].

16Cet avènement du Règne de Dieu fait donc l’objet d’une attente aussi ardente que relativement passive [8]. Ceux qui la nourrissent se tiennent aux aguets. Dès qu’un personnage sort quelque peu de l’ordinaire on se demande aussitôt s’il ne serait pas le messie attendu, précurseur du Règne de Dieu. Ainsi Jean-Baptiste, questionné par les autorités religieuses, se défend d’être le messie [9]. De retour chez elle la femme samaritaine se demande si l’inconnu rencontré au puits de Jacob, qui lui a dit tout ce qu’elle avait fait, ne serait pas le messie [10]. De même la foule des cinq mille personnes nourries par Jésus avec les cinq pains d’orge et les deux poissons du jeune garçon en tire la conclusion que Jésus est « celui qui doit venir [11] », c’est-à-dire le messie, et elle s’apprête à le faire roi [12]. Lors de son entrée à Jérusalem les acclamations dont Jésus est l’objet de la part de la foule des pèlerins sont significatives de cette attente : « Béni soit au nom du Seigneur Celui qui vient ! Béni soit le règne qui vient, le règne de David notre père [13] ! » Il n’y a aucun doute à avoir : sous de tels mots, c’est bien le messie attendu que l’on acclame.

17Le raisonnement de Jean-Baptiste emprisonné fonctionne en sens inverse [14]. Ce n’est pas en effet ce que Jésus fait d’extraordinaire qui lui donne à penser que Jésus est probablement le messie attendu. De cela il est déjà convaincu dès le début de sa mission [15]. Ce qui l’étonne ce n’est donc pas ce que Jésus fait, mais ce qu’il ne fait pas et qu’il devrait faire, selon lui, en tant que messie, à savoir neutraliser le pouvoir du tyran qui l’a fait jeter en prison.

18Les disciples de Jésus eux-mêmes voyaient volontiers en leur maître le messie ardemment attendu. Mais, selon Marc en tout cas (suivi par Luc), Jésus s’y est sévèrement opposé [16].

19Or cette attente, aussi ardente que passive, nourrie par ses contemporains, Jésus la remet en question dès les premiers mots de son message public. Sa déclaration selon laquelle le temps a reçu tout son contenu implique en effet qu’il n’y a plus rien à attendre. En particulier : le Règne de Dieu n’arrivera pas comme une ère nouvelle tombant toute prête du haut du ciel ; il est déjà là, si l’on peut dire, à portée de main pour ceux qui l’attendent aussi bien que pour les autres. Pour signaler cette présence encore insoupçonnée du Règne de Dieu, Jésus emploie une fois encore un verbe au parfait. Le Règne de Dieu est là, devenu tout proche. C’est précisément cette nouvelle réalité qui donne au temps « tout son contenu ».

20S’il est donc avéré que, pour Jésus, le « Règne de Dieu » est tout autre chose que ce que conçoivent ses compatriotes, quelle réalité Jésus désigne-t-il par cette appellation ? Le contenu sémantique de celle-ci devrait se dégager non seulement de l’examen des contextes dans lesquels l’appellation apparaît au fil du discours du Maître, mais déjà de l’ensemble de ses actes.

21Jésus apparaît comme l’ambassadeur de la basileia tou theou (Règne de Dieu) : là où il se trouve, là également surgit le Règne de Dieu. Sur son passage des possédés sont libérés [17], des malades et des infirmes reçoivent une guérison inespérée [18]. Le Règne de Dieu apparaît ainsi comme le lieu d’un salut enfin présent et accessible.

22Mais d’autres aspects du Règne de Dieu devraient apparaître à travers l’enseignement proprement dit de Jésus.

Le règne de dieu selon la tradition évangélique recueillie par Marc

23Marc a reporté à ce que l’on considère aujourd’hui comme son chapitre 4 le développement du sommaire énoncé dans les « premiers mots » de Jésus. La découverte du Règne de Dieu y est proposée par Jésus à l’aide de paraboles, récits ou thèmes empruntés à la vie quotidienne et permettant de découvrir par analogie tel trait caractéristique de ce Règne encore méconnu. Celui-ci, en effet, n’est pas directement accessible à l’expérience humaine. Jésus en parle comme étant marqué par le mystère[19]. Dans la mesure même en effet où il n’est pas une émanation du monde où nous vivons, il ne peut être décrit avec les mots de notre langage. On ne le découvre qu’à travers les paraboles, par analogie avec ces récits que Jésus a imaginés à cette fin.

24Un peu comme la métaphore, le récit parabolique se présente comme un message à deux niveaux. Le premier de ces niveaux est accessible à tout un chacun, puisque il se réfère à des réalités dont n’importe quel auditeur a l’expérience. Le second niveau de compréhension, celui qu’on peut qualifier de figuré, fonctionne comme une sorte d’ombre chinoise projetant l’esquisse, selon les cas, de tel ou tel aspect du Règne de Dieu.

25Quand les disciples s’étonnent de ce type d’enseignement adopté par Jésus, celui-ci leur répond que, s’ils ont accès aux mystères du Règne de Dieu, c’est grâce à l’emploi qu’il fait de la parabole [20]. Ils n’ont de toute façon pas à se vanter d’avoir accès au deuxième niveau de compréhension de celle-ci, car cela leur a été donné. La plupart des autres humains en restent encore au premier niveau de compréhension. Ceux-là, Jésus les définit comme « ceux du dehors ». Par contraste les disciples appartiennent donc à « ceux du dedans ». C’est dire que, pour saisir ce qu’est le Règne de Dieu, il faut y être entré.

26On tient là une différence majeure entre ce que Jésus nomme le « Règne de Dieu » et ce que ses contemporains désignent sous la même appellation. Le « Règne de Dieu » attendu par ces derniers est une ère nouvelle qui doit survenir d’en haut dans un avenir encore indéterminé. On s’y retrouvera dès lors intégré bon gré mal gré. En revanche le Règne de Dieu que Jésus annonce est un monde déjà présent, que l’on connaît seulement quand on y entre.

27Ce thème de l’entrée dans le monde nouveau de Dieu revient à plus d’une reprise dans l’enseignement de Jésus. Ainsi dans ce que Jésus déclare à ceux qui rabrouent des parents venus lui présenter leurs enfants : « Qui n’accueille pas le Règne de Dieu comme un enfant n’y entre pas [21]. » De même, après le départ de l’homme riche, Jésus constate à l’intention de ses disciples, « qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Règne de Dieu [22] ! »

28Une telle déclaration apporte un premier éclairage sur ce que Jésus dénomme Règne de Dieu : dans le Règne de Dieu on vit sans avoir. Le drame du riche est précisément qu’il n’a pas osé se défaire de ses « grands biens [23] ». En revanche les enfants, qui sont sans avoir aucun, ont leur place évidente dans le Règne de Dieu.

29L’avoir n’est guère séparable du pouvoir. Dans la mesure où cet avoir est convoité, ceux qui en disposent détiennent ipso facto un pouvoir. D’autre part les humains recourent volontiers au pouvoir pour conquérir un avoir qu’ils n’ont pas, ou pour le défendre contre ceux qui voudraient se l’approprier. Cette chasse au pouvoir va de pair avec la chasse à l’avoir. Peu de gens sont exempts de cet appétit [24]. Un jour en effet que les disciples discutaient pour décider auquel d’entre eux revenait la préséance, c’est-à-dire l’autorité et donc le pouvoir sur les autres, Jésus leur dit que le vrai « premier » est en réalité « le serviteur de tous [25] ». Et il donne en exemple un enfant.

30Un autre éclairage sur ce que Jésus dénomme le Règne de Dieu est l’expression entrer dans la vie, que Jésus met deux fois coup sur coup en parallèle avec entrer dans le Règne de Dieu[26]. Selon lui le Règne de Dieu va donc de pair avec une qualité de vie suffisamment haute pour compenser largement, par exemple, l’amputation d’un pied ou d’une main, voire la perte d’un œil. Le Règne de Dieu apparaît ainsi comme l’espace où l’on mène la vraie vie, une vie enfin conforme à l’attente de Dieu.

31Les paraboles apportent encore d’autres éclairages sur ce que Jésus dénomme Règne de Dieu. Celle du semeur[27], par exemple, révèle que la proclamation du Règne de Dieu ne rencontre guère l’adhésion des humains, même des compatriotes de Jésus. Trois fois sur quatre en effet elle échoue. Mais quand elle est accueillie, elle produit des résultats qui dépassent l’imagination. Alors que le Règne de Dieu attendu par les contemporains de Jésus éveillait les plus grands espoirs, le Règne que Jésus annonce ne rencontre qu’un succès limité : dans trois cas sur quatre le message du Règne de Dieu est récusé. Il faut bien se demander pourquoi.

32Le Règne de Dieu que les contemporains de Jésus attendent est censé leur apporter, sans le moindre engagement de leur part, sécurité et bonheur. En regard, quand Jésus évoque le Règne de Dieu, il en parle comme d’un lieu où l’on s’engage. En appelant ainsi à une vie qui a renoncé à tout avoir et à tout pouvoir, il s’inscrit ouvertement à contre-courant des choix de vie adoptés par la quasi-totalité des humains, y compris par ses contemporains. D’où leur réticence.

33Pour le suivre, Jésus presse donc ses auditeurs de « changer de mentalité ». La métanoia à laquelle il les appelle ainsi est en effet beaucoup plus qu’un événement ponctuel interprété comme « repentance » ou « conversion » par nombre de versions bibliques en usage. L’impératif présent du verbe métanoein implique que le changement doit être durable : adoptez désormais une nouvelle mentalité, celle précisément qui renonce définitivement à attendre le salut de plus d’avoir et du pouvoir qui lui est lié pour le conquérir ou le conserver. Répétons-le, un tournant de ce type s’inscrit à contre-courant des choix de vie adoptés par la quasi-totalité des humains. D’où l’importante proportion d’échecs auxquels se heurte la prédication de la basileia tou theou.

34Dans les quelques cas, en revanche, où cette prédication rencontre un accueil positif, le résultat dépasse alors tout ce que l’imagination peut rêver. On touche ainsi enfin au salut, un salut non pas individualisé, projeté post mortem dans un au-delà spéculatif, comme celui dont on parle aujourd’hui dans les milieux qui se réclament du Christ, mais un salut pour la communauté humaine tout entière, un salut pour ici-bas et pour maintenant.

35La parabole de la semence [28] révèle que le Règne de Dieu semé par la prédication de Jésus n’a rien d’une réalité statique. Ce monde nouveau a un commencement posé par Jésus, à partir duquel il se développera aussi irrésistiblement que discrètement, jusqu’à une maturité et une plénitude qui récompenseront largement celui qui l’a semé. La parabole de la graine de moutarde [29] offre elle aussi l’image d’une croissance considérable, ajoutant à la précédente la dimension universelle du Règne de Dieu arrivé à maturité. L’image de l’abri offert aux oiseaux par la plante parvenue à son plein développement est en effet empruntée au Premier Testament, notamment aux livres d’Ézéchiel et de Daniel [30]. Chez ces deux auteurs le grand arbre, où tous les oiseaux du ciel viennent chercher abri, illustre la dimension universelle des empires dont ils parlent. Dans la parabole de la graine de moutarde ce même trait symbolise donc lui aussi la dimension universelle du Règne de Dieu parvenu à sa pleine maturité.

36Le fait que Jésus évoque le Règne de Dieu progressant ainsi depuis des semailles jusqu’à la moisson finale explique pourquoi il en parle tantôt au présent (« Le Règne de Dieu est devenu tout proche [31] ») et tantôt au futur (« Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai nouveau dans le Règne de Dieu [32] »). Dans ce dernier cas l’emploi d’un futur grammatical n’implique nullement un retour au concept d’un Règne de Dieu purement à venir.

37La conclusion que Jésus tire de son entretien avec le scribe venu l’interroger sur le plus grand commandement [33] apporte un autre éclairage déterminant sur le Règne de Dieu tel que Jésus le présente. Quand Jésus dit au scribe : « Tu n’es pas loin du Règne de Dieu », il fait apparaître que le Règne de Dieu est le lieu où les choix de vie que Dieu préconise pour les humains sont enfin pris en compte par ceux-ci.

38Ces choix de vie sont exprimés de façon condensée par les deux volets du double commandement d’amour, « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » et « Tu aimeras ton prochain » [34]. La traduction traditionnelle en français a opté pour le verbe aimer (dans notre langue il signifie « éprouver ou montrer un sentiment d’amour ») pour rendre le verbe hébreu ‘ahab. On peut déjà s’étonner qu’un sentiment puisse faire l’objet d’un commandement. Mais le verbe ‘ahab exprime moins un sentiment qu’un attachement concret, un choix délibéré, une priorité adoptée, une préférence affichée, ces acceptions du terme hébreu étant reportées par la Septante sur le verbe grec agapaô adopté pour le traduire. En fin de compte « aimer Dieu » n’est pas une affaire de sentiments. Cela consiste à lui faire suffisamment confiance pour adopter les choix de vie qu’il préconise pour le salut des humains.

39La tradition évangélique recueillie par Marc met en évidence l’importance majeure du thème du Règne de Dieu dans le message de Jésus. Qu’en est-il dans la Source Q ?

Le règne de Dieu d’après la Source Q

40Les passages dans lesquels la Source Q mentionne le Règne de Dieu sont rassemblés dans le tableau suivant, où « R. » désigne sous un même sigle les deux valeurs possibles du grec basileia : Règne ou Royaume (de Dieu).

tableau im2
tableau im3
Matthieu Luc (1) 5,3 Heureux les pauvres de cœur : le R des cieux est à eux. 6,20 Heureux, vous les pauvres, le R. de Dieu est vôtre. (2) 11,11 … le plus petit dans le R. des cieux est plus grand que lui. 7,28 … le plus petit dans le R. de Dieu est plus grand que lui [Jean-Baptiste] (3) 10,7 6…vers les brebis perdues de la maison d’Israël.7En chemin proclamez que le R. des cieux est devenu tout proche 10,9 Guérissez les malades… et dites-leur : « Le R. de Dieu. est arrivé jusqu’à vous. » (4) 6,10 … Que ton R. advienne ! 11, 2 … Que ton R. advienne ! (5) 12,28 … si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, c’est que le R. de D. vient de vous atteindre 11, 20 Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les dé mons, c’est que le R. de Dieu vient de vous atteindre (6) 23,13 …scribes et pharisiens hypo crites, qui barrez aux hommes l’entrée du R. des cieux. Vous-mêmesn’y entrez pas, et ceux4qui le voudraient, vousne les laissez pas entrer. 11,52 …légistes, vous qui avez pris la clé de la connais-sance : vous n’êtes pas entrés vous-mêmes, et ceux qui voulaient entrer,vous les en avez empê-chés. (7) 6, 33 Cherchez d’abord le R. etla justice de Dieu, et toutcela vous sera donné parsurcroît. 12,31 (30… votre Père sait quevous en avez besoin.)31Cherchez plutôt son R. etcela vous sera donné parsurcroît. (8) 13,33 Le R. des cieux est compa-rable à du levain…si bienque toute la masse lève. 13,20 À quoi comparerai-je le R.de Dieu ? [à du levain] (9) 8,12 … les héritiers duRoyaume seront jetés dansles ténèbres du dehors 13,28 Il y aura des pleurs et desgrincements de dentsquand vous verrez Abra-ham, Isaac et Jacob ainsique tous les prophètesdans le R. de Dieu et vousserez jetés dehors. (10) 11,12 Depuis les jours de Jean leBaptiste jusqu’à présent,le R. des cieux est assailliavec violence ; ce sont desviolents qui cherchent à leravir. 16,16 La Torah et les Prophètesvont jusqu’à Jean ; depuislors l’Evangile du R. deDieu est annoncé et cha-cun cherche de toutes sesforces à y entrer.

41Le R. de Dieu est présenté dans la Source Q comme un nouvel espace de salut succédant à celui de « la Torah et [d]es Prophètes » [texte (10)]. La mission de Jean(-Baptiste) marque le passage de l’ancien régime au nouveau.

42On l’a vu [texte (10)], c’est Jean-Baptiste qui marque à la fois la fin du temps de « la Torah et les Prophètes » et le début du temps du R. de Dieu. Mais le texte (2) précise que Jean-Baptiste représente plus qu’une simple charnière entre ces deux ères ; il fait déjà partie de l’ère nouvelle qui commence, le R. de Dieu.

43Ce qui intrigue, c’est que Jésus considère Jean comme plus petit que le membre le plus modeste du R. de Dieu. Peut-on comprendre pourquoi ?

44La Source Q a déjà rapporté quelques éléments d’une des filières de la tradition évangélique concernant Jean-Baptiste. Le passage qu’on trouve en Luc 3, 7-9.17 // Matthieu 3, 7-10.12 y relate son activité baptismale, mais surtout son message prophétique. Ce message est particulièrement sévère pour ceux qui s’imaginent qu’être « enfants d’Abraham » les met ipso facto à l’abri de la « colère divine ». Or, ce que Dieu attend d’eux (Luc 3, 8 // Matthieu 3, 8) est un changement de mentalité qui se traduise par des actes. C’est probablement cet appel au changement de mentalité – lequel sera repris par Jésus – qui situe Jean-Baptiste dans le R. de Dieu. Mais la menace d’un jugement rigoureux dont il assortit son appel est sans doute ce qui réduit son importance dans le monde nouveau de Dieu. Les fruits que Dieu attend ne sont pas ceux du devoir, et encore moins de la crainte, mais ceux d’une confiance dans les directives que Dieu donne pour le salut de l’humanité.

45Avec Jean-Baptiste le R. de Dieu a donc un commencement. Celui-ci est des plus modestes, mais ce qui commence ainsi est une transformation profonde qui doit gagner, pour son salut, l’ensemble de l’humanité. Jésus illustre cette histoire en devenir par la parabole du levain [texte (8)] : la petite quantité de levain incorporée à la pâte va faire lever toute la masse. De même au-delà des modestes débuts du R. de Dieu l’ensemble de l’humanité finira par admettre que son salut l’appelle à entrer enfin dans le R. de Dieu.

46Cette irruption du monde nouveau de Dieu soulève une réaction violente. Luc, qui présente cette irruption comme « Évangile » (message de salut), interprète cette violence comme caractérisant l’effort à consentir pour entrer dans ce monde nouveau. Matthieu, quant à lui, l’interprète comme un comportement agressif à l’égard de ce nouveau message de salut. Son interprétation est à l’évidence plus cohérente avec le contenu du texte (6), qui évoque l’opposition à laquelle se heurte le message du R. de Dieu de la part des adeptes les plus engagés du judaïsme d’alors, présentés comme « scribes et pharisiens ».

47

Remarque annexe. Selon la version lucanienne de la Source Q, ces adeptes engagés du judaïsme d’alors sont désignés comme « légistes » (en grec nomikoi, appellation dérivée du substantif nomos, loi). Il s’agit donc des spécialistes qui interprètent la volonté de Dieu comme une loi et cherchent à imposer leur point de vue. Une loi, on le sait, délimite ce qui est permis et ce qui est interdit, ce qui est recommandé et ce qui est punissable ; elle marque la séparation entre ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». L’enseignement de Jésus est incompatible avec une telle interprétation de la volonté de Dieu. Quand il évoque cette volonté, il la présente comme un souhait de Dieu, une attente de sa part, une espérance concernant le comportement des humains (verbe grec thelô). Ce que Dieu « veut » pour eux, c’est ce qu’il attend de leur part, ce qu’il espère d’eux pour leur salut.

48Le texte (6) fait apparaître en effet l’opposition radicale qui existe entre le message du R. de Dieu et l’interprétation légaliste de la volonté de Dieu telle que la prônent les tenants religieux d’une prétendue « loi de Dieu ». Ceux-ci présentent cette volonté comme une série d’exigences à satisfaire pour être en règle avec Dieu, alors que ce que Dieu espère de la part des humains est qu’ils adoptent les nouveaux choix de vie qui leur épargneront la catastrophe vers laquelle ils s’acheminent inconsciemment.

49Ces nouveaux choix de vie, on les devine derrière les termes de la béatitude du texte (1) : « Heureux (vous) les pauvres, car le R. de Dieu est à eux/(vous) ». Ne possédant ni avoir ni pouvoir, les pauvres n’ont pas de renoncement coûteux à consentir pour entrer dans le R. de Dieu. Ils y ont normalement leur place.

50D’autres au contraire éprouvent une réticence majeure à y entrer [texte (6)]. Ce sont expressément les tenants de la conception légaliste de la volonté de Dieu. Considérant cette volonté comme une loi, ils se sont donnés comme objectif de satisfaire intégralement aux exigences de celle-ci. Leurs performances en ce domaine constituent pour eux une richesse dont ils ne sont pas prêts à se départir. C’est ce qui les détourne a priori d’entrer dans ce que Jésus nomme le R. de Dieu, ce domaine où l’on suit les directives divines non par obligation mais en confiance. Considérant, comme la plupart des humains d’ailleurs, que leur point de vue personnel est LA vérité, ils visent à contraindre les autres humains à adopter les mêmes normes qu’eux-mêmes, et donc le même refus à l’égard du R. de Dieu tel que Jésus le présente.

51Faire accueil au R. de Dieu, adopter les nouveaux choix de vie, c’est donc entrer dans un monde nouveau [texte (6)]. Dès lors les humains se répartissent eux-mêmes en deux catégories, ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors.

52Ceux à qui le message du R. de Dieu était destiné en priorité, les « héritiers » (littéralement les fils) du R. de Dieu [texte (9)] estimaient probablement qu’ils avaient quelque droit sur celui-ci. Sans doute étaient-ils de ceux qui confondaient Dieu avec l’idée qu’ils se faisaient de lui. Animés de telles dispositions ils n’ont évidemment pas leur place dans le R. de Dieu.

53Qu’est-ce qui caractérise le R. de Dieu selon la filière de la tradition évangélique recueillie par la Source Q ? On a déjà relevé le changement radical de choix de vie adopté par ceux qui y sont entrés (dépouillement de tout avoir et de tout pouvoir). Ces choix de vie sont exactement inverses de ceux adoptés par l’immense majorité des humains. Le monde où ces nouveaux choix de vie servent de norme pour la vie sociale apparaît à ceux-ci comme non évident, car irréel. C’est le cas pour tous, même pour les envoyés de Jésus. Dans l’accomplissement de leur mission, ils sont en effet invités en cas de difficulté à chercher le R. de Dieu [texte (7)], car c’est là qu’ils trouveront la vraie solution qui leur permettra de surmonter l’obstacle auquel ils se heurtent. Mais une telle solution est loin d’être évidente à l’ensemble des humains, dans la mesure où ils ont été façonnés depuis d’innombrables générations par l’idéologie de l’avoir et du pouvoir. D’où l’exhortation que Jésus adresse à ses envoyés.

54Les textes (3) et (5) révèlent de plus que le R. de Dieu est un lieu de vie où les malades trouvent la guérison et les possédés la libération. Ces aspects du salut ne se manifestent pas seulement en présence de Jésus, l’ambassadeur du R. de Dieu [texte 5)], mais ils accompagnent ceux qui ont reçu mission de proclamer eux aussi le message du R. de Dieu [texte (3)].

55Le texte (4), qui énonce le deuxième vœu du Notre Père, rappelle aux disciples de Jésus que leur prière a aussi comme contenu le renouvellement de leur engagement au service du R. de Dieu. Quand l’évangéliste Matthieu ajoute au texte de la Source « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » il ne fait que redire, sous une forme différente, ce que le deuxième vœu vient d’exprimer : il y a R. de Dieu là où ce que Dieu attend des humains est enfin pris en compte.

Le règne de Dieu dans les textes propres à Matthieu

56Les passages propres à Matthieu n’évoquent que deux fois le R. de Dieu. Une première fois à l’occasion d’un échange entre Jésus et les responsables religieux du Temple de Jérusalem (21, 31). Ayant raconté la parabole dite des deux fils, Jésus situe ses interlocuteurs dans la même catégorie que le fils qui acquiesce à la demande du père mais se dérobe ensuite à son engagement. À l’inverse, il constate que ceux qui se retrouvent marginalisés par la religion, percepteurs de taxes ou prostituées, « précèdent (ses interlocuteurs) dans le R. de Dieu ». En effet les premiers se sont sentis interpellés par la prédication du Baptiste et se sont en conséquence repentis, c’est-à-dire ont changé leurs choix de vie. En revanche, les officiels de la religion, refusant de reconnaître en Jean un prophète messager de Dieu, ne se sont pas remis eux-mêmes en question. Évoquant la démarche positive des catégories sociales marginalisées Jésus n’use pas ici à proprement parler du verbe entrer (dans le R. de Dieu), mais l’idée en est présente dans le verbe précéder, qui décrit la démarche de ces catégories méprisées. Même pour les professionnels de la religion il n’y a pas d’accès au R. de Dieu[35] sans que soit pris au sérieux le message de ses porte-parole.

57La seconde occurrence de la séquence « R. de Dieu » dans les textes propres à Matthieu se situe un peu plus loin dans le récit évangélique (21, 43). Les interlocuteurs de Jésus sont les mêmes. Jésus leur déclare que le « R. de Dieu » leur sera enlevé et confié à « un autre peuple qui en portera les fruits ». Jésus va-t-il ici jusqu’à remettre en question l’élection d’Israël ? On tient là en tout cas une incontestable dévalorisation de la forme religieuse qu’a prise la relation à Dieu dans la piété des contemporains de Jésus. Que Jésus ose une telle remise en question heurtait nombre d’intérêts, tant spirituels que matériels, et ne pouvait que lui valoir une hostilité déclarée de la part des autorités religieuses du Temple. Dans le cadre de vie qui régnait alors, une vérité officielle ne tolérait guère d’être remise en question. La liberté d’expression risquait de coûter fort cher.

58Que Matthieu ait retenu ces deux sujets d’opposition entre le message de Jésus et le judaïsme de son époque est significatif de l’ambiguïté de sa propre relation avec celui-ci : d’une part en effet il partage indiscutablement avec le judaïsme un certain nombre de références culturelles et théologiques, mais à l’inverse sa condition de disciple de Jésus le tient résolument à l’écart de convictions et de pratiques jugées pourtant constitutives par le judaïsme de son temps (Matthieu 23, 1-36).

Le règne de Dieu dans les passages propres à Luc

59Les textes mentionnant le R. de Dieu dans les passages propres à l’Évangile lucanien sont rassemblés dans le tableau qui suit. La traduction est empruntée à la TOB.

tableau im4
(11) 4,43 Aux autres villes aussi il me faut annoncer l’Évangile duR. de Dieu (12) 8,1 Jésus faisait route à travers villes et villages ; il proclamaitet annonçait l’Évangile du R. de Dieu (13) 9,2 Il les envoya proclamer le R. de Dieu et faire des guérisons (14) 9,11 Jésus accueillit les foules [gens] ; il leur parlait du R. deDieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin. (15) 9,60 Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncerle R. de Dieu. (16) 9,62 Quiconque a mis la main à la charrue puis regarde en ar-rière n’est pas fait pour le R. de Dieu. (17) 13,29 … il en viendra du levant et du couchant, du nord et dumidi, pour prendre place au festin dans le R. de Dieu. (18) 14,15 « Heureux qui prendra part au repas dans le R. de Dieu ! » (19) 17,20-21 20« Quand donc vient le R. de Dieu [question d’un phari-sien] ? Il leur répondit : « Le R. de Dieu ne vient pascomme un fait observable.21On ne dira pas “Le voici”, ou“Le voilà”. En effet le R. de Dieu est parmi vous [NBS :« au milieu de vous »].

60On le constate, la séquence « R. de Dieu » revient nettement plus souvent dans les passages propres à l’Évangile de Luc que dans ceux qui sont propres à celui de Matthieu. On y trouve attestées – et en tension – les deux conceptions déjà rencontrée du R. de Dieu, l’interprétation eschatologique, familière au judaïsme d’alors, face à celle que soutient Jésus. La conception eschatologique est partagée par un des convives du repas auquel Jésus a été invité chez un pharisien [texte (18)].

61On pourrait s’étonner d’une telle remarque survenant ex abrupto lors d’un repas, mais il est facile d’imaginer, Jésus étant présent, que l’expression « R. de Dieu » avait été déjà prononcée. La remarque du convive révèle une fois de plus le malentendu qui porte sur le contenu de l’expression. En répondant à son interlocuteur par la parabole des invités, Jésus fait comprendre à celui-ci qu’être présent dans le R. de Dieu n’est pas une chance qui échoirait à quelques privilégiés, mais un engagement que l’on prend. Un tel engagement s’impose à l’esprit dès qu’on a découvert à quel point la qualité de vie que l’on trouve dans le R. de Dieu est sans commune mesure supérieure à celle que l’on mène dans le monde où l’on vit habituellement, même compte tenu de satisfactions particulièrement appréciées comme celles qu’apportent la propriété, l’usage d’outils de travail particulièrement performants et même le lien conjugal.

62La conception eschatologique du R. de Dieu est encore à l’arrière-plan de la question posée par le pharisien [texte (19)] : pour ce dernier le R. de Dieu est encore à venir, mais sa question sous-entend que son irruption pourrait être précédée de signes avant-coureurs qu’il serait utile de pouvoir reconnaître pour se préparer à l’accueillir. Jésus lui répond en substance que tout cela est inutile puisque, contrairement à ce que l’on imagine, le R. de Dieu est déjà là. Jésus précise même : parmi vous. Il fait ainsi référence au message de salut dont il est le porteur.

63Les textes (11), (12), (13) et (15) rappellent que le thème du R. de Dieu est constitutif du message proclamé par Jésus, ce message étant par deux fois présenté comme « Évangile », c’est-à-dire comme « message de salut ».

64On notera que par deux fois la présentation de l’Évangile du R. de Dieu est accompagné de guérisons [textes (13) et (14)].

65Si aucun des textes propres à Luc ne précise en quoi le R. de Dieu diffère du monde où les humains font la loi, le texte (15) souligne l’urgence de sa proclamation : celle-ci doit prendre le pas sur les devoirs humains considérés comme les plus sacrés (une sépulture décente pour les défunts). Le texte (16) révèle à quel point les deux mondes sont incompatibles et donc exclusifs l’un de l’autre. Le texte (17) enfin révèle les dimensions universelles du R. de Dieu tel que Jésus l’annonce. Le R. de Dieu n’est plus destiné à quelques privilégiés comme le peuple d’Israël au terme de l’intervention du messie, mais à l’ensemble de l’humanité.

66Dans ce même texte (17) l’emploi du futur semble impliquer un retour à la conception d’un R. de Dieu purement à venir. Cependant, la cohérence interne du discours de Jésus, même si on se limite aux passages évangéliques propres à Luc, suggère qu’il n’en est rien, et que le R. de Dieu tel qu’il en est question ici n’a rien d’une ère atemporelle. Il est au contraire destiné à se développer au moins jusqu’au moment où le message qui l’annonce sera parvenu jusqu’aux peuples les plus lointains.

67Dans ces passages propres à Luc on ne trouve aucune déclaration comparable à celle qui a été cotée (9) dans les textes provenant de la Source Q [36] ou aux deux occurrences relevées dans les textes propres à Matthieu. Serait-ce à dire que le milieu pagano-chrétien auquel appartient Luc serait assez loin déjà de ses origines, au point que le monde juif lui soit devenu étranger ?

68Dans la mesure où, selon la tradition synoptique, le R. de Dieu est le thème central du message de Jésus, retrouve-t-on l’expression dans l’Évangile johannique, et si oui, avec quel contenu ?

Le règne de Dieu dans l’Évangile johannique

69Dans le quatrième Évangile la concordance signale en tout et pour tout deux occurrences de l’expression, situées d’ailleurs toutes deux dans le même contexte, le dialogue de Jésus avec Nicodème [37]. Il est frappant de constater que les premiers mots de Jésus adressés à Nicodème sont centrés sur le R. de Dieu, comme dans les premiers mots du message public de Jésus selon Marc. Nicodème, cet éminent responsable du judaïsme d’alors, entre en relation avec Jésus par un compliment : les « signes [38] » que celui-ci a opérés révèlent son exceptionnelle relation à Dieu et apportent donc une garantie incomparable à son autorité spirituelle. Nicodème s’apprête ainsi à recevoir la réponse de Jésus a priori comme celle d’un Maître. Or Jésus ne répond pas sur le thème de l’autorité du Maître, mais il ramène directement l’attention de Nicodème à son propre cas. Il le fait cependant sous une forme relativement abstraite, qui n’entraîne pas la moindre coercition sur son interlocuteur et laisse à ce dernier toute liberté pour découvrir lui-même en quoi il est concerné par ce que Jésus vient de lui dire.

70La réponse de Nicodème offre un exemple typique de ce que les spécialistes nomment le malentendu johannique : une parole de Jésus est comprise par son interlocuteur de manière totalement erronée. Le malentendu porte ici sur le contenu de l’adverbe grec anôthén, lequel a une double signification disponible, « depuis le haut » et « de nouveau ». Pourquoi Nicodème exclut-il l’acception « d’en haut » ? À l’évidence parce que celle-ci est étrangère à son contexte personnel. Nicodème, qui en reste à une conception terre à terre, interprète donc le anôthén comme signifiant de nouveau, même s’il ne le comprend pas accolé à naître. La réponse de Jésus implique au contraire, semble-t-il, les deux significations conjointes, mais avec une priorité évidente pour la première, « d’en haut ». Jésus l’explicite en effet peu après par l’expression « d’eau et d’Esprit » (v. 5), ce qui relie à l’évidence la re-naissance dont il parle non seulement au baptême mais aussi et d’abord à l’intervention divine.

71

Remarque annexe. Dans son commentaire de l’Évangile johannique [39], R. Brown note que le malentendu ne joue qu’en grec, ni l’araméen ni l’hébreu n’ayant de terme ambivalent comparable au anôthén du grec. Une telle affirmation devrait être nuancée. Il est vrai que l’araméen (biblique) recourt à des racines différentes pour exprimer respectivement l’itération (tineyanout = une deuxième fois, Daniel 2, 7) et l’élévation (‘élla’ = au-dessus de, Daniel 6,3). Mais l’hébreu biblique, quant à lui, dispose de plusieurs racines šnh, dont l’une signifie « répéter » (1 Rois 18, 34) et une autre « être élevé » (Proverbes 24, 21). Les formes conjuguées de ces deux racines de formes identiques peuvent alors prêter à confusion. On notera que, dans sa traduction du Nouveau Testament en hébreu le grand hébraïsant qu’était F. Delitzsch a choisi de rendre le anôthén johannique par milema ‘lah « d’en haut », ce qui correspond, il est vrai, à l’acception dominante du grec anôthén dans la réponse de Jésus, mais ne rend pas l’idée d’itération.

72Selon le récit johannique cette re-naissance d’en haut est la condition indispensable pour voir le R. de Dieu (v. 3), autrement dit pour en découvrir la réalité, et y entrer (v. 5). Avec ce dernier verbe, mis ici en parallèle avec voir (le R. de Dieu) on retrouve la terminologie synoptique [40], laquelle évoquait déjà la différence radicale qui sépare les deux mondes, celui où l’on vit quotidiennement et celui où l’on ne peut entrer qu’en changeant radicalement de mentalité. Le d’en haut du Jésus johannique (v. 3), repris peu après par le d’Esprit (v. 5), fait d’autre part écho, dans le récit matthéen, au don de Dieu reçu par les disciples, don grâce auquel ceux-ci, en écoutant Jésus, peuvent découvrir les « mystères du R. des cieux [41] ». Cette différence radicale de nature qui distingue le R. de Dieu et le monde des humains, le texte johannique la fait ressortir d’une manière encore plus tranchée en opposant « la chair » et « l’Esprit », qui qualifient respectivement ces deux mondes de natures totalement étrangères l’une à l’autre.

73Entre le monde des humains et le R. de Dieu il n’existe aucune continuité (3, 6). Face au monde des humains (ce qui est chair) le R. de Dieu est en effet le domaine de l’Esprit (l’Esprit : une manière indirecte d’évoquer la présence agissante de Dieu). C’est pourquoi l’accès au R. de Dieu ne peut se faire que par une naissance (3, 5), et celle-ci ne peut être que l’ œuvre de l’Esprit : Dieu est seul à pouvoir donner accès à ce qui est son monde à lui.

74Selon Marc, le R. de Dieu est l’espace où les humains ont enfin aligné leurs choix de vie sur ce que Dieu espère d’eux pour leur salut. L’étrangeté du R. de Dieu peut être partiellement levée pour eux grâce aux vertus de la parabole. Dans la perspective johannique le R. de Dieu apparaît de façon plus étrangère encore : pour un être humain c’est un monde impossible à concevoir, à moins d’y être introduit par une naissance dont on n’est à aucun degré l’acteur. Selon Marc en revanche le R. de Dieu s’est définitivement approché des auditeurs de Jésus ; ceux-ci sont en conséquence appelés à changer de mentalité en faisant confiance au message de Jésus (Marc 1, 15). Autrement dit, voir le R. de Dieu et y entrer est considéré chez Marc comme une participation beaucoup plus active. Certes, l’entrée dans le R. de Dieu est chose difficile [42], mais Jésus peut dire au scribe venu l’interroger sur le premier des commandements : « Tu n’es pas loin du R. de Dieu [43]. »

75Si l’on revient au texte johannique, Nicodème apprend de Jésus que voir le R. de Dieu est tout autre chose que voir les signes que Jésus opère. Par leur caractère inattendu autant qu’extraordinaire, les signes ne sont que des doigts tendus vers le R. de Dieu, dont ils laissent entrevoir les dimensions surnaturelles. Dans la perspective johannique les signes ont donc une fonction parallèle à celle des paraboles dans la filière marcienne de la tradition évangélique : ils renvoient au R. de Dieu et en révèlent un aspect.

76*

77* *

78On peut s’étonner que le message traditionnellement diffusé dans les Églises ait à première vue si peu de rapports avec celui que Jésus proclamait après avoir pris le relais de Jean-Baptiste. Est-ce par souci d’efficacité dans un monde où le thème du R. de Dieu est devenu particulièrement étranger tant ce monde est devenu sûr de lui et convaincu que son avenir est garanti par le « progrès » ?

79Il est vrai qu’aujourd’hui comme au temps de Jésus le « ni avoir ni pouvoir [44] » reste considéré comme totalement irréaliste. La première communauté chrétienne de Jérusalem s’était pourtant bel et bien engagée dans cette voie (Actes 2, 44-45 ; 4, 32-37). Mais on découvre par les Épîtres de Paul (Romains 15, 25-26 ; 1 Corinthiens 16, 1-4) qu’un tel engagement a relativement vite tourné court et réduit les membres de cette communauté à la misère. Pourquoi ? Est-ce parce que le renoncement à l’avoir et le partage des biens qui s’en est suivi est resté purement intracommunautaire (Actes 2, 45 ; 4, 32), apparaissant alors à la société contemporaine comme une utopie irréalisable de quelques-uns et non comme un appel concernant la société tout entière à entrer dans un monde vraiment nouveau ?


Date de mise en ligne : 10/04/2014

https://doi.org/10.3917/etr.0882.0185

Notes

  • [*]
    Jean-Marc Babut est ancien secrétaire de l’Association œcuménique pour la recherche biblique ; il fut notamment Coordinateur de la révision de la Traduction œcuménique de la Bible en 1998.
  • [1]
    Les spécialistes nomment « Source Q » un document (hypothétique) de la tradition évangélique, dont les évangélistes Matthieu et Luc se sont très probablement servi, à côté de Marc, pour composer leurs Évangiles respectifs. On ne sait pas si la Source Q leur est parvenue sous des formes identiques. On lui attribue les passages parallèles de Matthieu et de Luc.
  • [2]
    Le grec use ici d’une forme verbale, le parfait, qui précise que le résultat de l’action exprimée est acquis. D’où la traduction que nous proposons : a reçu tout son contenu.
  • [3]
    Cf. Benjamin Franklin, « Advice to a Young Tradesman » (1748), in The complete works of Benjamin Franklin, vol. 2, New York/Londres, G. P. Putnam’s sons, 1887-1888, p. 118 : « Remember that time is money. »
  • [4]
    2 Samuel 7.
  • [5]
    Luc 2, 25-38.
  • [6]
    Luc 17, 20-21.
  • [7]
    Marc 15, 43.
  • [8]
    Les partisans de l’action violente – qui recevront le titre de zélotes – sont encore relativement rares et clandestins.
  • [9]
    Jean 1, 19-20
  • [10]
    Jean 4, 29
  • [11]
    Jean 6, 14.
  • [12]
    Jean 6, 15.
  • [13]
    Marc 11, 9 (nous soulignons).
  • [14]
    Matthieu 11, 3.
  • [15]
    Matthieu 3, 11.
  • [16]
    Marc 8, 29-30. Sur le récit matthéen nous renvoyons au passage que nous avons intitulé « Les avatars du titre Christos » dans un ouvrage à paraître aux éditions du Cerf, Traduire la Bible ? Des outils oubliés.
  • [17]
    Marc 1, 23-28.
  • [18]
    Marc 1, 29-34.
  • [19]
    Marc 4, 10-13
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Littéralement « Qui n’accueillera pas […] n’y entrera pas. » Les deux verbes grecs correspondants sont au futur grammatical. Il s’agit à l’évidence de futurs gnomiques (= à valeur de sentence). Dans la mesure où, pour rendre cette valeur, le français use non du futur grammatical mais du présent, on s’étonne que la TOB ne rende pas les deux verbes par un présent. Est-ce parce que prévaut encore au niveau des traducteurs l’idée d’un Règne de Dieu purement à venir ?
  • [22]
    Marc 10, 24.
  • [23]
    Marc 10, 22.
  • [24]
    Ce double appétit est présent dans le règne animal. Les lions défendent contre les intrus leur territoire de chasse. Le chien, à sa manière, signale les limites du sien.
  • [25]
    Marc 9, 35.
  • [26]
    Marc 9, 44-45 en écho de 9, 47.
  • [27]
    Marc 4, 3-9.
  • [28]
    Marc 4, 26-29.
  • [29]
    Marc 4, 30-32.
  • [30]
    Ézéchiel 31, 6 et Daniel 4, 9.
  • [31]
    Marc 1, 15.
  • [32]
    Marc 14, 25.
  • [33]
    Marc 12, 28-34.
  • [34]
    Deutéronome 6, 4-5 et Lévitique 19, 18.
  • [35]
    Désignation inattendue chez Matthieu, qui use personnellement de l’expression R. des cieux. On tient là un indice que les passages « propres à Matthieu » ne sont pas imputables à sa rédaction.
  • [36]
    Voir p. 195.
  • [37]
    Jean 3, 3.5.
  • [38]
    Les signes auxquels Nicodème se réfère sont évoqués – mais non rapportés – plus haut (2, 23) ; voir déjà 2, 18.
  • [39]
    R. Brown, The Gospel According to John I-XII, coll. « The Anchor Bible », p. 130.
  • [40]
    Voir par exemple Matthieu 5, 20 ; Marc 9, 45 ; Luc 18, 17.
  • [41]
    Matthieu 13, 11.
  • [42]
    Marc 10, 23-25.
  • [43]
    Marc 12, 34.
  • [44]
    Voir p. 191.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions