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Article de revue

Paul Ricœur et l'école de Kyoto philosopher autrement

Pages 355 à 359

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, tome 2 : La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p. 185.

1Je suis très honoré de recevoir ce doctorat honoris causa de la part de l’Institut protestant de théologie. Tout d’abord, je voudrais exprimer ma sincère gratitude envers monsieur le doyen Raphaël Picon, ainsi qu’envers le professeur Olivier Abel qui m’a généreusement recommandé pour cet honneur, à propos duquel je me demande encore maintenant si je le mérite vraiment.

2C’est en 2003 que j’ai fait la connaissance d’Olivier Abel. J’ai alors commencé à fréquenter le Fonds Paul Ricœur naissant et, depuis, j’y ai donné quelques conférences. Mais mon lien avec l’IPT remonte à une période antérieure, c’est-à-dire aux années 1992-1994 pendant lesquelles j’effectuais mes études doctorales à Paris, travaillant sur Ricœur. Un jour, alors que je visitais la bibliothèque parisienne de l’Institut en espérant y trouver quelque chose de spécial concernant « mon » philosophe, la bibliothécaire m’a révélé l’existence d’un fonds d’archives encore au stade germinal et dont s’occupait Olivier Abel. Presque tous les articles publiés par Ricœur jusque-là, y compris ses textes mineurs et introuvables, y étaient déposés sous forme de photocopies suivant un classement très soigné. Enthousiasmé par cette découverte, j’ai consacré plusieurs jours à photocopier tous les textes que je ne possédais pas encore, et c’est grâce à ce trésor que mes recherches ont grandement avancé. J’ai ainsi pu soutenir ma thèse de doctorat consacrée à l’interprétation intégrale de la pensée de Ricœur en 1996 à l’Université de Kyoto, sous la présidence du professeur Shôtô Hase. Puis j’ai pu la publier deux ans plus tard au Japon où elle a très bien été reçue. Je peux dire que c’est avec cette recherche que je me suis véritablement initié à la philosophie française, et tout cela montre bien que je dois beaucoup à l’Institut depuis le début de ma carrière académique.

3Par ailleurs, la publication de ma thèse m’a mené à faire une expérience très précieuse et inoubliable. Durant le mois novembre de l’an 2000, Ricœur est venu au Japon pour la cérémonie de la remise du prix Kyoto, que la Fondation Inamori avait décidé de lui décerner pour sa contribution inestimable aux valeurs philosophiques et éthiques de notre époque. Sur la recommandation du professeur Hiroshi Kume, traducteur infatigable de presque tous les livres de Ricœur, j’ai alors été chargé d’une conférence dans le cadre de l’atelier consacré à sa pensée, avec deux professeurs renommés qui appartenaient à la génération de mes parents. Tous trois, nous avons pu passer la journée avec Ricœur, non seulement durant l’atelier, mais aussi durant le déjeuner et une promenade dans le jardin, moments pendant lesquels nous avons abordé des questions aussi philosophiques qu’actuelles. Mais ce qui m’a réjoui le plus, c’était le fait qu’il ait beaucoup apprécié ma conférence. Le lendemain matin, il m’a téléphoné pour me demander de venir à l’hôtel où il séjournait, et bien entendu je m’y suis rendu tout de suite. Après une discussion très amicale, il m’a tout d’un coup proposé d’écrire en français un ouvrage sur sa philosophie. Il a d’ailleurs ajouté qu’il chercherait un éditeur dès que j’aurai fini la rédaction. C’était comme un rêve pour un jeune spécialiste de la pensée de Paul Ricœur, aussi je me suis attelé à la préparation de ce projet avec la lecture exhaustive de La mémoire, l’histoire, l’oubli, qui venait de paraître. Je m’y suis appliqué durant toute une année, mais après réflexion, j’ai commencé à me dire qu’il serait mieux de mettre ce travail de côté pendant un certain temps. Évidemment, le travail lui-même m’avait apporté du plaisir, mais au fond de mon cœur, un passage de Ricœur m’obsédait de plus en plus, de telle sorte que ma raison d’être en tant que philosophe s’en trouvait profondément remise en question. Il s’agit d’un passage qui se trouve dans l’introduction de La symbolique du mal (1960). En soulignant la « contingence historique » constitutive de la philosophie elle-même, Ricœur s’exprime ainsi :

4

[L]a science des religions « rapproche » des cultures qui ne se sont pas rencontrées. Mais ces « rapprochements » restent arbitraires tant que des liens ne se sont pas noués qui engendrent de grandes œuvres, lesquelles renouvellent notre patrimoine, comme ce fut le cas entre la culture hébraïque et la culture grecque qui se sont effectivement rencontrées de façon décisive pour la constitution de notre mémoire. Mais il y a des cultures qui ont été seulement rapprochées dans la considération du savant, mais qui ne se sont pas encore rencontrées, au point de transformer radicalement notre tradition ; c’est le cas des civilisations extrême-orientales. C’est ce qui explique qu’une phénoménologie orientée par la question philosophique d’origine grecque ne puisse faire sa juste part à ces grandes expériences de l’Inde et de la Chine. Ici éclate, outre la contingence de notre tradition, sa limite [1].

5Tout en étant vivement ouvert aux autres traditions culturelles, ainsi qu’aux autres disciplines que la philosophie, Ricœur restait toujours fidèle à cette contingence historique de la philosophie elle-même. Mais alors, qu’est-ce que le fait d’« étudier la philosophie de Ricœur » pourrait-il bien signifier pour un prétendu « philosophe » d’un pays « extrême-oriental », si la tradition dans laquelle s’enracine la philosophie n’a pas encore rencontré les civilisations d’Extrême-Orient, sauf « dans la considération du savant » ? Ainsi, j’ai compris que, tant que je n’arriverais pas à approfondir cette question de manière suffisante, mes recherches sur Ricœur resteraient philosophiquement superficielles, quoique rigoureuses et fidèles sur le plan scientifique.

6Cependant, il est indéniable, d’autre part, que les activités intellectuelles regroupées sous le titre de « philosophie » – au sens occidental du terme – ont déjà une histoire assez longue au Japon. Celle-ci remonte au moins à la rencontre, lourde de conséquences, du pays avec l’Occident dans la seconde moitié du xixe siècle. Depuis lors, le Japon a dû s’efforcer d’incorporer l’ensemble des réalités « occidentales » à son nouveau régime politique, social, culturel et même spirituel. Cette assimilation systématique de l’Occident s’est maintenue selon un rythme soutenu durant plus de cent ans et, en ce début de xxie siècle, on pourrait même dire que le Japon se présente comme s’il s’était transformé en pays « extrême-occidental ». En ce qui concerne la « philosophie », tous les penseurs ou courants de pensée historiquement et actuellement importants, des présocratiques jusqu’à Derrida et Agamben – sans parler des textes de la « grande philosophie classique » –, y sont traduits, présentés et minutieusement étudiés. Dans cette mesure, il faudrait dire que la « philosophie » que nous avons apprise de l’Occident fait maintenant partie intégrante de l’ambiance intellectuelle de notre pays et ne se cantonne plus « dans la considération du savant ».

7Néanmoins, la question se pose alors de savoir si cet enracinement de facto de la philosophie de type occidental en terre japonaise peut vraiment porter des fruits philosophiquement significatifs et novateurs. C’était à travers cette interrogation que j’ai redécouvert progressivement les philosophes de ce qu’on appelle l’« école de Kyoto », c’est-à-dire un courant de pensée qui a été très dynamique durant la première moitié du xxe siècle au Japon. J’en suis d’ailleurs un héritier dans la mesure où le département de la philosophie de la religion dont je m’occupe actuellement à l’université de Kyoto a été mis en place et développé par Kitaro Nishida et Keiji Nishitani, deux fondateurs et représentants de cette école. À travers leur apprentissage intense de l’ensemble de la philosophie occidentale, ils ont essayé d’établir une « autre » philosophie première capable d’en aborder l’impensé. À ce dernier stade de leurs méditations, ils ont invoqué, en commun, la fameuse idée de « néant absolu ».

8Cette idée pourrait donner l’impression que ce qu’ils élaborent au nom de la philosophie n’est en réalité qu’une simple version modernisée de la pensée bouddhiste traditionnelle. Cependant, ils ne présentent jamais de manière dogmatique leur principe philosophique apparemment étrange. Ils essaient plutôt de frayer et d’expliciter la methodos qui conduit à ce principe sous le signe d’un certain « changement d’attitude » requis pour « aller aux choses mêmes ». Cette conversion philosophique que l’on pourrait probablement comparer à l’intuition bergsonienne ou à la réduction husserlienne, ils l’appellent l’« auto-éveil ». Mais qu’est-ce que signifie l’acte de s’auto-éveiller, lorsqu’il est remanié comme un acte spécifiquement « performatif » qui permet de découvrir et de confirmer le principe même de la philosophie ? Quel rapport pourrait-il y avoir entre les ressources « religieuses » qui nourrissent ce terme et son usage délibérément philosophique ? C’est ce genre d’interrogations qui a motivé et orienté jusqu’à présent mes recherches sur les penseurs de l’école de Kyoto.

9Évidemment, cela ne veut pas dire que j’ai abandonné mes recherches sur la pensée de Ricœur. Bien au contraire, c’est sous ce nouvel éclairage que j’ai pu, en vue d’une synthèse personnelle, commencer à organiser mes travaux sur la philosophie française que l’on pourrait appeler « postheideggérienne », c’est-à-dire celle qui englobe non seulement Ricœur, mais aussi Nabert, Levinas, Derrida, Henry, etc. Le concept clé de cette synthèse, c’est l’attestation, l’idée directrice de l’ouvrage Soi-même comme un autre, que Ricœur présente comme le « mot de passe » qui donne accès à tout ce livre. Cette idée désigne la manière dont « l’homme agissant et souffrant » s’assure de sa « capacité » au bout de l’« arc herméneutique » toujours imparfait et conflictuel. Ce qui me retient en particulier, c’est le fait qu’elle indique en même temps la manière dont la philosophie ricœurienne se soutient elle-même en répondant de façon à la fois poétique et pratique à l’aporétique qui pourrait paralyser l’acte de philosopher lui-même. Or, c’est à travers la reprise fortement critique de l’idée heideggérienne de l’attestation (Bezeugung) intégrale du Dasein comme « être-pour-la-mort » que Ricœur a élaboré sa propre conception de « l’attestation brisée ». En examinant attentivement cette démarche du dernier Ricœur, je me suis aperçu qu’un tel rapport à l’attestation heideggérienne se retrouvait chez d’autres philosophes français pour ainsi dire « postheideggériens » et qui me sont familiers. De plus, ce qui m’intéresse tout spécialement, c’est le fait que ces philosophes, y compris Ricœur lui-même, élaborent chacun à leur manière l’idée singulière de témoignage comme un prolongement essentiel de leurs considérations critiques de l’attestation heideggérienne. Si l’on généralise un peu vite, on peut probablement dire que l’idée de témoignage nous renseigne sur la manière dont ces philosophes postheideggériens essaient de concevoir une nouvelle modalité de pensée face aux apories profondes auxquelles ils sont très sensibles, de même que l’idée d’auto-éveil indique la manière dont les philosophes japonais tentent de produire une modalité inédite du philosopher, dans un pays éloigné du lieu natal de celui-ci.

10C’est ainsi que je mène maintenant mes recherches sous la double inspiration de la philosophie française et de l’école de Kyoto. Entrecroiser ces deux courants à plusieurs niveaux et sous l’égide de leurs idées directrices que sont le témoignage et l’auto-éveil, c’est l’approche principale qui oriente mes réflexions philosophiques, ainsi que j’en ai présenté une partie dans deux conférences données cette semaine à l’École normale supérieure. Finalement, cette démarche constitutive de mon acte de philosopher peut être caractérisée comme une tentative de « traduction », conçue à un niveau plus fondamental que celui que l’on entend ordinairement par ce terme. Quand les « philosophes japonais » ont accueilli au niveau de leur logique la plus profonde la philosophie occidentale, ce qui était en jeu, à mon avis, c’était la possibilité d’une traduction créatrice d’une pensée dans laquelle l’accueil de l’« autre » pensée et l’invention de sa « propre » manière de penser se confondent l’un avec l’autre. Et lorsque j’explique leurs travaux en français, ce que je fais pourrait donc être une traduction de la traduction. En outre, si je commence à relire autrement les philosophes français grâce à l’éclairage venu de ma lecture des philosophes japonais, l’acte de traduire pourrait même être triplé. Comme Ricœur l’écrit dans son bel article sur « Le paradigme de la traduction », traduire est un acte « aporétique » dans lequel l’accord entre l’original et ce qui est traduit n’est théoriquement jamais assuré. Mais, depuis l’Antiquité, on n’a jamais cessé de traduire. Pourquoi ? Parce que chaque traduction est une incitation à l’échange et à l’invention d’une façon qui n’aurait jamais pu être imaginée auparavant. Donc traduisons ensemble, non pas seulement au niveau langagier, mais surtout au niveau de la pensée fondamentale. Peut-être seule une confiance ferme en cette possibilité, difficile mais pas impossible, nous permettra de philosopher véritablement.

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, tome 2 : La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p. 185.
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