Notes
-
[*]
Pierre Le Bon est professeur honoraire de l’Université de Nantes.
I – Architecture du passage
1Gn 3, 1-25 se présente sous la forme d’un récit linéaire entrecoupé de dialogues, énoncé par un auteur/narrateur anonyme. C’est un épisode dramatique : une transgression, un jugement, une condamnation et une expulsion. Il met en scène plusieurs personnages d’importance très inégale : Dieu, Ève et Adam, un reptile. L’ouverture du récit, inaugurée par un premier verset descriptif, crée une attente narrative très forte. Le suspense est encore accentué par le fait qu’il s’agit d’un serpent, animal chargé de connotations symboliques.
2L’action commence in medias res, au milieu du sujet, par la présentation de l’un des principaux acteurs : le serpent, archétype du tentateur. Comme les animaux d’une fable, il parle. Ce détail surprenant vise à capter et à retenir l’attention du lecteur, d’une part, et, d’autre part, l’aide à situer le récit dans le domaine de la fiction ou du mythe fondateur.
3Dès l’orée du passage apparaît le qualificatif « rusé » pour décrire le serpent (ârum-mi), ce qui suggère astuce et finesse. « Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le Seigneur Dieu avait faits » (Genèse 3, 1). Cela conditionne, illustre et préfigure le dialogue qui suit.
4L’emploi de l’imparfait présente les faits comme un état permanent – la ruse étant un trait de caractère du serpent, accentué encore par l’utilisation du superlatif qui souligne sa supériorité en ce domaine sur les autres animaux.
II – Auteur/narrateur/lecteur : complexité d’une relation
5Le narrateur se comporte comme un témoin omniscient, comme un spectateur qui examine la scène, la décrit et en tire les conséquences. Il n’intervient pas directement dans cette séquence factuelle, il se tient à l’écart. Il constate. Au début, il y a donc distanciation par rapport aux faits qu’il énonce et aux personnages qu’il décrit. Il ne les juge pas, en apparence tout au moins, mais déjà l’adjectif « rusé » est un premier jalon dans le fil de l’histoire. Au cours du dialogue avec Ève, il montre le serpent à l’œuvre. Car en abrégeant l’ordre de Dieu, en manipulant sa parole et en inversant les termes, il lui fait dire le contraire de ce qu’il veut dire.
6Tout est donc présenté du point de vue d’un sujet/témoin sans que jamais ce dernier n’apparaisse ailleurs que dans les coulisses. On rapporte au lecteur une série d’événements, sans commentaires, ce qui donne l’impression que le narrateur est absent ou caché.
7Ce n’est pourtant qu’une illusion, car l’auteur/narrateur n’est pas neutre. Il n’a pas pour but de divertir, mais il écrit pour un récepteur/lecteur à qui il veut communiquer un message et un enseignement. Ce texte a donc une fonction didactique : instruire sur la finitude et la condition humaine. Une double question vient alors à se poser : comment ce message est-il reçu par le lecteur/ auditeur de l’époque, d’une part, et par l’homme moderne, d’autre part ?
III – Les mécanismes de fonctionnement du texte : le jeu des personnages dans l’espace et le temps
8L’intention du texte se retrouve dans son fonctionnement. Le premier verset pose une interrogation à laquelle nous avons déjà fait allusion : de quel genre de discours s’agit-il ? Récit moralisateur, fable, allégorie, parabole ou midrash ? Quel en est le personnage principal : Dieu, Ève ou le serpent ?Adam ne joue qu’un rôle périphérique : pourquoi ? Il tente de se disculper en rejetant la faute sur Dieu et sur son épouse : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre et j’en ai mangé » (Genèse 3, 12).
9Comment s’organise l’actualisation du récit dans l’espace et dans le temps ? Dans l’espace, l’univers de référence est le jardin d’Éden. La localisation s’effectue au moyen d’articles, de démonstratifs, de prépositions et d’adverbes. Un réseau connotatif complexe de référents crée un espace fantasmatique, poétique et onirique. « Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. L’homme et la femme se cachèrent devant le Seigneur Dieu au milieu des arbres du jardin » (Genèse 3, 8).
10L’emploi de l’indéfini au pluriel « des arbres » dilate et élargit le champ d’une description qui reste vague. Le cadre du récit est une représentation à la fois précise et objective, mais en même temps générale et symbolique.
11La stratégie narrative de l’auteur vise à impliquer le lecteur, à le faire participer activement à la dynamique du récit en abolissant la distance qui le sépare des personnages. La présence de l’auteur/locuteur, quoique discrète, se reconnaît pourtant à de multiples marques. À certains moments, la distance entre le narrateur et son lecteur s’estompe. Les verbes « voir » et « entendre » occupent une place importante. Adonaï-Élohim est introduit indirectement par sa voix, avant de se montrer (v. 8). Les thèmes obsessionnels du regard, mais aussi du vêtement et de la nudité, associés à celui de la culpabilité occupent le centre du récit (v. 10 et 11).
12Il convient de souligner également le jeu des personnes. L’emploi du vocatif désigne nommément l’interlocuteur, celui que Dieu interpelle et qui reçoit le message ; d’où l’importance et l’autorité de l’énoncé : « Où es-tu ? » (v. 10), « Qui t’a annoncé, dit-il, que tu étais nu ? » (v. 11), « Qu’as-tu fait là ? » (v. 13). On assiste à une fusion momentanée auteur/locuteur/Dieu. Le vocatif est élargi par une série de questions suivies de gestes où se mêlent symbolisme et réalisme pittoresque : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit » (v. 21). La gestuelle peut aussi se substituer aux mots et participer à l’accélération du récit.
13Au jeu des personnes, il faut ajouter celui du temps et des modalités en hébreu et en grec : l’accompli et l’inaccompli, l’aoriste grec, qui souligne l’aspect ponctuel de l’action et la rapidité de son déroulement. Aoriste et présent renvoient au temps de l’écriture, le fait évoqué, la prise de conscience, la force du constat « Où es-tu ? » (v. 9). À cet instant, le narrateur observe et décrit des gestes quasi liturgiques, ritualisés, tout en devenant indépendant de son personnage : « Elle en prit un fruit dont elle mangea » (v. 6), « Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus » (v. 7). L’accumulation de verbes entraîne l’accélération et la compression du récit.
14Ces verbes portent donc l’indication de la conséquence finale de la transgression : le jugement, la châtiment et l’expulsion. Le discourt direct prédomine : «Dieu appela l’homme et lui dit … il répondit … » (v. 10). « Le Seigneur dit à la femme : qu’as-tu fait là ? La femme répondit … » (v. 13). Le parallélisme des constructions repose sur une dialectique de contrastes, de rappels et d’oppositions. Le jeu des modalités rend le récit plus vivant : modalité assertive, interrogative, jussive ou affirmative – autant de procédés qui invitent le lecteur à s’identifier aux héros.
IV – L’imaginaire : réalisme et symbolisme
15Le discours de l’auteur ne se contente pas de décrire un univers concret et pittoresque, il met en scène un acte de désobéissance, il donne vie à l’imaginaire. Cela crée une dynamique et donne davantage de conviction à son discours. L’insertion de cette scène peut donc se situer dans le temps vivant, actuel, contemporain. Le discours direct est nettement séparé du récit, il a une certaine lourdeur mais il est accessible et concret. C’est une construction faite à l’aide de mots qui forment des réseaux connotatifs, grâce à l’utilisation d’un matériau réaliste : arbre, fruit, toucher, manger, se cacher. La richesse des symboles sous-jacents au texte se devine en filigrane tout au long de la péricope.
16Ces mots sont des marqueurs de réalisme, car ils ancrent la fiction dans un univers de références concret. Examinons le registre lexical des termes associés à l’interdit et à la transgression, le rapport signifiant/signifié : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir » (v. 3). C’est une vision animiste et anthropomorphique du monde, l’écriture d’une scène mythologique. L’auteur suscite la représentation d’un mythe à déchiffrer, dont lui seul a la clé, en intégrant le merveilleux à son récit.
17Il a pour but d’expliquer leur condition à des hommes de l’Antiquité. Quel en est l’impact sur un lecteur contemporain ? Existe-t-il d’autres dimensions, d’autres niveaux de lecture ? L’engagement émotionnel de l’auteur/énonciateur est évident. De spectateur il devient acteur, car il porte un jugement de valeur en affirmant, dès le début, que le serpent était le plus rusé de tous les animaux.
18Le connecteur or (au début de la présentation du serpent : « Or le serpent était le plus rusé des animaux ») marque l’intrusion de la voix du narrateur dans le déroulement du récit. Mais sa situation d’énonciateur ne cessera pas d’évoluer. Elle se fait plus discrète devant la désobéissance du couple, en même temps qu’augmente l’implication du lecteur. Il constate simplement que leurs yeux s’ouvrirent, au verset 7, reprenant le même verbe qu’au verset 5. Son intervention se situe au niveau des verbes utilisés : « s’ouvrirent », « surent », « étaient nus », « ayant cousu », « firent ». On peut ainsi dresser la liste des termes décrivant l’acte de désobéissance, la gradation des différentes étapes et l’inéluctabilité de son aboutissement.
V – Quand le récit devient théâtre
19Comment l’auteur parvient-il à capter l’attention du lecteur et à provoquer sa curiosité ? Il fait se succéder une série de scènes étonnantes, comme celle où Ève dialogue avec un personnage/serpent. Ou il décrit Dieu taillant une tunique dans une peau de bête (v. 21). L’énoncé de l’insinuation du serpent : « Vraiment Dieu vous a dit : vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin » (v. 1), bascule dans la provocation. Le narrateur donne la parole à un personnage qui remplit une fonction subversive. Il va agir sur le jugement et sur le comportement d’Ève, puis d’Adam, et enfin de Dieu, précipitant la marche du récit vers la catastrophe. Ainsi, ce drame est une expansion de l’imaginaire, un outil d’exploration qui permet un certain dévoilement de l’obscur, une stratégie de l’énigme, là où l’analyse intellectuelle abstraite serait inopérante. Cette fable est donc une métaphore à fonction didactique, explicative du monde. Elle devient une métaphore filée qui personnifie une idée abstraite : la condition de l’homme et les circonstances de sa chute dans l’enfermement d’un espace clos.
20Tout cela suggère chez l’auteur l’exploitation du motif théâtral. Dans le décor du jardin, se joue un acte de désobéissance et ses conséquences, une faute et son châtiment. Ce théâtre est un lieu mythique, grandiose et fabuleux. Le jardin d’Éden est dressé comme un décor où l’arbre et le fruit occupent la place centrale. Les personnages se chargent de connotations symboliques dans l’acte de cueillir et de manger. Par rapport au lecteur/spectateur, nous avons ici plusieurs niveaux d’illusion. Dans ce monde de l’illusion théâtrale chaque personnage joue son rôle : le traître, la femme qui succombe à la tentation, le mari faible, et le Dieu qui juge et punit. Puis l’univers du drame est rejeté dans le passé pour ne plus exister que ressuscité par la fiction. Ce drame transcende alors les barrières du passé pour s’installer dans le présent de la narration.
21L’apparition progressive des acteurs est, elle aussi, calculée comme au théâtre, de même que les échos, les répétitions et les rappels, ainsi que la voix off d’Adonaï qu’on entend avant de voir (v. 8). L’introduction des personnages se fait progressivement : elle commence par celle d’un personnage secondaire, en apparence, le serpent, mais qui sera le moteur de l’action. Puis viennent Ève, Adam, et enfin Dieu. L’habileté du serpent, ses paroles qui reprennent celles de Dieu, les questions récurrentes, l’aspect du fruit défendu, créent une attente, une angoisse chez le spectateur qui est invité à s’identifier aux deux héros.
22Les gestes aussi sont théâtralisés par la multiplication des verbes dynamiques qui leur donnent un aspect rituel et liturgique : « Prenant du fruit, elle mangea et elle en donna à son mari, et ils mangèrent et leurs yeux s’ouvrirent » (v. 6). La Septante les traduit par une rapide succession d’aoristes. Le dénouement subit une brusque accélération : la chute se manifeste par la découverte de la nudité, le désir de se cacher, puis par l’intervention de Dieu qui punit, s’adressant successivement aux trois protagonistes. Les changements de costumes sont théâtraux dans leur registre lexical : Ève et Adam passent de la nudité aux pagnes et aux peaux de bêtes, accroissant l’impact émotionnel sur le lecteur/spectateur.
23En guise de conclusion, il convient d’insister sur la densité et la concision des dialogues vifs, tendus comme des réparties, et le côté incantatoire, répétitif et litanique des questions : « Qui t’a annoncé que tu étais nu ? », « Est-ce que tu as mangé de l’arbre ? » (v. 11), « Qu’as-tu fait là ? » (v. 12). Cette séquence précède immédiatement l’annonce du châtiment et Dieu commence par le serpent. Enfin, la manipulation de l’ironie entraîne la dynamique du récit : le fruit « bon à manger et séduisant à regarder » (v. 6) ne fera pas d’Adam et Ève des Élohim mais les condamnera à l’expulsion, à la déchéance et à la mort.
Notes
-
[*]
Pierre Le Bon est professeur honoraire de l’Université de Nantes.