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Article de revue

À propos du Jésus historique et de trois livres récents

Pages 553 à 559

1Les trois publications dont il va être question ici traitent de la figure du Jésus historique, non pas le personnage réel mais celui que nous donnent à connaître, après examen scientifique, les documents à notre disposition. Si cette recherche bénéficie des importantes découvertes de Qumran ainsi que d’une approche renouvelée des Pseudépigraphes du Premier Testament ou des œuvres de Philon d’Alexandrie et de Flavius Josèphe, elle se heurte toujours à d’importantes lacunes concernant le judaïsme palestinien du début du premier siècle. Quand, par exemple, on s’accorde à penser que la montée des pharisiens caractérise cette période, force est de reconnaître que le seul pharisien vivant avant 70 dont les écrits nous sont parvenus est Shaul de Tarse, alias Paul ! Ces incertitudes demeurent quand le débat est plus que jamais ouvert concernant Qumran et que bien des chercheurs adoptent une attitude désormais critique vis-à-vis des données fournies par Josèphe ou des traditions rapportées dans les Talmuds.

David Gowler, Petite histoire de la recherche du Jésus historique. Du xviiie siècle à nos jours, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible 160 », 2009. 21,5 cm. 235 p. ISBN 978-2-204-08876-3. € 23

2David Gowler enseigne l’histoire du christianisme primitif à l’Oxford College d’Emory University (Géorgie, États-Unis). Il entend combattre l’« amnésie » qui prévaut dans les milieux universitaires en rappelant ce que fut, depuis Reimarus (1694-1765) jusqu’à William R. Herzog en passant par Gerd Theissen et John P. Meier, la quête du Jésus historique. Le premier chapitre évoque les pionniers, Reimarus, David F. Strauss, E. Renan, A. Ritschl et A. von Harnack, W. Wrede et A. Schweitzer, dont les travaux parurent avant que R. Bultmann ne vienne imposer au sein de la sphère universitaire allemande un scepticisme qui perdurera jusque dans les années 1950. Complétant ce survol historique, le chapitre 2 est consacré aux auteurs qui, après cette première rupture, reprennent le débat : E. Käsemann qui introduit le critère de discontinuité, É. Fuchs, G. Bornkamm et James M. Robinson à qui on doit le terme de « nouvelle quête », J. Jeremias et son disciple N. Perrin, E. P. Sanders, R. Funk et le « Jesus Seminar », N. T. Wright qui propose l’appellation de « troisième quête », G. Theissen et A. Merz qui intègrent une approche sociologique dans leur étude et J. D. Crossan pour qui Jésus a pris part aux débats de son temps sans pour autant les susciter lui-même.

3À partir de là, G. revient sur certains auteurs déjà brièvement présentés et aborde la question d’une manière plus thématique. Le chapitre 3 envisage la figure de Jésus en tant que prophète eschatologique (E. P. Sanders, D. Allison, P. Fredriksen). Le chapitre 4 revient sur le « Jesus Seminar », ses apports et les critiques qu’il a suscitées. Le chapitre 5 est consacré au travail considérable en cours de publication de J. P. Meier (voir infra). Le chapitre 6 traite du milieu d’origine de Jésus, la Galilée, en proie à d’importants changements liés aux entreprises hasmonéennes (surtout J. D. Crossan). Le chapitre 7 reprend les travaux de G. Theissen ainsi que ceux du « Context Group » de W. Herzog.

4À lire ce résumé de multiples résumés, le lecteur de cette note peut se sentir enseveli sous l’avalanche des noms. C’est qu’il faut rendre compte de cet ouvrage comme d’une carte routière indiquant les différents itinéraires empruntés par de multiples chercheurs en quête d’un savoir qui sans cesse leur échappe. Vu sous cet angle, le livre est bien tel que le définit la quatrième de couverture, « sans prétention mais bien informé ». Il ne dispense pas de reprendre des travaux infiniment plus riches et nuancés dont G. n’a pas la possibilité de rendre compte intégralement. Il permet de situer les dynamiques et les cadres. C’est là son utilité bien réelle, étant entendu qu’il s’agit surtout de la recherche nord-américaine (avec quelques auteurs allemands incontournables et deux pages de bibliographie ajoutées à l’usage des francophones). Une plus ample mise en perspective et quelques pistes de réflexion relatives aux contextes universitaires, sociétaux et ecclésiaux auraient pu utilement compléter cette présentation.

Dan Jaffé, Jésus sous la plume des historiens juifs du xxe siècle, Préface de Daniel Marguerat, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines - Judaïsme », 2009. 23,5 cm. 412 p. ISBN 978-2-204-08695-0. € 33

5Dan Jaffé, maître de conférence en Histoire des religions à l’Université Bar-Ilan (Israël), a déjà publié chez le même éditeur deux essais relatifs aux origines du christianisme, Le judaïsme et l’avènement du christianisme (2005) et Le Talmud et les origines du christianisme (2007). Pour présenter cet ouvrage, le recenseur sera tenté de paraphraser la préface de Daniel Marguerat où tout est dit ou presque à commencer par la discussion de la spécificité des historiens juifs concernant le Jésus de l’histoire. Il ne saurait en effet s’agir ici d’une approche identitaire, mais d’un pan de la recherche scientifique dont les auteurs partagent la connaissance d’une « toile de fond incarnée de la judaïté ». En d’autres termes, il n’est pas question de juifs historiens mais d’historiens juifs qui, notamment depuis les années 1970 en Israël, écrivent et publient en hébreu, et dont la lecture des Évangiles témoigne d’une empathie particulière née d’une appartenance culturelle commune avec Jésus et ses disciples.

6L’ouvrage est d’une approche austère car, conformément à son titre, il est répétitif comme peut l’être un catalogue de travaux d’historiens juifs du xxe siècle. S’y succèdent notices biographiques et bibliographiques et résumés critiques. L’approche par auteur, et non par thème, fait qu’on trouvera traitées à différents endroits les mêmes questions. Une démarche plus synthétique – mais relevant d’un autre projet éditorial – aurait sans doute permis une lecture plus aisée. La formule retenue permet toutefois d’avoir pour chaque auteur une présentation cohérente même si elle n’est pas forcément exhaustive. Pour en terminer avec les (rares) reproches que l’on pourrait faire à ce livre, on peut ajouter qu’il n’est pas toujours très aisé de distinguer le point de vue de J. de celui des ouvrages dont il rend compte (ex. p. 105-106, 114, ou encore 177) : J. lui-même semble avoir plus et mieux à dire que certains des travaux qu’il cite. Les notes en bas de page manifestent son désir d’entrer en débat avec les historiens qu’il présente, désir parfois réfréné dans le souci compréhensible de ne pas outrepasser les limites imparties à une présentation déjà conséquente.

7Connaissant extrêmement bien son sujet, J. fournit des éléments de réflexion et de synthèse d’autant plus précieux que le lecteur n’a pas accès à une science tirée d’ouvrages publiés en hébreu et peu diffusés en Occident, où ils semblent même quasiment inconnus à l’exception de ceux de Shalom Ben Chorim, David Flusser, Geza Vermes ou Paula Fredriksen. Il est ainsi précieux de rencontrer des auteurs comme Joseph Salvador, Heinrich Graetz, Gérard Friedlander, Claude G. Montefiore, Samuel Cohon, Joseph Klausner, Elias Joseph Bickermann, A. Z. Marcus, Salomon Zeitlin, Hans Joachim Schoeps, Yitshak Baer, Haim D. Mantel, Bokser Ben-Zion, Samuel Sandmel, Haïm Cohn, Shmuel Safraï, David Rokeah, Israël Knohl, Albert I. Baumgarten, Hyam Maccoby, Joshua Efron, Eyal Regev, Urile Rappaport ou Amy-Jill Levine.

8J. fait preuve d’une belle rigueur scientifique quand il critique telle ou telle approche, jugée encore trop polémique, ou quand il examine toutes les hypothèses de lecture. S’il est très difficile de résumer sans trahir les opinions émises, on peut noter quelques points sur lesquels portent les débats :

  1. la conformité des récits évangéliques du procès de Jésus avec les procédures suivies par le sanhédrin et les autorités romaines ;
  2. le rattachement de Jésus à un courant religieux contemporain : pharisiens, hassidim, esséniens ou une mouvance proprement galiléenne ;
  3. l’inscription des déclarations évangéliques dans les débats halachiques, c’est-à-dire relatifs aux conséquences concrètes de la foi du judaïsme palestinien d’avant 70 ;
  4. la revendication messianique qui – c’est la conviction plusieurs fois affirmée de J. – n’est jamais le fait de Jésus mais qui est imputée après Pâques par les disciples.
De tout cela et de bien d’autres choses le livre de Dan Jaffé traite avec justesse, tirant le bilan de la participation juive à la recherche historique. Sans doute regrettera-t-on de ne pas trouver, si ce n’est dans une note, le nom de Jules Isaac, dans ce déjà vaste panorama ; et à la p. 170, on restituera le « r » qui transforme « la figue du hasid » en « figure ». Mais on sera surtout reconnaissant à l’auteur de cet ouvrage novateur et nécessaire.

John Paul Meier, Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire. Tome 4 : La Loi et l’amour, traduit de l’anglais par Jean-Bernard Degorce, Paris, Cerf, coll. « Lectio Divina », 2009. 23 cm. 744 p. ISBN 978-2-204-08833-6. € 60

9En matière de recherche sur le Jésus historique, il y a incontestablement un avant et un après John Paul Meier. On ne saurait trop souligner l’ampleur et la rigueur de la recherche du professeur de l’Université Notre Dame (Indiana, États-Unis) qui construit, volume après volume, une figure parfois précise et étonnante du Jésus historique, un Juif du premier siècle préoccupé comme ses contemporains par le débat halachique, À l’issue des trois tomes déjà parus (voir la recension in ETR 2007/2 p. 274), quatre questions demeuraient en suspens : le rapport de Jésus à la Loi, les paraboles, les titres que Jésus se donne à lui-même, la mort de Jésus. Le titre du présent volume, qui traite du premier de ces thèmes, sonne moins bien en français qu’en anglais (Law and Love). Par ailleurs, M. pense qu’un cinquième tome lui suffira pour traiter les autres thèmes annoncés. Qui vivra lira…

10On rappellera la méthode suivie ; quatre critères permettent de repérer les éléments présents dans les textes dont on peut penser qu’ils renvoient à des paroles ou des événements de la vie de Jésus :

  1. l’embarras manifesté par les auteurs chrétiens vis-à-vis d’éléments qu’ils auraient préféré taire ;
  2. la discontinuité par rapport à ce que nous pouvons connaître des opinions généralement reçues au sein du judaïsme du premier siècle ;
  3. l’attestation multiple : plus une tradition est attestée dans des sources et des genres littéraires différents, plus il y a de chance que cette tradition remonte à l’enseignement de Jésus ;
  4. la cohérence par rapport à des traditions jugées établies en fonction des critères précédents.
L’ouvrage comporte une introduction, six chapitres numérotés de 31 à 34 et une brève conclusion. Comme dans les précédents vol., le regroupement des notes à la fin du livre en rend la lecture assez malaisée et incite le lecteur à ne pas les consulter, auquel cas il risque de manquer certains éléments essentiels du propos (voir infra à propos de la répudiation).

11Vraisemblablement issu d’une famille pieuse, Jésus a vécu dans un environnement marqué par la stricte pratique de la Loi à laquelle il reste très attaché. Son attitude ne peut se résumer à une simple soumission et encore moins à un rejet.

12Le chap. 31 s’interroge sur la définition de la Torah dans la Galilée du début du premier siècle. Les documents de Qumran témoignent de ce que son texte n’en est pas définitivement fixé alors que les pharisiens semblent se référer également aux traditions des Anciens. La discussion très bien conduite porte surtout sur Mt 5, 17, pur produit matthéen. M. semble ignorer le travail de F. Vouga, publié en français il est vrai.

13La condamnation par Jésus du « divorce » ayant été annoncée depuis le premier vol. de la série (p. 18 !), le lecteur du chap. 32 n’est guère étonné d’apprendre l’authenticité d’un logion dont la plus ancienne attestation se trouverait en 1 Co 7, 10. Cette tradition vérifie les quatre critères mis en avant par M. Elle embarrasse les chrétiens, à commencer par Paul qui admet l’exception (1 Co 7, 12-13). Elle se démarque de l’opinion de tous les courants du judaïsme contemporain. Elle est attestée chez Paul, dans Q comme dans Mc. M. en fournit la démonstration avec science (remarquable exégèse de Dt 24, 1-4), finesse et ouverture d’esprit. Mais pourquoi donc utilise-t-il le mot « divorce » quand tout son propos conclut que, dans cette société palestinienne qui consent à la polygamie, « divorcer consistait essentiellement à chasser de la [sa ?] maison à soi son conjoint sur une base permanente » (p. 454 note 38). N’est-ce pas là la définition même de la « répudiation », qui est avant tout le fait des hommes (M. le souligne avec raison dans sa polémique avec D. Instone Brewer, p. 443 note 5), et du verbe « répudier » qui en effet revient régulièrement dans les discussions des pages 84-93 ? Tel n’est pas le sens moderne du mot « divorce » qui, notamment dans les sociétés occidentales, renvoie à la rupture mutuelle d’un lien conjugal devenu insupportable, le plus souvent à la demande des femmes, puisqu’en Europe elles sont à l’origine de trois divorces sur quatre. Le fait que M. préfère parler de « divorce » plutôt que de « répudiation » relèverait-il de son appartenance à l’Église catholique selon le phénomène signalé page 100 ? Cette remarque trouverait-elle son fondement dans l’appartenance du recenseur au monde protestant ?

14Le refus par Jésus du serment (chap. 33) répond également aux critères de la discontinuité (aussi bien par rapport aux pratiques juives que chrétiennes, cf. 2 Co 1, 17-23, etc.) et de l’attestation multiple puisqu’on le trouve en Mt 5, 34-37 et Jc 5, 12. Il constitue le deuxième point de rupture à peu près certain entre Jésus et ses contemporains, de quelque tendance qu’ils soient.

15La polémique relative au shabbat (chap. 34) est attestée dans toutes les sources des Évangiles. Pourtant aucun texte juif contemporain n’interdit de soigner un jour de shabbat. Les seuls témoins d’une possible polémique sur ce thème seraient, à propos de la bête tombée dans un trou (Mt 12, 11 // Lc 14, 5) deux textes de Qumran (Document de Damas [CD], 4Q265) tandis qu’un unique passage de Philon déclare prohibée la moisson le jour du sabbat (De Vita Mosis I, 22, cf. Mc 2, 23-28). S’appuyant également sur des analyses présentées, dans le tome 2, M. conclut à l’invraisemblance de ces épisodes polémiques si bien que le motif du shabbat dans les récits de miracles relèverait d’interventions des évangélistes.

16Les questions de pureté et de purification (chap. 35) sont étonnamment peu souvent abordées dans les Évangiles. Le logion de Mc 7, 15-19 fait exception qui pour M. apparaît totalement incongru dans un contexte juif et ne trouve aucun écho dans d’autres corpus du NT. Paul et Luc, à qui il aurait été particulièrement utile, ne l’ont certainement pas connu. Il semble relever d’une problématique postérieure à 70.

17Le chap. 36 relatif aux commandements d’amour termine ce volume en apothéose. L’analyse de chacun de ces textes dans leurs contextes respectifs laisse entrevoir comment les évangélistes ont transmis la figure d’un Jésus engagé dans les débats halachiques de son temps (Mc 12, 28-34 certainement authentique), ou préoccupé d’un enseignement plus universel (Mt 5, 44), ou encore du logos incarné réservant son message aux seuls onze dans la chambre haute (Jn 13, 33 et 15, 12.17). Au-delà de la recherche du Jésus historique, ce chap. ouvre à la question des fondements de l’éthique et débouche sur une christologie ouverte et exégétiquement enracinée. À suivre avec raison et passion à la fois.

18À l’issue de cette présentation, je risquerai une remarque : la question porte sur les textes trouvés à Qumran. L’hypothèse d’une communauté d’esséniens copiant ou rassemblant ces manuscrits amenait à postuler une relative homogénéité des opinions exprimées dans ces textes. Quand J. P. Meier évoque (p. 164) « les groupes sectaires du Document de Damas et des fragments de la grotte 4 », il entend qu’on peut lire le Document de Damas à la lumière des opinons exprimées dans un fragment. Les nouvelles interprétations du site faisant l’économie de l’existence de cette communauté ne devraient-elles pas inciter à la prudence et considérer chaque texte en fonction de ce qu’il exprime et non par rapport à un cadre devenu hypothétique ? Si les auteurs des fragments ne suivent pas les indications du CD, ce n’est peut-être pas avec l’idée de nuancer les indications qu’il donne. Ils peuvent tout aussi bien l’ignorer ou s’y opposer au nom d’une divergence assumée.

19Ces trois ouvrages ont été publiés la même année par le même éditeur français à qui il faut ici rendre hommage. La lecture des deux premiers livres incite toutefois à s’interroger sur l’apparente ignorance des chercheurs allemands et états-uniens pour leurs homologues israéliens et vice versa. Malgré une remarquable érudition, le troisième ouvrage situe son propos dans le contexte nord-américain (l’adjectif « américain » apparaît à de nombreuses reprises dans sa conclusion), au point de se priver des apports d’auteurs francophones (et d’autres nationalités sans doute) tels que Charles Perrot, Francis Schmidt ou encore, à propos des Pseudépigraphes, de Marc Philonenko dont le nom n’apparaît que dans les seules (excellentes mais brèves) notes du traducteur. Ces ouvrages, qui représentent une somme de travail considérable, apparaissent comme des étapes essentielles, mais des étapes seulement, dans la confrontation des recherches en cours.


Date de mise en ligne : 22/10/2013

https://doi.org/10.3917/etr.0854.0553

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