Études juives
Katell Berthelot, L’« humanité de l’autre homme » dans la pensée juive ancienne, Leiden/Boston, Brill, coll. « Supplements to the Journal For The Study Of Judaism 87 », 2004. 25 cm. x-304p. ISBN 90-04-13797-1. € 110/$US 137
1Le vol. donne suite à une première publication, intitulée Philantropia judaica (2003), consacrée aux accusations de misanthropie dirigée contre les juifs dans l’Antiquité et à leurs réactions. Ce second vol. aborde ensuite la question de l’apparition et du développement d’une éthique humaniste à l’époque du second temple (iiie s. avant J.-C. -ier s. après J.-C.). Selon B. le terme humaniste caractérise simplement « une pensée où l’appartenance à l’espèce humaine suffit à prescrire le respect et la solidarité vis-à-vis de tout homme » (p. 2).
2Le chap. 1 se contente de retracer l’évolution de l’éthique humaniste chez les auteurs grecs et latins présentés auparavant. Il cherche à en préciser les modalités et à cerner les différences ou les oppositions existant entre les principales écoles philosophiques qui, depuis le ier s. après J.-C., se répandirent très largement dans la culture gréco-romaine pour confronter également le judaïsme de ce temps. Le terme philantropia qui à l’origine signifiait l’amour des dieux pour les hommes désignera la bienveillance vis-à-vis des hommes en général (p. 11-87).
3Le chap. 2 traite de la portée de « l’humanité de l’autre homme » dans la pensée juive ancienne (p. 88-165). B. s’interroge sur l’existence d’une réflexion éthique fondée sur le concept de nature ou de condition humaine. Dans certains cas, de telles notions existent aussi dans la tradition biblique, voire sapientale. Les traductions en grec se basent sur une terminologie philosophique sans que cet emprunt signifie nécessairement l’adhésion de l’auteur juif aux idées de l’école impliquée (cf. Philon d’Alexandrie). B. choisit pour démonstration le passage clé, Lv 19, 18 (« la règle d’or »), qui est repris par des auteurs juifs comme par ex. dans la lettre d’Aristée ou les Hypothetica de Philon où l’influence de la culture grecque est indéniable (p. 93 sqq.). Néanmoins, l’apparition de la règle d’or dans les textes juifs relève en même temps d’une forte évolution interne du judaïsme à côté des influences grecques. Le chap. aboutit aux réflexions concernant la condition humaine chez Pseudo-Phocylide, concernant l’appartenance à l’humanité chez Philon et la nature humaine en 4 M. B. en conclut que les textes juifs témoignent d’« une convergence réelle entre éthique grecque et juive à l’époque hellénistique et au début de l’époque romaine, ainsi que d’une prise en compte croissante, sur le plan de l’éthique, de l’appartenance des hommes à une même espèce » (p. 163 sq.).
4Le chap. 3 examine un paradigme de la création, l’imago Dei de l’homme (p. 166-239). B. montre à juste titre que la référence à la création de l’être humain, en Gn 1, 26 sq., « sert à fonder un commandement éthique majeur » (p. 166) comme les reprises du concept de l’imago Dei l’indiquent en Gn 9, 6 (interdiction de l’homicide) ou, plus implicitement, en Pr 14, 31 et 17, 5, Job 31, 13-15. Il y a trois aspects présents au concept de l’imago Dei, qui sont largement discutés dans la littérature juive : (1) la domination sur le monde, qui est reprise dans l’œuvre du Siracide, chez Philon, dans les Oracles Sibyllins III, etc. ; (2) l’aspect de la connaissance en Si, 4Q305 et 504, dans les Oracles Sibyllins III ainsi que chez Philon ; (3) l’aspect de l’immortalité de l’homme, dont traite la Sagesse de Salomon.
5B. en conclut que l’aspect éthique est retenu seulement dans les sentences de Pseudo-Phocylide. Ensuite, elle discute quelques rares exemples qui semblent faire exception puisqu’ils prennent le récit de création pour fondement direct des commandements éthiques valables. C’est le targum Ps-Jon concernant Dt 21, 22-23 et 2 Hénoch, dont le dernier atteste de manière exemplaire une portée éthique déduite de Gn 1, 26-27 (p. 187-189). Elle poursuit son enquête en examinant quelques exemples « prônant l’imitatio Dei » afin de « saisir pourquoi la portée éthique de la création de l’homme à l’image de Dieu est si limitée » (p. 211). Quelques passages en Si montrent que la valeur intrinsèque d’une personne ne réside pas dans son humanité, mais dans son comportement sur le plan religieux (cf. par ex. la lettre d’Aristée, Sg, Philon, etc.).
6Le chap. 4 donne un résumé des résultats et les applique à Lv 19, 18 (p. 240-265).
7B. conclut (p. 266-273) par quelques remarques visant à déterminer s’il existe une éthique humaniste juive dans l’Antiquité. Elle ne répond positivement que dans de rares cas (Pseudo-Phocylide, R. Hanania dans ARN B 26, 2 Hénoch et le targum Ps-Jon). Même dans l’œuvre de Philon, malgré un grand nombre d’emprunts à la culture grecque, la réponse est négative, puisque « les implications de la “création à l’image” se situent surtout sur le plan des relations entre l’homme et Dieu » (p. 272). Le discours éthique humaniste reste, par conséquent, très marginal dans les textes juifs de l’époque du second temple. L’interprétation qui restreint le récit de la création de l’homme à un groupe limité (par ex. à Israël) ou au pie/juste s’avère plus formatrice. Sur le plan chronologique, il semble évident « que l’éthique humaniste juive est le fruit d’un développement tardif, limité pour l’essentiel à la littérature rabbinique » et daté du iie-ve s. après J.-C.
8Une bibliographie et un index des auteurs et des textes termine ce livre savant.
9Michaela Bauks
Moshe Idel, Chaînes enchantées. Essai sur la mystique juive, Paris, Bayard, 2007. 24 cm. 333 p. ISBN 978-2-227-47470-3. € 39
10Moshe Idel est sans conteste, depuis la disparition de Gershom Sholem, le spécialiste mondialement reconnu de l’histoire de la mystique juive. L’ouvrage qu’il nous propose ici fait suite à l’enseignement qu’il a donné en 2004 au Collège de France. Il aborde son sujet par un des aspects les moins connus de l’univers mystique juif : les techniques et les rituels. Utilisant des matériaux mis à jour par G. Sholem, c’est plutôt son angle de vue qui est particulièrement novateur. À travers une introduction didactique qui traite de terminologie, une approche philosophique et conceptuelle de son sujet, et cinq chapitres denses, bien étayés par un abondant apparat critique, nous entrons dans le monde d’un mysticisme juif appréhendé du point de vue pratique. Tour à tour, nous apprenons à recevoir Dieu par son nom et en son nom ; la Torah et son étude sont alors posées comme objet et sujet de l’expérience intérieure qui doit conduire l’humain à s’élever vers Dieu. Un autre moyen d’accéder à la compréhension du divin est de rencontrer Dieu dans la prière. Là, également, c’est l’aspect technique et méthodologique qui est explicité. La conclusion – comme l’introduction d’ailleurs – s’apparente plus à un chapitre en soi qu’à un résumé complétif de l’ouvrage. Ce livre est fondamental pour quiconque veut comprendre la mystique juive. Cependant, on peut lui trouver deux limites, la première est temporelle : tout le propos explicite le mysticisme juif au début de ce qui formera le judaïsme pharisien et qui plus tard, à l’époque talmudique, fondera le judaïsme rabbanite actuel, plus précisément au premier siècle avant notre ère. Même si l’auteur étudie les prolongements médiévaux, voire modernes, du phénomène mystique chez les juifs c’est plutôt le judaïsme antique qui est concerné. La seconde limite est constituée par un présupposé de l’auteur selon lequel il y aurait concurrence entre les mystiques issues du judaïsme et celles issues du christianisme. Il donne nettement l’avantage au judaïsme en raison (sans doute) de sa « jeunesse » qui découle de la mise en forme et de la rédaction du Talmud qui suit la rédaction du Nouveau Testament. Ce faisant, l’auteur prend position sur une question épineuse dans le judaïsme contemporain : l’antériorité du christianisme face au rabbinisme qui est la forme actuelle du judaïsme.
11Élie Nicolas
Histoire
Jean Leclant, Dictionnaire de l’Antiquité, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005. 20 cm. xlviii+2 389 p. ISBN 2-13-055018-5. € 49
12Vu l’immensité du champ d’investigation à explorer, cette conception d’un dictionnaire qui présente les diverses facettes du passé de l’Occident est une réussite. Les quelque 3 200 entrées ont été rédigées par des auteurs qui connaissent leur sujet à fond. Le choix de ces auteurs reconnus donne à l’ouvrage le statut d’une œuvre de référence pour la francophonie et même au-delà. Le cadre historique que s’est donné l’éditeur commence par la préhistoire et va jusqu’au règne de Justinien (527-565 après J.-C.). Concernant le milieu géographique, le dictionnaire traite de la Méditerranée et des cultures environnantes, de la Vallée du Nil, du Proche-Orient asiatique, de l’Europe centrale et occidentale et de la bordure septentrionale de l’Afrique. L’éventail des entrées présente les lieux (de Abou Gourab à Ziwiyé) et les personnages incontournables (de Aba à Zosime), des realia essentiels (de Abeille à Vin) ainsi que les aspects culturels majeurs concernant l’homme, la société, la religion, etc. Les articles sont souvent répartis selon les différentes cultures (« administration » en Égypte, Mésopotamie ; « tribu » en Arabie, Israël, Mésopotamie et Rome, par ex.). L’approche méthodologique fait appel aux méthodes traditionnelles afin de reconstruire l’histoire événementielle, le système linguistique et bien d’autres aspects. En outre, des disciplines telles que l’anthropologie et le comparatisme y trouvent une place afin d’augmenter les connaissances sur les mentalités et les modes de fonctionnement des sociétés qui sont en jeu. Les aspects de la philosophie et de l’histoire des idées propres aux différentes cultures ont également retenu l’attention.
13Le dictionnaire s’ouvre sur une table organisant les entrées qui permet de s’orienter et par un tableau des abréviations et des sigles. Un index, rassemblant toutes les entrées ainsi que des termes qui sollicitent une explication particulière, conclut ce vol. tout à fait précieux.
14Michaela Bauks
Manfred Sitzmann, Christian Weber, Martin Greschat, Jörg Ulrich, Uta Heil, Basiswissen Kirchengeschichte. Daten, Fakten, Zusammenhänge von den Anfängen bis heute Göttingen/Wuppertal, Vandenhoeck & Ruprecht/Brockhaus, 2007. CD-ROM. ISBN 978-3-525-36010-1/978-3-417-36133-9. € 19,90
15C’est un CD-ROM qui présente un condensé pédagogique de l’histoire de l’Église, élaboré par Michael Hallenberger (Bibelsoftware.de). Il contient trois ouvrages parus en librairie. (1) Un dictionnaire des personnalités historiques : Martin Greschat, éd., Personenlexikon Religion und Theologie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998. (2) Un abrégé d’histoire de l’Église : Manfred Sitzmann, Christian Weber, Übersichten Kirchengeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2001. (3) Des annales des examens de théologie : Jörg Ulrich, Uta Heil, Klausurenkurs Kirchengeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002.
16Son mérite est de combiner judicieusement entre eux ces trois ouvrages et de faciliter ainsi grandement le travail de révision et de structuration des savoirs acquis. Le format est pratique et léger (peu d’illustrations, juste ce qu’il faut de graphiques et de cartes), la navigation très facile. Les contenus sont disposés en tiroirs, accessibles par des liens aussi bien successifs que transversaux. Les fonctions copie, impression et insertion de notes personnelles sont disponibles. Les graphiques et les tableaux chronologiques sont exhaustifs et clairs. Mais ce n’est pas une encyclopédie, et les données bibliographiques se limitent aux œuvres des théologiens cités. Le savoir proprement dit doit donc déjà avoir été acquis. En revanche, les contenus sont problématisés et soumis à discussion. Cette problématisation sert aussi bien à la préparation aux examens qu’à la discussion intellectuelle en général.
17Si l’histoire de l’Église ancienne et du Moyen Âge est bien cernée, on constate toutefois une concentration sur l’Allemagne depuis la Réforme, et certaines lacunes dans l’histoire de l’Église au niveau européen.
18Pour l’usager français, ce CD-ROM constitue plutôt un modèle pour des publications futures qu’un outil suffisant sur tous les plans.
19Bettina Cottin
Henri de Lubac, La foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des apôtres. Œuvres complètes V. Deuxième section : la foi chrétienne, sous la direction du père Éric de Moulins-Beaufort, présentation de Peter Bexell, Paris, Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 2008, 21,5 cm. l-610 p. ISBN 978-2-204-08560-1. € 39
20La vaste entreprise de la réédition complète des œuvres du cardinal Henri de Lubac (1896-1991), dirigée par le père Chantraine, propose ici le volume V qui regroupe un certain nombre d’écrits organisés autour d’une étude principale, « La foi chrétienne », le texte de base de cette réédition étant celui de 1970 (2e éd.).
21D’autres billets ou conférences sont donnés à la suite de cette œuvre majeure. Ils ont l’intérêt de nous aider à comprendre comment a maturé la pensée de L. sur la question de la foi chrétienne, tout au long de sa vie de théologien.
22Une présentation précise du pasteur Bexell (p. i-l) permet déjà d’entrevoir les arêtes principales de la démonstration lubacienne. Comment affronter les questions angoissantes du monde qui vis-à-vis de la foi chrétienne semble de plus en plus lointain ? Cette question centrale pour le croyant doit faire l’objet d’une présentation renouvelée, en tenant compte de la dimension œcuménique et de l’actualisation désormais rendue nécessaire du rapport entre le dogme et l’histoire, la constitution dogmatique Dei Verbum (1965) affleurant souvent. N’oublions pas que le cardinal de Lubac a personnellement travaillé à l’élaboration de cette constitution.
23L’élégance et la clarté du style de L. facilitent l’accès au déroulement des étapes de sa réflexion. Il s’en dégage une impression de finesse, de discernement et de pertinence. Est-il besoin de rappeler l’extrême minutie avec laquelle les références sont données ? Les notes de bas de page illustrent ce travail considérable de recherche documentaire et l’index onomastique (p. 589-607) met en valeur ce labeur où tant d’auteurs sont convoqués et confrontés, pour servir la plupart du temps la justesse et la rigueur du chercheur jésuite.
24Partant de l’histoire des premières formulations de la foi chrétienne, rapidement nous pouvons pénétrer dans les foisonnements des symboles et des credo des premières générations chrétiennes. Mais le plus fondamental pour L. est de révéler la présence de la structure trinitaire, structure innervant ces symboles de foi. Ayant mis à jour cette structure, il montre qu’elle conduit à ne pas privilégier uniquement la contemplation de la trinité immanente, mais de confesser la trinité économique, où l’alliance avec l’être humain allant jusqu’au salut par la croix est le cœur de toute vérité esthétique et morale. En cela pour lui il est clair – dans la grande tradition de Grégoire de Nysse – que la trinité immanente « enchâsse » la trinité économique. Le lien de réciprocité rahnérien semble ici remis en question. Dans cette étape la littérature patristique et son prolongement médiéval sont largement sollicités comme témoins de ce déploiement de l’économie trinitaire et de la contemplation de la beauté de Dieu en son essence.
25La réponse de l’être humain à cette alliance « nouvelle et éternelle » est la confession de foi inscrite dans le mystère de l’Église qui, matrice, engendre le croyant dans cette même foi. Henri de Lubac insiste bien ici sur la tension circulaire entre le « nous ecclésial » et le sujet croyant. C’est dans ce chapitre qu’il insère une catéchèse sur les sacrements à partir de ce « nous ecclésial ». À travers les âges se dessine finalement une longue chaîne de « confessants » témoignant d’une vraie unité de la foi. Une foi qui se met en peine, comme le dit l’Apôtre (1 Th 1, 3), dans un élan pour désirer l’inconnaissable. « Dieu n’est pas un spectacle. Il se manifeste librement par sa Parole et cette Parole n’est jamais quelque chose de clos […] mais quelque chose qui survient toujours de nouveau » (p. 365). Cet élan semble pour l’auteur l’acte le plus libre de l’être humain.
26Après la réédition de cette œuvre importante (p. 21-407), suivent d’autres documents plus courts : une conférence à Chantilly prononcée en 1959 et dans laquelle sont posés les principaux jalons de La foi chrétienne ; un article repris de la revue Christus (1965, n°12) où cette fois L. propose un développement sur la question du Credere in qui permet de préciser la distinction entre croyance et foi ; une conférence prononcée à Sion en Suisse, à une date inconnue, intitulée elle aussi « La foi chrétienne », conférence dont le plan anticipe celui du livre. Trois derniers opuscules achèvent le volume.
27En un temps où la foi chrétienne est réinterrogée et se réinterroge face aux défis d’un monde en chemins d’incertitudes et de doutes tragiques, la force simple et la profondeur lumineuse de cet ouvrage permettra à bien des « élans » de redire la splendeur de ce Dieu Trinité.
28Philippe Molac
Wiebke-Marie Stock, Theurgisches Denken. Zur kirchlichen Hierarchie des Dionysius Areopagita, Berlin/New York, Walter de Gruyter, coll. « Transformation der Antike 4 », 2008. 24,5 cm. x-262 p. ISBN 978-3-11-020239-7. € 78
29Cet ouvrage est le fruit d’un travail doctoral soutenu en février 2007 à la faculté de philosophie de l’université de Berlin, sous la direction du professeur Gunter Gebauer. Après une introduction rappelant quelques éléments nécessaires sur les hypothèses les plus vraisemblables concernant l’auteur et l’œuvre elle-même, La hiérarchie céleste, puis un commentaire linéaire de cette dernière, S. déploie son argutie sous le titre de la theoria. Il reprend ici la visée fondamentale du Pseudo-Denys, inspiré en cela par Grégoire de Nysse, selon lequel la condition humaine ne trouve équilibre et paix que dans cette contemplation assoiffée de celui de qui tout procède et qui reste à jamais comme l’éternel indicible.
30Un des points principaux de l’analyse conduite par S. souligne la transformation que la pensée dionysienne opère par rapport à ses sources et inspirations néoplatoniciennes, en particulier chez Proclos et Jamblique. En cela, le titre général de la collection est parfaitement respecté, grâce à une démonstration rigoureuse et documentée. À ce titre la bibliographie est très complète et du côté des chercheurs français, en ce domaine, le lecteur retrouve Gandillac, Roques et mademoiselle de Andia à laquelle sont empruntées un certain nombre d’hypothèses et de conclusions. Cette transformation est explicitée par le passage de la Theurgie à la Hierurgie : p. 152-165. Si la théurgie peut être considérée, à la suite des néoplatoniciens, comme le jeu subtil des échanges entre puissances divines et humaines, elle ne saurait être appliquée telle quelle à la liturgie chrétienne en sa spécificité. Le Pseudo-Denys semble vouloir porter l’aspect théurgique à un niveau plus élevé et plus lumineux, celui de l’inhabitation trinitaire sous l’action de l’Esprit Saint : ainsi le hieron divin révélé en plénitude par la manifestation du Christ s’actualise dans les sacrements au centre desquels l’eucharistie, d’où la nécessité de parler de hiérurgie. Ce point central permet alors de comprendre les ressemblances et les dissemblances de la pensée dionysienne avec ses maîtres néoplatoniciens. L’auteur trouve dans ce passage son levier pour exposer l’organicité de l’œuvre analysée :
31« En ce qui concerne la division ternaire de toute hiérarchie, il me semble que nous l’avons suffisamment expliquée à propos des hiérarchies que nous avons déjà célébrées, quand nous avons dit que selon notre sainte tradition toute hiérarchie se divise en trois parties : les très divins sacrements, les êtres qui vivant en Dieu connaissent ces sacrements et en deviennent les initiateurs, ceux-là enfin qu’ils initient saintement » (Hiérarchie céleste, V, I, 1). Parmi les points à retenir : il est certain que la distinction entre les prêtres et les laïcs est très clairement exprimée ; parmi les non-consacrés par l’onction sacerdotale, les moines sont les plus élevés dans la hiérarchie des initiés ; les trois sacrements fondateurs : le baptême, l’eucharistie et la consécration des huiles saintes… Mais le grand intérêt de l’analyse repose sur une présentation thématique. Après avoir statué sur le genre littéraire de l’œuvre et son aspect, S. montre en six points les analogies que le Pseudo-Denys pose – ou ose – entre la structuration hiérarchique et l’organisation politique du monde. Ainsi l’évêque revêt-il pratiquement la fonction du philosophe-roi platonicien. Par voie de conséquence, l’exigence de la sainteté des ministres consacrés devient une règle nécessaire. Le but étant de monter de degré en degré vers la sainteté la plus parfaite afin que « le semblable devienne le semblable », il n’y a d’éthique que dans le combat spirituel où corps et âme sont liés – un point de dissemblance majeure avec l’école néoplatonicienne. Même si, et ici nous retrouvons la marque de Grégoire de Nysse, il faut toujours penser que l’anagogie et la voie unitive doivent sans cesse se conjuguer avec une théologie apophatique de la connaissance de Dieu. Cette thèse donne donc une analyse pertinente d’une œuvre moins commentée du Pseudo-Denys. Elle montre avec un sain équilibre l’appareillage néoplatonicien et sa juste distanciation chrétienne. Peut-être n’insiste-t-elle pas suffisamment sur l’héritage et les points particuliers repris par des théologiens médiévaux – en particulier Thomas – ; cela aurait permis de mieux considérer pourquoi et comment cette pensée a d’une façon certaine engendré une matrice conceptuelle qui structure près de mille ans d’histoire. Enfin, pour les lecteurs français, il est nécessaire d’être un germanophile avisé, car non seulement l’ouvrage est écrit dans un style choisi, mais le vocabulaire tant philosophique que théologique recèle de redoutables pièges herméneutiques.
32Philippe Molac
Bernard Montagnes, La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, Cerf, Paris, 2008. 24,5 cm. ix-212 p. ISBN 978-2-204-08673-8. € 25
33Édité pour la première fois en 1963, cet ouvrage connut immédiatement un succès certain par la nouveauté qu’il apportait sur une question fortement débattue au sein des écoles philosophiques et plus particulièrement chez les thomistes. Le père Montagnes, qui a reçu le 16 juin 2007 la distinction de Maître en sacrée théologie au sein de l’ordre des prêcheurs, a écrit maintes autres publications remarquées, dont une récente biographie du père Lagrange (Cerf, 2004).
34L’ouvrage ici réédité est le fruit d’un travail de thèse soutenu en 1962 à l’université de Louvain. Le but de l’auteur est double : démarquer – concernant la doctrine de l’analogie – l’approche cajetanienne de l’approche strictement thomasienne, et montrer aussi l’évolution de l’appréhension du concept dans la pensée du docteur angélique lui-même.
35En premier lieu, il est clair que saint Thomas s’appuie exclusivement sur Aristote en ce qui concerne l’analogie fondamentale de l’être. L’auteur montre bien que le De ente et essentia est un commentaire du livre Z de la Métaphysique. L’analogie de l’être doit être pensée selon deux dimensions : l’une horizontale appelée prédicamentale, l’autre verticale appelée transcendantale. La première relie les accidents à la substance et se traduit en termes de participation, la seconde indique comment, selon le principe de hiérarchie, il se trouve des degrés de substantialité différents liés aux espèces. Cependant, Thomas opère des changements significatifs par rapport à l’exposé du Stagirite : l’unité de cette hiérarchie doit être pensée par rapport à un premier, le rapport ad unum qui définit l’analogie. Mais alors surgit une difficulté : ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance peut ne pas l’être du point de vue ontologique ?
36Pour cela, dans un deuxième temps, M. montre la progression de la pensée du docteur médiéval, une progression non exempte de certaines hésitations. Le lecteur saura être attentif à la proposition élaborée dans le De veritate : analogie de proportion, à laquelle sera préférée dans les œuvres de maturité l’analogie basée sur la causalité productrice et la communication de l’acte (unius ad alterum). « La raison décisive du progrès est là : à la différence de la causalité formelle, la causalité efficiente établit entre les êtres et Dieu un rapport par lequel celui-ci est présent au plus intime de tout ce qui est sans cesser d’être transcendant » (p. 93). Ainsi, le Principe est défini par saint Thomas selon trois modes empruntés successivement à Platon, Aristote et Avicenne : le Principe est l’Un pur et sans mélange, il est le Souverainement Parfait, et enfin il est la Plenitudo essendi.
37Puis, dans un souci historique, l’auteur dévoile les dérives successives que les héritiers de saint Thomas font subir au concept d’analogie : certains pensant être fidèles au Maître comme Henri de Gand ; d’autres au contraire, comme Duns Scot, proposant une compatibilité entre l’unité analogique et l’univocité du concept d’être. Dans ces débats point alors la contribution de Thomas de Vio (Cajetan). M. part de la définition de l’analogie de l’être contenue dans l’opuscule De nominum Analogia (publié en 1498), et montre que Cajetan a repris la distinction de l’analogie extrinsèque et de l’analogie intrinsèque, non plus vue sous l’angle du rapport, mais attribuant à la première forme l’unité d’ordre et à la seconde l’unité de proportion. De plus, un des points fondamental de la métaphysique thomasienne, unius ad alterum, se trouve relégué au rang « d’une simple différence logique entre l’analogie des analogués secondaires entre eux et celle d’un analogué secondaire quelconque au premier » (p. 138). La manière de concevoir la hiérarchie a donc basculé : là où saint Thomas part de la diversité des êtres pour aboutir à l’unité réelle du Premier, Cajetan fait l’inverse : de l’unité du concept analogue à la pluralité des analogués. C’est sur ce point que M. semble poser une sorte de différence quasi irréductible.
38La conclusion permet de reprendre en sept points les résultats d’une enquête minutieuse et pointue. L’auteur a bien souligné combien le concept d’analogie passe de saint Thomas à Cajetan d’une acception métaphysique à une acception logique, et il plaide in fine pour une « conversion au réel, afin de retrouver dans les êtres leur unité qui est l’effet de leur Principe » (p. 168).
39Des annexes viennent compléter l’ouvrage : les sources littéraires et doctrinales du De principiis naturae, une table de concordance des arguments contre l’univocité des noms divins. Ces annexes sont suivies d’une abondante et riche bibliographie, et aussi d’une précieuse table de renvois aux textes cités – souvent en latin – dans l’ensemble de l’ouvrage.
40Il est heureux que les éditions du Cerf aient proposé la réédition de ce livre qui reste une référence majeure sur cette délicate question de l’analogie de l’être, et dont nous ne pouvons que souligner encore une fois la précision tant sur le plan historique que philosophique et théologique.
41Philippe Molac
Thomas d’Aquin, Encyclopédie : Jésus le Christ chez saint Thomas d’Aquin. Texte de la Tertia Pars (ST IIIa) traduit et commenté, accompagné de données historiques et doctrinales et de cinquante textes choisis par Jean-Pierre Torrel, Paris, Cerf, coll. « Œuvres de saint Thomas d’Aquin », 2008. 23 cm. 1462 p. ISBN 978-2-204-08720-9. € 79
42Jean-Pierre Torrell avait publié en 2002, sous le titre Le Verbe incarné, une édition en trois volumes, avec traduction française et commentaire, des questions 1-26 de la Somme Théologique IIIa de Thomas d’Aquin. Entre 2003 et 2005, il a publié la suite, à savoir les questions 27-59 du même tome de la Somme, sous le titre le Verbe incarné en ses mystères, en cinq volumes.
43Il présente ici une version mise à jour de sa traduction et de son commentaire de l’ensemble des huit volumes précédents, sans le texte latin. Il fait remarquer qu’on attend encore l’édition critique du texte latin et qu’il se réfère en général à l’édition dite léonine, mais en lui préférant d’autres variantes quand celles-ci lui semblent mieux correspondre à la pensée de Thomas.
44Chaque question est précédée d’une introduction et suivie de notes explicatives assez volumineuses. L’ensemble des questions de la Somme est suivi d’un commentaire de plus de quatre-vingt pages qui résume la problématique et la met en perspective. Il aurait pu pratiquement constituer un ouvrage à part.
45L’ensemble des cinquante-neuf questions représente déjà un volume impressionnant. Il est augmenté encore par une cinquantaine d’autres textes que T. a choisis pour mieux illustrer la christologie de Thomas. Presque tous sont de la plume de ce dernier – extraits d’autres œuvres – sauf un d’Augustin, un de Grégoire le Grand et un de Cajetan. Chaque texte comporte une courte introduction.
46L’inconvénient pour le lecteur de ne pas pouvoir se reporter au texte latin est compensé par le fait qu’il dispose ici de l’ensemble de ce que Thomas a pu écrire sur la christologie.
47T. met en évidence l’effort de Thomas pour fixer le dogme en dénonçant tout enseignement différent comme hérétique. Il souligne qu’il ne part pas d’une vie de Jésus pour arriver à une interprétation théologique de celle-ci, mais que, au contraire, le point de départ de Thomas est la juste compréhension de l’incarnation. Contrairement à d’autres théologiens, pour lui le rapport entre la divinité du Christ et l’homme Jésus n’est pas comparable à la relation entre âme et corps, mais l’homme Jésus est constitué, comme chaque humain, d’une âme et d’un corps, et la divinité s’unit à la personne entière, âme et corps. L’âme de Jésus est donc sujette aux passions, sauf qu’il les maîtrise parfaitement.
48Thomas s’oppose par ailleurs à la notion d’immaculae conception et reste relativement discret au sujet de Marie, mais T. s’attache à le disculper de toute « dépréciation » de la Vierge. Un chapitre particulier du commentaire est dédié à la notion de rédemption, entre sacrifice, satisfaction et rachat ; d’autres chapitres traitent de la théologie des miracles ainsi que des enjeux du culte des images.
49Après une bibliographie succincte, une table analytique reprend de façon synthétique les termes traités. Les tables des auteurs cités d’une part par Thomas et d’autre part dans le commentaire complètent l’ensemble.
50Une œuvre impressionnante par son volume et sa cohérence, véritable encyclopédie de la christologie thomasienne.
51Waltraud Verlaguet
Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, introduction, traduction et notes de Hervé Pasqua, Paris, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 2008. 22,5 cm. 254 p. ISBN 978-2-7436-1746-2. € 20
52Dans son introduction, Hervé Pasqua situe Nicolas de Cues à la charnière entre Moyen Âge et modernité. En effet, si sa terminologie reste médiévale, ses spéculations annoncent les développements ultérieurs de la philosophie moderne. P. prend soin, tant dans l’introduction que dans les notes de bas de page au fil du texte du Cusain, de retracer l’influence néoplatonicienne dont il est tributaire, ainsi que les points à partir desquels des penseurs comme Spinoza ou Leibniz, entre autres, ont développé leur pensée. Selon son commentateur, Nicolas fait passer la philosophie de l’âge métaphysique à l’âge mathématique, en appliquant au monde divin les théories de la proportion plutôt que de raisonner en termes ontologiques.
53Cette œuvre inaugurale de Nicolas de Cues se présente sous forme de trois livres. Le premier traite de la Divinité et de notre incapacité insurmontable d’atteindre la vérité, si ce n’est celle de notre ignorance précisément. Reprenant les notions eckhartiennes de la Déité pure, il définit l’Un comme antérieur à l’Être (antériorité logique et non chronologique), coïncidence entre Maximum et Minimum absolus, tandis que « contracté » à l’Être, il est nécessairement trin, à la fois Unité, Égalité et Connexion.
54Le deuxième livre applique le même raisonnement à l’univers dont la conception comme infini et sans centre sonne étonnamment moderne. La terre, étoile parmi d’autres, est ronde et en mouvement circulaire. L’univers tient son être de Dieu dont il constitue la forme « contractée ». Il est donc également trin, à la fois possibilité, « nécessité de complexion » et relation. La « nécessité de complexion » est aussi appelée « âme du monde », associée au Verbe.
55Le troisième livre est consacré à la christologie. Jésus-Christ est appelé le Maximum à la fois et nécessairement absolu et contracté, en lui maximum d’humiliation et gloire coïncident sur la croix. L’Église sur terre est l’union des croyants en Christ, tandis que l’Église triomphante à la fin des temps est union absolue de la divinité de Jésus et des bienheureux, coïncidant avec l’union hypostatique des deux natures du Christ, coïncidant à son tour avec l’Unité en Dieu. Nicolas soutient la justification par la foi, inspirée d’Eckhart et annonçant Luther.
56Malgré la complexité de la pensée, la traduction fluide et judicieusement annotée rend la lecture aisée. La bibliographie sélective comprend également les éditions numériques de l’œuvre, l’index des auteurs cités (tant par le Cusain que par le commentaire) complète l’ensemble.
57Une œuvre qui permet de (re)découvrir sous une forme accessible une étape originelle de l’histoire de la pensée.
58Waltraud Verlaguet
Stephen Paulson, Luther für zwischendurch, illustrations de Ron Hill, trad. Tina Bruns, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Theologie für zwischendurch », 2007. 20,5 cm. 231 p. ISBN 978-3-525-63382-3. € 19,90
59Il s’agit de la traduction allemande d’un ouvrage initialement paru en anglais sous le titre Luther for Armchair Theologians (2004). Nous avons recensé dans le précédent numéro un ouvrage de la même collection sur Augustin.
60L’ambition de P. est de replacer la pensée de Luther dans le contexte de son époque et de la relier à la pensée de l’Église ancienne, vaste projet compte tenu de la complexité et de la pensée du réformateur et de l’époque.
61Le style de P., qui mélange jeux de mots, raccourcis de pensée, compactages d’argumentation, ou parfois certaines actualisations mal placées, peut décourager le lecteur qui veut simplement s’informer. Les citations ne sont pas différenciés par la typographie, pas référencées, pas toujours placées dans leur contexte biographique, ce qui ajoute à l’impression de confusion. On peut regretter que le défi de la vulgarisation ne soit pas ici relevé.
62Bettina Cottin
Christopher Elwood, Calvin für zwischendurch, illustrations de Ron Hill, trad. Margit Ernst-Habib, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2007. 20,5 cm. 195 p. ISNB 978-3-525-63381-6. € 19,90. Christopher Elwood, Calvin… sans trop se fatiguer !…. dessins de Mix & Remix, trad. Gabriel de Montmollin. Genève, Labor et Fides, 2008. 21 cm. 177 p. ISBN 978-2-8309-1285-2. CHF 29/€ 18
63Il s’agit des traductions allemande et française d’une sorte de « Calvin pour les nuls », publié à l’origine dans une collection américaine qui présente à un large public les grandes figures du christianisme.
64Le plan de l’ouvrage est classique : d’abord deux courts chapitres, plutôt biographiques, qui situent Calvin à la fois comme humaniste français et fondateur de l’Église de Genève ; puis un long chapitre – presque la moitié du livre – qui détaille et présente l’Institution de la religion chrétienne. Enfin deux courts chapitres, l’un sur les affaires, procès et controverses liés à Calvin, l’autre, en forme de conclusion, sur l’héritage du calvinisme.
65Pour le lecteur européen, c’est ce dernier chapitre qui est le plus intéressant, car nous découvrons l’influence réelle – ou supposée – de Calvin aujourd’hui aux États-Unis. E. montre la diversité de ceux qui se réclament du réformateur de Genève : cela peut aller des courants féministes et révolutionnaires aux fondamentalistes conservateurs. En fait, il est très difficile de dessiner une droite ligne d’influence entre Calvin et les contemporains : car entre lui et eux, il y a de nombreuses étapes qui se sont présentées comme normatives ou calvinistes, tout en étant souvent « plus royalistes que le roi » : le Synode de Dordrecht qui, en 1618, aux Pays-Bas, a élevé la prédestination au rang de dogme absolu (avec l’idée d’une « grâce limitée ») ; Turettini à Genève au xviie siècle ; l’arrivée et l’action des puritains calvinistes en Nouvelle Angleterre ; l’influence de Schleiermacher à Berlin au xixe ; l’école théologique de Princeton au xixe ; Barth et la théologie dialectique (que l’on appelle, aux États-Unis, la « nouvelle orthodoxie ») ; enfin les théologies contextuelles et militantes de la fin du xxe siècle.
66Calvin aurait donc produit des théologies et courants très variés, voire opposés les uns aux autres ; pour chacun d’eux, on peut en outre trouver de fortes convergences et divergences avec la pensée de Calvin. C’est sans doute que la pensée de Calvin elle-même n’était pas aussi unifiée qu’il y paraît. On résumera en disant qu’il y avait un Calvin humaniste et progressiste, et un Calvin autoritaire et conservateur, qui a produit deux types de pensées qui peuvent, pareillement, se réclamer du réformateur français, ou du moins de ceux qui ont divulgué et propagé sa vision de l’Église hors de la ville lémanique qui a diffusé la Réforme. Plusieurs points les unissent et font incontestablement la force du calvinisme : une théologie éthique, un attachement à toute la Bible, la foi qui se pense et se vit non seulement dans l’Église mais aussi dans le monde, un Dieu lumineux et généreux qui délivre l’humain de la peur et de l’inquiétude, et le rend capable d’agir pour transformer la société dans laquelle il vit.
67La traduction française se distingue de l’allemande par ses illustrations. L’éditeur suisse (qui est aussi le traducteur) a eu en effet l’ingénieuse idée de remplacer les illustrations originales par des dessins humoristiques du caricaturiste suisse Mix & Remix. La place occupée par ces dessins (il y en a 55) lui donne de facto le statut de co-auteur de l’ouvrage. Mix & Remix, de son vrai nom Philippe Becquelin, est un auteur de B.D., humoriste et caricaturiste valaisan. Il collabore notamment à l’hebdomadaire suisse L’Hebdo et au Courrier international. Ses dessins (assortis de bulles qui font parler les personnages) s’insèrent parfaitement dans le texte d’Elwood. Ils sont à la fois en décalage et en résonance avec la pensée et le personnage de Calvin, montrant ainsi que le dessinateur est familier de la pensée de Calvin et du calvinisme.
68Parmi la floraison d’ouvrages parus à l’occasion de cette année Calvin, saluons l’originalité francophone de cette collaboration américano-helvétique.
69Jérôme Cottin
Peter Godman, Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II, Paris, Perrin, 2007. 24 cm. 380 p. ISBN 978-2-2262-02352-2. € 21
70Disons-le tout de suite voilà un ouvrage que l’on se doit de posséder quand on s’intéresse à l’histoire de l’Inquisition…
71G. passe en revue tous les grands dossiers qui ont fait la réputation, bonne ou mauvaise, de cette institution ecclésiastique. Nous avons ainsi, vus de l’intérieur, les dossiers les plus marquants qui furent soumis à cette juridiction : Giordano Bruno, l’histoire antagoniste entre l’Inquisition et la Congrégation responsable de l’Index Librorum Pohibitorum, l’action et la gestion du Saint-Office par le Cardinal Giulio Antonio Santori. Ce dernier vit son espérance d’être élu pape déçue et poursuivit son rival plus heureux de sa haine en utilisant tous les rouages de l’Inquisition pour nuire au pape Clément VIII. Le procès de Galilée est éclairé d’une lumière nouvelle grâce à tout ce qu’on apprend des luttes intestines de la Curie romaine au même moment. La censure d’un livre sur l’histoire de l’Inquisition, un sujet étudié par Jacques Marsollier, chanoine de la cathédrale d’Uzès. Comment fut manqué le tournant historique de la réforme de cette Institution par le pape Benoît XIV, cultivé et visionnaire. Les péripéties de la mise à l’Index du De l’Esprit des Lois de Montesquieu. Les événements qui ont suivi la suppression de la Congrégation de l’Index en 1902 et la cession de ses attributions au Saint-Office. Enfin, le dernier chap. traite de toutes les repentances que l’Église romaine, par la voix de son magistère, se croit obligée de faire pour effacer d’un trait de plume un certain passé, jugé peu glorieux par les hommes de notre temps, chrétiens ou non, catholiques ou pas. Dans chaque chapitre des événements et des personnages contemporains du sujet traité apparaissent, et des informations pertinentes et très intéressantes sont livrées à leur sujet.
72On le voit, ce livre fourmille de faits et d’informations de premier ordre qui sont connus grâce à deux éléments : d’une part l’ouverture aux chercheurs des archives du Saint-Office, d’autre part l’opiniâtreté de G. qui a consacré le temps nécessaire au dépouillement de montagnes de documents poussiéreux, un travail certainement ingrat.
73Pour autant, avons-nous un ouvrage de référence sur l’Inquisition ? Il faut bien le dire : non ! Car le livre est beaucoup plus restreint que ne l’annonce son titre. En fait, il ne s’agit que de l’Inquisition romaine, ce qui exclut l’inquisition médiévale, l’inquisition espagnole, lusitanienne et par voie de conséquence toute l’inquisition américaine. L’ouvrage se termine par une bibliographie sélective qui donne des compléments de lecture classés par chapitre, un glossaire, utile certes, mais trop succinct pour être vraiment une aide déterminante, et un index qui, bien que très réduit, améliore quand même, faute de mieux, la qualité de la lecture. Cependant, le reproche majeur qu’on peut faire à l’ouvrage concerne l’absence de tout apparat critique et de toute note de renvoi qui prouveraient les assertions de G., ce qui rejette cet excellent ouvrage au rayon de la vulgarisation et sans doute est-ce là le plus regrettable.
74Élie Nicolas
Théologie pratique et systématique
Martin Fedler-Raupp, Der Gemeindepfarrdienst als Zentrum kirchenleitenden Handelns. Grundlagen des Kirchendienstes bei Schleiermacher, Francfort-sur-le-Main, Lembeck, 2008. 23 cm. 318 p. ISBN 978-3-87476-551-0. € 18
75Une question au départ de cette thèse universitaire soutenue par un pasteur de paroisse : des conséquences sont-elles à tirer aujourd’hui des réflexions de Schleiermacher quant à l’exercice du ministère pastoral ? La réponse est à la fois affirmative et convaincante.
76F. examine successivement, en deux parties distinctes, la Kurze Darstellung dans ses éditions de 1810 et 1831, et la Praktische Theologie éditée par Frerichs en 1850 sur la foi de notes éparses, non sans se référer aussi souvent que nécessaire aux autres ouvrages aussi bien philosophiques que théologiques de Schleiermacher. Il en ressort que les réflexions de ce dernier sur la « conduite de l’Église » et la théologie pratique en général sont en cohérence étroite avec l’ensemble de sa pensée ; on s’en doutait, mais la vérification est maintenant faite et elle est parfaitement convaincante.
77F. ne renvoie que rarement aux Reden de 1799. S’il l’avait fait, il aurait pu insister encore davantage sur un aspect de la pensée de Schleiermacher qu’il met déjà fortement en évidence, d’ailleurs à très juste titre : sa conception du ministère pastoral et de son exercice a pour modèle dominant l’activité artistique. Selon F., il est vrai, la réflexion de Schleiermacher se serait formée sous l’effet de deux influences : celle des moraves de Herrnhut et celle des arts ; mais peut-être aurait-il dû signaler plus clairement que l’empreinte morave, chez lui, est passée par le filtre de sa découverte du monde artistique dès son arrivée à Berlin en 1796.
78Pour le reste, on ne saurait trop approuver F. quand il montre combien, chez Schleiermacher, la Seelenleitung (« conduite des âmes ») l’emporte sur la Kirchenleitung (« conduite de l’Église »), ou plutôt combien la première doit être un modèle pour la seconde. F. en profite pour relever en quoi cette conception diffère de la doctrine catholique en la matière.
79Les dernières pages relèvent l’importance de la Pastoralklugheit, un équivalent de ce que Vinet appelait « prudence pastorale » – un aspect du ministère très bien illustré par l’exemple du jeu de cartes, emprunté directement à Schleiermacher.
80Cette relecture de textes d’hier aboutit donc à des réflexions en prise directe avec l’exercice du ministère aujourd’hui. Dommage que F. se soit senti obligé de sacrifier à l’« ecclésiastiquement correct » actuellement en vigueur outre-Rhin et d’écrire presque systématiquement Theologin (« théologienne ») au lieu de Theologe (« théologien »), et Pfarrerin (« pasteure ») au lieu de Pfarrer (« pasteur »). Mais peut-être l’a-t-on obligé à le faire : ici ou là, le masculin revient sans raison sous sa plume, par ex. en p. 53 où il oublie de mettre certains possessifs au féminin. Dommage aussi que certaines pages n’aient pas été relues avec tout le soin voulu. Ces quelques rides ne suffisent heureusement pas à déparer la très bonne tenue de cette enquête.
81Bernard Reymond
Barbara Deml-Groth, Karsten Dirks, éd., Ernst Lange weiterdenken. Impulse für die Kirche des 21. Jahrhunderts, Wichern-Verlag, Berlin, 2007. 21 cm. 124 p. ISBN 978-3-88981-233-9
82Ce petit volume réunit les exposés d’un colloque organisé à l’occasion du 80e anniversaire du théologien Ernst Lange, mort en 1974. Il fut à la fois un praticien remarquable et un théoricien lumineux du renouveau de l’Église des années 1950-1970. Sa pensée doit beaucoup à celle de Bonhoeffer. Il n’est pas traduit en français. Son travail concerne les domaines du développement de l’Église locale, de l’homilétique, de la formation d’adultes et de la pédagogie, ainsi que du mouvement œcuménique (il fut pendant trois ans collaborateur au Conseil Œcuménique des Églises à Genève) et de l’engagement pour la paix. Son principal souci était la mise en valeur de la responsabilité des membres « laïcs » de l’Église. Ses expérimentations de nouvelles formes de vie paroissiale (par ex. « l’église dans un magasin ») et son enseignement universitaire de la théologie pratique ont eu lieu à Berlin, ville emblématique des tourments de la modernité aussi bien que de la guerre froide.
83Le regard critique des textes du colloque montre que dans un contexte sociologique, politique et économique qui a changé, sa pensée appelle à une nouvelle actualité. Les domaines de la prédication (pensée en tant que dialogue avec la Bible et l’auditeur), du travail œcuménique (la nécessité pour les Églises de faire évoluer leurs structures et l’exercice de l’autorité) et de la présence des Églises dans la vie publique alors qu’elles deviennent de plus en plus minoritaires, recevront encore aujourd’hui des impulsions fécondes de la pensée d’E. Lang. Toutefois, il nous manque l’accès francophone aux grands textes du théologien lui-même, pour pouvoir apprécier l’ampleur de cette actualisation.
84On trouvera, entre autres, des articles de Konrad Raiser, Helmut Ruppel, Peter Zimmerling, Karsten Dirks.
85Bettina Cottin
Silvano Petrosino, Le sacrifice suspendu. Correspondance avec Jacques Rolland, traduction et postface Francis Guibal, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007. 21,5 cm. 115 p. ISBN 978-2-204-08426-0. € 28
86Un petit ouvrage stimulant et accessible, issu d’une discussion entre deux spécialistes de Levinas sur la notion de « sacrifice ». En toile de fond : le récit du « sacrifice suspendu » d’Isaac en Gn 22 et sa réinterprétation évangélique. Le livre est construit en trois parties : d’abord une lettre de J. Rolland récusant radicalement le thème chrétien du « sacrifice de la croix » ; ensuite la réponse de S. Petrosino à dimension nettement apologétique (P. est professeur à l’Université catholique de Milan) ; enfin une reprise critique de ce débat par le traducteur F. Guibal. On notera que, du fait de la mort soudaine de Jacques Rolland, la discussion demeure elle même, en quelque sorte, suspendue…
87La contribution de R. dénonce ce qu’il appelle « l’essence insurmontablement sacrificielle du christianisme ». S’appuyant sur la lecture juive de Gn 22 (notamment Rachi), rejetant la lecture kierkegaardienne, il entend montrer comment ce récit met en scène la critique la plus aboutie de la violence sacrificielle. À partir de Gn 22, la notion même de sacrifice devient caduque et doit faire l’objet d’un abandon pur et simple. La relecture chrétienne de ce thème au prisme du « sacrifice non suspendu » du Christ constitue une perversion du message biblique originel. Gn 22 serait, dans ce cas, un texte antichrétien avant la lettre, dénonçant la structure intrinsèquement mortifère du christianisme. L’argumentation se situe dans la lignée d’un nietzschéisme assez classique.
88La réponse de P. prend acte de la critique tout en complexifiant, à juste titre, le débat. En effet, R. évacue complètement l’ambivalence anthropologique liée à la notion de sacrifice. Il serait possible, à partir de Gn 22, d’atteindre un foyer d’innocence qui permettrait objectivement de dépasser la violence sacrificielle. C’est bien mal connaître l’âme humaine ! P. quant à lui part du constat que l’humain est, de fait, pris dans un « désir de sacrifice » fruit d’une image de Dieu comme créancier de la dette de la vie. Pour guérir l’homme et le réinscrire dans l’Alliance (la foi en la vie comme don), Dieu prend le parti d’assumer cette image tout en la brisant à la croix, devenant lui-même non pas l’auteur du sacrifice mais sa victime. Le mouvement de l’incarnation conduit Dieu à investir la logique sacrificielle pour la subvertir de l’intérieur. S’il y a un sens à parler du sacrifice du Christ sur la croix, c’est qu’il « a déjà démasqué et démystifié jusqu’au fond, de l’intérieur de l’histoire, la valeur prétendument salvifique que l’homme tend irrésistiblement à attribuer au sang versé ». En bref, la lecture chrétienne de la mort de Jésus, loin de conforter en l’homme la pulsion sacrificielle, permet de la surmonter ; non pas d’une manière prétendument rationnelle, mais en assumant la part d’ombre de l’humain.
89Dans la postface, G. reprend les termes du débat, insistant notamment sur le fait que la contribution de P. fait droit à la réalité complexe de l’expérience humaine là où celle de R. l’escamote en invoquant un « principe civilisateur » bien peu convaincant. Avec raison, il affirme que « la libération de l’idolâtrie ne peut se contenter d’une simple dénonciation, elle passe par un affrontement », une épreuve dont on ne sort vainqueur que si on l’a « vécue de part en part ».
90Une dernière remarque : si l’argumentation de P. nous paraît pertinente, elle n’est pas sans courir le risque de minimiser la force du « scandale de la croix », réalisant ce qu’elle cherche à éviter (une rationalisation abstraite). Donner un sens au non-sens de la croix : là est sans doute la limite de l’exercice apologétique qui menace, à terme, d’atténuer la radicalité de l’évangile et de rendre facultative la décision subjective de la foi.
91Guilhen Antier
Jean Pierre Brach, Jacques Noël Pérès, Jérôme Rousse-Lacordaire, Jésus a-t-il une face cachée ?, Paris, 2008, Les éditions de l’Atelier, coll. « Questions de vie » sous la dir. d’Alain Houziaux, 2008. 20 cm. 120 p. ISBN 978-2-7082-3973-9. € 10. Olivier Abel, Bruno Étienne, Jean-Baptiste de Foucauld, Être sage, est-ce bien sage ?, Paris, Les éditions de l’Atelier, coll. « Questions de vie » sous la dir. d’Alain Houziaux, 2008. 20 cm. 115 p. ISBN 978-2-7082-3974-6. € 10
92Alain Houziaux organise régulièrement des conférences à plusieurs voix qui connaissent un grand succès. La coll. « Questions de vie » publie les textes, en demandant à leurs auteurs de les étoffer avec leurs interventions et des éléments de la discussion entre les participants. Une trentaine de petits volumes, présentés de manière attrayante, ont ainsi paru. Les deux volumes dont nous rendons compte font partie de cette série.
93Toute une partie de la vie de Jésus nous est inconnue et cette ignorance a favorisé un foisonnement de spéculations. On a beaucoup imaginé, beaucoup inventé ce qui est sans doute plus facile que de recevoir et de s’approprier le message évangélique. On a supposé des secrets que les Églises auraient dissimulés. En reprenant un article paru dans ETR 2006/2, à propos du Da Vinci Code, A. Houziaux fait le point sur le mariage de Jésus, hypothèse que les textes ne permettent ni de confirmer ni d’infirmer. J.-N. Pérès souligne la pluralité culturelle, spirituelle et théologique de l’Église primitive qui a rédigé les textes canoniques et ceux qu’on qualifie d’apocryphes. J. Rousse-Lacordaire s’intéresse à la symbolique christique présente dans la mouvance franc-maçonne et J.-P. Brach à l’image qu’en donne la littérature occultiste. Chacune de ces études a de l’intérêt, mais l’ensemble reste disparate.
94Le titre du second volume évoque la contestation de la sagesse, accusée d’être étriquée et mutilante, qui court dans une lignée de la pensée qui va de 1 Co 1 jusqu’à Nietzsche. En fait, les divers auteurs plaident chacun à sa manière pour une alliance entre passion et sagesse. Pour A. Houziaux la foi est fondamentalement passion avant de devenir dans un « second souffle » (quand le premier s’est exténué) sagesse, mais cette sagesse ne doit pas éliminer la passion avec son excès (aller au-delà du raisonnable) et sa gratuité (ne pas agir par calcul). J.-B. de Foucauld souligne que la sagesse éclaire et régule la passion (elle a une fonction éthique), mais que sans passion la sagesse demeure inactive et stérile. B. Étienne s’interroge sur le rôle de la transcendance dans la constitution d’une sagesse morale (caractérisée par une exigence absolue) et une éthique (marquée par la culture et le contexte, et donc variable et pragmatique) qui permettent à la passion de ne pas dégénérer mais de se sublimer. O. Abel, après une analyse de l’éthique comme visée du bon et recherche du compossible dans un contexte de pluralité, met en lien la sagesse avec le tragique, avec l’humour et avec la docilité (par quoi il entend la sollicitude et la confiance envers l’autre). Les débats ne sont malheureusement pas au niveau des exposés.
95André Gounelle
Art et littérature
Bernard Reymond, Le protestantisme et la littérature. Portraits croisés d’un horizon partagé, Labor et Fides, coll. « Protestantismes », 2008. 174 p. 17 cm. ISBN 978-2-8309-1232-6
96R. s’intéresse beaucoup aux rapports entre le protestantisme et les arts. Après l’architecture (domaine où ses travaux font date), le théâtre, la musique, les images, voici le tour de la littérature. L’enquête est étendue : elle va du xvie siècle (où l’abondante production littéraire des premiers protestants français est de qualité) jusqu’au xxe ; elle porte sur des auteurs de langue française, allemande et anglaise (et même suédoise avec Selma Lagerlöf) ; elle ne se prétend cependant pas exhaustive, elle privilégie des œuvres jugées marquantes et représentatives. Leur choix judicieux permet d’attirer l’attention sur de beaux textes, certains connus, d’autres méconnus. Quelques-uns ont eu, à travers l’émotion qu’ils ont suscitée, une portée sociopolitique considérable (Dickens, Beecher-Stowe, Paton). D’autres relèvent de ce qu’on peut appeler une culture de l’intériorité (Emerson, trop ignoré en francophonie, Amiel). Plusieurs invitent à une réflexion sur la condition humaine (ainsi Robinson Crusoé, auquel R. a consacré un bel essai Le ciel vu de mon île déserte, publié chez Van Dieren). Les plus récents reflètent les inquiétudes et interrogations spirituelles de notre temps (Chamson, Gide, Chessex, Dürrenmatt). Il faut mentionner aussi ceux qu’on pourrait appeler les « penseurs » (Bayle, Rousseau, Mme de Staël) dont la réflexion, même si elle les conduit sur des chemins peu orthodoxes, est nourrie par le protestantisme ; il y a également des poètes tels que d’Aubigné, Milton, Klopstock et Goethe.
97Ce livre nous entraîne dans une promenade littéraire, à la fois agréable et érudite ; il permet de se faire une idée d’ensemble et, comme nous y invite la conclusion, de repérer les lieux où on a envie de revenir pour les visiter plus à fond.
98André Gounelle
Allan Doig, Liturgy and Architecture. From the Early Church to the Middle Ages, Aldershot, Ashgate, coll. « Liturgy, Worship & Society Series », 2008. 24,5 cm. xxii + 224 p. ISBN 978-0-7546-5274-8. £ 15.99 broché/£ 55 relié
99Même si D., modeste, affirme ne pas vouloir faire preuve d’originalité, mais tirer parti des recherches entreprises par d’autres, son projet ne manque ni d’audace ni d’envergure : examiner et décrire comment, au fil des siècles, jusqu’à l’aube de la Réforme, l’architecture des édifices cultuels chrétiens et les liturgies qui s’y déroulent n’ont cessé d’être en étroite corrélation. Cela suppose une connaissance approfondie des évolutions architecturales aussi bien que théologiques et liturgiques, sans oublier les effets de contexte : lors du passage à l’ère constantinienne, de l’effondrement de l’Empire romain d’Occident ; quand Byzance est devenue la nouvelle Rome, avec des interactions significatives entre les rituels de cour et ceux de l’Église ; du fait de l’apparition du rite gallican, puis de la réforme carolingienne, sans oublier les effets du monachisme et du développement des pèlerinages ; enfin avec les différents aspects de la période gothique. D. est très bien informé, aux meilleures sources. Ses interprétations peuvent être parfois sujettes à discussion, par ex. à propos de la liturgie qui se déroulait dans l’église-maison de Doura-Europos, mais il en est le premier conscient, et on lui est reconnaissant de ne pas hésiter à les proposer quand elles ouvrent de nouvelles perspectives, par ex. quant à la signification symbolique et à l’usage liturgique du massif occidental des cathédrales médiévales (reprise probable, à la manière chrétienne, d’un rituel processionnel préchrétien). Le dernier chap. fait large place aux grandes cathédrales anglaises ; il est d’un indubitable intérêt pour le lecteur continental. Le tout s’achève sur une abondante bibliographie (qui n’ignore pas les publications en français ou en allemand) et sur un index bien fait, mais qu’on aurait souhaité plus exhaustif à propos des détails architecturaux.
100Bernard Reymond
Jean Wirth, L’image à l’époque gothique (1140-1280), Paris, Cerf, 2008. 24 cm. 426 p. ISBN 978-2-204-07915-0. € 42
101Ce vol. fait suite à L’image à l’époque romane (1999) et sera suivi de L’image à la fin du Moyen Âge, actuellement en préparation.
102Dans une 1re partie sur « les scolastiques et l’image », W., fort d’une connaissance approfondie de la philosophie médiévale, montre combien cette dernière, dans la période considérée, a non seulement rendu aux images un prestige qu’elles n’avaient plus depuis l’Antiquité, mais aussi favorisé le développement d’un véritable culte à leur endroit, non par souci de satisfaire les besoins du « peuple », mais au nom de conceptions soigneusement élaborées. « Le culte de latrie conféré à l’image du Christ […] n’est pas une concession des théologiens à la piété sentimentale et inculte des “masses populaires”, mais l’aboutissement d’un raisonnement rigoureux » (p. 73). L’une des conséquences de cette « hégémonie du visible » est par exemple que la doctrine de la transsubstantiation vient se substituer à la conception du Haut Moyen Âge selon laquelle la présence du Christ dans le sacrement était représentée par la communion des fidèles.
103La 2e partie porte sur « l’imitation de la nature » qui est l’un des aspects dominants de l’image à ce moment-là, avec pour conséquence que cette dernière finit par si bien se substituer aux objets représentés que l’on en vient à tenir pour légitime de lui adresser un culte qui devrait aller à Dieu seul. Il faut à cet égard lire dans le détail les analyses très fines de W., non seulement sur le statut de l’image, mais sur l’esthétique de l’imitation, sur les relations du visible et de l’invisible, sur les relations de l’âme et du corps, sur l’observation de la nature, sur la recherche de nouveaux moyens expressifs, etc.
104Intitulée « L’univers iconographique », la 3e partie passe en revue les principaux thèmes de ce « système iconographique » qui ne manque pas d’« étrangeté » (p. 208). Comparant entre eux la statuaire et les vitraux de nombreuses cathédrales, mais aussi des enluminures de manuscrits, W. montre comment de nouvelles conceptions théologiques ou sociales se manifestent dans la manière même dont sont traités les thèmes pris en considération, ou inversement comment les images précèdent ou préparent ces innovation doctrinales ou sociétales. Ses pages sur l’avènement du culte marial supplantant de fait celui rendu au Christ et sur le profit qu’en tire l’Église pour sa propre sacralisation, sont à cet égard d’autant plus intéressantes qu’elles mettent en évidence d’importants points de rupture avec l’époque précédente. Même remarque sur son analyse des mises en scène du Jugement dernier, dans lesquelles il repère avec sagacité le surgissement de nouvelles relations, souvent conflictuelles, entre les laïcs et le clergé, tout comme entre le pouvoir royal et l’Église. Mais il faudrait tout citer…
105Ce livre oblige à réviser nombre d’idées reçues, à commencer par celle selon laquelle la période examinée aurait été par excellence « le siècle de la foi » (si cette expression ne se trouve pas sous la plume de W., l’idée est souvent sous-jacente à son propos). L’ayant lu, on ne peut éviter de se demander : mais de quelle foi ? Hélas, pas du tout la foi candide à laquelle l’expression en question donne à penser !
106Ce livre s’impose d’autre part, et surtout, par sa manière de mettre constamment en relation l’histoire des images avec celle des idées et de la société. Là où les théologiens sont trop facilement portés à ne s’intéresser au Moyen Âge que sous l’angle de l’histoire des dogmes et de l’Église, il montre combien ces deux manières-là d’examiner le passé ne peuvent être dissociées de l’histoire des images qui, à cette époque-là plus que jamais, revêtent une importance considérable aux yeux des penseurs et des décideurs.
107Dans une bibliothèque, ce livre et ceux de la trilogie dont il fait partie ne devraient pas seulement figurer en bonne place sur les rayons d’histoire de l’art, mais aussi sur ceux de théologie, à côté des histoires du dogme et de l’Église. Non sans un regret toutefois : qu’un trop grand nombre des 143 illustrations figurant dans l’ouvrage soient reproduites dans un format si petit qu’il rend difficile le repérage des détails sur lesquels W. entend à juste titre attirer l’attention.
108Bernard Reymond
Vient de paraître
Jean-Daniel Causse, Denis Müller, dir., Introduction à l’éthique. Penser, croire, agir, Genève, Labor et Fides, coll.« Le champ éthique 51 », 2009. 22,5 cm. 673 p. ISBN 978-2-8309-1362-0. € 28/CHF 42
109Comment appréhender aujourd’hui les fondements et les variations de l’éthique contemporaine ? Le présent ouvrage traite de cette question en proposant un vaste parcours théorique, souhaitant ainsi répondre à une attente, souvent exprimée, de pouvoir disposer en langue française d’un véritable outil de réflexion critique. Cet ouvrage a été conçu pour des lecteurs en formation et, plus largement, il s’adresse à quiconque désire développer une recherche personnelle. Du point de vue de la construction, on a pris le parti d’assumer la pluralité constitutive et donc le conflit des interprétations qui sont inhérents à toute définition et conception de l’éthique. Il n’a pas été question d’unifier de façon artificielle, mais d’encourager des corrélations disciplinaires (ici entre philosophie et théologie), et d’élaborer une mise en perspective, dans un cadre œcuménique, des systèmes de convictions ainsi que des références doctrinales.
110Le sous-titre de l’ouvrage donne la tonalité générale. Penser : toute éthique est pensée réflexive et critique, dépassant les normes d’une rationalité sèche ou désincarnée ; croire : toute éthique repose sur des formes du croire, qu’on se rattache ou non à une tradition religieuse ou à une confession ; agir : toute éthique est orientée vers l’action, au double sens d’un agir constitutif de la personne humaine et d’actions concrètes reposant sur des informations et découlant de décisions pratiques.
111L’ouvrage est réparti en trois sections qui organisent un approfondissement de la pensée et des concrétisations successives. Une 1re partie, « Éthique, morale et religion, fondements philosophiques et théologiques », développe une réflexion critique sur la morale, de même qu’une prise en charge, sous une forme ou sous une autre, des expériences religieuses de l’humanité. Elle comprend huit chapitres : « Commandement moral, exigence éthique, engagement métaphysique » (J.-M. Ferry) ; « Les dimensions religieuses de l’éthique et la question de Dieu » (D. Müller) ; « Le statut de la raison en éthique et le thème de l’autonomie » (É. Gaziaux) ; « La place de l’éthique en théologie » (D. Müller) ; « La place de l’Écriture en éthique théologique » (A. Thomasset) ; « Le statut de la loi morale » (P. Bühler) ; « Valeurs et vertus » (B. Baertschi). La 2e partie, « Finitude, transcendance et responsabilité », déploie l’éthique fondamentale à partir de questions anthropologiques et théologiques où la finitude humaine, confrontée au problème de Dieu ou de la transcendance, se trouve appelée à une responsabilité et à une espérance incarnées. On trouve alors les 6 chapitres suivants : « L’homme créé et la nature » (P. Bordeyne) ; « Christologie et éthique » (J.-D. Causse et D. Müller) ; « Sanctification et vie dans l’Esprit (K. Lehmkühler) ; « Le mal, la faute et le péché » (J.-D. Causse) ; « La responsabilité » (F. Dermange) ; « Espérance et utopie » (G. Jobin). Ces perspectives fondamentales trouvent des expressions variées dans des problématiques individuelles et collectives qui sont traitées dans une 3e partie dans laquelle il s’agit de situer « L’éthique au c œur de l’humain et du monde ». De telles concrétisations, même si elles restent volontairement générales, entendent rendre compte de la dimension traversante de l’éthique et de questions qui concernent l’humain en ce qu’il a de plus profond. 9 chapitres composent cette dernière étape du parcours : « Le corps et la personne » (F. Quinche) ; « Éthique du temps » (O. Abel) ; « Hommes et femmes » (E. Parmentier) ; « Conjugalité et mariage » (X. Lacroix) ; « Filiation et transmission » (J.-D. Causse) ; « Le commencement et la fin de la vie » (M.-J. Thiel) ; « Justice et droit » (A. Bondolfi) ; « Éthique, économie et travail » (C. Arnsperger) ; « La cité et l’éthique politique » (C. Ehrwein-Nihan).
112En fin d’ouvrage, le lecteur trouvera une bibliographie générale très détaillée (54 p.), ainsi qu’un index des noms et des thèmes qui facilitent l’utilisation de l’ensemble.
113J.-D. C.