Couverture de ETR_0843

Article de revue

Comment peut-on être calviniste aujourd'hui ?

Pages 411 à 419

Notes

  • [*]
    Éric Fuchs est pasteur, professeur honoraire de la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève.
  • [1]
    Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne (1559) [ci-après IRC], Genève, Labor et Fides, 1955-1958, I, XVI, 2.
  • [2]
    IRC I, XVI, 8.
  • [3]
    IRC I, XVI, 9.
  • [4]
    IRC I, XVII, 4.
  • [5]
    Cf. la description impitoyable qu’en donne Calvin, IRC IV, XX, 24.
  • [6]
    IRC IV, XX, 15.
  • [7]
    IRC IV, XX, 16.
  • [8]
    IRC IV, XX, 28.
  • [9]
    IRC II, I, 1.
  • [10]
    IRC III, III, 7.
  • [11]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [12]
    IRC IV, XX, 2.
  • [13]
    Jb 42, 2 sq.
  • [14]
    IRC IV, XX, 2.

1En entendant parler des fêtes somptueuses que l’on préparait pour le 400e anniversaire de la naissance de Calvin, Georges L., paroissien moyen d’une paroisse moyenne de notre Église, troublé, se posa la question : « Suis-je calviniste ? » Ce qui en suscita immédiatement une seconde : « Que signifie être calviniste ? » Le Mur des réformateurs ne suffisait-il donc pas à rappeler le souvenir du grand homme, ce Mur devant lequel notre ami Georges ne manquait pas d’aller se recueillir chaque premier dimanche de novembre ? Et s’il était assez fier de lire dans son journal préféré l’expression « Cité de Calvin » pour parler de Genève, il constatait en même temps que l’adjectif « calviniste » était le plus souvent utilisé par le même quotidien pour évoquer le moralisme culpabilisant qui, paraît-il, rode encore dans les profondeurs de l’inconscient genevois. Georges L. dut admettre qu’il ne savait pas grand-chose, sinon rien de Calvin.

2Il se serait volontiers contenté de cette connaissance minimum si son ami Paul ne lui avait pas posé les mêmes questions, non sans quelque malice – il est catholique ! Georges dut se rendre à l’évidence : il était incapable de répondre. Pouvait-il rester dans cette incertitude, indigne de l’ancien membre du consistoire qu’il fut et responsable de la vente de paroisse qu’il était ? Il jugea que non et prit aussitôt rendez-vous avec les deux pasteurs de sa paroisse pour qu’ils l’éclairent de leur savoir.

3Le premier, responsable de la jeunesse et très engagé dans les questions sociales et d’aide au tiers-monde, lui répondit très simplement : « Calviniste, moi ? Non, Dieu merci ! Certes Calvin fut un grand homme d’Église, mais c’est du passé. Impossible aujourd’hui de justifier son intolérance, son radicalisme moral, sa défense hargneuse de la prédestination, même si on peut l’expliquer par l’esprit du temps et la violence dont il était lui-même l’objet. Nous ne sommes plus du tout dans le même contexte intellectuel et social ; se réclamer aujourd’hui de Calvin, c’est cultiver une nostalgie aussi vaine que dangereuse : interpréter l’évangile aujourd’hui demande de l’imagination, de la créativité et une certaine connivence, fût-elle critique, avec notre culture contemporaine, et non des formulations théologiques désuètes. Je veux bien qu’on soit calvinien, par intérêt historique, mais je ne conçois pas qu’on puisse être calviniste. »

4L’autre pasteur, à l’écoute de ce réquisitoire, réagit immédiatement : « Excuse-moi, mon cher, mais je trouve ton propos caricatural, typique du modernisme auquel tu aimes te référer. Ce qui appartient au passé serait-il forcément dépassé ? Mais la foi, depuis ses origines, n’affronte-t-elle pas toujours les mêmes questions : par exemple, comment comprendre que les uns soient croyants et les autres agnostiques ? Pourquoi le mal et son emprise sur les sociétés et les individus ? Comment gérer la violence tout en respectant la Loi ? Comment articuler la liberté de l’Église sur sa responsabilité politique et sociale ? Les réponses de Calvin sont peut-être discutables, mais les questions qu’elles affrontent ne le sont pas, pas davantage que son courage et sa lucidité à les aborder ; quant au modèle ecclésial qu’il a mis en place, nous ferions bien de nous en inspirer, plutôt que nous laisser fasciner par la modernité technocratique. »

5Cette dernière pointe visait la passion de son collègue pour l’informatique ; ce dernier en avait l’habitude, il se contenta de sourire. Comme nos deux pasteurs étaient iréniques, et de plus comme ils ne voulaient pas donner à un paroissien l’impression qu’ils ne s’entendaient pas, ils mirent rapidement fin à ce début de querelle théologique. Le café qu’ils offrirent à Georges ne sortit pas celui-ci de son embarras : un bon protestant genevois est-il oui ou non calviniste ? Il sentait bien que sans Calvin Genève serait resté une petite bourgade insignifiante, mais d’autre part il y avait Servet, les lois sévères réglant les mœurs, qui lui faisaient penser qu’il ne devait pas être amusant tous les jours de vivre à Genève du temps de Calvin. « Bon, se dit-il, Calvin avait certainement autant de qualités que de défauts, je continuerai à rendre hommage aux premières et à reconnaître honnêtement les seconds. » Admirons cette prudente neutralité, mais peut-être pouvons-nous creuser un peu les termes de cette ambivalence.

6Notons pour commencer que cette ambivalence face à Calvin n’a rien d’étonnant, c’est la pensée même du réformateur qui en est la cause. Car sous l’apparence rigoureuse et lisse de sa pensée théologique, il y a comme des failles par lesquelles une autre voix se fait entendre. L’apparente certitude inébranlable cède la place à des interrogations que suscitent en lui les responsabilités souvent dramatiques qu’il affronte, sans autre assurance que sa foi. Je n’aurais évidemment pas accepté d’apporter ma contribution à ce volume si je n’avais la conviction que la pensée de Calvin nous est, par bien des aspects, plus que jamais nécessaire. Non parce qu’elle forme un bloc doctrinal insécable, mais parce qu’elle est une pensée en tension, en mouvement, constamment en confrontation non seulement avec le texte biblique ou avec ses adversaires théologiques ou encore avec les interrogations de la culture et de la société de son temps, mais aussi et peut-être surtout avec ses propres contradictions. C’est ce débat intérieur de Calvin qui le rend proche, ces moments où en quelque sorte Calvin se fait le juge de Calvin. C’est pourquoi si j’admire Calvin, et comprends très bien qu’on puisse se dire calviniste, c’est moins à cause de la fermeté de ses affirmations doctrinales que pour ses hésitations, voire ses incohérences, qui disent beaucoup mieux, à mon sens, le rapport complexe que sa théologie entretient avec sa foi.

7Je me contenterai d’évoquer ici trois de ces incohérences qui me semblent être au cœur de l’éthique théologique de Calvin ; elles concernent sa compréhension de la providence, celle du péché et celle du rôle de la Loi.

Incohérence d’une éthique fondée sur la toute-puissance providentielle de Dieu

8Chez Calvin deux discours s’entrecroisent sur le thème de la providence : dans l’un, celle-ci garantit à l’existence humaine sa positivité, son sens et son devenir ; dans l’autre, elle se donne comme un savoir explicatif, voire justificatif de l’action divine. Le premier renvoie à la confiance en la protection de Dieu, qui arrache la vie humaine à l’absurde au cœur même des épreuves qu’elle subit ; le second cherche à justifier Dieu, tout ce qu’il fait est juste et bon, ce qui contraint Calvin à postuler que Dieu utilise les méchants pour servir à sa gloire.

9La providence n’est pas la fortune, ou le hasard, mais l’expression du « conseil secret de Dieu » ; toutes choses « ne sont qu’instruments, auxquels Dieu fait découler sans fin et sans cesse tant d’efficace que bon lui semble, et les applique selon son plaisir [1] ». Croire en la toute-puissance de Dieu, c’est croire que tout ce qui arrive, dans les événements naturels comme dans ceux qui affectent nos personnes, est son œuvre. « Nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dès le commencement avoir, selon sa sagesse, déterminé ce qu’il devait faire, et maintenant exécuté par sa puissance tout ce qu’il a délibéré [2]. » Il n’arrive rien que Dieu n’ait ordonné, et Calvin enfonce le clou : « Pour donner exemple, posons le cas qu’un marchant étant entré en une forêt avec bonne et sûre compagnie, s’égare et tombe en une briganderie où les voleurs lui coupent la gorge, sa mort n’était point seulement prévue par Dieu, mais était décrétée en son vouloir [3]. » Inch Allah ! serait-on tenté de dire. Mais n’y a-t-il pas quelque incohérence à poursuivre en écrivant, comme le fait Calvin :

10

Le décret éternel de Dieu ne nous empêche point que nous ne pourvoyions à nous sous sa bonne volonté, et mettions ordre à nos affaires. La raison est manifeste ; car celui qui a limité notre vie nous a aussi commis la sollicitude d’icelle, et nous a donné les moyens pour la conserver, et nous a fait prévoir les périls, à ce qu’ils ne nous pussent surprendre [4].

11Toute la suite de ce chapitre dix-sept est une longue et très embrouillée présentation de cette contradiction : Calvin veut à la fois magnifier la « toute-science » de Dieu et ne pas exempter l’homme de sa responsabilité morale. Il y a là une incohérence dont Calvin ne parvient pas à sortir : il lui faut en effet maintenir que la providence Dieu est toujours juste, quoi qu’il puisse nous sembler, et que notre ignorance de la sagesse cachée de Dieu nous interdit de nous révolter contre le cours des choses. La confiance en Dieu se traduit par une attitude quasi fataliste, qui conduit à affirmer que la justice de Dieu s’exprime aussi par l’injustice de mauvais princes qui, par exemple, « pillent le pauvre populaire, pour fournir à leurs prodigalités désordonnées [5] ». Or, dans le même chapitre de l’Institution (IV, XX), il rappelle que la politique doit se fonder sur la loi, « vraie et éternelle règle de justice, ordonnée à tous les hommes en quelque pays qu’ils soient, ou quelque temps qu’ils vivent [6] ». Et il ajoute plus loin : « Il convient donc que cette équité seule soit le but, la règle et la fin de toutes lois [7]. » Il est donc juste et logique de s’opposer au mauvais prince qui méprise cette règle de justice. Eh bien, pas du tout, puisque en vertu de la reconnaissance de la toute-puissance divine on doit admettre qu’« à quiconque viendra la supériorité [le pouvoir], il n’y a point de doute qu’on lui doive la sujétion [8] » !

12On voit la difficulté insurmontable où conduit une morale fondée sur une notion providentialiste de la toute-puissance de Dieu. Elle autorise la légitimation des pires régimes politiques et finalement rend obsolète toute réflexion sérieuse sur l’éthique. Faut-il sacrifier la conscience morale au nom de la foi ? Nous devons réfléchir à ce que signifie à l’aune de l’évangile le terme de puissance dans ses rapports avec celui d’amour.

Incohérence d’une morale confondant péché et culpabilité

13Pour Calvin, la crainte de Dieu naît de la conscience d’avoir un jour à se présenter devant le Dieu-Juge, et d’y entendre prononcer de sa bouche une sentence de condamnation. C’est la crainte du jugement qui mène à la repentance. Du coup la morale a pour principal objectif de satisfaire aux exigences de Dieu pour éviter son jugement. Au lieu d’être l’expression de la reconnaissance envers Dieu et son amour, la morale naît du souci d’obéir à des exigences qui suscitent immanquablement la culpabilité de ne pas y parvenir. Le sentiment de culpabilité qui en découle conduit à la détestation de soi. Nous devons reconnaître « notre misérable condition, qui est survenue par la chute d’Adam […] [pour] que le sentiment de cette misère abatte en nous toute gloire et présomption, et, en nous accablant de honte, nous humilie. […] De là procède la haine et déplaisance de nous-mêmes avec vraie humilité [9] ».

14Comment une théologie centrée par ailleurs sur la justification par la grâce et le salut par la foi a-t-elle pu susciter une morale construite sur la culpabilité ? Il semble bien qu’il y ait là un exemple frappant de l’impasse où conduit le souci de cohérence logique, à savoir à une incohérence théologique. En effet, la cohérence logique qui sous-tend ici la pensée de Calvin enferme celle-ci dans une alternative rigoureuse : si la grâce de Dieu est la seule cause de la foi, les hommes ne peuvent que se reconnaître incapables par nature de connaître Dieu, « pauvres pécheurs, nés dans la corruption, enclins au mal, incapables par nous-mêmes de faire le bien », comme le dit la Forme des prières ecclésiastiques de 1542, prière de confession des péchés que pendant des siècles les protestants réformés ont entendue au début du culte. Et la conséquence logique est que Dieu sauve qui il veut, sans que la liberté humaine y soit pour quelque chose et que le sentiment de culpabilité devant Dieu est le signe de sa grâce. Or, cette logique est récusée par une autre logique, théologique celle-là, que Calvin évoque aussi, qui, elle, affirme que c’est justement parce que Dieu manifeste son amour en Jésus-Christ que les hommes se découvrent pécheurs appelés au salut. Comme dit le Christ : « Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Mt 9, 13). Du coup le péché n’est pas compris d’abord comme une affaire de morale mais de foi, de confiance ; et l’apparente incohérence de l’amour de Dieu, qui aime celui qui n’est pas aimable, transforme la compréhension de la justice de Dieu. Elle libère la liberté, alors que l’apparente logique du système fondé sur le péché, considéré comme une culpabilité, conduit à ce moralisme scrupuleux que justement la Réforme voulait éviter en parlant de justification par la foi.

15La prière de 1542 incline certes à l’humilité mais plus souvent à une forme aiguë de mésestime de soi qui est en réalité une mésestime de Dieu. La conscience scrupuleuse n’est pas une conscience libre. Le péché n’est pas la culpabilité, mais l’expérience, précisément rendue possible par la grâce, de la souffrance de notre impossibilité d’aimer Dieu. De ne pas parvenir à répondre à son amour par notre amour. Cette douleur ne peut que renforcer le désir d’en appeler à cet amour et de ne pas se laisser décourager par nos médiocrités. L’autre façon dont Calvin parle du péché comme servitude est, me semble-t-il, plus décisive et plus intéressante : elle ouvre une piste, encore modeste mais sérieuse, qui nous conduit à nous intéresser aux raisons pour lesquelles notre désir se trompe si souvent d’objet et s’enferme ainsi lui-même dans une forme de servitude sans issue. Le drame du péché, ce n’est pas la culpabilité qu’il engendre, c’est l’aveuglement sur soi qu’il suscite, l’impossibilité qu’il produit de répondre à la vocation que Dieu nous adresse.

16L’incohérence me semble être ici que Calvin a donné finalement plus d’importance à la crainte du jugement de Dieu, au sentiment tragique de l’événement imminent du Jugement qu’à la célébration de l’amour de Dieu, et qu’il n’a pas vraiment choisi entre l’inconnaissable mystère du dessein de Dieu et la paisible assurance du salut. Il y a là une tension difficile à comprendre dans la pensée de Calvin : la libération que propose sa théologie du salut et de la grâce s’oppose à l’insistance avec laquelle il parle de la crainte du jugement de Dieu (« Car avant que la conscience du pécheur soit amenée à repentance, il faut qu’elle soit premièrement touchée du jugement de Dieu […]. [Par la pensée] que Dieu doit monter en son Tribunal pour demander compte de toutes œuvres et paroles [10] »). Calvin hésite entre l’affirmation que la conscience du péché naît de la culpabilité et celle qui confesse que c’est la rencontre de la grâce qui fait mesurer la distance qui sépare le croyant de Dieu et suscite en lui la conscience de son péché, c’est-à-dire de sa méconnaissance de Dieu (cf. le début de l’Institution).

Incohérence sur la valeur de la discipline morale

17Le calvinisme a certainement beaucoup contribué à l’avènement de ce que Michel Foucault a appelé « une société disciplinée [11] ». La Loi de Dieu doit s’appliquer aux sociétés comme aux individus. Mais pas de la même façon ! Au pouvoir politique, il faut rappeler que sa fonction est « de nous former à toute équité requise à la compagnie des hommes pour le temps que nous avons à vivre parmi eux, d’instituer nos mœurs à une justice civile, de nous accorder les uns avec les autres, d’entretenir et conserver une paix et tranquillité communes [12] ». Dans ce but, il importe qu’il sache qu’il est lui aussi serviteur de Dieu et donc soumis aux lois naturelles dont la Loi est l’expression parfaite. Ainsi la discipline ecclésiastique, qui exprime la volonté de la communauté chrétienne d’obéir à la volonté de Dieu, doit aussi concerner l’ensemble des citoyens. Le consistoire contrôle les mœurs de tous, puisque tous, c’est-à-dire le Conseil général, ont accepté avec la Réforme le projet social et moral de celle-ci. Juridiction spirituelle et juridiction civile tendent à se confondre et la tentation est dès lors grande d’utiliser le pouvoir civil pour imposer à tous, y compris aux récalcitrants, le respect de la discipline morale. Mais peut-on contraindre à la morale, sans tomber dans l’hypocrisie ? Quelle cohérence y a-t-il encore entre la liberté de conscience et une discipline imposée de l’extérieur ? Dans le domaine spirituel une vérité imposée est-elle encore une vérité ? Quels sont le rôle et la forme de la pédagogie dans la formation à la liberté ? On mesure par là la modernité des questions que posent l’œuvre et la pensée de Calvin. Il a eu le courage de ne pas reculer devant des incohérences qu’il considérait à l’évidence comme nécessaires pour assurer quoi qu’il coûte la plus grande gloire de Dieu…

Petite conclusion

18Ces trois difficultés de l’éthique calvinienne sont-elles, comme je l’ai dit, des incohérences ? En refusant de se croire capable de percer le mystère du dessein de Dieu et d’en juger en fonction de notre critère du bien ou du mal, Calvin met radicalement à mal l’éthique, il sait que la Loi qui compte vraiment est celle que l’ange placé aux portes de l’Éden brandit pour en interdire l’accès ; mais comme il faut bien, quand on est responsable d’une Église, donner quelques conseils et fixer des repères, il est indispensable de construire une morale, comme Dieu le fit en donnant à son peuple cette autre Loi qu’est le décalogue. Le respect de la morale va servir dès lors de marqueur de la qualité de la foi.

19Incohérences ? Ne serait-ce pas plutôt en définitive que Calvin ne veut pas choisir entre deux affirmations contraires qui toutes deux paraissent absolument indispensables à son exposé des vérités chrétiennes, vérités auxquelles sans hésiter il donne toute leur importance malgré leur impossible accord. Peut-on dire que Calvin est comme fasciné par deux absolus, deux excès qui débordent de toutes parts ses goûts de juriste humaniste ? Le premier, c’est la profondeur infinie du mystère divin devant lequel tout savoir humain est radicalement disqualifié. Il y a comme une mystique de la nuit au sein de laquelle il est aussi inquiétant que bon de se perdre avec pour seule lumière, si faible et défaillante, la foi. Plus la nuit semble terrifiante, plus il faut faire confiance et ne pas prétendre vouloir comprendre ce qui dépasse infiniment notre intelligence. Calvin a bien lu la conclusion de Job : « Je sais que tu peux tout et qu’aucun projet n’échappe à tes prises. Qui est celui qui dénigre la providence sans y rien connaître ? J’ai abordé sans le savoir des mystères qui me confondent [13]. »

20L’autre excès est la volonté acharnée d’organiser en toute rigueur la vie de l’Église qui lui est confiée. Là pas de mystère ! La discipline doit maintenir solide une Église, appelée à être le rempart de la foi et l’image vivante de la société que peut susciter ici-bas l’obéissance à la volonté de Dieu. Le pouvoir politique devra collaborer à la mise en œuvre de cette vision disciplinée de la société.

21

Le but de ce régime temporel est de nourrir et entretenir le service extérieur de Dieu, la pure doctrine et religion, garder l’état de l’Église en son entier, nous former à toute équité requise à la compagnie des hommes pour le temps qu’avons à vivre entre eux, d’instituer nos mœurs à une justice civile, de nous accorder les uns avec les autres, d’entretenir et conserver une paix et tranquillité communes [14].

22Alors, Calvin mystique (comme le prétend par exemple Carl-A. Keller) ou Calvin politique, acteur de la transformation de l’Occident chrétien par ses réflexions sur la Loi ? Mais après tout, faut-il choisir ? Être calviniste ne signifierait-il pas justement se refuser à choisir et se maintenir volontairement dans cette apparente incohérence ? Refuser une spiritualité qui n’aurait aucune retombée politique et sociale et refuser un engagement politique que n’accompagnerait pas l’humilité née de la conscience de notre ignorance des fins ultimes de cette action ?

23Notre société sécularisée est apparemment très éloignée de celle dans laquelle vécut Calvin. Mais, à y regarder de plus près, sans doute pas autant qu’il y paraît. La peur d’un avenir inconnu et terrifiant, celle que nous décrivent tant de films ou de romans contemporains, un avenir devenu destin qui échappe à notre prise, un pouvoir scientifique qui semble devoir immanquablement se retourner contre l’humanité et, face à cette angoisse et comme pour la conjurer, un recours compulsif à l’éthique et au droit pour se protéger contre une violence qui semble vouloir détruire tout ordre social, nos angoisses présentes rappellent étrangement celles que subissaient les contemporains de Calvin. Peut-être cela suffit-il à légitimer notre question : comment peut-on être calviniste aujourd’hui ?


Date de mise en ligne : 12/11/2013

https://doi.org/10.3917/etr.0843.0411

Notes

  • [*]
    Éric Fuchs est pasteur, professeur honoraire de la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève.
  • [1]
    Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne (1559) [ci-après IRC], Genève, Labor et Fides, 1955-1958, I, XVI, 2.
  • [2]
    IRC I, XVI, 8.
  • [3]
    IRC I, XVI, 9.
  • [4]
    IRC I, XVII, 4.
  • [5]
    Cf. la description impitoyable qu’en donne Calvin, IRC IV, XX, 24.
  • [6]
    IRC IV, XX, 15.
  • [7]
    IRC IV, XX, 16.
  • [8]
    IRC IV, XX, 28.
  • [9]
    IRC II, I, 1.
  • [10]
    IRC III, III, 7.
  • [11]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [12]
    IRC IV, XX, 2.
  • [13]
    Jb 42, 2 sq.
  • [14]
    IRC IV, XX, 2.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions