Notes
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[*]
Fulvio Ferrario est professeur de théologie systématique à la Faculté vaudoise de théologie de Rome.
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[1]
Carl Heinz Ratschow, « Das Heilshandeln und das Welthandeln Gottes. Gedanken zur Lehrgestaltung des Providentia – Glaubens in der evangelischen Dogmatik », in Von den Wandlungen Gottes : Beiträge zur systematischen Theologie ; zum 75. Geburtstag hrsg. von Christel Keller-Wentorf und Martin Repp, Berlin/New York, De Gruyter, 1986, p. 182-243 : voir en particulier les conclusions, p. 242 sqq.
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[2]
Hans Jonas, Der Gottesbegriff nach Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983 ; traduction française : Le concept de Dieu après Auschwitz : une voix juive, trad. Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 1994.
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[3]
Ainsi Wolfhart Pannenberg, Systematische Theologie, III, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991, p. 71, note 136, s’opposant à Carl Heinz Ratschow.
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[4]
Eberhard Jüngel, « Gottes ursprünglichen Anfangen als schöpferische Selbstbegrenzung. Ein Beitrag am Gespräch mit Hans Jonas über den ‘Gottesbegriff nach Auschwitz’ », in Eberhard Jüngel, Wertlose Wahrheit. Zur Identität und Relevanz des Glaubens, Tübingen, Mohr, 1990.
-
[5]
Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne (1559) [ci-après IRC], Genève, Labor et Fides, 1955-1958.
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[6]
Dans l’édition de 1539, la providence apparaît, comme thème traité à part, associée à la doctrine de la prédestination. Ici la providence fait partie d’un bloc inséré par Calvin entre l’exposé sur le Credo apostolique et le développement sur la prière. Ce bloc comprend : la repentance, la justification, le rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament et, justement, prédestination et providence. Dans l’édition suivante, la providence est traitée à l’intérieur du même bloc ; dans l’édition de 1559, au contraire, la providence est séparée de la doctrine de la prédestination et placée dans le livre I, dans le contexte de la doctrine de Dieu et, en particulier, du Dieu créateur.
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[7]
Voir, par exemple, IRC I, V, 5.
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[8]
Christian Link, Schöpfung, t. 1, Schöpfungtheologie in reformatorischer Tradition, Gutersloh, Gutersloger Verlagshaus, 1991, p. 120-130.
-
[9]
François Wendel, Calvin, Sources et évolution de sa pensée religieuse, Genève, Labor et Fides, 19852, p. 132.
-
[10]
Jean Calvin, Contre les Libertins (1545), in Joannis Calvini opera quae supersunt omnia, [ci-après CO], Eduard Cunitz, Johann-Wilhelm Baum, Eduard Wilhelm Eugen Reuss, éd., Brunswick, C. A. Schwetschke, 1863-1900, t. 7, p. 186.
-
[11]
11. CO 7, p. 187.
-
[12]
CO 7, p. 189.
-
[13]
IRC I, XVI, 3.
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[14]
IRC I, 16, 4.
-
[15]
IRC I, XVI, 5.
-
[16]
IRC I, XVI, 1.
-
[17]
IRC I, XVII, 19.
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[18]
Il s’agit, chez Calvin, d’une influence importante déjà lors de son commentaire de jeunesse sur Sénèque : cf. Calvin’s Commentary on Seneca’s De Clementia, Ford Lewis Battles, André Malan Hugo, éd., Leiden, Brill, 1969.
-
[19]
IRC I, XVI, 2 et 8.
-
[20]
IRC I, XVI, 4.
-
[21]
IRC I, XVI, 8.
-
[22]
Commentaire sur les Psaumes, CO 31, p. 289, sur Ps 29, 5.
-
[23]
IRC I, XVII, 1.
-
[24]
IRC I, XVII, 2.
-
[25]
IRC I, XVII, 5.
-
[26]
IRC I, XVII, 2.
-
[27]
William James Bouwsma, John Calvin : A Sixteenth-Century Portrait, New York/Oxford, Oxford University Press, 1988, en particulier les chap. 2 (p. 32-48) et 10 (p. 162-178).
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[28]
IRC I, XVII, 11.
-
[29]
IRC I, XVII, 18.
-
[30]
IRC I, XVIII, 1.
-
[31]
IRC I, XVIII, 2. Calvin se réfère à ce propos aux Psaumes (Ps 115 et 118), au prologue de Job ainsi qu’à de nombreux exemples de l’histoire d’Israël, parmi lesquels, bien entendu, l’endurcissement du cœur de Pharaon.
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[32]
IRC I, XVII, 6 ; I, 18, 2.
-
[33]
IRC I, XVII, 7.
-
[34]
Christian Link, op. cit., p. 166 sqq.
-
[35]
IRC I, XVII, 2.
-
[36]
C’est aussi l’opinion de Karl Barth, Die kirchliche Dogmatik, III/3, p. 34 sqq. Pour un point de vue alternatif, voir Reinhold Bernhardt, Was heißt “Handeln Gottes ? Eine Rekonstruktion der Lehre von der Vorsehung, Berlin, Lit, 20082, p. 72-105, en particulier p. 77 sqq., qui estime que la doctrine de l’Esprit est le cœur de la doctrine calvinienne de la providence. L’exégèse très fouillée de Bernhard ne peut être discutée ici en détail. Cela dit, il semblerait que la référence à la doctrine de l’Esprit, dans ces trois chapitres de l’Institution, reste, pour le moins, plus implicite qu’explicite.
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[37]
On relève souvent, et à juste titre, que les Écritures ne connaissent pas de terme spécifique pour l’idée de « providence » et que celui que la tradition a formé, pronoia, dérive de la philosophie grecque. Dans un article important, Günter Klein soutient même que le « topos de gubernatione mundi ne doit pas nous inquiéter », puisque celui-ci ne repose pas sur de véritables fondements bibliques ; voir Günter Klein, « “Ueber das Weltregiment Gottes”. Zum Exegetischen Anhalt eines dogmatischen Lehrstücks », in Zeitschrift Für Theologie und Kirche 90 (1993), Mohr, Tübingen, 1993, p. 251-283, ici p. 283. Les arguments de G. Klein sont certes convaincants, mais il faut souligner le fait que le thème de la providence concerne la présence de Dieu dans l’histoire et que, comme tel, il est l’une des modalités au moyen desquelles l’évangile s’exprime. Le visage du Dieu qui pourvoit à toutes choses est Jésus-Christ ; et le lieu dans lequel « Dieu pourvoit » est « Golgotha », en un sens bien plus fondamental que ce qui se produit sur le mont Moria. De ce point de vue, il n’est pas erroné de soutenir que, dans les Écritures, le thème du salut coïncide avec celui de la providence.
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[38]
IRC I, XVI, 2 et I, XVI, 5.
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[39]
On le retrouve à trois reprises : IRC I, XVI, 3 ; I, XVIII, 1 ; I, XVIII, 3.
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[40]
Calvin, dans son exégèse de ce verset (CO 32, p. 183-185, ici p. 184), met en garde contre des interprétations abstraites du texte, soulignant que ce texte se réfère à l’action providentielle de Dieu pour l’Église. Par la suite, en tout cas, le réformateur reprend en résumé sa doctrine de la toute-puissance divine, en se référant à Augustin et en réfutant soit la doctrine des « Épicuriens », soit l’idée selon laquelle les aspects apparemment négatifs de la réalité échapperaient à la volonté divine.
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[41]
IRC I, XVII, 3-5.
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[42]
IRC I, XVII, 4.
-
[43]
IRC I, XVII, 9.
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[44]
IRC I, XVIII, 4.
-
[45]
Jean Calvin, Commentaires sur le Nouveau Testament, t. 1, Paris, Meyrueis, 1854, p. 257-258, sur Mc 10, 19.
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[46]
Sermon 44 sur Job, CO 33, p. 552.
-
[47]
Cf. surtout, Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde : fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, trad. de l’allemand sous la direction de Horst Hombourg, Paris, Cerf, 1997.
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[48]
Bien que le théologien allemand préfère les catégories de possibilité et de réalité.
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[49]
Ainsi, par exemple, Michael Beintker, « Die Frage nach Gottes Wirken im geschichtlichen Leben », Zeitschrift Für Theologie und Kirche, 90, 1993, p. 442-461, en particulier p. 452-455.
1La doctrine chrétienne de la providence est depuis longtemps contestée. Tout au long des xixe et xxe siècles, la critique n’a toutefois cessé de s’amplifier. D’un côté, la vision du monde des sciences empiriques – physiques ou biologiques – organisée autour des catégories du hasard et de la nécessité, s’est passionnément attachée à contester tout finalisme à la nature. De l’autre, la réalité du mal dans le monde paraissait démentir toute forme de théodicée. Un nom, Auschwitz, résume cela à lui seul. De simple toponyme, il paraît indiquer aujourd’hui une ligne de fracture dans l’histoire et dans la pensée. Les efforts passés pour penser que Dieu guide le monde paraissent non seulement vains mais monstrueux. Comment la théologie pourrait-elle encore défendre alors une doctrine de la providence ? Ne vaut-il pas mieux y renoncer, comme le suggère un esprit aussi avisé que Carl Heinz Ratschow [1] ? Ou bien ne doit-on pas au moins la réinterpréter profondément comme l’esquisse, pour la pensée juive, Hans Jonas dans un essai désormais célèbre [2] ? L’interprétation kabbalistique de Jonas a trouvé passablement d’écho dans la théologie chrétienne : jugeant impossible de penser ensemble la puissance de Dieu, sa bonté et la cognoscibilité de Dieu à partir de l’ordre du monde, elle en conclut que Dieu s’est retiré du monde, qu’il renonce à la toute-puissance et qu’il ne pourvoit plus au gouvernement du monde et de l’histoire. Mais peut-on ainsi renoncer à penser l’action de Dieu dans le monde sans remettre en cause la théologie de la création et même, en un sens, la foi chrétienne [3] ? D’autres pistes sont alors possibles qui ne renoncent pas à la toute-puissance de Dieu mais s’efforcent de la réinterpréter dans les catégories d’une théologie de la croix, comme toute-puissance de l’amour [4]. Ce travail est nécessaire, mais avant de s’y livrer, il s’agit de comprendre en profondeur quelle était la position des théologiens classiques. C’est ce que nous nous proposons de faire pour Calvin, dont on sait que la théologie de la providence est un des thèmes centraux de son Institution de la religion chrétienne [5]. Nous ne prétendons pas ici vouloir reprendre tel quel son enseignement, ni en faire l’apologie, mais, en analysant sa position, considérer quels sont les accents qui paraissent aujourd’hui encore pertinents et quels sont ceux qui appellent une refonte nécessaire. Dans une première partie, nous essaierons de comprendre la théologie calvinienne de la providence en la mettant notamment en rapport avec sa théologie de la création et du salut. Nous essaierons ensuite de comprendre pourquoi une telle doctrine ne peut plus être reçue aujourd’hui comme elle l’était au xvie siècle. Enfin, nous nous risquerons à évaluer théologiquement la théologie de la providence du réformateur, avant de donner notre propre conclusion pour aujourd’hui.
I – La théologie calvinienne de la providence et la prédestination
2La providence est certainement, dans l’édition finale de l’Institution [6], le thème majeur de la doctrine de la création. Pour celui qui sait le voir ainsi, le monde créé est le théâtre de la gloire divine (theatrum gloriae Dei), attestant son action constante [7]. Une telle idée a certainement son origine dans l’adoration de Dieu et renvoie particulièrement au Notre Père [8]. La sanctification du nom divin (« Que ton nom soit sanctifié ») fait voir que toutes les œuvres divines attestent, chacune à leur manière, de la majesté du Créateur. Dans la doctrine calvinienne de la création, la gloire de Dieu est bien plus essentielle que l’idée que Dieu serait à l’origine du monde. Certes, Calvin ne remet pas en cause la réflexion qui identifie Dieu à la cause première du monde, mais le thème n’est qu’une affirmation générale et philosophique à côté de la foi dans le Créateur. Pour la foi, ce qui compte avant tout est la présence active de Dieu qui maintient le monde (conservatio mundi) et dirige l’histoire (gubernatio mundi). Confesser Dieu comme Créateur signifie le confesser comme Seigneur : la création, la conservation et le gouvernement du monde participant d’un même dessein dans la perspective du salut. La doctrine de la création ne concerne pas l’extérieur de la vie des hommes, l’univers par exemple, mais elle renvoie directement à l’expérience croyante : la confiance que le fidèle peut faire à Dieu qu’il est guidé par lui de manière mystérieuse mais efficace dans les circonstances de sa vie. De ce point de vue, et comme François Wendel l’a montré [9], la doctrine de la création est liée à celle de la prédestination, qui en développe un aspect particulier. On objectera peut-être que Calvin les traite séparément dans l’édition finale de l’Institution, après les avoir associées, mais cela ne suffit pas à infirmer la thèse de Wendel. Même dans l’édition finale, l’approche de la providence comme celle d’un Dieu tout-puissant est parfaitement convergente avec sa doctrine de la prédestination.
3Plus nettement encore que dans l’Institution, c’est dans le petit traité Contre la secte phantastique et furieuse des libertins qui se nomment spirituelz (1545) qu’on trouve explicités trois modes d’action de la providence : (1) la providence générale, par laquelle Dieu forme l’« ordre de nature » et « conduit toutes créatures selon la condition et propriété qu’il leur a données à chacune en les formant [10] » ; (2) la providence spéciale, « par laquelle Dieu opère en ses créatures et les fait servir à sa bonté, justice et jugement, selon qu’il veut maintenant aider ses serviteurs, maintenant punir les méchants, maintenant éprouver la patience de ses fidèles, ou les châtier paternellement [11] » ; (3) l’action de Dieu dans les fidèles, qui rejoint, comme François Wendel l’a observé, le témoignage intérieur du Saint-Esprit et fait en sorte que Dieu « vive et règne en eux par son Saint-Esprit [12] ».
4Dans l’Institution, que nous allons à présent analyser plus en détail, ces trois modes d’action sont rapportés à deux seulement, la providence générale et la providence spéciale ayant en quelque sorte fusionné. Calvin commence par contester l’immanentisme qui soutient qu’après avoir créé le monde, Dieu s’en remet simplement aux lois qu’il a établies. Cela reviendrait à réduire Dieu à une cause première, ce qui serait tout bonnement « impie [13] ». Dieu n’a pas donné seulement une impulsion originelle et générale au monde, mais il s’engage directement et à chaque instant. La providence signifie ainsi pour Calvin que Dieu connaît la situation de chaque créature [14], et même de la nature [15], et qu’il pourvoit à ses besoins selon sa volonté. L’action divine dans le monde n’est pas simplement une métaphore [16] : pour Calvin on ne comprend rien à la providence divine si on ne reconnaît pas la réalité, l’effectivité et la positivité de l’engagement divin dans le concret du monde et de l’histoire. On comprend alors en quel sens nous avons pu dire que la doctrine de la providence a une priorité absolue dans la théologie de la création : la providence générale et la providence spéciale ne sont qu’une seule et même chose, car l’ordre de la nature n’est pas posé seulement à l’origine du monde ; cet ordre de la nature n’est pas indépendant de l’implication constante de Dieu qui le maintient et le guide à tout moment. Calvin peut encore se référer, comme en passant, à la providence générale « cause seconde » de la création du monde [17], mais l’essentiel est désormais dans l’actualité de la présence active de Dieu.
5À l’aube de la modernité, alors que beaucoup mettaient déjà en doute la réalité d’une action directe de Dieu dans l’ordre du monde et dans le destin subjectif des hommes, il était tentant de défendre une certaine autonomie du monde, Dieu agissant à travers les lois rationnelles qu’il avait lui-même posées dans le monde. Une telle idée cadrait bien avec la philosophie et particulièrement avec le stoïcisme dont on sait qu’il a profondément marqué le réformateur [18]. Mais avec sa théologie de la providence, Calvin s’en démarque clairement et prend un point de vue résolument prophétique et critique. Il n’hésite pas à privilégier les données scripturaires, y compris dans leurs affirmations apparemment les plus paradoxales. La théologie de la création et celle de la providence s’opposent frontalement aux thèmes de la chance, du destin ou du hasard [19]. On voit bien que Calvin est marqué par des sources antiques – épicurisme [20] et stoïcisme [21] – et par leurs reprises contemporaines, et le thème même de la providence – la pronoia des Anciens – en vient d’ailleurs, mais le réformateur les réinvestit d’un contenu tout différent à partir de ses sources bibliques. Alors que pour la philosophie, les causes secondes ont une telle importance qu’elles finissent par occulter l’action divine, le jugement de Calvin est sans appel : « Diabolica autem haec scientia est [22]. » Sans nier que Dieu puisse parfois agir à travers les « causes secondes » et l’ordre de la nature, Calvin estime que Dieu n’est jamais lié par elles ; c’est librement qu’il peut ou non choisir d’en faire usage.
6Calvin est d’ailleurs parfaitement conscient des raisons qui rendaient une telle affirmation difficile, car si toute la création devait célébrer la gloire de Dieu en rendant compte de son action dans le monde, comment se faisait-il que la vie humaine connaisse tant de vicissitudes ? L’affirmation de la bonté de Dieu dans le monde, paraissait souvent démentie par les faits.
Quelquefois les causes de ce qui advient sont cachées, tellement que cette pensée nous entre au cerveau, que les affaires humaines tournent et virent à la volée, comme sur une roue, où notre chair nous sollicite à gronder contre Dieu, comme si Dieu se jouait des hommes en les démenant çà et là comme des pelotes [23].
8Calvin ne cherche pas alors à minimiser le mal dans le monde, ni à inférer simplement la bonté de Dieu de l’ordre du monde. Souvent, le réel est effectivement indéchiffrable, sans qu’on puisse écarter cette opacité par des arguments rationnels ou des arguments pieux. Sans doute Calvin est-il parfois tenté de dire que c’est en raison du péché que nous ne voyons pas comment Dieu agit, et même que les adversités de la vie devraient être l’occasion de prendre la mesure de notre péché et de nous convertir, mais l’énigme de l’action divine n’est pas épuisée pour autant. Pour Calvin, rendre gloire à Dieu implique de renoncer à le juger et admettre le mystère. Confesser en Dieu le Créateur signifie concrètement s’en remettre à Dieu avec confiance et croire que Dieu en son secret a quelque bonne raison d’agir comme il le fait [24]. Certes, « Dieu requiert de nous seulement ce qu’il commande [25] », le commandement divin étant alors intelligible et proche de nous (Dt 30, 11-14), mais parfois la volonté divine se trouve cachée, insondable et impénétrable (Rm 11, 33-34) [26].
II – Une doctrine consolante ou effrayante ?
9La principale difficulté que nous avons aujourd’hui pour comprendre Calvin, et souvent la tradition chrétienne ancienne, est liée au caractère insondable de la volonté divine. Alors qu’elle nous révolte, elle avait pour les chrétiens du passé le sens d’une discipline de la volonté, d’une humiliation de l’orgueil, mais surtout d’une consolation pour la pensée et pour la vie. Sans doute étaient-ils au moins aussi conscients que nous de la précarité de la condition humaine, mais cela ne déstabilisait pas leur foi. Comme William James Bouwsma l’a montré pour Calvin [27], le caractère obscur de la réalité du monde était plutôt le signe du sacré. Le numineux, à la fois mystère et terreur, mysterium tremendum, selon le terme emprunté par Rudolf Otto au Traité du serf arbitre de Luther, est propice au sentiment de la présence divine, de sa majesté et de sa gloire. L’obscurité était alors occasion de foi plus que de peur : « Le Seigneur tient tellement toutes choses en sa puissance, gouverne par son vouloir, et modère par sa sagesse, que rien ne vient sinon comme il l’a destiné [28]. » La certitude que le mal n’était pas sans raison, mais qu’il était même secrètement porté par l’agir de Dieu pouvait consoler dans l’adversité et donner une sérénité dans la souffrance, sans ressentiment ni esprit de vengeance [29].
10Cela était d’autant plus vrai que Calvin soutient que Dieu ne subit pas les choses mais qu’il les veut. Atténuer la responsabilité de Dieu dans ce que nous souffrons par la distinction entre ce que Dieu veut et accomplit d’une part, et ce qu’il permet (permissio) d’autre part, n’est qu’un mauvais subterfuge [30], contraire au témoignage biblique, qu’on falsifie par des arguments rationnels et moraux [31]. Comment comprendre dans ce cas la passion de Jésus ? Il est, pour Calvin, beaucoup plus consolant que rien n’échappe à la volonté divine. Même la méchanceté des méchants peut, en un sens, être dite voulue par Dieu, puisque Dieu peut s’en servir pour la faire concourir à son dessein [32] ; or ce dessein, c’est le bien des élus et de l’Église [33]. La doctrine calvinienne de la providence s’articule ici avec l’élection dont elle dévoile le cœur. Comme l’a montré Christian Link [34], l’action cosmique et historique de Dieu vise en réalité l’élection d’une communauté de croyants, dirigés à travers l’histoire, manifestant ainsi la gloire divine. Nous reviendrons sur cet aspect dans nos conclusions. En attendant, retenons que la théologie calvinienne de la providence a d’abord une fonction pastorale : rassurer les fidèles dans les tourmentes de la vie. Tout comme la doctrine de la prédestination, elle a pour but de donner courage à l’Église, dont le témoignage passe par la souffrance. L’Église n’est pas abandonnée aux forces du chaos ou de Satan, mais elle est solidement tenue dans la main de Dieu qui la conduit et la protège quoi qu’il advienne. La théologie de la création est ainsi systématiquement liée à l’économie de la rédemption et à la doctrine de la prédestination. La théologie calvinienne de la providence n’a pas seulement une dimension cosmique et historique, mais salvifique.
11La théologie de la providence est alors réconfortante, puisque le monde et l’existence humaine, jusque dans ses détails apparemment les plus insignifiants, sont entre les mains de Dieu. Mais elle est aussi intimidante, dans la mesure où la volonté divine n’est pas accessible à l’entendement humain. En cette vie, la foi et la confiance sont les seules réponses correctes de l’humain, et c’est précisément le caractère rationnellement indéchiffrable des événements naturels, historiques et personnels qui rend témoignage à l’action du Dieu qui pourvoit à toute chose.
III – Providence, liberté de Dieu et christologie
12Se posent alors au moins trois problèmes. (1) La position de Calvin est-elle en fin de compte nominaliste ? (2) Si la toute-puissance de Dieu prend ainsi forme dans la providence et l’élection, à quoi bon Jésus Christ comme événement de grâce ? (3) Quelle est la place respective de la liberté divine et de la liberté humaine ?
13Dans l’Institution, Calvin récuse la distinction des nominalistes, jugée abstraite, entre la puissance absolue (potentia Dei absoluta) et la puissance ordonnée (potentia Dei ordinata), qui sépare la justice de Dieu et sa puissance, alors que pour Calvin la puissance de Dieu est manifestation de sa justice [35]. Mais en refusant aux conceptions humaines de la justice leur prétention à servir de critère (moral par exemple) à l’action de Dieu, Calvin reprend à Luther ses arguments les plus « nominalistes » du De servo arbitrio. Pour ne pas penser la justice de Dieu « remoto Christo », c’est-à-dire comme si l’on ne savait rien du Christ, il préfère soutenir que l’action de Dieu est juste, même si elle reste pour nous totalement incompréhensible.
14Mais par ailleurs, quelle est vraiment la place de la christologie ? Sans doute pas aussi décisive qu’on le voudrait. Les éléments décisifs de la doctrine de Dieu sont pensés indépendamment et antérieurement à leur détermination christologique. On objectera que dans la doctrine de la providence, le thème de la grâce est récurrent, mais cela n’oblige pas à penser la grâce en référence à la christologie. Dans tous les développements de Calvin sur la providence, le contenu spécifiquement christologique de la grâce reste en arrière-plan [36]. Dans les trois chapitres de l’Institution qui traitent de la providence, les références choisies par Calvin sont pour l’essentiel vétérotestamentaires [37] : 116 références à l’Ancien Testament contre 22 au Nouveau Testament, dont certaines sont d’ailleurs mentionnées plusieurs fois (par exemple, Mt 10, 29 sq., verset particulièrement familier à la tradition réformée [38]). D’autres passages qu’on s’attendrait à trouver ici, comme Mt 6, 25-34, ne sont jamais mentionnés. Lorsque Calvin fait le lien entre la théologie de la providence et la doctrine de l’élection (IRC I, XVII, 7), il ne se rapporte qu’à des textes de l’Ancien Testament, sans référence à Ep 3, 10, qu’il cite pourtant volontiers dans le contexte de l’élection par le Christ et du rôle de la communauté chrétienne dans la providence ; le verset n’apparaît que dans le chapitre suivant (IRC I, XVIII, 3), lorsque Calvin réfléchit au caractère insondable de la volonté de Dieu. Enfin, le texte cité le plus fréquemment est le Psaume 115, verset 3 : « Notre Dieu est dans les cieux ; il fait tout ce qui lui plait [39] ! » Au bout du compte, la doctrine calvinienne de la providence laisse le lecteur sur sa faim : la référence à la grâce, hors de toute configuration christologique solide, n’écarte pas le soupçon de nominalisme ; c’est d’abord de cette manière que Calvin comprend Dieu et pense son action [40].
15Comment penser alors la place respective de la liberté divine et de la liberté humaine ? En un sens, elles ne s’opposent pas. Arrivés à ce point, nous devons revenir sur le rapport entre la responsabilité de Dieu – qui dirige et détermine toute chose de manière insondable par sa volonté – et la responsabilité humaine. Pour Calvin, la question semble parfaitement claire : la première n’annule en aucun cas la seconde [41]. Ainsi :
Le décret éternel de Dieu ne nous empêche point que nous ne pourvoyons à nous sous sa bonne volonté, et mettions ordres à nos affaires. La raison est manifeste : car celui qui a limité notre vie, nous en a aussi commis la sollicitude, et nous a donné les moyens pour la conserver, et nous a fait prévoir les périls pour qu’ils ne nous pussent surprendre, nous donnant les remèdes, au contraire, pour y obvier [42].
17La responsabilité humaine entre parmi les « causes secondes [43] » de l’action divine, elle-même cause première de tout ce qui advient. Cela est aussi vrai des méchants, dont la méchanceté est, nous l’avons dit, voulue par Dieu plutôt que subie. À la suite d’Augustin, Calvin estime que le jugement de Dieu ne porte pas sur les possibilités objectives de l’action humaine et sur ses effets, puisqu’une action mauvaise, assumée en Dieu, peut paradoxalement servir à travers l’action divine à de bonnes finalités, mais sur la volonté subjective des individus. Tout ce que les hommes font, et qui leur est de ce fait imputable, entre au service du plan divin. Ils n’en sont pas moins responsables de leur méchanceté et seront châtiés « en mesure » [44].
18Mais que peut-on dire de la liberté divine si elle reste insondable et que le dessein qu’elle prétend poursuivre paraît constamment démenti par les faits ? Le caractère insondable du décret divin était déjà déstabilisant au xvie siècle. Pourquoi Calvin s’engage-t-il sur cette voie ? Sans doute autant pour des raisons scripturaires que parce que son imaginaire sur Dieu reste prisonnier de l’imaginaire du roi temporel. La théologie calvinienne de la providence a beau être conçue pour être entièrement tournée vers Dieu et sa gloire, c’est aussi des hommes qu’elle nous parle : des fidèles qui sont ainsi emportés et conduits dans un dessein de salut qui les dépasse, mais aussi, plus prosaïquement encore, du politique. On doit en effet se demander si les attributs par lesquels Calvin pense le règne divin ne sont pas la transposition des attributs du prince.
Il est bien vrai que c’est une grande chose de soutenir la présence des princes : car non seulement [la] crainte, mais quelquefois aussi une honte fait bien perdre courage à des gens de bon vouloir. Que sera-ce donc quand les princes se jetteront contre nous d’une colère furieuse, en sorte qu’il semblera quasiment qu’ils foudroient [45] ?
20Certes, Calvin distingue clairement le règne de Dieu de celui du prince et un jour viendra bientôt où ses héritiers anglais décapiteront, non seulement métaphoriquement mais également physiquement, la mystique du pouvoir en même temps que Charles Ier ; en attendant, et comme la citation le souligne, le prince « foudroie » à l’instar de Zeus, et Dieu en retour prend la figure du roi des rois ; il trône comme eux, il règne en souverain, il inspire la crainte, ce dont Calvin ne s’alarme pas : « On n’osera point approcher d’un prince mortel, qui n’est qu’une charogne, et comment viendrons-nous devant la majesté de notre Créateur [46] ? » Insondable, Dieu a envers ses sujets des réactions si imprévisibles que sa volonté paraît arbitraire…
21Nous ne prétendons pas ici que la figure du prince est la seule manière dont Calvin imagine la figure du Dieu trois fois saint. La majesté divine a d’autres sources que l’imaginaire politique : Dieu est aussi le Sauveur de grâce, mais dans ce cas même, la grâce inconditionnelle reste marquée par la théologie de la providence et par la doctrine de la prédestination. S’il n’en avait pas été ainsi et si Calvin s’était vraiment engagé à repenser Dieu à travers la christologie et l’incarnation, il aurait pu réinterpréter la majesté de Dieu en termes plus accessibles à la raison et aux critères de la moralité humaine. Une telle voie était cependant jugée contraire au témoignage biblique par Calvin. Il préfère alors donner pour tâche à la réflexion théologique de raconter les profondeurs inaccessibles de Dieu, en assumant le paradoxe de l’annonce conjointe de la grâce en Christ et de la souveraineté de Dieu – y compris, et peut-être même d’abord, en ses aspects obscurs. Calvin se place ainsi du côté de ce que Karl Barth nomme la « divinité de Dieu », aux côtés du Luther du De Servo Arbitrio et du Zwingli du De providentia Dei, même si Zwingli reprend plus ouvertement ici certains arguments stoïciens. Chacun à sa manière, les trois réformateurs associent la théologie de la providence à la doctrine de la prédestination, parce que le Dieu dont il est ici question reste caché plus que révélé. Une fois encore, une autre voie était possible, dont le paradigme est certainement le De libero arbitrio d’Érasme. Plus tard, le concile de Trente, notamment dans son décret sur la justification, déploiera des trésors d’intelligence pour concilier la liberté de Dieu et la liberté humaine. Pour la Réforme, ce n’était là qu’une rationalisation humaniste de la révélation. Le problème se posait selon elle dans les termes d’une alternative sans appel : ou bien l’on assumait dans sa radicalité la tension paradoxale du Dieu révélé et du Dieu caché, ou bien l’on dénaturait le christianisme dans une religion à la mesure de l’homme. Dans le premier cas, le sens profond de la théologie de la providence s’épanouissait dans la doctrine la prédestination ; dans le second, sous des formes chaque fois plus raffinées mais toujours aussi problématiques au regard des Écritures, on plaidait pour une théologie des œuvres.
22La théologie de Calvin repose, comme celle de Luther et de Zwingli, sur un paradoxe : Dieu est à la fois le Dieu caché et insondable et le Dieu de grâce révélé en Jésus-Christ, à la fois le Dieu transcendant maître du monde et de l’histoire et le Dieu proche en Jésus-Christ. En n’occultant pas la sainteté du Dieu biblique, Calvin laisse à l’Église un héritage essentiel : la théologie ne doit pas avoir honte d’annoncer le paradoxe de la révélation, bien qu’elle sache que ce paradoxe ne flatte pas le sens commun. Une théologie qui renonce à ce paradoxe se perd elle-même et – pire encore – perd le sens de l’évangile.
23Mais, pas plus que Luther et Zwingli, Calvin n’a su lier ces deux affirmations qui sont simplement juxtaposées. S’il en est ainsi, c’est que Calvin n’a pas su, pour toutes sortes de raisons à la fois historiques et théologiques, développer sa doctrine de Dieu sur une base christologique rigoureuse. Certes, il s’efforce de christianiser l’argument stoïcien en affirmant la transcendance de Dieu et de sa liberté, ou, selon les catégories théologiques du temps, en soulignant que la providence est une providence spéciale et pas seulement générale ; mais même dans ce cas, le fondement de la parole théologique n’est pas l’évangile de la grâce. C’est l’insondabilité de Dieu qui est signe de la grâce divine, presque indépendamment de la personne et de l’œuvre du Christ.
24En ce sens, notre présentation de la théologie calvinienne de la providence a montré qu’on ne pouvait simplement reprendre comme telle la théologie calvinienne de la providence. À la suite de Karl Barth, nous devons poser comme exigence première de la théologie de penser l’ensemble de la doctrine de Dieu à l’aune de la christologie.
25Comme la Réforme en a eu l’intuition, même si cela n’est apparu clairement que dans la théologie du xxe siècle, la croix de Jésus-Christ est le véritable lieu du paradoxe. C’est précisément sur la croix que Dieu se révèle et qu’il se révèle comme caché. Être caché est ainsi un des modes de la révélation divine. L’affirmation du Dieu caché n’est pas la conséquence logique d’une théologie négative, ni la découverte mystique de l’ineffable, ni même, comme c’est le cas pour Calvin et les autres réformateurs, d’une identité de Dieu à côté de la révélation de Dieu en Jésus-Christ. C’est dans la croix du Christ et non indépendamment d’elle que Dieu se montre caché. Alors nous pouvons dire, à la suite d’Eberhard Jüngel [47], que dans la croix le Dieu caché cesse d’être énigme ; il devient mystère. Le mystère du Dieu caché est la promesse d’une relation ultérieure que sa révélation inclut. La Réforme est née de la découverte de Dieu comme promesse et de l’appel à répondre à cette promesse par la confiance. Le Dieu caché du christianisme est le Dieu qui se révèle comme Dieu de la promesse et de la relation, comme celui qui, parce qu’il est réel et présent, tient en réserve des potentialités insoupçonnées qui accompagnent la foi tout au long de l’existence. Que Dieu soit caché s’oppose, pour parler comme Jüngel, à une ontologie aristotélicienne où l’acte précède la puissance [48]. Le Dieu caché existe en puissance avant d’être en acte ; il est un « pas encore » dans l’ordre de la relation. Le « pas encore » advenu de Dieu n’est pas simplement un « autre » aspect du message de la grâce ; il dit ce qu’est la grâce, dans sa dimension la plus constitutive.
Conclusion
26En guise de conclusion, je voudrais relever de cette lecture de la théologie de la providence quatre thèmes pour la théologie aujourd’hui.
27Le premier concerne le rapport entre la providence et l’Église. À partir du xviie siècle, la théologie de la providence a été progressivement recouverte par le discours sur la théodicée, jusqu’à se fondre en lui. Nul ne niera « après Auschwitz » que c’est en partie pour de bonnes raisons qu’on devra suspecter une telle assimilation. Je voudrais plaider pour qu’on ne renonce pas à penser à nouveaux frais la providence. Le contexte du christianisme européen en ce début de xxie siècle n’est guère réjouissant et les Églises peuvent être tentées de répondre à la crise qu’elles traversent par une multiplication de réformes institutionnelles, organisationnelles ou structurelles, comme en attestent maints débats ecclésiastiques et œcuméniques. L’Église ferait alors comme si sa pérennité dépendait d’elle-même. La théologie de la providence doit rappeler à l’Église que son avenir est d’abord entre les mains de son Seigneur, sans que la conviction que Dieu pourvoit à toute chose se traduise immédiatement en programme d’action. De ce point de vue, l’appel que la théologie de la providence adresse à l’Église n’implique aucun ecclésiocentrisme ou cléricalisme, mais il lui rappelle simplement sa vocation : être elle-même et se concentrer sur sa mission kérygmatique. Au xvie siècle comme aujourd’hui, la théologie de la providence est dans la tribulation de l’Église une ressource et même la seule ressource que Dieu lui donne.
28Le deuxième concerne la manière de comprendre la toute-puissance de Dieu. Le débat sur la « théologie après Auschwitz » et plus généralement toute la réflexion du xxe siècle ont marqué la nécessité d’un déplacement christologique. Mais celui-ci suffit-il à résoudre tous les problèmes ? Je ne le pense pas. Cela permettra de mieux poser les problèmes, mais, pour ne pas se trahir, la théologie devra veiller à maintenir en quelque sorte irrésolu le paradoxe du Dieu révélé et du Dieu caché. Parce que le Dieu révélé est aussi le Dieu caché, la volonté divine découverte restera toujours aussi insondable. On ne contestera pas Calvin sur ce point, même si on cherchera à reformuler cette conviction dans la christologie. Ce qui, à proprement parler, est « insondable » et irréductible à des formes conceptuelles plus ou moins directement dérivées du bon sens ou de la raison est l’amour de Dieu en Jésus-Christ. C’est là l’expression chrétienne de la volonté de Dieu.
29En troisième lieu, l’amour de Dieu en Jésus-Christ ne peut se rapporter immédiatement à la connaissance de la nature ou de l’histoire, pas plus qu’il n’est réductible à l’expérience individuelle, car l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ vaut aussi contre cette expérience. Mais la théologie a la tâche d’expliciter quelles sont les conséquences de l’amour de Dieu pour cette expérience et combien l’Évangile peut être ainsi force de transformation. En d’autres termes, il ne saurait y avoir ni superposition de l’expérience et de la foi, ni simplement juxtaposition de l’expérience et de la foi. La transformation de l’expérience par la foi signifie l’insertion de l’expérience dans un cadre interprétatif nouveau, où la volonté de Dieu en Jésus-Christ, c’est-à-dire son amour crucifié, dépasse par ses effets toute possibilité de rationalisation conceptuelle. En ce sens, on peut alors dire avec Jüngel que la foi est « expérience avec l’expérience ». C’est la tâche de la théologie de décrire un tel dépassement et de mettre en évidence sa contribution à la formation de la compréhension croyante de la réalité.
30Enfin, parce que le Dieu caché a un caractère eschatologique, c’est aussi en rapport avec l’eschatologie qu’il faut comprendre la théologie de la providence. Ce qui reste aujourd’hui encore obscur sera découvert dans le Règne de Dieu. Ici encore, ni la superposition de notre compréhension de Dieu et de la vérité eschatologique, ni la simple juxtaposition ne sont satisfaisantes. La question pour la théologie est plutôt de savoir comment le « pas encore » de la révélation, peut permettre d’interpréter le présent, y compris dans ses aspects les plus énigmatiques pour nous. Nous avons commencé cette étude par l’idée que la providence de Dieu – d’un Dieu qui pourvoit à toute chose – ne se comprend pour Calvin que dans la prière. Cette perspective est reprise aujourd’hui par bien des théologiens [49]. Dans la prière, la providence est affaire d’expérience plus que de discours, ou alors d’un discours qui prend la forme d’un dialogue à la première et à la deuxième personne, par-delà le risque objectivant de l’argumentation. Dans la Bible, la prière est le lieu où se rencontrent l’action historique et l’action eschatologique de Dieu dans l’expérience de la foi. Certes, la prière n’est pas le seul lieu de cette rencontre, mais la Bible en fait un point de vue privilégié d’interprétation du réel que la théologie a pour tâche d’expliciter. Au moment où l’Église et la théologie s’apprêtent à s’y atteler, Calvin n’est certainement pas loin d’eux.
Notes
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[*]
Fulvio Ferrario est professeur de théologie systématique à la Faculté vaudoise de théologie de Rome.
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[1]
Carl Heinz Ratschow, « Das Heilshandeln und das Welthandeln Gottes. Gedanken zur Lehrgestaltung des Providentia – Glaubens in der evangelischen Dogmatik », in Von den Wandlungen Gottes : Beiträge zur systematischen Theologie ; zum 75. Geburtstag hrsg. von Christel Keller-Wentorf und Martin Repp, Berlin/New York, De Gruyter, 1986, p. 182-243 : voir en particulier les conclusions, p. 242 sqq.
-
[2]
Hans Jonas, Der Gottesbegriff nach Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983 ; traduction française : Le concept de Dieu après Auschwitz : une voix juive, trad. Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 1994.
-
[3]
Ainsi Wolfhart Pannenberg, Systematische Theologie, III, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991, p. 71, note 136, s’opposant à Carl Heinz Ratschow.
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[4]
Eberhard Jüngel, « Gottes ursprünglichen Anfangen als schöpferische Selbstbegrenzung. Ein Beitrag am Gespräch mit Hans Jonas über den ‘Gottesbegriff nach Auschwitz’ », in Eberhard Jüngel, Wertlose Wahrheit. Zur Identität und Relevanz des Glaubens, Tübingen, Mohr, 1990.
-
[5]
Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne (1559) [ci-après IRC], Genève, Labor et Fides, 1955-1958.
-
[6]
Dans l’édition de 1539, la providence apparaît, comme thème traité à part, associée à la doctrine de la prédestination. Ici la providence fait partie d’un bloc inséré par Calvin entre l’exposé sur le Credo apostolique et le développement sur la prière. Ce bloc comprend : la repentance, la justification, le rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament et, justement, prédestination et providence. Dans l’édition suivante, la providence est traitée à l’intérieur du même bloc ; dans l’édition de 1559, au contraire, la providence est séparée de la doctrine de la prédestination et placée dans le livre I, dans le contexte de la doctrine de Dieu et, en particulier, du Dieu créateur.
-
[7]
Voir, par exemple, IRC I, V, 5.
-
[8]
Christian Link, Schöpfung, t. 1, Schöpfungtheologie in reformatorischer Tradition, Gutersloh, Gutersloger Verlagshaus, 1991, p. 120-130.
-
[9]
François Wendel, Calvin, Sources et évolution de sa pensée religieuse, Genève, Labor et Fides, 19852, p. 132.
-
[10]
Jean Calvin, Contre les Libertins (1545), in Joannis Calvini opera quae supersunt omnia, [ci-après CO], Eduard Cunitz, Johann-Wilhelm Baum, Eduard Wilhelm Eugen Reuss, éd., Brunswick, C. A. Schwetschke, 1863-1900, t. 7, p. 186.
-
[11]
11. CO 7, p. 187.
-
[12]
CO 7, p. 189.
-
[13]
IRC I, XVI, 3.
-
[14]
IRC I, 16, 4.
-
[15]
IRC I, XVI, 5.
-
[16]
IRC I, XVI, 1.
-
[17]
IRC I, XVII, 19.
-
[18]
Il s’agit, chez Calvin, d’une influence importante déjà lors de son commentaire de jeunesse sur Sénèque : cf. Calvin’s Commentary on Seneca’s De Clementia, Ford Lewis Battles, André Malan Hugo, éd., Leiden, Brill, 1969.
-
[19]
IRC I, XVI, 2 et 8.
-
[20]
IRC I, XVI, 4.
-
[21]
IRC I, XVI, 8.
-
[22]
Commentaire sur les Psaumes, CO 31, p. 289, sur Ps 29, 5.
-
[23]
IRC I, XVII, 1.
-
[24]
IRC I, XVII, 2.
-
[25]
IRC I, XVII, 5.
-
[26]
IRC I, XVII, 2.
-
[27]
William James Bouwsma, John Calvin : A Sixteenth-Century Portrait, New York/Oxford, Oxford University Press, 1988, en particulier les chap. 2 (p. 32-48) et 10 (p. 162-178).
-
[28]
IRC I, XVII, 11.
-
[29]
IRC I, XVII, 18.
-
[30]
IRC I, XVIII, 1.
-
[31]
IRC I, XVIII, 2. Calvin se réfère à ce propos aux Psaumes (Ps 115 et 118), au prologue de Job ainsi qu’à de nombreux exemples de l’histoire d’Israël, parmi lesquels, bien entendu, l’endurcissement du cœur de Pharaon.
-
[32]
IRC I, XVII, 6 ; I, 18, 2.
-
[33]
IRC I, XVII, 7.
-
[34]
Christian Link, op. cit., p. 166 sqq.
-
[35]
IRC I, XVII, 2.
-
[36]
C’est aussi l’opinion de Karl Barth, Die kirchliche Dogmatik, III/3, p. 34 sqq. Pour un point de vue alternatif, voir Reinhold Bernhardt, Was heißt “Handeln Gottes ? Eine Rekonstruktion der Lehre von der Vorsehung, Berlin, Lit, 20082, p. 72-105, en particulier p. 77 sqq., qui estime que la doctrine de l’Esprit est le cœur de la doctrine calvinienne de la providence. L’exégèse très fouillée de Bernhard ne peut être discutée ici en détail. Cela dit, il semblerait que la référence à la doctrine de l’Esprit, dans ces trois chapitres de l’Institution, reste, pour le moins, plus implicite qu’explicite.
-
[37]
On relève souvent, et à juste titre, que les Écritures ne connaissent pas de terme spécifique pour l’idée de « providence » et que celui que la tradition a formé, pronoia, dérive de la philosophie grecque. Dans un article important, Günter Klein soutient même que le « topos de gubernatione mundi ne doit pas nous inquiéter », puisque celui-ci ne repose pas sur de véritables fondements bibliques ; voir Günter Klein, « “Ueber das Weltregiment Gottes”. Zum Exegetischen Anhalt eines dogmatischen Lehrstücks », in Zeitschrift Für Theologie und Kirche 90 (1993), Mohr, Tübingen, 1993, p. 251-283, ici p. 283. Les arguments de G. Klein sont certes convaincants, mais il faut souligner le fait que le thème de la providence concerne la présence de Dieu dans l’histoire et que, comme tel, il est l’une des modalités au moyen desquelles l’évangile s’exprime. Le visage du Dieu qui pourvoit à toutes choses est Jésus-Christ ; et le lieu dans lequel « Dieu pourvoit » est « Golgotha », en un sens bien plus fondamental que ce qui se produit sur le mont Moria. De ce point de vue, il n’est pas erroné de soutenir que, dans les Écritures, le thème du salut coïncide avec celui de la providence.
-
[38]
IRC I, XVI, 2 et I, XVI, 5.
-
[39]
On le retrouve à trois reprises : IRC I, XVI, 3 ; I, XVIII, 1 ; I, XVIII, 3.
-
[40]
Calvin, dans son exégèse de ce verset (CO 32, p. 183-185, ici p. 184), met en garde contre des interprétations abstraites du texte, soulignant que ce texte se réfère à l’action providentielle de Dieu pour l’Église. Par la suite, en tout cas, le réformateur reprend en résumé sa doctrine de la toute-puissance divine, en se référant à Augustin et en réfutant soit la doctrine des « Épicuriens », soit l’idée selon laquelle les aspects apparemment négatifs de la réalité échapperaient à la volonté divine.
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[41]
IRC I, XVII, 3-5.
-
[42]
IRC I, XVII, 4.
-
[43]
IRC I, XVII, 9.
-
[44]
IRC I, XVIII, 4.
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[45]
Jean Calvin, Commentaires sur le Nouveau Testament, t. 1, Paris, Meyrueis, 1854, p. 257-258, sur Mc 10, 19.
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[46]
Sermon 44 sur Job, CO 33, p. 552.
-
[47]
Cf. surtout, Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde : fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, trad. de l’allemand sous la direction de Horst Hombourg, Paris, Cerf, 1997.
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[48]
Bien que le théologien allemand préfère les catégories de possibilité et de réalité.
-
[49]
Ainsi, par exemple, Michael Beintker, « Die Frage nach Gottes Wirken im geschichtlichen Leben », Zeitschrift Für Theologie und Kirche, 90, 1993, p. 442-461, en particulier p. 452-455.