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Article de revue

La conversion de Paul et celle de Nasir Khusraw. Une rencontre au musée imaginaire de l'histoire

Pages 507 à 527

Notes

  • [1]
    Cette conférence a été donnée pour la première fois à l’Université de Tübingen, lors d’un colloque des sciences de l’Antiquité, le 19 janvier 2007. Je remercie le professeur Lutz Richter-Bernburg, islamologue à l’Université de Tübingen, pour la compétence avec laquelle il nous a introduit dans la vie et la pensée de Nasir Khusraw, ainsi que tous les participants au Colloque de Tübingen consacré à ce philosophe, théologien et poète ismaélien. Le professeur Lutz Richter-Bernburg prépare un ouvrage de synthèse sur Nasir Khusraw.
  • [2]
    La manière de transcrire son nom est très variable : N??er-e Khosrou, Nasir e Hosraw, Nasir è Hosrow, etc. Pour une présentation d’ensemble, voir A. C. Hundsberger, Nasir Khusraw. The Ruby of Badakshan. A Portrait of the Persian Poet, Traveller and Philosopher, coll. « Ismaili Heritage Series 4 », Londres, 2003.
  • [3]
    W. James, Die Vielfalt religiöser Erfahrung. Eine Studie über die menschliche Natur, Francfort, Insel Verlag, 1997, p. 152-272 (original anglais : The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature, Londres, 1903).
  • [4]
    J. Lofland, R. Stark, « Becoming a World-Saver », American Sociological Review 30, 1965, p. 862-875.
  • [5]
    Peter G. Stromberg, Language and Self-Transformation. A Study of the Christian Conversion Narrative, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1993.
  • [6]
    Peter G. Stromberg, « Konversion und das Zentrum der moralischen Verantwortlichkeit », in H. Knoblauch, V. Krech, M. Wohlrab-Sahr, éd., Religiöse Konversion. Systematische und fallorientierte Studien in soziologischer Perspektive, Constance, Universitätsverlag Konstanz, coll. « Passagen & Transzendenzen 1 », 1998, p. 47-63. L’auteur conteste l’interprétation de la conversion comme « déplacement de la responsabilité morale ». Ce qui est ainsi visé est l’attribution de la conversion à une cause spirituelle, qui est accentuée au détriment de l’activité propre du converti : « Die Konversion funktioniert […] nicht als mysteriöse Transformation der Person, sondern als eine Entdeckung der Mittel, die es den Gläubigen erlauben, Sinn in ihrem Leben zu finden » (p. 61). Les conversions sont comprises comme des transformations de soi non achevées qui permettent de résoudre des tensions émotionnelles dans un langage canonique traditionnel (p. 60).
  • [7]
    Cf. A. C. Hundsberger, Nasir Khusraw, p. 6 : « Both accounts of conversion are valid psychologically and possible historically. For a dream or a quest need not be mereley literary convention or a topos of human mythology. People do have dreams and do have moments of exquisite clarity, which they interpret as having revealed a profound truth that thereafter guides their lives. »
  • [8]
    Voir Sefer Nameh. Relation de Nassiri Khousrau en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Arabie et en Perse, pendant les années de l’hégire 437-444 (1035-1042), publié, traduit et annoté par Charles Schefer, Publications de l’École des langues orientales vivantes, IIe série, volume premier, Paris, Ernest Leroux, 1881 (texte cité, p. 1-6).
  • [9]
    On trouvera une traduction anglaise des principaux éléments de ce récit poétique dans A. C. Hundsberger, Nasir Khusraw, p. 55-69, avec une comparaison entre les deux récits aux p. 69-71. Une traduction allemande figure dans l’ouvrage de Hermann Ethé, Nâsir bin Khusraw’s Leben, Denken und Dichten, Leiden, 1884.
  • [10]
    Voir Hermann Ethé, op. cit., p. 16-18.
  • [11]
    Sur la première partie de la vie de Paul avant sa conversion, voir Martin Hengel, Anna Maria Schwemer, Paulus zwischen Damaskus und Antiochien. Die unbekannten Jahre des Apostels Tübingen, Mohr, coll. « WUNT 108 », 1998 ; Klaus Haacker, « Der Werdegang des Apostels Paulus. Biographische Daten und ihre theologische Relevanz », ANRW II, 26, 2, Berlin, de Gruyter, 1995, p. 815-938.
  • [12]
    Paul suit peut-être ici un schéma qui servait à décrire une personne dans un encomion. Outre un préambule, ce schéma porte successivement sur (1) l’enfance et l’origine ; (2) la formation et le métier ; (3) les actions extraordinaires. Dans ce sens, voir Klaus Berger, Formgeschichte des Neuen Testaments, Heidelberg, Quelle und Meyer, 1984, p. 345.
  • [13]
    Voir aussi le récit que fait Justin de son évolution spirituelle : il s’est mis successivement à l’école d’un stoïcien, d’un péripatéticien, d’un pythagoricien et d’un platonicien, sans trouver chez aucun d’eux une réponse satisfaisante à ses questions (Justin, Dialogue avec Tryphon, 2, 1-6). Il va de soi que Justin a donné une forme stylisée au récit de sa quête spirituelle.
  • [14]
    Voir, par ex., Justin, Dialogue avec Tryphon, 2, 6, qui parle de ses progrès dans la philosophie platonicienne en utilisant le même verbe prokoptein.
  • [15]
    Voir, à propos de la psychologie de la conversion de Paul, la contribution équilibrée de Michael Reichhardt, Psychologische Erklärung der paulinischen Damaskusvision ? Ein Beitrag zum interdisziplinären Gespräch zwischen Exegese und Psychologie seit dem 18. Jahrhundert, Stuttgart, Katholisches Bibelwek, coll. « SBS 42 », 1999.
  • [16]
    Voir Bernhard Heininger, Paulus als Visionär. Eine religionsgeschichtliche Studie, Fribourg-en-Brisgau, Herder, coll. « HBS 9 », 1996, p. 300-303.
  • [17]
    « Tout m’a été remis par le Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, et nul ne connaît qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler. »
  • [18]
    Hans Thomae, Konflikt, Entscheidung, Verantwortung. Ein Beitrag zur Psychologie der Entscheidung, Stuttgart, Kohlhammer, 1974.

1En musique, nous sommes habitués à associer en un même concert des œuvres de siècles différents. Lorsque nous entendons à la suite Bach, Beethoven et Brahms, nous entendons dans la musique de Brahms l’écho de ses modèles antérieurs. Brahms a consciemment repris certaines formes musicales. D’un autre côté, il y a des programmes de concert où la relation ne s’établit qu’à l’intérieur de l’auditeur. C’est en lui que résonne ensemble ce qui par ailleurs ne constitue un ensemble cohérent que dans l’histoire de la musique européenne. C’est d’un programme de ce genre qu’il s’agit quand nous mettons en relation Paul et Nasir Khusraw. Il y a certes là un contexte historique global, mais il s’agit moins de ce contexte global que de ce que découvre l’observateur quand il étudie l’un après l’autre ces deux personnages. Je me propose de mettre l’accent sur quelques points qui m’ont frappé chez Paul après avoir étudié Nasir Khusraw.

2Si Paul est bien connu, ce n’est pas le cas de Nasir Khusraw. Avant de les comparer, il nous faut donner quelques informations sur ce dernier [2]. Nasir Khusraw naquit en l’an 1004 à ?ub?diy?n dans la province de Merw, au nord de l’Iran actuel. Il était issu d’une famille de propriétaires terriens et de fonctionnaires, et il bénéficia dans sa jeunesse d’une bonne éducation scolaire. Dans les années 1040, il travailla comme fonctionnaire du fisc à Merw sous le pouvoir local sunnite des Seldjoukides. Selon son propre témoignage, il mena pendant un temps une vie moralement douteuse. Il avoue s’être livré à la consommation de vin, et il en aurait été libéré par une expérience de conversion, lors d’une vision. Il y a discussion autour de la nature de cette conversion, de sa date – peut-être 1045 – et de son contenu. Ce qui est certain, c’est que Nasir Khusraw abandonna sa fonction et entreprit un voyage de pèlerinage d’environ sept ans à Jérusalem, à La Mecque et en Égypte. Il consigna dans un livre (Safar-Name) les expériences faites durant ce voyage – en particulier pendant son séjour de trois ans en Égypte. Beaucoup des pays musulmans parcourus étaient alors en proie à des conflits et à des dévastations. En Égypte, cependant, sous la dynastie ismaélienne des Fatimides, il trouva un ordre étatique solide qui l’impressionna profondément et dont il fit une description fortement idéalisée. Au Caire, il reçut une formation qui fit de lui un missionnaire ismaélien. Il était probablement déjà proche des ismaéliens avant le début de son voyage. Les ismaéliens appartiennent à la branche chiite de l’islam, qui attend de la venue d’un imam dynastiquement légitimé la réalisation véritable de l’islam. Ils considèrent le septième imam, Ismaïl, comme le dernier successeur légitime de Mahomet et pour cette raison sont aussi appelés « chiites septimains ». L’aspiration ardente à une réalisation véritable de l’islam sur la terre grâce à un imam a conduit de manière répétée à des troubles révolutionnaires dans le chiisme, jusqu’à la révolution islamique dans l’Iran d’aujourd’hui. Revenu dans sa patrie, Nasir Khusraw y fut actif comme missionnaire des ismaéliens. Les Seldjoukides sunnites au pouvoir considérèrent cependant son activité comme une menace. Il dut prendre la fuite et passa les dernières années de sa vie à Yumg?n/Yomg?n dans le province de Badakhsh?n/Badachschan, une région montagneuse et retirée à l’est de l’Afghanistan actuel, jusqu’à sa mort à une date qu’on ne connaît pas, mais qui se situe entre 1072 et 1077. C’est pendant cette période qu’il rédigea ses principaux ouvrages. Aujourd’hui encore il existe dans cette région une petite communauté religieuse qui se réclame de Nasir Khusraw comme son fondateur. Mais son œuvre est également reçue à l’époque actuelle par d’autres ismaéliens. Outre son récit de voyage, elle se compose d’un divan de poèmes et d’une série de traités philosophico-théologiques, écrits dans une langue littéraire pure. C’est pourquoi il occupe une place prééminente dans l’histoire de la littérature persane.

3Commençons par situer brièvement Paul et Nasir Khusraw dans un contexte historique large. Tous deux représentent des variantes différentes du monothéisme d’Occident, dans lesquelles la rencontre de Dieu se fait par l’intermédiaire de prophètes et de leur message. Tous deux aspirent intensément à la réalisation de cette religion et à l’accomplissement de ses espérances sur la terre. Ils ont en commun de poser la question fondamentale que voici : où le Dieu un et unique se manifeste-t-il dans une personne, en qui devient-il visible, tangible, accessible ? Les personnes médiatrices sont différentes, l’Imam chez Nasir Khusraw, le Christ chez Paul ; et à première vue, l’interprétation théologique de ces médiations est en opposition.

4Nasir Khusraw a trouvé la réalisation de ses idées religieuses chez les califes fatimides de son époque, qui étaient au sommet de leur puissance. Il donna une interprétation allégorique des quatre lettres qui forment en arabe le nom divin, Allah. Les deux premières lettres se rapportent au monde spirituel, à la raison et à l’âme, les deux dernières au monde du corps, au Prophète et à l’Imam. Comme la raison et l’âme sont médiatrices entre Dieu et le monde, de même le Prophète et son Imam sont-ils médiateurs. Dans le Prophète et dans sa famille chargée par Dieu d’une mission, les descendants d’Ali, Nasir Khusraw a trouvé un accès à Dieu sous une forme tangible et terrestre. Au Caire, il a vu la cité de Dieu sur la terre déjà presque réalisée sur le plan politique. Mais surtout il y a découvert un enseignement qui établissait une relation entre le monde terrestre et le monde spirituel. Sur cette base, il a développé une théologie rationnelle, dans laquelle la raison indique le chemin vers Dieu. Tout ce qui est extérieur renvoie à une réalité intérieure. Le monde extérieur dévoile au sage le monde spirituel invisible, la voie qui mène à Dieu.

5Paul au contraire a trouvé en Christ l’accomplissement de toutes les promesses, c’est-à-dire dans un personnage qui a connu l’échec sur la terre, dans un messie exécuté. Ce n’est que dans le monde spirituel que le Christ est élevé après sa mort au rang d’un personnage prééminent à côté de Dieu – et qu’il reprend ainsi une place qu’il avait quittée, lui qui était préexistant. C’est dans de petites communautés du monde méditerranéen que Paul a vu la réalisation du règne du Christ, non pas comme pouvoir politique, mais comme communauté de vie réunissant des hommes marginaux et persécutés sous le signe de la croix et de l’amour. Sur cette base, Paul a développé une théologie de la croix et a situé sa theologia crucis dans une opposition stricte à la sagesse théologique de ce monde – précisément à ce type de théologie sapientiale incarnée par Nasir Khusraw, et présente également dans l’Antiquité juive et païenne et, plus tard, dans l’Antiquité chrétienne. C’est une théologie de la sagesse dans laquelle le monde terrestre laisse transparaître Dieu. Pour Paul, cette sagesse théologique du monde est devenue une folie du fait de la croix.

6Pourtant ces deux théologiens sont animés par une foi et par une aspiration comparables. Tous deux croient à une révélation ultime de la volonté divine. Tous deux espèrent en un accomplissement ultime de la volonté de Dieu grâce à une personne humaine. La foi en l’Imam et l’attente du Messie sont des variantes de la même demande monothéiste de l’autoréalisation du Dieu un et unique. Tous deux ont la conviction que leur espérance est sur le point de s’accomplir. Nous trouvons chez tous les deux une eschatologie en train de se réaliser dans le présent. Il ne faut pas exagérer l’opposition des résultats auxquels aboutit leur réflexion théologique. Le néoplatonisme à l’aide duquel Nasir Khusraw développa sa théologie rationnelle avait aussi été la philosophie prédominante des Pères de l’Église. La théologie sapientiale qu’il a défendue est une possibilité intemporelle qui, malgré la polémique de Paul, n’a pas cessé de se développer dans le christianisme aussi.

7Il est encore plus intéressant à mon avis de faire porter la comparaison sur des points très concrets, plutôt que sur ce cadre général, même si au premier coup d’œil ces points ont l’air d’avoir peu d’importance. J’ai choisi ici la conversion : Paul et Nasir Khusraw ont tous deux vécu une conversion, ils ont rallié à la suite de cette conversion un courant dissident à l’intérieur de leur religion et ils en sont devenus les missionnaires. Chez tous deux, la conversion et la vocation sont liées. Et surtout, ils nous ont laissé tous deux plusieurs récits de leur conversion.

8Je commencerai par présenter en quelques mots les trois phases de la recherche sur la conversion en psychologie de la religion. Ce faisant, je suis bien conscient que l’utilisation de la psychologie de la religion en histoire des religions est un objet de controverse. Dans une première phase, la recherche psychologique sur les processus de conversion est orientée vers la personnalité. D’après William James [3], les hommes qui aspirent à une nouvelle naissance sont divisés intérieurement et font l’expérience lors de leur conversion du retour à l’unité de leur personnalité. Les conversions soudaines se préparent également dans le subconscient, de sorte qu’au fond elles aussi sont des conversions progressives. Une deuxième phase de la recherche sur la conversion est orientée vers les groupes[4] : par la conversion, les individus trouvent au sein d’un nouveau groupe un statut reconnu. Ce nouveau statut est plus important que la transformation intérieure de l’individu. Les expériences des convertis et leurs auto-interprétations sont déterminées par les attentes du groupe auquel ils adhèrent. Dans une troisième phase, l’étude de la conversion est orientée vers la communication : les conversions sont des transformations de soi inachevées [5], les récits de conversion sont des textes performatifs ; ils se réfèrent à une transformation passée qui, à travers eux, est poursuivie d’une manière nouvelle [6]. Aucune conversion n’est achevée avec le tournant ponctuel d’une vie. Elle s’accomplit de manière renouvelée dans chaque récit de conversion. Cette mise en valeur du texte et du groupe dans la recherche sur la conversion en psychologie de la religion permet à mon avis de dépasser les doutes formulés contre des problématiques psychologiques concernant notre thème : les textes nous sont accessibles. Même si nous ne pouvons plus observer l’intérieur des individus du passé, nous pouvons souvent en revanche nous faire une idée très précise de leur rôle au sein de leur groupe. Pour ce qui est de leur transformation intérieure, nous en sommes réduits à ce qu’ils en disent eux-mêmes.

9Nous allons maintenant comparer les récits de conversion de Nasir Khusraw avec les récits de conversion de Paul. Ces derniers sont bien connus. Le premier texte (Ga 1, 13-17) interprète l’expérience de Damas comme une vocation à la tâche d’apôtre, alors que le second (Ph 3, 4-11) l’interprète comme une conversion. Les deux récits sont authentiques. Il en va de même de Nasir Khusraw. Deux récits authentiques, écrits de sa propre main, ont été conservés : un texte en prose qui sert d’introduction à son récit de voyage, le Safar-Name, où le tournant décisif est provoqué par un songe, et un texte de nature poétique dans son Divan, qui fait état d’une quête spirituelle prolongée [7]. Nous reproduisons ici une traduction française du récit en prose [8].

10

Au nom du Dieu clément et miséricordieux !
Voici le récit fait par Anbou Mouyn ed Din Nassir, fils de Khosrau, originaire de Qobadian et habitant la ville de Merw, que Dieu lui pardonne ses péchés !
J’occupais la charge de secrétaire ; je faisais partie des fonctionnaires de l’État et j’étais, à ce titre, employé à la perception des finances et des revenus du Sultan. Je remplissais les devoirs que m’imposait ma place dans l’administration et j’avais acquis, parmi mes collègues, une certaine notoriété.
Au mois de Reby’ oul akhir l’année 437 [octobre-novembre 1045], époque à laquelle Abou Souleyman Djaghry beik, fils de Mikayl, fils de Seldjouq était émir du Khorassan, je partis de Merw pour une affaire administrative, et je me rendis à Pendjdih, dépendance de Merw er Roud, Ce jour-là, la planète de Jupiter était en conjonction avec le point culminant du firmament. Dieu, que son nom soit exalté et sanctifié ! exauce, dit-on, tous les vœux exprimés en pareil jour. Je me retirai donc à l’écart et je fis une prière de deux rikaat, puis, je demandai que Dieu daignât m’accorder la richesse.
Lorsque je revins auprès de mes amis et de mes compagnons, l’un d’eux chantait un morceau de poésie persane. Il me vint en mémoire une pièce de vers que je voulus lui faire déclamer ; je l’écrivis sur un papier pour la lui donner en le priant de la lire. Je ne la lui avais pas encore remise qu’il se mit, tout à coup, à réciter mot pour mot. Cette coïncidence me parut d’un heureux augure, et je me dis en moi même : « Le Seigneur, que son nom soit béni et exalté ! a exaucé mon vœu. » Je partis ensuite, et je me rendis à Djouzdjanan où je séjournai pendant un mois environ, me livrant continuellement aux plaisirs du vin. (J’en fais l’aveu, car) le prophète de Dieu a dit : « Dites la vérité, quand bien même elle vous serait préjudiciable. »)
Une nuit, je vis en songe un personnage qui m’adressa la parole en ces termes : « Jusques à quand boiras-tu ce vin qui prive l’homme de la raison ? Il vaudrait mieux que tu fisses un retour sur toi-même.
– Les sages, lui répondis-je, n’ont rien pu trouver de meilleur que le vin pour dissiper les soucis de ce monde.
– La perte de la raison et de la possession de soi-même, répliqua-t-il, ne donne pas le calme à l’esprit ; le sage ne peut donc recommander à personne de se laisser guider par la démence. Il faut, au contraire, rechercher ce qui augmente l’esprit et l’intelligence.
– Comment, repris-je, pourrai-je me le procurer ?
– Qui cherche trouve », me répondit-il. Et, sans ajouter un mot, il m’indiqua d’un geste la direction de la qiblèh.
Lorsque je me réveillai, ce songe, présent à ma mémoire dans tous ses détails, fit sur moi une profonde impression.
« Je viens, me dis-je, de me réveiller du sommeil d’hier ; il faut que je secoue aussi celui dans lequel je suis plongé depuis quarante ans. » Je résolus donc de réformer ma conduite et de changer ma manière de vivre. Le jeudi 6 du mois de Djoumazy oul akhir de l’an 437 [20 décembre 1045], qui correspond au quinzième jour du mois de Dey des anciens Persans, en l’année 410 de l’ère de Yezdedjerd, je me rendis à la grande mosquée, après m’être purifié par une ablution générale. J’y fis mes prières et j’implorai l’assistance de Dieu, afin qu’il me donnât la force de m’acquitter des obligations imposées par ses lois et de renoncer, comme il l’a lui-même ordonné, aux choses illicites et défendues.
Je partis de Djouzdjanan et je me rendis à Chibourghan ; j’arrivai la nuit au village de Bariab, et de là, je gagnai Merw er Roud par la route de Senglan et de Thaliqan.
Arrivé a Merw, je demandai, en alléguant mon dessein de faire le voyage de la Mekke, à être relevé de l’emploi qui m’était confié. Je rendis mes comptes, je fis l’abandon de mes biens, à l’exception de ce qui m’était nécessaire (pour la route), et le 23e jour du mois de Chaaban [6 mars 1046] je me mis en route avec l’intention de me rendre à Nichapour. J’allai de Merw à Serakhs. Ces deux villes sont séparées l’une de l’autre par une distance de trente fersengs. On en compte quarante de Serakhs à Nichapour.

1 – La conversion comme long processus de réorientation

11La recherche sur la conversion orientée vers la personnalité, avec son accent mis sur la préparation (inconsciente) d’une conversion présentée comme soudaine, trouve un point d’ancrage chez Nasir Khusraw : dans ses deux récits de conversion de 1045 – l’un en prose, l’autre sous forme de poème – nous pouvons très bien observer, à mon avis, comment une conversion soudaine est en réalité une addition de pas successifs. Dans son récit de voyage déjà, on peut reconnaître trois pas.

  1. En octobre 1045, il demande à Dieu la vraie richesse, alors que brille au ciel une constellation d’étoiles favorables à l’exaucement des prières. Il fait alors l’expérience d’un petit miracle, lorsqu’il revient auprès de ses compagnons de voyage. L’un d’entre eux est en train de réciter des poèmes persans. Nasir Khusraw écrit pour lui un poème précis, mais avant qu’il ait remis le papier au conteur, celui-ci récite spontanément ce même poème. La question reste ouverte de savoir s’il s’agissait d’un poème nouveau ou si Nasir avait écrit un poème connu. Dans le premier cas, le miracle serait bien sûr beaucoup plus grand. Le miracle apparut à Nasir comme un premier exaucement à sa prière. Cette prière sous le ciel étoilé a-t-elle quelque chose à voir avec l’événement clé décrit dans l’épilogue du « Livre de l’illumination » (Roussana’i-name) ? Dans ce texte, Nasir Khusraw raconte que pendant une nuit obscure, à la vue du ciel étoilé, il fut délivré d’une illusion et qu’une sagesse entra dans son cœur, à la suite de quoi il décida de donner une forme poétique aux secrets qui lui avaient été dévoilés, pour éclairer ses compagnons humains. Il n’y a là de comparable que le motif du ciel étoilé, l’expérience de l’illumination, l’élan vers la création littéraire. Il ne s’agit pas nécessairement du même événement. Peut-être Nasir Khusraw a-t-il décrit une expérience typique lors d’une scène idéale ?
  2. Un peu plus tard, un personnage qui reste anonyme l’exhorte en rêve à mettre fin à l’ivresse par laquelle il tente de remédier à ses soucis terrestres et à rechercher la raison et la sagesse. Le personnage en question lui indique la direction de la prière, la direction de la Mecque. Le récit contient l’aveu qu’il s’était adonné à l’ivresse un mois durant – ce qui est le signe d’une crise existentielle, si on prend cette ivresse au sens littéral et non pas comme un symbole. L’invitation à changer de vie implique peut-être d’emblée la perspective de devenir un sage, un homme qui guide les autres vers la raison. Ou bien le personnage de l’apparition ne fait-il que contester la sagesse des sages que Nasir Khusraw invoque pour justifier son ivresse ? Même dans ce cas, le présupposé implicite serait le suivant : un sage amène les autres à la sagesse. Dans la conversion (dans la transformation intérieure), on a l’amorce d’une vocation (d’un changement de statut).
  3. En décembre de l’an 1045, Nasir adresse une prière à Dieu, dans une mosquée, pour qu’il l’aide dans le changement de vie qui lui est demandé. Sa décision de faire un long pèlerinage avait déjà été prise alors, ou bien a été prise lors de cette prière. À son retour, il fait savoir sa résolution de faire un pèlerinage à la Mecque. Il entreprend ce voyage en mars. Sur le plan littéraire, le récit de la conversion a comme fonction, au début du récit de voyage, de motiver son départ de Perse pour la Mecque. Nasir Khusraw a-t-il trouvé la sagesse qu’il avait demandée au début ? Dans le récit de voyage sous la forme où il a été conservé, la question reste ouverte.
Pour sa part, le récit poétique de sa conversion (Divan 242) [9] décrit une longue quête spirituelle, qui avait commencé vers le milieu de sa vie, à l’âge de quarante-deux ans. Cela s’accorde à peu près avec les dates du récit en prose. Le poème parle aussi d’un voyage pendant lequel il était en quête d’une orientation nouvelle pour sa vie. On peut reconnaître les deux buts de cette quête, l’un au niveau relationnel et l’autre au niveau du contenu.

12(1) Au niveau relationnel, Nasir Khusraw recherche un accès direct à Dieu. Dans le poème, cependant, ce qui motive sa quête n’est pas une vision onirique, mais un passage du Coran [10]. Il ressent comme un grave problème le fait d’être privé du contact direct avec le Prophète, à la différence de certains de ses adeptes qui étaient avec lui et qui firent serment de fidélité à Dieu sous un arbre à Hudaybiyya (Coran, sourate 48, 10). La main de Dieu était alors étendue sur eux. Grâce au Prophète, ils avaient un contact direct avec Dieu. Toutes les générations suivantes ne devraient-elles pas, elles aussi, avoir ainsi un accès direct à Dieu ? De même que pour l’homme son propre corps est ce qu’il y a de plus précieux, il devait aussi y avoir dans la création un homme qui soit le plus précieux de tous et qui rende Dieu accessible grâce à sa personne, comme le fait le Coran. On voit apparaître ici clairement la quête du Prophète et de sa présence actuelle dans la personne de l’Imam.

13(2) En même temps, au niveau du contenu, Nasir Khusraw est à la recherche d’une doctrine qui lui fournisse des raisons intelligentes à l’appui de sa religion. Cela concerne d’abord les commandements religieux extérieurs. Il interroge en vain les différentes écoles de droit islamique (sunnites ?). Mais ses questions vont au-delà et touchent aussi la théodicée : pourquoi l’homme pieux a-t-il souvent tant de malheurs alors que le méchant est heureux ? Il interroge des philosophes, des manichéens, des sabéens, etc. Aussi bien le poème que le récit en prose et que l’épilogue du « Livre de l’illumination » racontent un événement clé, qui déclenche la quête de la véritable sagesse. Cet élément déclencheur est le Coran, ou le ciel étoilé, ou un rêve. Les deux récits, dans le livre de voyage et dans le poème, ne parlent pas seulement du commencement d’une quête intérieure, mais aussi d’un voyage extérieur. Mais les deux témoignages donnent à ce voyage une portée spatiale différente : dans le poème, il est question de régions qui ne sont pas du tout mentionnées dans le récit de voyage.

14

Et je bondis de ma place, immédiatement décidé à voyager,
Oubliant maison, bosquet de roses et pavillon de jardin ;
Persans, Arabes et Turcs, Byzantins et Indiens aussi
Et même les gens du Sind et du Yémen, tous, je les ai tous interrogés,
Je cherchai à apaiser ma soif à la sagesse des Grecs
Chez les Sabéens, les disciples de Mani, les négateurs de l’Au-delà, innombrables.
(55-57)

15Le récit de conversion en prose mentionne seulement le grand voyage de Nasir Khusraw au Caire, avec une quadruple visite à la Mecque. La conversion est rapportée au début du récit de son voyage. En harmonisant, on pourrait dire que le poème montre l’apparition antérieure d’une inquiétude, qui va pousser Nasir Khusraw à voyager jusqu’en Inde. Le récit de voyage décrirait alors la dernière phase des différents voyages mentionnés dans le poème, cela d’autant plus que le récit en question présuppose des voyages antérieurs. Le poème montre en tout cas, en accord avec le récit en prose, que le but de ses voyages précédents et de sa quête existentielle était le Caire. Il souligne même beaucoup plus fortement ce que Nasir Khusraw a trouvé dans cette ville au terme de son voyage : son maître al-Mu’ayyad, le veilleur à l’entrée du paradis, le chef de la mission ismaélienne sous l’imam al-Mustansir (1036-1094).

16En forçant un peu, on pourrait dire que Nasir a peut-être vécu plusieurs conversions. Il pourrait avoir reçu une première impulsion d’un passage du Coran qui l’aurait amené à entreprendre des voyages dans le monde entier. Il aurait reçu une deuxième impulsion en contemplant le ciel étoilé, et une troisième à travers une vision en rêve qui aurait débouché sur son voyage à la Mecque. Mais c’est seulement au Caire qu’il a trouvé un accomplissement dans la rencontre avec son maître al-Mu’ayyad et avec l’Imam. Le commencement et la fin de ce processus forment une unité. Entre les deux se situe une phase de recherche – une période marquée par de nombreux voyages qui sont devenus le signe et le symbole d’un changement de vie.

17Je me pose maintenant la question suivante : pouvons-nous déceler chez Paul une évolution comparable [11] ? Se pourrait-il qu’il ait vécu lui aussi une assez longue période de réorientation ? Il a quitté la diaspora d’Asie mineure et est allé à Jérusalem, centre de sa religion, afin d’y étudier la Loi – même si nous ne connaissons pas avec certitude la date de son arrivée. Le fait qu’il était originaire de Tarse est rarement contesté, alors que son temps de formation à Jérusalem l’est parfois, probablement à tort. C’est à Jérusalem qu’il est devenu un pharisien débordant de zèle. C’est alors que pourrait avoir commencé une longue période d’inquiétude et de réorientation. La conversion devant Damas ne serait ainsi que le point d’aboutissement de cette évolution de longue haleine. J’insiste sur le fait que l’idée d’un long processus de réorientation n’est d’abord qu’une hypothèse, « inspirée » par l’étude de Nasir Khusraw. Cela devrait cependant nous inviter à prendre au sérieux chez Paul tous les indices d’une conversion et d’une vocation progressive.

18Dans son récit autobiographique de Ph 3, 4 sqq., Paul énumère trois qualités caractéristiques de son existence préchrétienne qui lui ont été données de naissance et trois autres qu’il a acquises ; seules ces trois dernières sont introduites par la répétition d’une formule en katà[12]. Paul mentionne d’abord les trois premières qualités, qu’il a héritées : (1) rituellement, il est « circoncis le huitième jour » ; (2) généalogiquement, il est originaire « du peuple d’Israël, de la tribu de Benjamin » ; (3) culturellement, il peut se dire « Hébreu, fils d’Hébreux », c’est-à-dire qu’il descend d’une famille qui parlait hébreu et conservait consciemment sa culture propre.

19Les trois indications suivantes concernent au contraire des qualités que Paul a acquises. Elles se situent à un autre niveau. Paul est (4) « selon la Loi pharisien » ; l’expression katà n?mon devait être perçue par une oreille antique comme opposée à katà ph?sin. Il devait donc clairement s’agir de quelque chose que Paul ne possédait pas de naissance. Alors qu’il dit expressément à propos de son origine qu’il est « un Hébreu fils d’Hébreux », il ne dit pas à propos de son appartenance pharisienne qu’il est « pharisien fils de pharisiens » – à la différence du Paul lucanien en Ac 23, 6) – mais seulement qu’il est pharisien « selon la Loi ». Peut-être Paul a-t-il consciemment décidé d’adhérer au groupe des pharisiens, tout comme Josèphe décrit son adhésion dans son récit autobiographique stylisé : après un inventaire critique des autres courants du judaïsme, il a rallié les pharisiens (Josèphe, De vita sua, 10-12). Josèphe non plus n’était pas satisfait du premier choix qu’il avait fait ; il s’est séparé de son maître Bannus avant d’adhérer, selon ses dires, au mouvement pharisien. Se pourrait-il que Paul ait lui aussi essayé différentes orientations [13] ?

20Les indications suivantes, dans le texte autobiographique de Ph 3, sont introduites par katà et reflètent à l’évidence des actes conscients de Paul, tout comme nous l’avons déjà supposé à propos de sa qualité de pharisien. Paul a été (5) « selon le zèle, persécuteur de l’Église » chrétienne ; autrement dit, motivé par son idéal de zèle religieux, il a mis sous pression une minorité déviante qui, à ses yeux, mettait en danger la sainteté du peuple.

21Et il était aussi à cette époque (6) « irréprochable selon la justice ». On peut probablement comprendre cela ainsi : parce qu’il était plein de zèle pour la Loi, il se conformait de manière irréprochable à toutes les exigences de la Loi. Il souligne immédiatement après qu’il a tout réévalué à la lumière de sa conversion : ce qu’il avait considéré auparavant comme positif est devenu maintenant pour lui une chose négative. On peut en conclure qu’il n’est plus maintenant à ses yeux « irréprochable selon la justice exigée par la Loi », mais qu’il considère aujourd’hui cette justice irréprochable comme contraire à la volonté de Dieu.

22Revenons à notre question : Paul a-t-il lui aussi vécu « deux conversions », ou reçu plusieurs impulsions au cours d’un processus de réorientation de longue durée ? Est-il d’abord devenu pharisien, et s’est-il rallié ensuite à un courant au zèle plus radical au sein du pharisaïsme, dans sa recherche consciente d’un accomplissement de la Loi ? Et a-t-il encore vécu un nouveau changement d’orientation lorsqu’il a trouvé en Christ l’accomplissement de la Loi ? Ces impulsions et ces conversions ne sont-elles pas simplement des étapes jalonnant une longue recherche d’orientation qui, vue de l’extérieur, avait commencé avec le voyage de Paul à Jérusalem ? De même que Nasir Khusraw s’est rendu au Caire et à la Mecque pour trouver le chemin menant à l’islam véritable, Paul s’est rendu à Jérusalem, lieu central de sa religion, pour trouver le chemin menant au judaïsme véritable, pour étudier la Loi et la mettre en pratique de manière conséquente. Après une longue phase d’agitation et d’inquiétude, il a peut-être lui aussi trouvé l’accomplissement de sa quête dans sa conversion finale : il a découvert en Christ l’accomplissement de la Loi. La description de sa vocation en Ph 3 pourrait permettre de reconnaître trois phases dans la vie de Paul, en divisant en deux groupes les affirmations qu’il fait sur sa vie avant sa conversion au christianisme : premièrement sa naissance et son origine, deuxièmement son adhésion au pharisaïsme, avec une période de crise pendant laquelle il est devenu persécuteur et débordant de zèle, et troisièmement la rencontre avec le Christ qui met fin à cette période de crise.

2 – La conversion comme changement de statut

23La recherche sur la conversion orientée vers les groupes attire avec raison l’attention sur le fait que les conversions ne signifient pas seulement un changement de la personne, mais aussi l’acquisition d’un statut nouveau à l’intérieur d’une nouvelle communauté. La conversion (changement de la personnalité) et la vocation (changement de statut) sont étroitement liées. Dans le récit en prose de sa conversion, Nasir Khusraw laisse déjà entrevoir sa nouvelle mission – il n’est pas possible de discerner s’il s’agit seulement d’une vue rétrospective. La figure anonyme qu’il voit en rêve ne lui indique pas seulement le chemin de la sagesse, elle lui ordonne de devenir un sage pour les autres. Le récit poétique de sa conversion la présente entièrement du point de vue de son but, en conformité avec les valeurs de la communauté à laquelle il a adhéré. On y reconnaît nombre de topoi littéraires : la recherche vaine menée auprès des autres groupes donne une valeur supérieure à sa propre communauté. Le but est de faire la louange du maître. Nasir Khusraw reste un missionnaire des ismaéliens, même dans son exil à Jumgan, lorsqu’il compose son poème. Il fait l’éloge du chef de la mission ismaélienne au Caire, ce qui est une manière de proclamer la grandeur de sa propre mission. L’éclat de tout éloge retombe toujours aussi sur le laudateur. Quand, dans le poème sur sa conversion, il s’enflamme et déclare avoir trouvé au Caire, par la connaissance et la sagesse, l’accès au paradis, il plaide indirectement pour lui-même et pour son activité actuelle : il peut exercer pour d’autres la fonction que son maître a exercé autrefois pour lui.

24Chez Paul, nous trouvons, à côté de la lettre aux Philippiens dont nous avons parlé, d’autres affirmations sur son expérience de Damas dans la lettre aux Galates. Les différences entre les deux textes sont bien connues : en Philippiens, il décrit une transformation, en Galates il parle d’une vocation à l’apostolat. En Ph 3, 7-11, après la description de sa vie avant sa conversion, il poursuit ainsi son exposé :

25

Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause de Christ. En fait, je considère tout comme une perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur. À cause de lui, tout m’est devenu perte et je considère tout comme des ordures afin de gagner Christ et d’être trouvé en lui, non pas avec ma propre justice, qui vient de la Loi, mais avec celle qui vient par la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi. Il s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans la mort, pour parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts.
(Ph 3, 7-11)

26D’après ce passage, Paul n’a pas seulement changé personnellement lors de sa conversion, mais il a aussi trouvé une position nouvelle face à la vie : sa doctrine de la justification, selon laquelle la justice est un don fait à la foi. Et il présente cette transformation intérieure de son jugement et de sa pensée comme une rupture totale dans sa vie. Nous avons là un récit de conversion classique.

27Dans le passage autobiographique de la lettre aux Galates, il ne dit rien de cette position nouvelle et de la transformation intérieure qui s’y rattache. Il représente son expérience de Damas comme une vocation, comme un changement du rôle qui était le sien dans différents groupes. Le rappel de sa vie antérieure à la conversion met déjà l’accent sur le statut qu’il occupait alors dans son groupe.

28

Car vous avez entendu parler de ma conduite autrefois dans le judaïsme, avec quel acharnement je persécutais l’Église de Dieu et je cherchais à la détruire ; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race, par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères.
(Ga 1, 13-14)

29Ce qui est intéressant ici, c’est l’expression proékopton en tô ioudaismô, qu’on traduit le plus souvent par « je dépassais, je surpassais dans le judaïsme de nombreux autres ». Mais nous avons affaire là au vocabulaire technique de la prokopé, du progrès accompli par quelqu’un dans une philosophie ou dans une sagesse [14] ; le terme fait ainsi allusion ici à un degré supérieur du judaïsme. Paul dit donc ceci : auparavant je marchais dans le judaïsme, mais dans cette phase j’ai progressé et suis allé au-delà du judaïsme ordinaire. Comme en Ph 3, nous aurions alors en Ga 1 un indice montrant que son existence avant la conversion a comporté deux phases.

30Du statut de premier zélateur Paul est passé à celui d’apôtre, un apôtre parmi les plus importants, un apôtre pour toute l’humanité, pour les nations – alors que Pierre et les autres n’étaient apôtres que pour Israël. La rupture intervenue semble beaucoup moins marquée que dans la lettre aux Philippiens, car Paul voit dans sa vie une continuité qui a commencé « dès le sein maternel ». Alors déjà, il avait été « mis à part » pour une tâche particulière.

31

Mais quand il plut à Dieu, qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et qui m’a appelé par sa grâce, de révéler en moi son Fils, pour que je l’annonce comme une bonne nouvelle parmi les nations, je ne consultai ni la chair ni le sang…
(Ga 1, 15-16)

32Dans la suite de la lettre, il est surtout question du nouveau statut de Paul, et de sa reconnaissance par la communauté à laquelle il a adhéré grâce à sa conversion. Il y a une continuité dans la volonté de Paul d’être le premier : d’abord, il est celui qui surpasse tous les autres dans le zèle pour les traditions de ses pères ; ensuite, il est le premier dans le zèle pour la liberté de l’évangile, au point même de réprimander Pierre, le premier des apôtres. Ce que l’étude de la conversion orientée vers les groupes a fait ressortir, à savoir que les conversions ne sont pas seulement des changements intérieurs mais aussi des changement de statuts, est exprimé ici par le témoin lui-même dans un des textes classiques de conversion.

33Pour nous, ce passage est également important en ce qui concerne la notion de continuité dans la conversion. Nous trouvons ici un léger indice montrant que Paul avait la certitude de sa vocation avant même l’expérience du chemin de Damas. Il a été, dit-il, mis à part depuis le sein de sa mère. Il fait allusion par ces mots à la vocation prophétique du Serviteur de Dieu en Ésaïe 49, 1. Il n’est dès lors pas exclu qu’il ait déjà associé son activité en tant que pharisien avec une certitude de sa vocation. Une petite note dans la suite de la lettre aux Galates appuie cette hypothèse. Paul écrit : « Quant à moi, mes frères, si je prêche encore la circoncision, pourquoi suis-je alors persécuté ? Dans ce cas, le scandale de la croix serait aboli » (Ga 5, 11). Il fait très probablement allusion ici à son activité de pharisien, lorsqu’il était un représentant enflammé du mode de vie juif. Il aurait alors plaidé en ardent missionnaire pour la circoncision. « Prêcher » (kerys?ein) désigne habituellement chez Paul la prédication missionnaire et présuppose chez lui la conscience d’être envoyé. Il s’exclame en Rm 10, 15 : « Comment prêcheraient-ils (ker?xosin), s’ils ne sont pas envoyés ? » N’est-ce pas là un argument en faveur de l’hypothèse de deux conversions au cours d’une longue phase de réorientation ? De la certitude d’une mission confiée par Dieu qu’il avait déjà comme pharisien ? Il faut cependant admettre que cette longue période de réorientation n’a laissé que quelques traces dans la présentation que Paul fait de lui-même. Mais cela peut s’expliquer si nous faisons appel maintenant aux connaissances acquises dans la phase la plus récente des études sur la conversion : les récits de conversion sont des textes performatifs. Ils ne décrivent pas seulement un événement passé, mais ils réactivent toujours à nouveau la conversion et construisent ainsi le passé à partir de ce qui se produit dans le présent.

3 – Les récits de conversion comme textes performatifs

34Pour des raisons compréhensibles, les récits de conversion mettent en évidence des événements ponctuels dramatiques. Sur le plan narratif, il est plus intéressant de raconter des événements ponctuels que de décrire une longue phase de réorientation, même si ces événements n’ont représenté qu’un moment temporaire dans une vie marquée par l’inquiétude. Cette stylisation des récits de conversion n’a pas seulement des raisons narratives. En mettant l’accent sur les ruptures ponctuelles de leur vie, les convertis tracent à nouveau une frontière nette entre eux-mêmes et leur passé, entre leur appartenance à la nouvelle communauté et les anciens liens sociaux auxquels ils ont renoncé. Le récit d’une conversion ponctuelle a un caractère performatif ; il ne fait pas que rapporter un événement passé, mais il accomplit et confirme dans le présent la rupture avec le passé. Ce résultat de la recherche la plus récente sur la conversion est particulièrement utile pour l’exégèse. Désormais, en effet, nous n’avons pas besoin – ou pas seulement besoin – de remonter derrière les textes à la vie qu’ils racontent, mais nous pouvons considérer les textes eux-mêmes comme une actualisation de cette vie – et nous avons ainsi une base contrôlable pour nos affirmations.

35Notre hypothèse est la suivante : c’est rester proche de la réalité vécue que d’envisager la conversion comme un phénomène continu ; mais les récits qui en sont faits sont des actes performatifs de conversion, qui sont centrés sur des événements ponctuels extraordinaires. Chez Nasir Khusraw, ce sera une apparition vue en rêve, chez Paul une vision du Christ. La vision joue un rôle un peu moins important chez Nasir Khusraw que chez Paul : elle se situe au tout début d’une période de réorientation. Chez Paul, en revanche, la vision du Christ marque la fin définitive d’une phase de réorientation. Chez Nasir Khusraw, la figure médiatrice qui lui apparaît en rêve demeure anonyme, alors que chez Paul, c’est le Christ qui se révèle. Il s’agit dans les deux cas d’une hallucination, l’une sous la forme d’un rêve pendant le sommeil, l’autre sous la forme d’une vision à l’état de veille.

36L’anonymat de la figure médiatrice qui apparaît en songe à Nasir Khusraw est un fait remarquable. Ne devrait-il pas s’agir du Prophète en personne, de l’Imam ou de l’ange Gabriel ? Est-ce Nasir Khusraw qui le laisse dans l’anonymat par modestie ? L’omission du nom est-elle le fait de scribes sunnites ? L’Imam des ismaéliens pouvait difficilement apparaître comme révélateur au début d’un livre destiné à être lu par des sunnites ! Ou bien la figure était-elle anonyme déjà à l’origine ? S’agit-il d’une dissociation du moi idéal de Nasir Khusraw, apparu dans une crise existentielle pour lui indiquer une issue ? Quoi qu’il en soit, nous pouvons considérer ce récit comme un acte performatif : la figure en question provoque la décision du voyage. Nasir Khusraw le montre clairement : ce n’est pas cette révélation qui est décisive, mais le fait qu’il se mette en route vers la sagesse et se rende dans un autre lieu. Ce qu’il a trouvé pendant ce voyage est et reste pour lui le résultat d’une intervention divine dans sa vie.

37L’aveu qu’il s’est adonné à l’ivresse doit sans doute dans un premier temps être compris littéralement, car après son réveil il n’interprète métaphoriquement que son sommeil. Les quarante années de sa vie passée lui apparaissent comme un sommeil dont il doit enfin se réveiller. Il ne dit pas qu’il a vécu jusque-là dans une ivresse spirituelle. Mais comme tous les éléments extérieurs ont chez Nasir Khusraw un sens intérieur, il pourrait aussi avoir vu dans cet état d’ivresse un symbole de son éloignement de Dieu. Sur ce point aussi la recherche moderne sur la conversion est stimulante. Le récit de conversion passe parfois pour une possibilité d’exprimer des difficultés personnelles, en échappant au blâme de son entourage. Les difficultés sont présentées comme une étape déjà surmontée. Le récit ne dit pas « j’ai surmonté mon ivrognerie », mais « je veux la surmonter et je m’engage de nouveau par ce récit à le faire ».

38Paul n’a pas eu une vision en rêve lors de sa conversion. Les autres récits d’apparition pascale ne sont jamais situés non plus dans un contexte onirique, bien que dans l’Antiquité les morts apparaissent souvent dans des rêves, et que la communication en rêve avec les défunts soit également attestée dans le judaïsme. Sur le plan phénoménologique, les récits d’apparition pascale sont en fait des visions, qui en tant que telles sont clairement différenciées des rêves. Les visions (ou les hallucinations) perçoivent les choses comme une réalité extérieure [15]. Quand Paul se réfère à sa vision pascale, on peut observer une certaine tendance à l’intériorisation [16].

39La tradition la plus ancienne que, selon ses propres termes, Paul a reçue parle d’une apparition du Christ (1 Co 15, 8). Elle utilise le langage vétérotestamentaire des apparitions de Dieu ou d’un ange : « il est apparu » (?phthê).’ L’objet de la vision est le Christ. Dans un autre passage de la première lettre aux Corinthiens, Paul parle de voir le Seigneur : « Ne suis-je pas apôtre, n’ai-je pas vu notre Seigneur Jésus ? » (1 Co 9, 1). Ici aussi nous pourrions avoir affaire au langage de l’Ancien Testament – Ésaïe voit le Seigneur –, mais aussi au langage des premiers chrétiens tel qu’on le trouve en Lc 24, 34 : « Le Seigneur est vraiment ressuscité, il est apparu (?phthê)’ à Simon. »

40Dans la lettre aux Galates, Paul parle de la révélation du Fils : Dieu a jugé bon de « révéler en moi son Fils, afin que je l’annonce comme une bonne nouvelle parmi les nations » (Ga 1, 15-16). Ici, comme en Lc 10, 22, le verbe « révéler » est associé au titre christologique de « Fils » [17]. Paul suit certainement ici aussi le langage typique des premiers chrétiens. Il pense peut-être à un processus intérieur : la révélation, dit-il, se produit « en moi ».

41Dans la lettre aux Philippiens, il parle d’une connaissance du Christ : « Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause de Christ. En fait, je considère tout comme une perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur » (Ph 3, 7-8). L’intériorisation est encore plus visible dans ce dernier passage, qu’on ne rapproche d’ailleurs pas toujours de l’événement de Damas.

42Dans la seconde lettre aux Corinthiens, Paul parle de l’illumination par la gloire de Jésus-Christ : « Car le Dieu qui a dit : “que la lumière brille au milieu des ténèbres”, c’est lui-même qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir (pros photism?n) la connaissance de la gloire (d?xa) de Dieu sur le visage du Christ » (2 Co 4, 6). Paul emploie ici les mots du récit de la création. Le même Dieu qui au commencement a créé la lumière, l’a fait briller « dans nos cœurs ». La localisation de cette illumination dans les cœurs indique une expérience intérieure. Paul voit la gloire de Dieu et l’oppose à la gloire qui brillait sur le visage de Moïse, dont le caractère passager ne lui a été révélé que par le Christ. S’il se réfère à son expérience de Damas en 2 Co 4, 6, il se rattache à tout le moins au langage formulaire du christianisme primitif. Il est donc possible que 2 Co 4, 6 soit sa reformulation personnelle de l’expérience de Damas : pour lui, elle a été l’apparition d’une lumière qu’il a vécue comme un renouvellement de la lumière de la création, et dans laquelle la gloire de Dieu reflétée sur le visage de Moïse est passée sur le visage du Christ.

43Dans quelle mesure ces textes, avec leur degré différent d’intériorisation, sont-ils des textes performatifs ? Paul écrit toujours dans un contexte de vive polémique, souvent avec des adversaires judéo-chrétiens qui devaient lui rappeler son propre passé : en Galatie, ils voulaient introduire la circoncision ; à Philippes, ils lui attribuaient une valeur éminente. Ils tentaient de faire pression sur une minorité qui s’était écartée du judaïsme afin qu’elle s’y rattache rituellement à nouveau. Ils faisaient ainsi exactement ce que Paul avait fait avant son expérience de Damas : il avait lui aussi exercé une pression sur les chrétiens pour qu’ils réintègrent le judaïsme et observent la Loi. Dans ses contradicteurs actuels, Paul combat donc une part de lui-même, c’est-à-dire son propre passé. Il rompt de nouveau avec lui et appelle ainsi les chrétiens de son temps à rejeter ses adversaires comme lui-même rejette son passé. Dans ce contexte, il lui faut naturellement insister sur le caractère unique de sa conversion, pour ne faire voir sa vie actuelle qu’en opposition avec sa vie passée. Il peut y avoir là une bonne part de construction rhétorique – certes ancrée dans la réalité, mais qui passe sous silence le fait que sa conversion a été en réalité une longue phase de réorientation.

44Je reviens sur mon hypothèse d’une conversion par étapes. Je peux mentionner en conclusion trois textes qui ne sont pas autobiographiques, mais qui tirent parti d’éléments d’expérience manifestement biographiques.

45Le premier texte de caractère général est Rm 7. En Rm 7, 9, Paul parle à la première personne de manière générale, mais à mon avis il s’y inclut lui-même : « Moi, autrefois, sans la loi, je vivais ; mais quand le commandement est venu, le péché a pris vie, et moi, je suis mort » (Rm 7, 9-10). On pourrait voir dans ce passage une allusion à une première « conversion » de Paul à la loi. Il n’est pas exclu que Paul décrive ici son adhésion au pharisaïsme comme une rencontre avec la Loi, même si cela ne correspond pas aux faits. Les juifs en effet étaient confrontés à la Loi dès leur enfance et vivaient environnés par ses commandements. Mais les convertis disent souvent que tout ce qui a précédé leur conversion n’est comparativement que néant. À la suite de sa première « conversion », Paul serait devenu un persécuteur des chrétiens. Ce n’est que grâce à sa rencontre avec la Loi qu’a pris vie en lui le « péché », c’est-à-dire la volonté de persécuter les chrétiens, qu’il comprend maintenant, rétrospectivement, comme une forme d’opposition à la volonté de Dieu.

46Le deuxième texte est 2 Co 3. Paul y compare la gloire de Moïse et la gloire du Christ. Il montre que la gloire de Moïse passe à Christ. On pourrait faire le rapprochement avec la vie de Paul : il avait cherché autrefois en Moïse la gloire de Dieu, mais en regard de la gloire incomparablement plus grande du Ressuscité, cette gloire-là s’est estompée. Il avait cherché la gloire de Moïse dans l’étude de la Loi. L’affirmation de 2 Co 3, 16, qui provient d’Exode 34, 34, pourrait bien avoir déjà accompagné son étude de l’Écriture avant sa conversion : pour quiconque se convertit au Seigneur (Dieu), le voile qui cache la gloire de Dieu est enlevé. Paul comprend rétrospectivement que ce voile posé sur la compréhension de l’Écriture n’a été enlevé qu’en Christ.

47Le troisième texte est Rm 2, 17 sqq. Paul s’en prend à la compréhension de soi d’un maître juif. Il est persuadé « d’être le guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, l’éducateur des ignorants, le maître des simples » (Rm 2, 19-20). Les maîtres juifs instruisent des élèves juifs. Si Paul a bien eu affaire à de tels maîtres, il a pu vivre le début de son étude de la Torah comme une conversion – comme un passage des ténèbres à la lumière. Cette expression appartient au vocabulaire de la conversion.

48Essayons pour terminer de préciser conceptuellement la notion de conversion par étapes. À la suite de Hans Thomae, on peut distinguer entre une réorientation normative et une réorientation existentielle [18]. Dans le cas de décisions normatives, le système des normes reste inchangé ; il s’agit seulement de le mettre véritablement en pratique. Paul a commencé par une décision normative et par une conversion à l’intérieur de son judaïsme. Durant une longue phase de réorientation, elle s’est radicalisée à la suite de son adhésion au courant particulier des chrétiens (encore alors à l’intérieur du judaïsme) jusqu’à devenir une réorientation existentielle, où a lieu un changement du système des valeurs. Paul est ainsi parvenu à des résultats qui l’ont amené au-delà du judaïsme : l’adoration cultuelle d’un deuxième être divin à côté de Dieu, tel est le pas qui a été franchi et qui l’a conduit au-delà du judaïsme. Mais dans le cas de Paul, c’est surtout l’attitude critique vis-à-vis de la Loi qui a provoqué une réorientation existentielle.

49C’est là que réside la différence avec la conversion de Nasir Khusraw : ce dernier est demeuré à l’intérieur de l’islam, il n’a créé aucun nouveau courant, et surtout pas un nouveau courant qui se serait séparé de l’islam. Sa conversion a été plutôt une réorientation normative, la réalisation de l’islam véritable, puisqu’il a adhéré à une minorité islamique qui existait déjà avant lui. Paul lui aussi ne voulait, certes, que réaliser le judaïsme véritable, mais il a de facto franchi les premiers pas qui conduisaient à l’abandonner.

50Nous ne devons cependant pas ignorer l’importance de ce qu’ils ont en commun : ils aspirent tous deux à la réalisation des valeurs qui sont les leurs sous une forme concrète et terrestre. Nasir Khusraw a trouvé cette réalisation dans la personne de l’Imam, et Paul dans celle du Christ. L’Imam était un souverain régnant sur la terre, alors que le Christ était un messie qui sur la terre a échoué. Son règne n’était pas de ce monde. Mais il a été à l’origine d’une conviction qui devait se répandre dans le monde entier.

Notes

  • [1]
    Cette conférence a été donnée pour la première fois à l’Université de Tübingen, lors d’un colloque des sciences de l’Antiquité, le 19 janvier 2007. Je remercie le professeur Lutz Richter-Bernburg, islamologue à l’Université de Tübingen, pour la compétence avec laquelle il nous a introduit dans la vie et la pensée de Nasir Khusraw, ainsi que tous les participants au Colloque de Tübingen consacré à ce philosophe, théologien et poète ismaélien. Le professeur Lutz Richter-Bernburg prépare un ouvrage de synthèse sur Nasir Khusraw.
  • [2]
    La manière de transcrire son nom est très variable : N??er-e Khosrou, Nasir e Hosraw, Nasir è Hosrow, etc. Pour une présentation d’ensemble, voir A. C. Hundsberger, Nasir Khusraw. The Ruby of Badakshan. A Portrait of the Persian Poet, Traveller and Philosopher, coll. « Ismaili Heritage Series 4 », Londres, 2003.
  • [3]
    W. James, Die Vielfalt religiöser Erfahrung. Eine Studie über die menschliche Natur, Francfort, Insel Verlag, 1997, p. 152-272 (original anglais : The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature, Londres, 1903).
  • [4]
    J. Lofland, R. Stark, « Becoming a World-Saver », American Sociological Review 30, 1965, p. 862-875.
  • [5]
    Peter G. Stromberg, Language and Self-Transformation. A Study of the Christian Conversion Narrative, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1993.
  • [6]
    Peter G. Stromberg, « Konversion und das Zentrum der moralischen Verantwortlichkeit », in H. Knoblauch, V. Krech, M. Wohlrab-Sahr, éd., Religiöse Konversion. Systematische und fallorientierte Studien in soziologischer Perspektive, Constance, Universitätsverlag Konstanz, coll. « Passagen & Transzendenzen 1 », 1998, p. 47-63. L’auteur conteste l’interprétation de la conversion comme « déplacement de la responsabilité morale ». Ce qui est ainsi visé est l’attribution de la conversion à une cause spirituelle, qui est accentuée au détriment de l’activité propre du converti : « Die Konversion funktioniert […] nicht als mysteriöse Transformation der Person, sondern als eine Entdeckung der Mittel, die es den Gläubigen erlauben, Sinn in ihrem Leben zu finden » (p. 61). Les conversions sont comprises comme des transformations de soi non achevées qui permettent de résoudre des tensions émotionnelles dans un langage canonique traditionnel (p. 60).
  • [7]
    Cf. A. C. Hundsberger, Nasir Khusraw, p. 6 : « Both accounts of conversion are valid psychologically and possible historically. For a dream or a quest need not be mereley literary convention or a topos of human mythology. People do have dreams and do have moments of exquisite clarity, which they interpret as having revealed a profound truth that thereafter guides their lives. »
  • [8]
    Voir Sefer Nameh. Relation de Nassiri Khousrau en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Arabie et en Perse, pendant les années de l’hégire 437-444 (1035-1042), publié, traduit et annoté par Charles Schefer, Publications de l’École des langues orientales vivantes, IIe série, volume premier, Paris, Ernest Leroux, 1881 (texte cité, p. 1-6).
  • [9]
    On trouvera une traduction anglaise des principaux éléments de ce récit poétique dans A. C. Hundsberger, Nasir Khusraw, p. 55-69, avec une comparaison entre les deux récits aux p. 69-71. Une traduction allemande figure dans l’ouvrage de Hermann Ethé, Nâsir bin Khusraw’s Leben, Denken und Dichten, Leiden, 1884.
  • [10]
    Voir Hermann Ethé, op. cit., p. 16-18.
  • [11]
    Sur la première partie de la vie de Paul avant sa conversion, voir Martin Hengel, Anna Maria Schwemer, Paulus zwischen Damaskus und Antiochien. Die unbekannten Jahre des Apostels Tübingen, Mohr, coll. « WUNT 108 », 1998 ; Klaus Haacker, « Der Werdegang des Apostels Paulus. Biographische Daten und ihre theologische Relevanz », ANRW II, 26, 2, Berlin, de Gruyter, 1995, p. 815-938.
  • [12]
    Paul suit peut-être ici un schéma qui servait à décrire une personne dans un encomion. Outre un préambule, ce schéma porte successivement sur (1) l’enfance et l’origine ; (2) la formation et le métier ; (3) les actions extraordinaires. Dans ce sens, voir Klaus Berger, Formgeschichte des Neuen Testaments, Heidelberg, Quelle und Meyer, 1984, p. 345.
  • [13]
    Voir aussi le récit que fait Justin de son évolution spirituelle : il s’est mis successivement à l’école d’un stoïcien, d’un péripatéticien, d’un pythagoricien et d’un platonicien, sans trouver chez aucun d’eux une réponse satisfaisante à ses questions (Justin, Dialogue avec Tryphon, 2, 1-6). Il va de soi que Justin a donné une forme stylisée au récit de sa quête spirituelle.
  • [14]
    Voir, par ex., Justin, Dialogue avec Tryphon, 2, 6, qui parle de ses progrès dans la philosophie platonicienne en utilisant le même verbe prokoptein.
  • [15]
    Voir, à propos de la psychologie de la conversion de Paul, la contribution équilibrée de Michael Reichhardt, Psychologische Erklärung der paulinischen Damaskusvision ? Ein Beitrag zum interdisziplinären Gespräch zwischen Exegese und Psychologie seit dem 18. Jahrhundert, Stuttgart, Katholisches Bibelwek, coll. « SBS 42 », 1999.
  • [16]
    Voir Bernhard Heininger, Paulus als Visionär. Eine religionsgeschichtliche Studie, Fribourg-en-Brisgau, Herder, coll. « HBS 9 », 1996, p. 300-303.
  • [17]
    « Tout m’a été remis par le Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, et nul ne connaît qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler. »
  • [18]
    Hans Thomae, Konflikt, Entscheidung, Verantwortung. Ein Beitrag zur Psychologie der Entscheidung, Stuttgart, Kohlhammer, 1974.
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