Notes
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[*]
Michel Bertrand enseigne la théologie pratique et dirige le Master professionnel à l’Institut protestant de théologie.
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[1]
Cet article est la reprise d’un exposé donné dans le cadre d’un séminaire de Master 2 Recherche à la Faculté de théologie de Montpellier le jeudi 16 novembre 2006.
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[2]
Jacques Arènes, Souci de soi, oubli de soi, Paris, Bayard, 2002, p. 214.
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[3]
Régis Debray, Transmettre, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 18.
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[4]
Régis Debray, « Malaise dans la transmission » in Cahiers de médiologie n° 11. Communiquer/Transmettre, Gallimard, 2001, p. 18.
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[5]
Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p. 241 et 186.
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[6]
Christian Galtier, Message du président du conseil régional au synode de l’Église réformée de France en Cévennes-Languedoc-Roussillon, Perpignan, novembre 1999.
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[7]
Pascal Brückner, La tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995, p. 117.
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[8]
« La transmission, elle, est par nature inégalitaire et dissymétrique (comme l’est la filiation par rapport à la conjugalité). C’est une assignation de places où viennent tour à tour s’inscrire des individus, agissant et parlant de par la légitimité que leur donne cette place, qui les précède et leur survivra. Et c’est par ce référentiel en surplomb qu’ils sont fondés à exercer l’autorité à eux prêtée. » Régis Debray, « Malaise dans la transmission », op. cit., p. 26.
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[9]
Paul Ricœur, « Le paradoxe de l’autorité » in Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 110.
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[10]
Olivier Abel, « La fidélité à l’intransmissible », in Autres Temps, n° 48, hiver 1995-1996, p. 14 et 19.
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[11]
Jean-Paul Willaime, La précarité protestante, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 142.
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[12]
« Transmission : s’il me fallait affubler ce terme d’un symbole, le plus éloquent qui me vienne à l’esprit serait la passoire […]. Mais une passoire ne comporte pas seulement des trous. Si elle est faite pour laisser passer, elle n’est pas nécessairement vouée à laisser faire. Une passoire est aussi faite pour retenir. […] Reste donc à savoir si, pour être efficace, la transmission peut et doit être inconditionnellement soumise à la tradition ou si, effectuant un tri à la manière d’une passoire, elle n’en retient pas seul ce qui mérite d’être passé et qui n’a donc pas de… passé. » Gabriel Vahanian, « Transmission et tradition » in Autres Temps, n° 48, hiver 1995-1996, p. 6, 8, et 9.
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[13]
Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » in La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais n° 113 », p. 121 sq.
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[14]
« Le miracle qui sauve le monde, […] c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence […]. C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né”. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Agora Pocket », 2000, p. 314.
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[15]
Olivier de La Brosse, « L’Église et la transmission du dépôt de la foi » in Cahiers de médiologie n° 11. Communiquer/Transmettre, Gallimard, 2001, p. 85-86.
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[16]
Jean-Paul Willaime (rédigé avec la collaboration de Hugues Veron), « Le pape, le stade et les jeunes », in Strasbourg. Jean-Paul II et l’Europe, Paris, Cerf, p. 108.
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[17]
Olivier Abel, « Institution, désaccord, génération » (II), in Autres Temps, n° 62, été 1999, p. 64 et 66.
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[18]
Jacques Arènes, op. cit., p.189-215.
-
[19]
Gérard Delteil, « La transmission nous échappe-t-elle ? » in Dossiers Débat 2000-2000 débats, Église réformée de France, p. 2.
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[20]
Félix Moser, « La Parole donnée : être crédible », Bulletin du Centre Protestant d’Études, septembre 1999, 51e année, n° 4.
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[21]
Michel Lacroix, Le culte des émotions, Paris, Flammarion, 2001.
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[22]
Anne-Hélène Hoog, « Le judaïsme d’une génération à l’autre » in Cahiers de médiologie n° 11, op. cit., p. 90-91.
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[23]
Olivier de La Brosse, « L’Église et la transmission du dépôt de la foi » in Cahiers de médiologie n° 11, op. cit., p. 84.
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[24]
Daniel Marguerat, « La Bible, une pomme de discorde ? » in Le protestantisme et son avenir, Daniel Marguerat et Bernard Reymond, éd., Genève, Labor et Fides, 1998, p. 58.
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[25]
Gérard Delteil, « La transmission nous échappe-t-elle ? », op. cit., p. 2.
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[26]
Voir sur ce point, Gerhard Ebeling, « L’herméneutique entre la puissance de la parole de Dieu et sa perte de puissance dans les temps modernes » in Revue de Théologie et de Philosophie, 1994/1, p. 39-56.
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[27]
« L’instant de la pure grâce était passé, comme passent les instants d’amour fou. Puis la nuit se referme. Mais elle n’est plus la même. Ne sera plus jamais la même. Désormais la nuit porte, quelque part en son flanc gigantesque, un trou. Une trouée par où le jour peut poindre à tout instant ; jaillir et se mettre à luire. La grâce n’est qu’une déchirure, très brève, fulgurante. Mais rien ne peut la refermer. Une minuscule déchirure, et tout alentour se trouve transformé. Non pas magnifié, mais transfiguré. Car tout prend visage… La grâce n’est qu’une pause où le temps se retourne, frôlant l’éternité. Après quoi il faut recommencer, se remettre au travail, se remettre à durer. La grâce est une faux qui arase le monde, le met à nu, à cru ; alors on ne peut plus marcher, plus regarder, plus rien toucher, sans prendre garde à la vulnérabilité infinie de ce monde écorché. » Sylvie Germain, Nuit d’Ambre, Paris, Gallimard, p. 429-430.
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[28]
Gérard Delteil, « La transmission nous échappe-t-elle ? », op. cit., p. 5.
1Parler de la transmission, c’est être renvoyé à des préoccupations très concrètes. Ce n’est pas seulement discourir intellectuellement, mais c’est mettre en jeu des réalités profondes et complexes. Je voudrais le montrer en faisant brièvement résonner quatre séries de mots en guise d’introduction.
2(1) D’abord, le mot envie, le mot désir, pour dire que la transmission c’est d’abord ce mouvement qui porte à faire partager aux autres, notamment à la génération suivante, ce qu’on a soi-même reçu de bon, de précieux pour construire et orienter sa vie. La transmission est portée par cette conviction que ce qui est essentiel pour chacun doit l’être aussi pour ses descendants. Pour le chrétien, c’est l’expression d’une reconnaissance pour l’Évangile qui a été transmis, et c’est la responsabilité de le faire connaître. Cette bonne nouvelle n’a pas été inventée par lui, il ne l’a pas fabriquée, mais il l’a reçue et il a vocation maintenant à la transmettre.
3(2) Deuxième série de mots : ceux de vocation, d’exigence, voire de commandement. Ce devoir de transmission s’enracine pour le croyant dans les Écritures, notamment dans l’expérience du peuple d’Israël et la mémoire de sa libération. À travers des paroles et des gestes, le fidèle apprendra à ses enfants ce que Dieu a fait pour son peuple.
Écoute Israël ! […] Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur ; tu les répéteras à tes fils ; tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras debout ; tu en feras un signe attaché à ta main, une marque placée entre tes yeux ; tu les inscriras sur les montants de porte de ta maison et à l’entrée de ta ville.
Et demain quand ton fils te demandera : « Pourquoi ces édits, ces lois et ces coutumes que le Seigneur notre Dieu vous a prescrites ? » alors, tu diras à ton fils : « Nous étions esclaves de Pharaon en Égypte, mais d’une main forte le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte ».
5Dans le Nouveau Testament, on pense à la fin de l’Évangile selon Matthieu : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20) ; ou à l’apôtre Paul écrivant aux Corinthiens : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même » (1 Co 15, 3).
6(3) Toutefois, la transmission est aussi marquée par la difficulté et l’inquiétude. On voudrait pouvoir la maîtriser et en même temps on constate son impuissance à le faire. Sans cesse je transmets ce que je ne voudrais pas transmettre, et je ne transmets pas ce que je voudrais transmettre. Le psychanalyste Jacques Arènes écrit : « Le désir de transmettre doit inclure l’inattendu de la transmission, et doit accepter son propre effacement. Ce que l’on transmet réellement, n’est jamais ce que l’on désirait [2]. » Cette difficulté ou cette frustration engendre un sentiment de peur devant l’avenir, car la transmission est pour toute société la condition de sa survie dans le temps. C’est pourquoi on peut dire que la transmission a à voir avec la fragilité, la finitude et la mort. Ainsi, écrit Régis Debray : « Nous transmettons pour que ce que nous vivons, croyons et pensons ne meure pas avec nous [3]. » En témoignent, chez les adultes, la nostalgie que leurs enfants, leurs petits-enfants ne connaissent pas ce qu’ils ont vécu à leur âge, leur regret qu’ils ne partagent pas ou plus leurs valeurs, leur culpabilité de ne pas avoir su les leur transmettre. Ainsi, dans l’Église, l’insistance à « faire quelque chose pour les jeunes », qui souvent ne sont plus là, l’impatience même à trouver des solutions, des recettes, voire la multiplication de sessions et de débats sur la catéchèse et la transmission, ne traduisent-elles pas une angoisse de l’Église devant son propre avenir ?
7(4) C’est sans doute aussi à cause de cette impuissance à transmettre que s’instaure fréquemment aujourd’hui, une confusion entre la transmission et son faux double, la communication, qui en devient parfois son substitut pathétique et illusoire. On communique beaucoup aujourd’hui pour masquer que l’on ne transmet plus. On a parfois le sentiment d’avoir plus de moyens de communication que de choses à se dire. L’époque contemporaine n’est évidemment pas la première génération anxieuse de perdre le fil de la transmission. Mais elle est sans doute la première culture qui a les moyens matériels de masquer dans l’inflation communicative sa crise de la transmission. C’est ce que souligne Régis Debray.
On fait périodiquement le point sur tout ce qui domestique l’espace […] en laissant dans le flou ce qui peut domestiquer le temps (rituels, dictons, lectures…). On se vante que notre territoire se dilate, sans prendre garde que notre calendrier se contracte ; la profondeur du champ s’accroît, la profondeur de temps se ratatine ; et les nouvelles générations, sans repères temporels ni inscription dans l’histoire, qui naviguent sur la toile à leur aise, se noient dans la chronologie. […] La formule pourrait être : espaces protégés, durées saccagées. Synchronie gagnée, diachronie perdue. L’espace avale le temps [4].
9C’est pourquoi, sans vouloir disqualifier la communication au profit de la transmission, il importe de les distinguer. Je considère, classiquement et schématiquement, que communiquer est l’acte de transporter, si possible instantanément, une information dans l’espace. Communiquer, ainsi que l’indique le préfixe « com », c’est mettre en commun. Alors que transmettre, comme le dit le préfixe « trans », est l’acte de transporter une information dans le temps. Ainsi, la transmission vise à surmonter l’éphémère pour s’inscrire dans la durée d’une histoire. On peut dire que la prédication au sens large, l’annonce de l’Évangile dans l’espace public, la catéchèse sont au croisement de la communication et de la transmission.
10J’entre dans cette problématique de la transmission en trois étapes. La première est consacrée à la crise de la transmission aujourd’hui. La seconde aux mécanismes de la transmission et la troisième à ses contenus.
1 – La crise de la transmission aujourd’hui
11Parler de la crise de la transmission aujourd’hui et de ses causes, c’est déjà aborder en creux ou de manière oblique ce qui constitue l’acte de transmettre. Je distinguerai quatre causes.
121.1. Cette crise de la transmission s’explique sans doute, en premier lieu, par un rapport au temps devenu problématique dans notre culture. L’époque contemporaine est en effet gouvernée par l’immédiat, l’éphémère et le provisoire, sous la pression d’un présent toujours plus présent et toujours plus pressé. Du coup, la société semble ne plus disposer d’une mémoire vivante et c’est peut-être pour cela qu’elle se commémore sans cesse ! Comme si la multiplication des temps et des lieux de mémoire n’était qu’un substitut pathétique et un alibi à ses trous de mémoire. On perçoit une sorte de fétichisation de la trace historique (engouement pour les musées, souci de retrouver des racines, passion pour la généalogie, etc.) pour pallier les amnésies. Car, au fond, on sent bien que cette société n’est plus soumise à la reproduction et à la transmission de l’héritage, cet ensemble de rites, de paroles, de contenus, de valeurs qui la structuraient, assurant une continuité entre le passé et le présent. Il semble qu’aujourd’hui il y ait rupture de cette continuité. Avec, pour conséquence, une « mémoire en miettes ». Un constat, observe Danièle Hervieu-Léger, qui n’est pas d’abord lié à « un problème d’inadaptation des techniques pédagogiques utilisées pour “faire passer” un stock de connaissances », on voit qu’elles ne manquent pas. « Il est structurellement lié à l’effondrement des cadres de la mémoire collective qui assuraient à chaque individu la possibilité d’établir un lien entre “ce qui vient d’avant” lui et sa propre expérience présente [5]. »
131.2. Une deuxième cause de la crise de la transmission réside dans le fait que les structures qui assuraient la transmission d’une génération à l’autre, les institutions qui instituaient ce lien, sont aujourd’hui fragilisées. On peut dire que crise de la transmission et institutions en crise ne sont aujourd’hui qu’un seul et même phénomène. En effet, il n’y a pas de transmission sans inscription dans un collectif, dans une communauté d’appartenance, dans une institution. Si parfois, de façon pathétique, des parents confient leurs enfants en catéchèse à l’Église en disant : « Essayez, vous, de leur transmettre quelque chose », n’est-ce pas, entre autres, parce qu’il y a une sorte d’impuissance à transmettre lorsqu’on est seul ? Chacun peut en faire l’expérience. Le processus de transmission de l’Évangile peut-il échapper à cette exigence ? Ne doit-il pas toujours s’appuyer sur un collectif, sur une communauté qui partage des convictions, des solidarités, des objectifs communs ?
14Ainsi, la famille dont on sait les mutations et les ébranlements dans un contexte où nul n’est enclin à prendre un engagement et où nul ne s’estime obligé de le tenir. Tout cela met à rude épreuve les liens constitutifs de la filiation et de l’inscription dans une généalogie perturbant gravement le rôle pourtant déterminant de la famille dans le processus de transmission. On peut aussi penser à l’école. Car les bouleversements de la vie familiale, les fragilités, les carences, les manques de la vie sociale, reportent sur elle des demandes accrues auxquelles elle ne parvient pas toujours à répondre. De plus l’accélération des connaissances dans une société mue par l’innovation et la multiplication des réseaux de diffusion pose en termes nouveaux la question des savoirs à transmettre et celle des objectifs de l’enseignement. On pourrait aussi parler des difficultés de la vie associative à s’inscrire dans la durée, du discrédit qui pèse sur le politique et ses institutions, et même parfois du soupçon à l’égard de l’institution judiciaire.
15Les Églises, quant à elles, jusqu’à une époque pas si ancienne que cela, encadraient par leurs rites et leurs fêtes, par leur catéchèse et leurs célébrations, la vie de la société et de chaque individu dans la société. C’est là que s’élaboraient et se transmettaient de génération en génération toute une mémoire religieuse et une appartenance. La poussée de la sécularisation a profondément bouleversé cela. Les Églises n’ont plus d’impact sur la culture, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur propre recrutement. Ainsi, les Églises historiques ont longtemps vécu sur un modèle de développement relativement passif, fondé sur l’approche naturelle par le canal familial de ceux qui devenaient leurs membres. Le gros des troupes était constitué par les enfants et les petits-enfants de leurs fidèles. Force est de constater que, depuis une trentaine d’années, cela ne fonctionne plus. C’est le constat que faisait, il y aura bientôt dix ans, un responsable de l’Église réformée de France.
Nous sommes devant une alternative de plus en plus criante : soit nous prenons acte de l’obsolescence du modèle passif et naturel et nous en cherchons un, adapté à la réalité d’aujourd’hui, soit nous persistons à croire qu’il n’en est pas d’autre possible et alors nous prenons le parti de vivre et d’affirmer que notre Église a vocation à disparaître [6].
17Cette crise de la transmission est sans doute l’une des raisons qui a relancé, dans les Églises luthéro-réformées en France, la réflexion sur la mission et qui suscite de leur part des initiatives afin de partager l’Évangile au-delà de leurs marges. Par certains côtés, la réflexion sur la transmission n’est pas très éloignée d’une réflexion sur l’évangélisation, la communication de l’Évangile, où il s’agit d’annoncer, à celles et ceux qui ne la connaissent pas, la Parole reçue. C’est dire à quel point cette réflexion sur la transmission a aussi à voir avec la catéchèse. En effet, tant qu’il y avait, au plan ecclésial, une homogénéité communautaire et que la famille portait l’éveil à la foi, que les jeunes venaient, accompagnés par des proches motivés, engagés spirituellement, que les questions religieuses n’étaient pas étrangères à l’enfant, les catéchètes avaient essentiellement à donner un contenu à la foi, à l’approfondir, à en structurer l’orientation. La catéchèse était un « enseignement religieux ». Aujourd’hui, les enfants qui viennent en catéchèse sont pour la plupart dans l’ignorance religieuse la plus totale. Du coup, pour eux, la catéchèse est moins instruction qu’évangélisation : elle s’efforce de placer chacun devant la Parole, elle offre un temps et un espace pour Dieu, avant de proposer un contenu structuré.
181.3. La troisième raison à la crise de la transmission, qui va de pair avec l’effacement des institutions, est l’exacerbation de l’individualisme. Les sociologues de la religion ont assez montré combien l’individualisation du croire affectait le processus de la transmission. Plus généralement on a le sentiment, dans la société contemporaine, d’être en présence d’individus aucunement assujettis, qui n’ont de dette envers aucune instance, des comptes à ne rendre qu’à eux-mêmes, et qui ne s’autorisent que d’eux-mêmes. « C’est mon choix ! » est devenu le slogan emblématique de cette posture. On voit les convictions communes s’affaisser et les convictions personnelles érigées en absolu. C’est juste, vrai et bien dès lors que c’est sincère, authentique et émotionnellement fort. Ainsi, l’expérience vécue prend le pas sur les expériences transmises, condensées dans un savoir. Il est plus important d’expérimenter une vérité que de connaître un savoir reçu de la tradition. L’expérience présente, l’expérience vécue devient normative et légitimatrice. La sincérité et la transparence triomphantes sont devenues normes et critères de savoir, érigeant en normes, et en tout cas en droits, les choix individuels. Cette dilatation de la subjectivité débouche sur une crise de la responsabilité où l’on veut « tout et son contraire : que cette société nous protège sans rien nous interdire, qu’elle nous couve sans nous contraindre, nous assiste sans nous importuner, […] bref qu’elle soit là pour nous sans que nous soyons là pour elle [7]. »
191.4. Une telle évolution, qui affecte gravement tout processus de transmission, n’est possible que par un effacement des instances de régulation, une délégitimation des instances et fonctions d’autorité [8]. Il y a une rupture de la transmission parce qu’il y a crise de l’autorité. L’autorité étant étymologiquement (auctoritas du verbe augere) ce qui augmente, ce qui fait grandir, ce qui fait changer pour devenir auteur de sa propre vie. Or, aujourd’hui, écrit Paul Ricœur,
[n]ous ne savons plus très bien ce qui autorise l’autorité. La question a peut-être toujours existé, mais nous avons aujourd’hui le sentiment d’être au beau milieu d’une crise de légitimation, disons-le, d’une décrédibilisation de l’autorité, des autorités, institutions ou personnes – crise soulignée par une réticence générale à faire créance, c’est-à-dire à reconnaître la supériorité de quiconque, individu ou institution se trouvant investi d’un pouvoir de fait d’imposer l’obéissance [9].
21Créance, crédit, confiance, foi, fidélité, ces mots ont même racine. Or, comment une transmission peut-elle s’opérer sans autorité reconnue à une tradition, à des institutions, à des fonctions, à des personnes ? C’est-à-dire sans une confiance accordée à la parole de l’autre où s’enracine une fidélité.
La fidélité exprime bien ce geste par lequel on se retourne. On se retourne vers l’oublié, […] on se retourne vers celui ou celle qui parle, interroge ou répond. […] Durer, persévérer dans l’existence, suppose cette capacité à interpréter, c’est-à-dire ressaisir autrement le passé, le présent, et le futur, en le reportant à un autre que moi-même [10].
2 – Les mécanismes de la transmission : tradition et traduction
232.1. Transmission et tradition ont la même étymologie. J’ai déjà souligné que ce qui caractérise la transmission c’est précisément, cette possibilité d’inscrire chacun dans une tradition, une mémoire, une histoire, une généalogie, une parole qui le précède. En même temps, il faut refuser de se laisser enfermer dans l’idée que la transmission serait la seule répétition du passé, mais toujours articuler en profondeur tradition et innovation, car nul ne peut s’ouvrir à l’autre sans enracinement, et nul ne peut s’enraciner dans une identité sans la transformer. Il n’y a donc pas de transmission sans contestation de la tradition et donc sans modification de la tradition. Une tradition ne peut durer que pour autant qu’elle se renouvelle.
C’est tout le problème de la tradition au sens large du terme qui se trouve ainsi posé : si une tradition peut mourir par dissolution dans la culture ambiante, elle peut aussi s’éteindre par asphyxie, faute d’avoir su se renouveler au contact de la culture englobante [11].
25La transmission implique donc toujours de se risquer à une traduction afin de rendre compte aujourd’hui de ce qui a été reçu, dans des langages compréhensibles par le plus grand nombre, à partir des questions et des défis de ce temps. Ainsi, transmettre, c’est faire office de traducteur, fût-ce au double sens qu’évoque la traduction pour les Italiens qui parfois l’assimilent à une trahison. Mais aussi au double sens du verbe trahir en français, de déformer (il a trahi mes propos) mais aussi de dire, parfois à son insu, quelque chose d’essentiel (en disant cela, il a trahi le fond de sa pensée). Ainsi transmettre c’est toujours, en même temps, déformer, trahir, subvertir, renouveler. C’est dire que dans l’acte de transmettre il y a toujours de la distorsion, mais aussi de la perte, du résiduel, une réserve de sens enfouie mais pas forcément disparue. La transmission ne transmet pas tout, elle retient des éléments et en laisse passer d’autres. C’est pourquoi, à propos de la transmission, Gabriel Vahanian utilise l’image de la passoire [12]. Dans le processus de transmission, il y a toujours de l’intransmis, voire de l’intransmissible et en tout cas un inaccompli à redécouvrir sans cesse dans le passé pour orienter le présent et imaginer l’avenir. Paul Ricœur l’a montré de multiples manières : la transmission est interprétation, elle est à la fois sédimentation des apports successifs et innovation, écart singulier. Cela exige, à chaque génération, une capacité à interpréter ce qui a été transmis, c’est-à-dire à rouvrir dans le passé des « promesses enfouies et non encore tenues ». Je renvoie aussi à Hannah Arendt qui considère que la fidélité à la tradition est la condition nécessaire pour innover, commencer et recommencer [13]. C’est pourquoi elle parlera de la natalité, comme du « miracle qui sauve le monde », à la fois parce qu’elle est la figure d’une précédence et qu’elle ouvre à une histoire nouvelle [14].
262.2. Mais en réalité, on ne parvient pas toujours à mettre en corrélation tradition et réalité présente. Peut-être qu’au fond, on vit moins une crise de la transmission qu’une crise d’un modèle de transmission : hiérarchique, vertical, descendant, univoque. Ne serait-ce pas alors, parce qu’on ne sait pas articuler, dans une forme de réciprocité, les deux mouvements de tradition et de traduction, que la transmission est aujourd’hui défaillante, mise en échec ? Or, un des éléments qui permet d’opérer cette articulation est la relation existentielle qui s’enracine dans la fidélité et provoque le changement. On le voit bien en observant les accentuations différentes, suivant les familles confessionnelles, dans leur rapport à la tradition et à la réalité contemporaine. Ainsi, la tradition catholique, fera volontiers porter l’accent sur une certaine immuabilité, une certaine fixité de ce qui est transmis, un « dépôt de la foi », avec les dérives que l’on sait. C’est ce que souligne le Père de La Brosse.
Dans cette conception d’une transmission du dépôt de la foi n’y a-t-il pas eu une certaine matérialisation, une certaine réification de ce dépôt qui était à l’origine un message et qui est progressivement devenu un contenu ? […] La conséquence importante, c’est que l’Esprit continue toujours d’animer, de développer, de faire vivre et d’enrichir le dépôt de la foi, le préservant par son incessante nouveauté, de toute matérialisation ou réification. La foi n’est pas une chose. Elle est une vie. Le dépôt de la foi n’est pas un objet. Il est un esprit et une recherche [15].
28En même temps il faut bien voir qu’aujourd’hui, en période de fragilité, insister sur la fixité de la tradition a quelque chose de rassurant et de sécurisant. Dans une étude sur les rapports entre le pape Jean-Paul II et la jeunesse, Jean-Paul Willaime insiste avec raison sur ce paradoxe.
Dans un monde qui doute et dont les repères éthiques deviennent problématiques, un crédit social est accordé à celui qui, contre vents et marées, maintient un discours de certitude. […] On applaudit l’énonciateur de la norme et on applaudit la norme elle-même tout en sachant qu’on ne l’appliquera pas [16].
30Le protestantisme, au contraire, insistera, unilatéralement parfois, sur la traduction et l’innovation au détriment de la tradition. Son accent mis sur la Parole comme événement, l’importance qu’il donne à la relation, son insistance sur le caractère second des institutions dont on a vu le rôle dans la transmission, son rapport critique au symbolique, sa méfiance à l’égard du rite qui constitue un support éminent de la transmission, tout cela fait que le protestantisme n’a parfois comme seule tradition, qu’une « tradition autonettoyante » ! « Or, qu’est-ce qu’une invention qui se tiendrait effrayée à distance de la tradition, sans oser y mettre la main, sans oser y puiser de quoi réinventer [17] ? »
31En même temps le désir de transmettre doit toujours laisser à l’autre la liberté d’être différent. Le psychanalyste Jacques Arènes parle d’une « violence de transmettre [18] ». Cela me paraît important en un temps où ses propres incertitudes et ses propres peurs pourraient pousser chacun à toujours reproduire l’autre à son image, conforme à ce qu’il voudrait. On voit comment cela interroge notamment les pratiques catéchétiques. Comment proposer clairement aux enfants des convictions consistantes, tout en leur laissant la liberté de se les approprier, de les changer, de les contester, voire de ne pas y adhérer et d’affirmer leur différence, sans ressentir aussitôt cela comme un échec vécu dans la culpabilité et la mauvaise conscience ? Il y a là, on le sent bien, un équilibre toujours provisoire et fragile à trouver, une tension dynamique à assumer, car la transmission n’est jamais une opération mécanique.
Elle est une relation qui met en jeu l’altérité et la différence. Elle ne vise pas la reproduction du même, sans quoi elle serait endoctrinement. Elle ouvre toujours l’espace de la réception, de l’innovation. Il n’est de chance de transmettre que dans un rapport de réciprocité. Nul ne transmet s’il n’est lui-même à l’écoute d’autrui. Plus la transmission touche à des réalités profondes, à des convictions, à des valeurs, plus elle implique un cheminement partagé, un questionnement réciproque, dont chacun(e) sortira modifié(e) [19].
33Parce que l’acte de transmission se vit dans la relation, c’est tout à la fois le message, l’agent de transmission, le destinataire, leur relation, qui se trouvent transformés.
3 – Qu’est-ce que le chrétien cherche à transmettre ?
343.1. On peut d’abord penser à la transmission des traces et des marques d’une identité : identité croyante, religieuse, confessionnelle, culturelle, etc. Ces traces et ces marques insèrent visiblement dans une lignée, elles inscrivent dans une mémoire, elles situent dans une généalogie, elles marquent une filiation. Chacun récapitule en lui, consciemment ou non, toute une histoire dont il provient. Par cet héritage multiple, la transmission touche donc bien, au sens large, à l’identité qu’elle enracine et préserve. On sait aujourd’hui l’importance prise par ce terme vague d’identité. On en connaît aussi les pièges, à commencer par le repli crispé sur l’identitaire, porteur de fanatisme et d’exclusion à l’égard de l’autre, différent. Sans aller vers ces extrémités, de nombreux historiens ont montré à quel point les protestants, parce qu’ils sont minoritaires, sont parfois attachés à définir et transmettre une identité religieuse organisée autour d’un passé glorieux tenant lieu de présent, d’une culture élitiste et intellectuelle, de valeurs flatteuses (liberté, responsabilité, respect, etc.). On peut même être parfois agacé par ces protestants qui seraient prêts à mourir pour défendre une identité protestante, mais qui ne font pas grand-chose pour la faire vivre au présent. Comme s’il suffisait de perpétuer une culture protestante pour être quitte avec la question que la Parole de Dieu pose sans cesse. Or, on ne saurait réduire l’Évangile à des valeurs, à un comportement, ou à un « faire » structurant une identité croyante. Être chrétien n’est pas d’abord une identité construite et transmise, mais c’est une identité reçue, toujours nouvelle, d’un Autre que soi-même. C’est une expérience chaque fois personnelle, spécifique, singulière qui naît de la rencontre avec le Christ.
353.2. Pour autant, on ne saurait méconnaître que la foi, la rencontre avec Dieu, déterminent un certain nombre de comportements et de valeurs, notamment éthiques. Dans la suite de l’enseignement et des actes de Jésus, la catéchèse et la prédication chrétiennes appellent à une nouvelle orientation de l’existence où se transmet, de manière personnelle et communautaire, une parole crédible. Particulièrement en un temps où l’on se méfie des doctrines, des systèmes, des institutions, la transmission peut passer par l’authenticité d’engagements où s’exprime une cohérence entre ce qui est dit et ce qui est fait. Si la foi est une rencontre, comment en témoigner, en rendre compte, en transmettre l’expérience, en dehors de la relation et de la rencontre, avec tous les facteurs qui entrent en jeu. Sans tomber dans une théologie des œuvres ou dans l’exemplarisme, on mesure bien, notamment en catéchèse, que le témoignage personnel d’une vie qui a un sens peut ouvrir à une transmission bien plus que des exposés doctrinaux sur la foi chrétienne. Cela revient à souligner une fois encore la dimension existentielle de la foi. Sur le plan communautaire, on peut aussi penser aux actions diaconales où la Parole s’incarne et prend corps au service de l’environnement humain, sur les points de blessure de la société : blessures conjugales, psychologiques, sociales. Dans cette diaconie de l’accueil, du sens, de la solidarité matérielle, qui travaille à construire un monde plus juste et plus fraternel, implicitement ou explicitement l’Évangile peut se transmettre. Ce qui est en jeu ici, c’est ce que Félix Moser appelle « la crédibilité de la parole [20] ».
363.3. Je ne m’éloigne pas du thème théologique de l’incarnation, si important dès qu’il s’agit de transmission, en évoquant maintenant la transmission de gestes et par gestes. C’est-à-dire la Cène, le baptême, les actes cultuels, les gestes liturgiques, ceux de la prière et du chant, mais aussi les fêtes, les cérémonies, les rites. Au-delà de la parole, la transmission met en jeu ici d’autres registres : le corps, les sens, le sentiment, l’émotion, la sensation, le symbolique, l’esthétique pour tenter de rendre compte de l’indicible. Et c’est vrai que parfois les protestants sont très cérébraux et tendent à réduire la transmission à ce qui se passe au niveau du discours et du raisonnable. Je renvoie ici au livre de Michel Lacroix, Le culte des émotions, où tout à la fois l’auteur critique l’invasion actuelle par l’émotionnel et s’efforce de réhabiliter un bon usage des émotions [21]. Car la transmission passe aussi par la mémoire du corps, du ressenti, de ce qui nous touche et qui en nous touchant nous relie aux autres et à une histoire. C’est pourquoi cela concerne plus largement et plus fondamentalement le rapport au rite. Car le rite enracine, il inscrit dans une tradition, il implique une mémoire, une sensibilité, il met en jeu le corps, il est marque d’une appartenance. On peut penser au rituel des histoires racontées aux très jeunes enfants et à la nécessité de reprendre exactement les mêmes termes à chaque fois. Plus fondamentalement, il faut rappeler l’importance de la mémorisation dans les catéchismes de la Réforme et le jeu quasi rituel des questions/réponses. Ou encore redire l’importance du rite pour la transmission dans le judaïsme. Je cite ici l’une de ses représentantes.
Transmettre repose conjointement sur la mémoire d’un témoignage, exprimée par l’injonction « Zakhor ! » (Souviens-toi) et sur l’enseignement des préceptes et du scrupuleux et minutieux accomplissement des rites énoncés, exprimé par l’injonction « Shmor ! » (Observe, garde). […] Dans le processus de transmission, le rôle du rituel est fondamental. Lors de son accomplissement, tout rite établit un lien immédiat entre le présent et les origines. La formule « nous » se conjugue à celle de « nos pères », affirmant que ce que Dieu a accompli pour les patriarches et les ancêtres, est aussi accompli pour celui qui rend la mémoire opératoire par la parole et par le geste [22].
38La transmission prend ici la forme d’une initiation à ce langage symbolique et aux ressources dont il est porteur. Il faut bien reconnaître que pour toutes sortes de bonnes et moins bonnes raisons, cette modalité de la transmission est peu présente dans le protestantisme. Avec d’ailleurs quelques surprises. Ainsi, on voit des parents (souvent les plus engagés dans la vie de l’Église) ayant pensé garantir la liberté de leurs enfants en ne leur donnant aucun « signe » (pas de baptême, par exemple) rattrapés par les jeunes qui eux (vers 6-10 ans) en font la demande. Cela prouve que malgré le manque délibérément inscrit, peut-être même à travers lui, à cause de lui, une transmission s’est faite.
393.4. Mais transmettre c’est aussi transmettre un contenu de la foi. Or, il arrive parfois que l’insistance sur le comment transmettre, les vecteurs de la communication, ne soit qu’un alibi à l’incertitude sur le quoi transmettre, c’est-à-dire le contenu de la transmission. Il faut se méfier, pour surmonter les difficultés de la transmission, de la manipulation technicienne qui donnerait la possibilité ou le sentiment d’être plus efficace. Ce contenu, ce « quoi transmettre » peut être une formule brève. Ainsi Paul écrivait déjà : « Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu, Christ est mort […], il a été enseveli […], il est ressuscité […], il est apparu […] » (1 Co 15, 3 sqq.). Il soulignait encore à propos de la Cène : « Moi, voici ce que j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré […] » (1 Co 11, 23). Ce peut être un énoncé plus vaste et substantiel organisé dans un credo, une confession de la foi, un catéchisme, un ensemble de dogmes, un système théologique qui visent à traduire aujourd’hui le cœur du message chrétien.
40En effet, si l’expérience de Dieu a toujours quelque chose de fondamentalement indicible, elle ne saurait demeurer muette sauf à se réduire à une pure émotion ou illumination, hors parole et hors langage. Or, pour imprégner et structurer toute la vie, la foi doit impérativement s’exprimer dans un langage, rendre compte de ce qu’elle vise et de Celui qu’elle rencontre. La foi ne saurait donc se passer de la cohérence d’un savoir théologique qui lui fournit une expression, un contenu, une inscription dans une tradition qui la précède, et de nouveaux langages toujours à inventer. En même temps, on sait bien que ce contenu théologique peut vite dériver en orthodoxie à partir de laquelle on pratique l’exclusion de celles et ceux qui dévient par rapport à elle. Ainsi le Père de La Brosse souligne que « trop souvent, l’Église a cru transmettre la vérité du message évangélique, alors même qu’elle ne faisait qu’imposer une certaine orthodoxie parmi d’autres, une des diverses “bonnes manières de croire” [23] ».
413.5. On ne saurait parler de transmission pour des chrétiens protestants sans parler de la transmission de la Bible. Les Écritures constituent, en effet, le témoignage rendu à Jésus-Christ. C’est par elles que le Christ se rencontre et se révèle, ce sont elles qui enracinent la transmission chrétienne sur le sol ferme de la première prédication apostolique. Elles sont elles-mêmes, déjà, transmission, tradition et traduction, contenu et événement, expression de la foi et relation existentielle. Ainsi, elles ne sont pas un texte dont le sens serait donné une fois pour toutes et qu’il n’y aurait plus qu’à répéter (dans une transmission de type fondamentaliste qui est reproduction et répétition du même). Les Écritures, comme leur nom l’indique, forment un texte pluriel, que chacun est appelé à travailler, déchiffrer, interpréter, pour y entendre la parole existentielle qui rend présent le Christ. Toutefois, si la Bible est un livre de foi, elle est aussi un objet culturel qui doit être transmis à tous, et pas seulement aux croyants. Elle est en effet une des composantes essentielles de la culture, un réservoir de textes et de symboles qui a alimenté pendant des siècles la création artistique en Occident. Or, du fait de la sécularisation qui affecte le processus de transmission, on constate aujourd’hui une perte de la mémoire biblique qui frappe des pans entiers de la culture au point que celle-ci est devenue indéchiffrable pour bon nombre de contemporains. Plus largement, la transmission peut contribuer à la tâche à laquelle invite Daniel Marguerat.
Maintenir l’ouverture du débat, je dirais l’universalité du débat sur la question de Dieu. Le modèle est ici le Paul des Actes des Apôtres qui « adressait la parole […] chaque jour, sur la place publique, à tous ceux qui passaient » (Actes 17, 17). La Bible peut et doit être le théâtre d’un dialogue entre croyances et incroyances, d’où qu’elles viennent [24].
433.6. Mais au travers et au-delà de tout cela, fondamentalement, ce que le chrétien cherche à transmettre, c’est-à-dire en fait à provoquer, c’est la Bonne Nouvelle qui surgit de la rencontre avec Dieu. « En ce sens, écrit Gérard Delteil, le thème de la transmission renvoie à quelque chose de fondamental : la transcendance de l’Évangile. L’Évangile est premier [25]. » Cet Évangile, ce salut par grâce, n’est pas un point de doctrine à apprendre mais l’expérience d’une rencontre libératrice qui oriente toute l’existence. Ce n’est donc pas un dépôt à garder, une doctrine à sauvegarder, un objet à transmettre, une croyance à répandre, une morale à imposer, il est une Parole au travers de laquelle se communique le Christ. « Prêcher l’Évangile n’est rien d’autre que le Christ qui vient à nous, ou nous qui sommes amenés au Christ » dit Luther. Ainsi la transmission est fondamentalement un événement se produisant dans une rencontre qui met en jeu toute la personne. On peut ici rappeler que, pour le Réformateur, la Parole de Dieu ne concerne pas le seul intellect, c’est-à-dire une partie du sujet humain, mais sa totalité jusqu’au point le plus intime et donc le plus singulier qui qualifie son existence [26]. C’est pourquoi, cette rencontre existentielle est toujours, à la limite, de l’ordre de l’intransmissible. Il n’est pas au pouvoir de l’Église, ni des témoins, de provoquer cette rencontre. Ils ne peuvent, au mieux, qu’en préparer le chemin en renvoyant à cette présence qui est au-delà de tous les discours.
Conclusion
44En conclusion, je dirai que le mot transmission évoque une course de relais, où chacun est au service du même but, faire avancer ce bâton qui s’appelle le témoin. L’image de la course illustre bien ce que le verbe transmettre évoque de mouvement, de solidarité, de communauté. En même temps, la limite de cette image est que, dans la transmission de l’Évangile, le témoin n’est plus un objet fini que l’on se passe de l’un à l’autre, mais la personne chargée de la transmission. Ainsi ce qui est à transmettre passe d’abord par ce que sont les témoins, les parents, les catéchètes, les pasteurs – leurs paroles et leurs actes, limités, fragiles, risqués – et non par le contenu d’un dépôt de la foi immuable qui traverserait les siècles. Cela me conduit à deux remarques.
- La première pour souligner que le témoignage ou la transmission ne seront jamais des choses faciles, des réalités évidentes pour lesquelles il pourrait y avoir des recettes ou des stratégies qui marcheraient à tous les coups. Dans le Nouveau Testament, c’est le même verbe, paradidômi, qui signifie à la fois « transmettre » et « livrer à la justice », qui désigne la passion de Jésus et la transmission de l’Évangile. Jésus livré, abandonné, rejeté, crucifié et par là même transmis. Ainsi l’Évangile est livré comme une Parole sans cesse trahie, menacée, contestée, une Parole transmise parce que définitivement compromise avec la condition humaine et ses limites. Une Parole qui ne cesse de se faire chair et qui est donc inséparable des témoins qui, à travers leurs corps, leurs forces, leurs voix, livrent l’Évangile et se livrent à l’Évangile.
- En sachant que le chrétien n’est pas maître du message qui lui est confié, ni de sa transmission, ni de ses résultats. Il ne sait jamais quand survient l’essentiel de la transmission. Il se produit parfois quand il ne l’attend pas, quand il a le sentiment d’être démuni ou inefficace, quand ayant fait ce que qu’il avait à faire, il pense n’avoir rien fait. C’est « l’instant de la pure grâce » dont parle Sylvie Germain et qui est, à bien des égards, inexplicable et non maîtrisable [27]. On peut avoir regardé des centaines de fois une œuvre d’art, entendu des centaines de fois un morceau de musique, et puis soudain, un jour, on y découvre quelque chose qui suscite une émotion et une joie inattendues. De même on peut avoir lu de multiples fois un texte de la Bible, on peut avoir entendu de nombreuses prédications sur ce texte, et puis, un jour, la parole du prédicateur rejoint le soi au plus intime, produisant l’événement existentiel de la rencontre avec le Christ qui demeure comme une grâce inattendue.
Notes
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[*]
Michel Bertrand enseigne la théologie pratique et dirige le Master professionnel à l’Institut protestant de théologie.
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[1]
Cet article est la reprise d’un exposé donné dans le cadre d’un séminaire de Master 2 Recherche à la Faculté de théologie de Montpellier le jeudi 16 novembre 2006.
-
[2]
Jacques Arènes, Souci de soi, oubli de soi, Paris, Bayard, 2002, p. 214.
-
[3]
Régis Debray, Transmettre, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 18.
-
[4]
Régis Debray, « Malaise dans la transmission » in Cahiers de médiologie n° 11. Communiquer/Transmettre, Gallimard, 2001, p. 18.
-
[5]
Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p. 241 et 186.
-
[6]
Christian Galtier, Message du président du conseil régional au synode de l’Église réformée de France en Cévennes-Languedoc-Roussillon, Perpignan, novembre 1999.
-
[7]
Pascal Brückner, La tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995, p. 117.
-
[8]
« La transmission, elle, est par nature inégalitaire et dissymétrique (comme l’est la filiation par rapport à la conjugalité). C’est une assignation de places où viennent tour à tour s’inscrire des individus, agissant et parlant de par la légitimité que leur donne cette place, qui les précède et leur survivra. Et c’est par ce référentiel en surplomb qu’ils sont fondés à exercer l’autorité à eux prêtée. » Régis Debray, « Malaise dans la transmission », op. cit., p. 26.
-
[9]
Paul Ricœur, « Le paradoxe de l’autorité » in Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 110.
-
[10]
Olivier Abel, « La fidélité à l’intransmissible », in Autres Temps, n° 48, hiver 1995-1996, p. 14 et 19.
-
[11]
Jean-Paul Willaime, La précarité protestante, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 142.
-
[12]
« Transmission : s’il me fallait affubler ce terme d’un symbole, le plus éloquent qui me vienne à l’esprit serait la passoire […]. Mais une passoire ne comporte pas seulement des trous. Si elle est faite pour laisser passer, elle n’est pas nécessairement vouée à laisser faire. Une passoire est aussi faite pour retenir. […] Reste donc à savoir si, pour être efficace, la transmission peut et doit être inconditionnellement soumise à la tradition ou si, effectuant un tri à la manière d’une passoire, elle n’en retient pas seul ce qui mérite d’être passé et qui n’a donc pas de… passé. » Gabriel Vahanian, « Transmission et tradition » in Autres Temps, n° 48, hiver 1995-1996, p. 6, 8, et 9.
-
[13]
Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » in La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais n° 113 », p. 121 sq.
-
[14]
« Le miracle qui sauve le monde, […] c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence […]. C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né”. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Agora Pocket », 2000, p. 314.
-
[15]
Olivier de La Brosse, « L’Église et la transmission du dépôt de la foi » in Cahiers de médiologie n° 11. Communiquer/Transmettre, Gallimard, 2001, p. 85-86.
-
[16]
Jean-Paul Willaime (rédigé avec la collaboration de Hugues Veron), « Le pape, le stade et les jeunes », in Strasbourg. Jean-Paul II et l’Europe, Paris, Cerf, p. 108.
-
[17]
Olivier Abel, « Institution, désaccord, génération » (II), in Autres Temps, n° 62, été 1999, p. 64 et 66.
-
[18]
Jacques Arènes, op. cit., p.189-215.
-
[19]
Gérard Delteil, « La transmission nous échappe-t-elle ? » in Dossiers Débat 2000-2000 débats, Église réformée de France, p. 2.
-
[20]
Félix Moser, « La Parole donnée : être crédible », Bulletin du Centre Protestant d’Études, septembre 1999, 51e année, n° 4.
-
[21]
Michel Lacroix, Le culte des émotions, Paris, Flammarion, 2001.
-
[22]
Anne-Hélène Hoog, « Le judaïsme d’une génération à l’autre » in Cahiers de médiologie n° 11, op. cit., p. 90-91.
-
[23]
Olivier de La Brosse, « L’Église et la transmission du dépôt de la foi » in Cahiers de médiologie n° 11, op. cit., p. 84.
-
[24]
Daniel Marguerat, « La Bible, une pomme de discorde ? » in Le protestantisme et son avenir, Daniel Marguerat et Bernard Reymond, éd., Genève, Labor et Fides, 1998, p. 58.
-
[25]
Gérard Delteil, « La transmission nous échappe-t-elle ? », op. cit., p. 2.
-
[26]
Voir sur ce point, Gerhard Ebeling, « L’herméneutique entre la puissance de la parole de Dieu et sa perte de puissance dans les temps modernes » in Revue de Théologie et de Philosophie, 1994/1, p. 39-56.
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[27]
« L’instant de la pure grâce était passé, comme passent les instants d’amour fou. Puis la nuit se referme. Mais elle n’est plus la même. Ne sera plus jamais la même. Désormais la nuit porte, quelque part en son flanc gigantesque, un trou. Une trouée par où le jour peut poindre à tout instant ; jaillir et se mettre à luire. La grâce n’est qu’une déchirure, très brève, fulgurante. Mais rien ne peut la refermer. Une minuscule déchirure, et tout alentour se trouve transformé. Non pas magnifié, mais transfiguré. Car tout prend visage… La grâce n’est qu’une pause où le temps se retourne, frôlant l’éternité. Après quoi il faut recommencer, se remettre au travail, se remettre à durer. La grâce est une faux qui arase le monde, le met à nu, à cru ; alors on ne peut plus marcher, plus regarder, plus rien toucher, sans prendre garde à la vulnérabilité infinie de ce monde écorché. » Sylvie Germain, Nuit d’Ambre, Paris, Gallimard, p. 429-430.
-
[28]
Gérard Delteil, « La transmission nous échappe-t-elle ? », op. cit., p. 5.