Notes
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[*]
Alain Houziaux est pasteur à l’Église Réformée de l’Étoile, docteur en philosophie de la Faculté de Paris-Nanterre et docteur habilité en théologie de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université Marc-Bloch à Strasbourg.
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[1]
Cité par Peter Brown, Le renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, 1995.
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[2]
Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, adressée en 177 à Marc Aurèle et Commode, citée par Michel Rondet in Sexualité et religions, Marcel Bernos, dir., Paris, Cerf, 1988.
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[3]
Jean-Philippe de Tonnac, La révolution a-sexuelle. Ne pas faire l’amour, un nouveau phénomène de société, Paris, Albin Michel, 2006.
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[4]
Reconnaissons-le, cela est surtout vrai pour les hommes.
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[5]
Cette expression volontairement contradictoire est de R. Bultot, La doctrine du mépris du monde, Louvain/Paris, Nauwelaerts, 1963-1964.
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[6]
Eusèbe de Césarée, évêque, théologien et historien de l’Église (265 env.-341), Démonstration évangélique, I, 8, cité par Peter Brown, op. cit., p. 258.
-
[7]
Peter Brown, op. cit.
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[8]
Nous résumons sous ce thème la virginité et la continence. La chasteté caractérise le fait de s’abstenir des plaisirs, et aussi des désirs charnels.
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[9]
Il faut distinguer le judaïsme de la Palestine du judaïsme hellénistique, numériquement beaucoup plus important, dispersé autour du bassin méditerranéen.
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[10]
Cf. Deutéronome 23, 10-11.
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[11]
Jésus est sans doute resté célibataire. Pourtant, certains ont défendu l’idée qu’il avait été marié avant le début de son ministère. Deux raisons au moins iraient dans ce sens. Primo, lorsque Paul prône le célibat, il dit expressément (1 Co 7, 25) : « Je n’ai pas d’ordre du Seigneur » à ce sujet. Il parle donc en son nom personnel. Il est vraisemblable que si Jésus avait toujours été célibataire, Paul n’aurait pas manqué de se réclamer de son exemple et de son autorité. Secundo, Jésus se considérait et était considéré comme un « rabbi ». Or, tous les rabbis de l’époque de Jésus étaient mariés. Et selon le Talmud, le seul qui ne l’ait pas été, Ben Azay, a été vivement critiqué pour cela. Or, on n’a jamais fait reproche à Jésus de ne pas être marié. Cf. Schalom Ben-Chorin, Marie, Paris, DDB, 2001, p. 229-230
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[12]
Matthieu 5, 28.
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[13]
Marc 10, 5-12 ; Luc 16, 18.
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[14]
Il n’est pas certain que, dans ce texte, Jésus incite à se faire « eunuque pour le Royaume ». Il se peut qu’il fasse référence à ceux qui se font eunuque seulement pour montrer que l’enseignement qu’il délivre (à savoir rester fidèle dans le mariage, cf. v. 11) est supportable par rapport à la condition de ceux qui sont eunuques ou ont fait vœu de chasteté.
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[15]
Jésus dit en effet : « Ce n’est pas tout le monde qui peut comprendre cette parole », comme si son exhortation à se rendre eunuque n’avait pas à être comprise et reçue par tous. Pour le Jésus de Matthieu, l’exhortation à se rendre eunuque pour le Royaume serait-elle donc un enseignement ésotérique réservé à une minorité ?
-
[16]
Au contraire Marc 10, 30 et Matthieu 19, 29 ne mentionnent pas la nécessité de quitter son épouse.
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[17]
Cf. Mt 1, 24, « Joseph prit sa femme chez lui et ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle ait enfanté un fils auquel il donna le nom de Jésus ». Cf. Jacques Duquesne et Alain Houziaux, La Vierge Marie, origine et ambiguïté d’un culte, Paris, éd. de l’Atelier, 2006.
-
[18]
Cf. Charles Munier, Mariage et virginité dans l’Église ancienne, Berne, Peter Lang, 1987, p. xxiv.
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[19]
De encrateia (maîtrise de soi et continence).
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[20]
Peter Brown, op. cit., p. 256.
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[21]
Cf. Mt 22, 30 ; Mc 12, 25 ; Lc 20, 35.
-
[22]
Antoine le Grand (251-356). Antoine qui était né en Égypte, renonça à ses biens et se retira dans un vieux fort désaffecté, puis dans une petite oasis, en plein désert, proche de la Mer Rouge. Il fut considéré comme le père des ermites.
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[23]
Saint Antoine, Lettres 1.
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[24]
Cf. saint Jean Climaque, 579-649, L’échelle de l’ascension divine, cité par Peter Brown, op. cit., p. 293.
-
[25]
Cf. Les apocalypses du quatrième livre d’Esdras et du Livre d’Hénoch ; cf. aussi Philon d’Alexandrie.
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[26]
Cf. Irénée de Lyon, Adversus Hereses.
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[27]
Sur ce point, on se fondait sur Gn 1, 26.
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[28]
On retrouve là le mythe d’Aristophane qui avait déjà été évoqué par Platon dans Le Banquet, 189c, 189a. Les humains étaient d’abord androgynes, et ils ont ensuite été coupés en deux et sexués. Le désir et l’amour les font courir après leur moitié pour tenter de reconstituer l’unité de leur nature première.
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[29]
L’Évangile de Philippe, écrit gnostique du iie siècle (sentence 71) explique : « Lorsque Ève faisait partie d’Adam, la mort n’existait pas. Quand Ève s’est séparée d’Adam, la mort s’est mise à exister. Si Adam revient de nouveau complet et retrouve sa forme ancienne, la mort cessera d’exister. »
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[30]
La nature de cet accouplement (physique ou spirituel) n’est pas précisée par les textes.
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[31]
Cf. Gn 2, 24.
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[32]
« Ce qui donne consistance à l’Anthropos [c’est-à-dire l’Homme non sexué qu’il faut reformer], c’est une relation intime et durable. Faites l’expérience de l’étreinte pure […]. Parmi les esprits impurs, certains sont masculins, d’autres féminins. Les masculins sont ceux qui s’unissent aux âmes qui habitent une forme féminine, les féminins sont ceux qui s’unissent aux âmes qui habitent un corps masculin », Évangile de Philippe, sentences 60 et 61.
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[33]
L’Évangile de Thomas, sentence 114, précise : « Toute femme qui se fera Anthropos [Homme premier androgyne] entrera dans le Royaume. »
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[34]
Les Évangiles de Thomas, de Philippe et de Marie entre autres.
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[35]
Pierre Geoltrain, in Jésus de Qumran à l’Évangile selon Thomas, ouvrage collectif, Alain Houziaux, dir., Paris, Bayard 1999, p. 148.
-
[36]
L’Évangile de Philippe, sentence 122, précise que les relations sexuelles d’ici-bas, « l’étreinte ordinaire », restent une tache.
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[37]
Cf. à ce sujet notre article « Marie-Madeleine était-elle la compagne de Jésus ? », Études Théologiques et Religieuses, Montpellier, tome 81, 2006/2, p. 167-182.
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[38]
Plusieurs théologiens orthodoxes, dont Épiphane (438-496), ont été révoltés par les pratiques et les idées des gnostiques parce qu’ils les considéraient comme une apologie de la débauche.
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[39]
Cf. Peter Brown, op. cit., p. 121.
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[40]
Ibid., p. 500.
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[41]
Cf. saint Paul (Rm 7, 18-24) : « Car je sais qu’en moi, c’est-à-dire en ma chair, n’habite pas le bien ; je perçois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon intelligence. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort. »
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[42]
Cf. Augustin, Commentaire littéral de la Genèse.
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[43]
Peter Brown, op. cit., p. 405.
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[44]
Cf., entre autres, Marcion (85 env.-160 env.), Tatien (120 env.-apr. 173), Tertullien (155 env.-225 env.).
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[45]
Les Grecs, par euphémisme, appelaient le pénis « la nécessité ».
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[46]
C’est ce que pensaient les disciples de Tatien, cf. Peter Brown, op. cit., p. 130.
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[47]
On a pu dire aussi qu’ils s’adonnaient à la débauche.
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[48]
Cette luxure par mépris de la chair a peut-être été pratiquée dans certains courants gnostiques, celui des nicolaïtes en particulier.
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[49]
Cf. Origène, Commentaire sur saint Jean, cité par Peter Brown, op. cit., p. 217.
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[50]
Origène, Contre Celse 1, 35.
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[51]
Athénagore, Supplique au sujet des Chrétiens.
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[52]
Né en 120 env. apr. J.-C., mort vers 173, apologiste grec, rejetant avec mépris la culture grecque ; il quitta l’Église et fonda la secte des encratiques qui condamnait l’usage du vin, de la viande et du mariage.
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[53]
Il faut d’ailleurs noter que le démon qui éloignait de la consécration à Dieu seul était au moins autant celui de la gourmandise que celui de la luxure. La tradition chrétienne a souvent assimilé et même confondu ces deux tentations, et cela peut être significatif sur le plan psychanalytique. Chez les Pères du Désert (saint Antoine, saint Jean Climaque, entre autres), le péché originel d’Adam et Ève n’avait pas été d’abord l’acte sexuel, mais plutôt la gourmandise vorace qui les avait conduit à manger le fruit de l’arbre de la convoitise.
-
[54]
Jean Cassien (350 env.-432 env.), Collationes, 12, 8, cité par Peter Brown, op. cit., p 287.
-
[55]
Encore au ive siècle, certains évêques n’ordonnaient que des prêtres qui avaient déjà eu des enfants. À la suite de Jésus et de saint Paul, on recommandait la chasteté, mais pour les veufs et les veuves. De même, c’est à un veuf que Tertullien adresse son Exhortation à la chasteté.
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[56]
Augustin, Confessions, 8, 7, 17.
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[57]
Saint Ambroise de Milan (337 env.-397) De Institutione virginis.
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[58]
Un verset du Cantique des Cantiques (Ct 4, 12) a pris une importance considérable. Le jeune homme dit à la jeune fille : « Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée, une source fermée, une fontaine scellée. » Il était appliqué non seulement à la Vierge Marie et à l’Église mais aussi à toutes celles qui faisaient vœu de chasteté.
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[59]
Ambroise de Milan, op. cit.
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[60]
Cyprien de Carthage, Lettre 59, 5.
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[61]
Saint Jean Chrysostome, De la virginité, 9, 6-10.
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[62]
Il est juste de reconnaître que Clément d’Alexandrie et Grégoire, en particulier, se sont opposés à ces idées.
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[63]
C’était déjà le cas dans l’ancien Israël et dans les courants prémonastiques du judaïsme tardif puisque l’abstinence sexuelle était considérée comme le corollaire nécessaire de la guerre sainte.
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[64]
Cf. Paul Ricœur, Finitude et culpabilité. II. La symbolique du mal, Aubier Montaigne, 1960, p. 9-23.
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[65]
Cf. les codes de pureté qui régissaient dans le judaïsme le cycle menstruel chez la femme et les émissions de sperme chez l’homme (cf. Écrits de Damas 1, 7). Dans les premiers siècles du christianisme, la piété populaire continue à considérer le sang et le sperme (surtout celui des émissions nocturnes) comme des pollutions. Chez les Bantous et chez d’autres peuples, les règles d’impureté relatives aux femmes ne sont pas applicables avant l’apparition des règles et après la ménopause.
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[66]
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.
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[67]
Certains mammifères supérieurs se refusent instinctivement à l’inceste.
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[68]
La censure du surmoi suscite d’ailleurs, par contrecoup, le désir de transgresser cette censure (cf. voyeurisme, exhibitionnisme, « perversions » sexuelles).
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[69]
« Le fondement du tabou est une action interdite pour laquelle il existe dans l’Inconscient une forte inclination », Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1977.
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[70]
Cf. Jean Cazeneuve, Les rites et la condition humaine, Paris, PUF, 1958, p. 37-38 et 51. On retrouve cette association paradoxale entre le sacré et le souillant même dans l’orbite du judaïsme et du christianisme. Ainsi, pour le judaïsme, un livre appartenant au canon des Saintes Écritures est à la fois sacré et souillant (c’est pour cela que l’on fait la lecture de ce livre avec un stylet, pour ne pas le toucher). De même, pour le catholicisme populaire, consommer l’hostie eucharistique sans s’être soumis au préalable aux rituels de purification exigés (jeûne, confession des péchés) est considéré comme un péché mortel (une forme de souillure) conduisant en enfer.
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[71]
Sigmund Freud, « Le tabou de virginité (contribution à la psychologie de la vie amoureuse) », in Œuvres complètes de Freud, tome XV, Paris, PUF, 1918.
-
[72]
Dans la Bible, le livre des Actes des Apôtres mentionne « quatre filles vierges qui prophétisaient », Ac 21, 9.
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[73]
Blandine, morte martyre en 177, était probablement vierge ; Potamiène, Appolonie et Agnès l’étaient sûrement.
-
[74]
Tertullien, Exhortation à la sainteté.
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[75]
Basile, De la véritable intégrité dans la virginité, 68, reprenant l’expression de saint Paul dans Romains 12, 1.
-
[76]
Jésus lui-même dit que rester continent, c’est se faire eunuque pour le Royaume de Dieu. Et il est possible que, pour respecter à la lettre ce propos, quelques chrétiens des premiers siècles se soient fait castrer.
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[77]
Le mot « chaste » (castus) pourrait avoir la même origine que le mot « castration ». Mais Alain Rey conteste cette étymologie.
-
[78]
Mais les choses ne sont pas tranchées. Luther et Calvin ont insisté sur le péché originel, tout en prônant une éthique du mariage et en refusant une éthique du sacrifice, sans doute parce qu’ils considéraient que le seul sacrifice nécessaire était celui du Christ.
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[79]
Jacques Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir, Paris, Seuil, 1966, p. 827 et Le Séminaire IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, Champ freudien, 1994.
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[80]
Cf. à ce sujet notre thèse de doctorat en philosophie, dirigée par Paul Ricœur et éditée sous le titre Le désir, l’arbitraire et le consentement, Paris, Aubier Montaigne, 1969.
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[81]
Cf. Mélanie Klein, citée dans le Dictionnaire international de psychanalyse, t. I, Alain de Mijolla, dir., Paris, Hachette-Littératures, 2005, p. 294.
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[82]
Cf. Tertullien, Sur le voile des vierges, 9, 2 ; cf. Peter Brown, op. cit., p. 115.
-
[83]
Jésus et saint Paul ont professé cette éthique à double niveau dans d’autres champs. Ainsi l’idéal est de vivre dans une totale liberté par rapport à l’argent (Rm 14, 14) et aux puissances de ce monde. Mais, il est néanmoins tolérable que ceux pour lesquels c’est trop difficile puissent vivre médiocrement avec de l’argent dans leur poche ; et, dans ce cas, ils doivent respecter les règles de César et de la société civile et donc payer des impôts (Mt 22, 21). De même, pour Paul, l’idéal est de vivre dans l’amour, le pardon mutuel et la réconciliation (1 Co 13) ; mais ceux qui ne peuvent vivre dans cette perfection peuvent recourir aux tribunaux civils pour que leurs différends soient tranchés selon les lois de ce monde (Rm 13, 1-7), ce qui va cependant à l’encontre de 1 Co 6, 1-7.
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[84]
Cf. Lc 14, 26.
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[85]
Mt 19, 16.
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[86]
Mt 5, 21.
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[87]
Chez Freud, la distinction entre le surmoi et l’idéal du moi n’est pas tranchée. Nous l’exagérons ici pour les besoins pédagogiques de notre propos. Mais il n’en reste pas moins que, dans Le Moi et le Ça (1923), Freud distingue le « surmoi » normatif de l’« idéal du moi » qui caractérise la motivation vers une finalité. Mais cette distinction sera moins patente dans ses écrits ultérieurs. Cf. Sophie de Mijolla, article « Idéal du moi », in Dictionnaire International de psychanalyse, t. I, Alain de Mijolla, dir., Paris, Hachette-Littératures, 2005, p. 807-808.
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[88]
Simone Weil, La connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950, p. 276.
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[89]
Nous nous appuyons ici sur l’analyse de l’érotisme faite par Georges Bataille. L’érotisme est une forme de mysticisme inversé où l’homme se plonge dans la mort pour atteindre l’absolu et se transcende dans un « dépassement atterrant » (Préface à Madame Edwarda) et une « projection convulsive du moi » (Sacrifices). Dans la sexualité, il s’agit toujours d’un « combat dans lequel la règle est de perdre pied » (L’Érotisme).
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[90]
L’expression est d’Henri Michaux, dans son poème « Clown », in Peintures.
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[91]
Cf. premier chapitre de Malaise dans la culture (1930). Il faut ajouter que Freud a reconnu ne pas comprendre, à titre personnel, ce « sentiment » océanique.
1Pourquoi certains chrétiens renoncent-ils à la vie sexuelle ? Face à cette question, nous nous limiterons à un sujet plus modeste : pour quelles raisons l’abstinence sexuelle est-elle apparue dans le christianisme des premiers siècles de notre ère ? Et nous conclurons par quelques remarques plus générales sur l’articulation de la passion charnelle avec l’idéal de virginité.
2La pratique du renoncement à la sexualité s’est développée très rapidement dès le début du christianisme, à telle enseigne que, dans la seconde moitié du iie siècle, le médecin Galien, lui-même non chrétien, écrivait au sujet des chrétiens : « Leur mépris de la mort est chaque jour évident, et pareillement leur abstention de l’acte sexuel. Car on trouve chez eux non seulement des hommes mais aussi des femmes qui se retiennent de faire l’amour durant leur vie entière [1]. »
3Athénagore, apologiste chrétien, confirme, dès 177 apr. J.-C., qu’« on trouverait beaucoup des nôtres, hommes et femmes, qui, jusqu’à leur extrême vieillesse, vivent hors du mariage dans l’espoir de s’unir davantage à Dieu [2] ».
4Comment et pourquoi en est-on venu là ?
L’idéal de chasteté et le devoir de mariage
5De fait, on ignore souvent que le renoncement à la sexualité a été très tôt une caractéristique fondamentale du christianisme. Il faut même ajouter, quitte à s’opposer à l’opinion courante, que Jésus lui-même a peut-être, et même sans doute, eu une prédication dans ce sens. On a en effet tort de présenter la prédication de Jésus, et aussi celle de saint Paul, comme une libération vis-à-vis des règles d’ascèse, de pureté et de sainteté. On présente volontiers Jésus comme un bon-vivant permissif. On insiste sur le fait qu’il a refusé de condamner les femmes adultères, et on considère que le christianisme a été une annonce du pardon vis-à-vis des pécheurs et une force de libération par rapport aux interdits du judaïsme. On oublie ainsi que la prédication de Jésus et de saint Paul appelait déjà à certains renoncements, en particulier dans le domaine de la sexualité.
6Certes, cet idéal de continence et de chasteté peut faire sourire. Pourtant, il cristallise une aspiration fondamentale et constante de l’être humain. Il persiste encore aujourd’hui, et pas seulement chez les religieux. Un ouvrage récemment paru [3] le montre bien. Pour beaucoup [4], la vie sexuelle est ressentie comme une concession plus ou moins condescendante à la chair et à ses exigences, et du coup cela suscite une forme de propension à la continence, celle-ci étant vécue non pas comme un idéal spirituel mais plutôt comme un moyen d’échapper à la médiocrité du corps et à son esclavage. Après la vogue de la liberté sexuelle, viendra peut-être le temps de la liberté de vivre de manière a-sexuelle.
7Mais rien n’est simple. Les motivations qui appellent à l’abstinence et à la chasteté sont diverses et celles qui valorisent la vie sexuelle, le devoir conjugal et le désir d’engendrer ne le sont pas moins.
8Pourtant, il y a incontestablement un clivage de fond entre les deux types d’attitude. Il y a ceux qui voudraient être hors du monde et ceux qui veulent vivre dans le monde. Ce clivage s’est manifesté de tout temps, dans toutes les cultures et à l’intérieur même de chacune des cultures.
9Le christianisme, dès son origine, a constamment hésité entre une « anthropologie angélique [5] » de la pureté et de la sainteté, et une anthropologie de l’incarnation, de la vie et du bonheur terrestre, ou, pour le dire autrement, entre la nostalgie d’un homme-ange sans sexualité, purement spirituel, et la conviction que l’homme de chair et de sang, dans sa réalité naturelle et sexuée, a été créé et voulu par Dieu pour jouir des biens de la vie.
10Écartelé entre ces deux lignes théologiques et anthropologiques, le christianisme a dû se résoudre à prôner une double éthique ou, pour le dire plus clairement, deux éthiques tout à fait contradictoires : celle de la continence et celle du mariage.
11Eusèbe de Césarée [6] le reconnaît d’ailleurs tout à fait : « En l’Église du Christ, deux genres de vie ont été institués : l’un dépasse le genre de vie commun et humain ; il n’exige ni mariage, ni descendance, ni propriété, ni fortune […]. Et l’autre, plus modeste et plus humain, s’applique à un chaste mariage, à la procréation des enfants, prend soin du bien familial, décide des opérations militaires selon la justice ; il permet de songer à l’agriculture, au commerce et autres activités plus propres à la cité, sans négliger le culte de Dieu. »
12Et pourtant, pour dépasser ce qui est de fait une dualité inadmissible, le christianisme a eu pour obsession de vouloir concilier ce qui peut paraître inconciliable. Il a voulu réconcilier et même unifier la chair et l’esprit, le corps et l’âme, le plaisir et la vertu, le mariage et le célibat, et aussi le monde et le ciel, le temps et l’éternité, la vie dans le monde et le détachement du monde. Il a voulu à la fois, et contradictoirement, valoriser l’homme dans sa réalité incarnée et appeler à vivre ici-bas les promesses d’un Royaume purement spirituel. La question est de savoir s’il y est arrivé et s’il a pu répondre à la question : comment être à la fois du monde et hors du monde ? Comment vivre dans le monde en étant détaché des exigences de la nature et des aliénations de la chair ? Les constructions quelque peu alambiquées de la théologie chrétienne sur la double nature, charnelle et spirituelle, du Christ sont révélatrices d’une tentative, sans doute inaboutie, d’élaborer une anthropologie, une éthique et une prédication qui concilient l’ange et l’homme, ou pour le dire autrement, la chasteté et le mariage, l’angoisse de la souillure et l’acquiescement à la nature.
13Quoi qu’il en soit, l’appel de l’ascèse est une donnée anthropologique fondamentale et, à mon sens, incontournable. Même si cela peut paraître incompréhensible, l’homme a toujours éprouvé le besoin non seulement d’offrir des sacrifices, mais aussi de se sacrifier. Ce besoin de renoncement peut prendre des formes différentes : la continence, certes, mais aussi le mariage. Une ascèse peut en cacher une autre. De fait, où se situe pour l’homme la véritable ascèse ? Est-elle dans le renoncement à la chair ou, au contraire, dans le fait d’y consentir malgré tout pour faire son devoir ? Le christianisme des premiers siècles se partage sur ce point. À côté de l’ascèse du renoncement à la chair, il a aussi valorisé l’ascèse du devoir conjugal et du devoir de procréation. Le joug du mariage a souvent été considéré comme ayant une valeur au moins égale à celle du détachement de l’abstinent. Et cela peut se comprendre. Certes celui qui désire vivre la vie angélique réprime les désirs de la chair, mais ne peut-on pas dire tout autant que celui qui consent au monde, à la chair et au « devoir conjugal » (l’expression est significative) refoule aussi une aspiration fondamentale qui serait celle du détachement, de la solitude et de la liberté ?
14Quoi qu’il en soit, même dans le mariage, la sexualité est souvent soumise au carcan d’interdits et de rituels, ce qui montre bien qu’elle n’est jamais considérée comme un plaisir licite et innocent, ni même comme une simple composante de la vie naturelle. On peut donc se poser cette question : pourquoi cette forme d’interdit portant sur la sexualité, et pourquoi, dans bien des civilisations, cet idéal de virginité et de continence ?
15Cela dit, revenons à notre propos. Il sera limité. Nous n’avons nullement l’intention de dresser l’histoire de la prédication et de la pratique de l’abstinence sexuelle pendant les premiers siècles du christianisme. L’ouvrage de Peter Brown [7] est exemplaire à ce sujet et il nous servira de source. En fait, nous voudrions seulement tenter de comprendre comment, pourquoi et sous quelles formes s’est manifesté ce phénomène.
La prédication de Jésus et de saint Paul
16La pratique de la chasteté [8], même si elle s’est développée dans l’Église primitive à partir de la fin du ier siècle de notre ère, a néanmoins sa source dans la prédication de Jésus lui-même et donc dans le judaïsme de son époque.
17De fait, aussi bien dans le judaïsme hellénistique [9] que dans le monde hellénistique lui-même (dominé par le stoïcisme), on considère que la sexualité a pour fin naturelle la procréation et que les relations conjugales ne sont légitimes qu’à cet effet. Il est déconseillé de s’unir avec une veuve stérile, une femme enceinte, une femme qui a ses règles ou qui a atteint l’âge de la ménopause. Et on condamne l’adultère parce qu’il a pour seule fin le plaisir.
18Dans le judaïsme palestinien, on valorise peut-être davantage la sexualité pour elle-même. Et pourtant des communautés juives pratiquant l’ascétisme se sont développées en Palestine : les Thérapeutes et surtout les Esséniens. Ceux-ci se mariaient d’abord pour s’assurer une descendance, puis, à partir de vingt-cinq ans, observaient une stricte continence et devenaient en quelque sorte des moines soldats. En effet, pour combattre (de manière spirituelle) les « fils des ténèbres » (les impies), les « fils de lumière » (à savoir les membres de la secte) devaient rester continents conformément aux règles de pureté exigées pour la guerre sainte [10].
19Jean-Baptiste et Jésus ont sans doute été des abstinents [11]. Mais cette abstinence, à la différence de celle des Esséniens, était pour eux le corollaire de leur condition de prophète du Royaume qui devait venir sous peu. Jean-Baptiste appelait clairement à une forme de renoncement ascétique (mais pas seulement sur le plan sexuel) pour se préparer à la venue du Royaume. Jésus, qui a sans doute été un disciple de Jean-Baptiste, fit de même. Ainsi, il considérait que le simple fait de regarder une femme avec convoitise était une forme d’adultère [12]. Il excluait la possibilité du divorce [13] en rompant ainsi avec la coutume de la loi de Moïse qui l’autorisait.
20Peut-on dire pour autant que Jésus ait prêché la continence et la virginité ? La question est débattue. Sur ce point comme sur bien d’autres, il serait imprudent de s’en remettre purement et simplement à ce que disent les textes des Évangiles, puisque ceux-ci ont été rédigés de 70 à 90 apr. J.-C., bien longtemps après la mort de Jésus, à une époque où l’idéal de continence était déjà présent. De fait, les textes des Évangiles tiennent compte de la mentalité de l’Église naissante de l’époque et ne rapportent pas forcément de manière entièrement fidèle ce qu’a été la prédication de Jésus lui-même.
21D’ailleurs, il faut noter que les quatre évangiles canoniques (Matthieu, Marc, Luc, Jean) diffèrent dans leur manière de présenter la prédication de Jésus sur la sexualité.
22L’Évangile de Matthieu, écrit dans les années 70 apr. J.-C., rapporte une énigmatique parole de Jésus (Mt 19, 12) relative à ceux qui se font « eunuques à cause du Royaume de Dieu ». Selon ce texte, Jésus fait la différence entre ceux qui sont privés de vie sexuelle (il dit « eunuque ») par impuissance naturelle (par une malformation génitale par exemple) ou parce qu’ils ont été mutilés (par méchanceté ou pour devenir gardien de harem), et ceux qui le sont par choix « à cause du Royaume de Dieu ». Il constate que certains ont fait ce choix (les Esséniens par exemple). Exhorte-t-il pour autant à cette abstinence ? C’est possible, mais ce n’est pas certain [14]. S’il le fait, c’est peut-être seulement pour une minorité [15].
23Pour Luc, il semble que Jésus ait prêché à plusieurs reprises la virginité. Selon Luc 20, 35, Jésus oppose les fils de ce siècle qui se marient à ceux qui, ne prenant ni femme ni mari, « seront trouvés dignes d’avoir part au siècle à venir et à la résurrection d’entre les morts ». De même, il précise que pour devenir son disciple, il faut quitter non seulement ses parents, ses enfants, ses frères, ses sœurs et ses terres, mais aussi son épouse (Lc 14, 26 [16]). Et pourtant, parmi les disciples de Jésus, Pierre au moins était marié.
24Il est donc difficile de conclure. Mais, quoi qu’il en soit, cette question de la continence sexuelle n’était pas première pour Jésus.
25Qu’en est-il pour Paul ? Paul a écrit (1 Co 7, 1) : « Il est bon pour un homme de ne pas toucher une femme. » Pourquoi un propos si radical ? C’est vraisemblablement parce qu’il pensait comme imminente la venue du Royaume (ce qui rendait inutile tout mariage et toute procréation). Et, de fait, sous l’influence de Paul, dès cette époque certains ont vraisemblablement renoncé au mariage et d’autres se sont séparés de leur épouse païenne (1 Co 7, 12-16). Mais Paul était partagé. Il savait que s’il voulait rassembler dans la communauté nouvelle le plus grand nombre possible de païens, il lui fallait aussi tolérer le mariage surtout à cause de la tentation d’immoralité que pouvait provoquer le célibat (1 Co 7, 2-5). Paul jugeait sans doute que le célibat aurait été une discipline trop rigoureuse pour pouvoir être étendue à l’ensemble de l’Église, et ce d’autant plus que le judaïsme (qui, lui, valorisait le mariage et la procréation) continuait à faire des adeptes parmi les païens. Il reconnaît même à la veuve le droit de conclure une nouvelle union (1 Co 7, 39-40 ; Rm 1-3). Il n’en reste pas moins que la notion d’impureté est fondamentale dans l’éthique de Paul et que la débauche, l’adultère, l’homosexualité ont une place importante dans les motifs d’impureté (cf., entre autres, 1 Co 6, 10), et il précise que les contrevenants seront exclus du Royaume de Dieu. Ainsi pour Paul, la sphère du sexuel n’est pas interdite, mais elle doit être « sanctifiée ». Et, dans l’absolu, « il est bon pour l’homme de ne pas toucher la femme » (1 Co 7, 1).
26Dans les décennies qui ont suivi, la pratique de la continence et de la virginité s’est sans doute développée. En effet, à l’époque de la rédaction du livre de l’Apocalypse, vers 100 apr. J.-C., il semble que la virginité était déjà en honneur puisque ce livre (Ap 14, 4) affirme que les 144 000 élus, rachetés pour le Royaume, sont vierges et ne se sont pas souillés avec des femmes.
27On ne peut traiter de la place de la virginité dans le tout premier christianisme sans évoquer la figure de la Vierge Marie. Selon Mt 1 et Lc 1-2, Marie, mère de Jésus, serait restée vierge « jusqu’à la naissance de Jésus [17] ». Mais, convenons-en, cela est sans incidence directe sur notre propos. Il n’y a là aucune valorisation de la virginité en tant que telle. En effet, il faut distinguer la virginité de Marie jusqu’à la naissance de Jésus (la seule dont il est fait état dans certains courants du christianisme du ier siècle), la virginité de Marie pendant l’accouchement de Jésus (dont il est fait état à partir du iie siècle) et la virginité perpétuelle de Marie, avant et après l’accouchement de Jésus (qui n’a été affirmée qu’à partir du iiie siècle). Les énoncés relatifs aux deux premières « virginités » ne signifient pas nécessairement que l’idéal de virginité était déjà présent à cette époque. Ce sont en effet des énoncés théologiques visant à mettre en valeur le fait que Jésus n’est pas un homme comme les autres et qu’il était « né de Dieu », puisque sa conception et sa naissance ont été miraculeuses. Ils ne visent donc en rien à exalter la virginité en tant que telle. En effet, que Marie soit restée ou non vierge après la naissance de Jésus (et ait eu d’autres enfants que lui) est resté un point sans importance jusqu’au iiie siècle puisque cela ne remettait nullement en cause le fait que Jésus, lui, avait été conçu du Saint-Esprit. Ce n’est donc qu’au iiie et au ive siècle que l’on s’est mis à affirmer la virginité perpétuelle de Marie, à une époque où l’idéal de virginité était déjà bien implanté. Ainsi ce n’est pas l’énoncé dogmatique de la virginité perpétuelle de Marie qui a concouru à promouvoir l’idéal de virginité du christianisme primitif, c’est bien plutôt l’idéal de virginité, apparu dès le iie siècle, qui, au ive siècle, a été le moteur de la proclamation de la virginité perpétuelle de Marie et de son vœu de virginité dès son plus jeune âge. Ainsi, ce n’est pas la virginité de Marie qui a suscité l’idéal de virginité, mais plutôt l’inverse. C’est le développement de l’idéal de virginité qui a amplifié l’importance accordée à la virginité de Marie.
28Toujours est-il que, très tôt, peut-être même dès la fin du ier siècle, l’abstinence sexuelle a été en vigueur dans l’Église chrétienne sous les deux formes de la virginité perpétuelle et de la continence en mariage [18]. C’est pourquoi, face aux pressions des « encratiques [19] » (c’est-à-dire des continents) qui faisaient de la continence absolue une composante du message chrétien, l’Église a été obligée de défendre l’utilité du mariage et les bienfaits d’une vie sexuelle bien comprise. Pourtant, en 303, le concile d’Elvire décrétait que les évêques, les prêtres et les diacres et tous les clercs « devaient s’abstenir de leurs épouses et ne pas engendrer d’enfants [20] ».
29Après ce bref rappel des faits, nous allons nous demander pourquoi le courant encratique s’est développé si rapidement. Nous ferons cinq propositions qui, on le constatera, ne vont pas toutes dans le même sens. Même si elles relèvent essentiellement de la théologie, nous verrons qu’on peut cependant les analyser en termes psychologiques, voire même psychanalytiques.
30Puisque nous n’avons aucunement l’intention de faire œuvre d’historien, nous ne suivrons aucun ordre chronologique et nous ne tiendrons pas compte des différences existant, à une époque donnée, entre les différents courants du christianisme primitif. Nous voulons seulement montrer que l’idéal du renoncement à la chair procède d’un éventail de motivations diverses qui se sont manifestées dans le christianisme primitif au gré des circonstances et des époques.
31Nous voudrions montrer que le spectre de ces diverses motivations pour la continence et la chasteté, même s’il s’exprime en fonction des préoccupations et des conceptions théologiques de l’époque, est incontestablement révélateur de certaines des aspirations les plus fondamentales de l’être humain de toujours. C’est pourquoi, sous les catégories d’une époque donnée, il importe de retrouver les expressions d’une quête fondamentale et intemporelle de l’homme.
L’impatience de la vie céleste
32Pour les premiers chrétiens, vivre sans sexualité était une manière de manifester son impatience de vivre comme dans le Royaume des cieux dans lequel « on ne prend ni femme ni mari », car « on est comme des anges » [21]. Autrement dit, il s’agissait d’un désir de vivre, dès ici-bas, la vie céleste et angélique dans un corps glorieux, c’est-à-dire a-sexuel et débarrassé des lourdeurs de la chair.
33Jeûner, s’abstenir de nourriture et de sexualité, c’était transformer le corps pour le jour de la résurrection. Comme le disait saint Antoine [22], « le corps entièrement purifié a déjà reçu, à mon avis, une part du corps spirituel que nous devrions recevoir lors de la résurrection des justes [23] ». Celui qui avait jeûné et qui s’était abstenu de la vie sexuelle pouvait monter au ciel avec son propre corps [24].
34Pour le christianisme primitif, comme pour les courants du judaïsme tardif (iie et ier siècles av. J.-C.), la sexualité était la marque spécifique du monde d’ici-bas. Elle était la démonstration de l’écart entre le monde d’ici-bas et le monde d’en haut (à savoir le Paradis du Jardin d’Éden de l’origine des temps et aussi le Royaume de Dieu attendu pour la fin des temps). Le fait qu’hommes et femmes soient soumis à la concupiscence sexuelle était le stigmate de la « chute » qu’Adam et Ève avaient induite par leur désobéissance. On considérait qu’avant d’avoir mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, Adam et Ève ne connaissaient pas la sexualité ou du moins la convoitise. D’ailleurs, pour certains courants du judaïsme tardif [25] et du christianisme primitif [26], Adam, l’homme à l’image de Dieu, était avant la chute androgyne et, en lui, le côté masculin et le côté féminin formaient une seule chair [27]. Mais, par la suite, lors de la chute, l’Adam androgyne à l’image de Dieu s’était divisé en deux moitiés sexuées, l’une masculine, l’autre féminine. On escomptait que, dans le Royaume à venir, hommes et femmes pourraient être débarrassés de la tare d’une vie sexuelle et retrouver le corps glorieux asexué, plus ou moins androgyne, des origines. Ainsi la vie sexuelle était considérée comme la conséquence de la division sexuelle introduite dans l’Adam primitif [28] et comme la marque du péché originel.
35Cette manière de voir a été reprise dans les milieux du gnosticisme dès les premiers siècles de notre ère. L’idéal du chrétien devait être de « remonter la chute ». Pour ce faire, il fallait tenter de retrouver la nature androgyne et asexuée de l’Adam d’avant la chute pour anticiper la vie asexuée du Royaume [29].
36Deux voies étaient possibles. Certains considéraient qu’en s’accouplant [30] (quelle que soit la nature de cet accouplement), l’homme et la femme pouvaient former « une seule chair [31] » et recomposer un être androgyne et asexué [32]. L’« accouplement » permettait au féminin de réintégrer le masculin (et réciproquement) et ouvrait ainsi l’accès au Royaume [33]. De fait, pour les Évangiles gnostiques [34], tout ce qui exprime la possibilité de l’androgynie, de la non-distinction entre le masculin et le féminin, est un pas vers le retour à l’unité primitive qui permettra à l’âme d’être sauvée [35]. Pour anticiper et préparer la vie céleste dans un corps glorieux et asexué, il fallait donc, dès ici-bas, passer par « la chambre nuptiale », cette chambre étant en général conçue comme purement spirituelle [36] ou comme un compagnonnage comparable à celui de Jésus avec Marie-Madeleine [37]. Mais, il faut le reconnaître, cette « chambre nuptiale » reste bien mystérieuse et il n’est pas exclu que certains gnostiques lui ait donné une certaine chair et même une chair certaine [38].
37D’autres gnostiques, au contraire, considéraient que c’était une vie solitaire d’abstinence qui permettait de retrouver les caractéristiques de l’Adam d’avant la chute et d’anticiper la vie à venir dans le Royaume. Ainsi pour les encratiques, la vie dans la continence et l’extinction du feu du désir étaient la seule manière d’anticiper la vie céleste.
38Que peut-on penser de cette manière de voir la sexualité ? Elle est conçue, paradoxalement et contradictoirement, d’une part comme le signe d’une division et du péché et, d’autre part, comme permettant de recouvrer une unité perdue. Au premier abord, cette contradiction peut surprendre, mais elle relève aussi, me semble-t-il, d’une certaine vérité psychologique. La division sexuelle et l’appétit pour l’autre sexe manifestent clairement que tout être est incomplet en lui-même et qu’il est à la recherche de sa « moitié ». Dès lors, l’union sexuelle peut être conçue comme la promesse et le moyen de devenir « une seule chair » avec l’autre pour former avec lui une sorte d’unité parfaite et pacifiée. Mais la réalité est tout autre et, dans les faits, la sexualité est vécue comme une frustration par rapport au désir d’être « un » avec l’autre. « Homo triste post coïtum », « Qui trop embrasse mal étreint », dit-on. Pour les amants, le désir de pouvoir « embrasser » l’unité se retourne dans le sentiment que l’on « étreint » mal et que l’on reste en manque. Il conduit à un sentiment d’échec et d’insatisfaction. On comprendra ainsi que l’appel à connaître l’harmonie nuptiale ait pu conduire au renoncement à la chair. En fait, c’est l’écart entre le rêve d’une chambre nuptiale qui permettrait de trouver l’unité et la réalité frustrante de la chambre charnelle qui a pu conduire certains à déconsidérer la sexualité.
39Ainsi, on le voit, la théologie du judaïsme tardif et du gnosticisme primitif n’est pas aussi bizarre et insensée qu’on pourrait le supposer.
40En fait, le problème en cause est celui de l’incarnation. L’union charnelle peut-elle être un moyen et une médiation pour aller vers l’union spirituelle et parfaite ? Peut-elle permettre aux « moitiés » séparées de former une unité qui anticipe le corps glorieux et androgyne de la vie céleste ? Ou est-elle au contraire un obstacle ? Faut-il vivre la sexualité comme une voie vers la plénitude spirituelle ou au contraire la rejeter et vivre dès à présent comme des anges ? Le choix est bien difficile. Chacune des deux voies a ses ambiguïtés et ses impasses.
41Ceux qui prônaient l’étreinte entre hommes et femmes pour anticiper la vie céleste pouvaient être accusés, à tort ou à raison, d’encourager en fait une sorte de « devoir de luxure ». Et, en revanche, les Pères du désert qui prêchaient la continence savaient bien que « Qui veut faire l’ange fait la bête », et que la continence, dans les faits, est contre-performante car elle attise le désir et la concupiscence.
La quête de la liberté
42Venons-en à un deuxième mobile pouvant expliquer la soif de renoncer à la vie sexuelle.
43Très tôt, la sexualité a été considérée comme le symptôme d’une forme d’esclavage, de servitude et de soumission aux exigences de la nature. Et, en revanche, le renoncement au commerce sexuel a été associé au rétablissement d’une liberté humaine [39]. La concupiscence apparaissait comme une sombre et même tragique pulsion qui échappait à la liberté [40]. Il convenait donc de s’en débarrasser ou du moins de ne pas y céder. La liberté, c’était se libérer de la chair.
44En effet, à la suite de saint Paul, le christianisme primitif considérait qu’il y avait en l’homme un double penchant, celui de l’esprit et celui de la chair [41]. Et ces deux élans étaient constamment en guerre. La chair, c’est ce qui échappait à la liberté de l’esprit et à la volonté. La sexualité en était une manifestation évidente puisque ses manifestations physiques (les pollutions nocturnes, par exemple) et psychologiques échappaient à tout contrôle.
45Ainsi, ce qui motivait le renoncement à la chair (surtout pour les hommes), c’était la haine de tout ce qui échappait à la maîtrise de soi, c’était la concupiscence. Saint Augustin considérait cette dernière comme une intrusion démoniaque. C’était elle, beaucoup plus que la vie sexuelle en elle-même, qu’il condamnait. En effet, selon saint Augustin, une vie sexuelle sans concupiscence (si tant est qu’elle fut possible) n’aurait rien de condamnable. Pour lui, au paradis terrestre, avant la tentation et la chute, Adam et Ève avaient eu des relations sexuelles, mais celles-ci s’accomplissaient « comme les mains s’unissent l’une à l’autre », c’est-à-dire sans concupiscence et sans recherche d’une volupté. Ainsi, dans la condition originelle d’Adam et Ève, le désir et le lien sexuel n’étaient sans doute pas absents, mais ils coïncidaient parfaitement avec la volonté consciente ; ils étaient une forme de bienveillance amicale à l’intérieur du couple. C’était la catastrophe de la tentation et de l’apparition de la convoitise sexuelle qui avait introduit une forme de discordance dans l’autonomie de la personne [42] et qui avait fait du désir sexuel une pulsion effrénée et la marque du péché.
46Il faut souligner l’importance, surtout chez les moines syriens au vie siècle, de ce goût de la liberté et de la libération vis-à-vis de la chair. Il y avait alors une tradition des fous sacrés, libres de tout, et surtout de la concupiscence. Ainsi Syméon d’Emèse pouvait entrer, nu comme un ver, dans la section des femmes des bains publics ou danser la gigue avec les gens du peuple dans une taverne locale. Pour ces aimables vagabonds, animés d’une sorte de « folie douce », rien n’était impur. Ils étaient pénétrés d’une forme de non-violence et de non-jugement sur le monde [43]. Ils étaient libres vis-à-vis de la chair et de ses désirs.
47C’est dans le même sens que dans l’Église syriaque le baptême était présenté comme un rite de désexualisation effective. Les baptisés étaient sensés être dépouillés des oripeaux sexualisés de leur ancien corps et pouvoir naître de nouveau comme de petits enfants sans pulsion sexuelle.
48Très tôt [44], peut-être sous l’influence des stoïciens, la convoitise sexuelle a été considérée comme le signe de l’animalité de l’homme, comme une pulsion quasiment bestiale. Elle était vue comme une sorte de contrainte [45] qui enchaînait et aliénait l’humanité de génération en génération. On disait volontiers qu’Ève avait été initiée à la sexualité par le serpent du Jardin d’Éden [46], et celui-ci représentait le Malin mais aussi le monde animal. La sexualité, tout comme la voracité et la consommation de viande, était considérée comme le signe d’une parenté de l’humanité avec le monde animal. Et cette parenté apparaissait comme contraire à la nature propre de l’homme tel qu’il avait été créé par Dieu. Il fallait donc s’en débarrasser.
49Il faut pourtant être plus précis. Pour concevoir le renoncement à la chair, il y avait dans le christianisme primitif deux voies différentes. Celle qui voulait, au nom de l’esprit, rejeter la chair comme étant bestiale et satanique, et celle qui voulait réconcilier la chair et l’esprit.
50Selon cette seconde voie, il ne s’agissait pas tant de se débarrasser de la chair soit en l’ignorant, soit en la mutilant, mais plutôt de dépasser la douloureuse contradiction entre l’esprit et la chair. Tenter de dominer la pulsion sexuelle, c’était faire du corps le temple de l’esprit seul. C’était cesser d’être double (écartelé entre la chair et l’esprit) et « marcher dans la simplicité du cœur », pour devenir semblable aux anges ou tout simplement pour redevenir un homme conforme à son origine divine et à sa vocation. Cette seconde manière de voir était la plus caractéristique de la vision spécifiquement chrétienne de l’ascèse sexuelle. C’est elle qui prévalait dans le courant officiel et orthodoxe du christianisme.
51Selon cette voie, il fallait rester chaste, non pour écarter, meurtrir et punir le corps, mais pour unifier l’âme et le corps sous l’empire de la « simplicité » (celle-ci étant le contraire de la duplicité, c’est-à-dire de la contradiction entre l’esprit et le corps). Dans cette optique, le rejet de la sexualité n’était en rien un rejet du corps, mais bien plutôt une manière de sceller sur le corps l’empreinte de l’âme et de l’esprit. C’était réconcilier et même réunir l’esprit et le corps. Origène insistait particulièrement sur ce point. S’il fallait renoncer à la sexualité, ce n’était pas parce que le corps était le lieu de la souillure et du péché, mais bien plutôt parce qu’il était le temple du Saint-Esprit (cf. saint Paul, 1 Co 6, 19).
52On voit ainsi que le rejet de la sexualité pouvait avoir des mobiles très différents et même opposés. Il pouvait être le corollaire d’une vision dualiste de la nature humaine ou au contraire procéder d’un projet d’unification de la personne. Les gnostiques, Marcion (85-160) et les manichéens rejetaient les relations sexuelles [47] au nom d’un dualisme sommaire, d’un mépris des œuvres de la chair. Ce mépris de la chair pouvait conduire à une ascèse violente, à des flagellations et à des castrations, mais aussi à la luxure, celle-ci étant considérée comme une manière de consumer la chair et de mettre à jour sa souillure [48]. Au contraire, le courant orthodoxe prêchait l’unité de l’esprit et du corps et affirmait que le dessein de Dieu englobait la totalité des biens qui avaient été créés. Paradoxalement, dans cette deuxième optique, le renoncement à la chair n’était rien d’autre qu’une mise en œuvre de l’idée d’incarnation, c’est-à-dire d’une symbiose des deux natures (spirituelle et charnelle) de l’homme. Le corps continent était considéré comme « un cachet de cire qui portait l’empreinte exacte de l’âme immaculée [49] ». Origène disait que, chez les continents, « la nature divine et la nature humaine [avaient] commencé à s’entrelacer afin que la nature humaine, par sa participation à la divinité, soit divinisée [50] ».
53Le clivage entre ces deux mobiles du renoncement à la sexualité me paraît tout à fait significatif. Il serait intéressant de voir s’il existe dans d’autres religions.
Les noces avec Dieu seul
54Nous en venons à un nouveau mobile pour l’idéal de la continence. Celui-ci pouvait également procéder d’un désir de se consacrer à Dieu de manière exclusive. De fait, dès le iie siècle, Athénagore écrivait : « La persévérance dans la virginité et la castration volontaire nous rapprochent de Dieu [51]. » La virginité est alors considérée comme le parchemin en bonne et due forme d’un contrat d’exclusivité avec Dieu.
55Pour les femmes comme pour les hommes, le renoncement à la sexualité est alors conçu comme une forme de mariage exclusif avec Dieu (plutôt du genre masculin) et son Esprit (celui-ci étant généralement considéré comme une figure féminine). La sexualité était considérée comme une forme d’adultère par rapport à la conjugalité avec Dieu. Tatien [52] considérait qu’Adam et Ève, en s’unissant sexuellement, avaient rompu leur mariage avec Dieu. Et c’est pourquoi, renoncer à la sexualité, c’était se consacrer exclusivement à Dieu, considéré comme seul Époux et seul Seigneur. C’était s’unir à Dieu seul et donc rompre avec la seigneurie du lit et divorcer d’avec le charme du monde. Puisque le Bien spirituel était supérieur aux biens naturels, ceux qui le recherchaient devaient renoncer aux jouissances subalternes.
56Ainsi, dans une optique dualiste et manichéenne, la continence était conçue comme le renoncement à la puissance du Diable, celui-ci étant présenté comme le concurrent du seul Seigneur [53]. Le renoncement à la chair était la modalité et la manifestation de la transformation de l’âme qui se consacrait à Dieu seul. La fin des pollutions nocturnes était comme le signe corporel de la consécration entière du moine à son Dieu, c’est-à-dire comme la fin du hiatus entre la prière et les rêves involontaires, entre la volonté et les désirs obscurs et refoulés. Alors, comme Jean Cassien [54], le moine pouvait dire à son Dieu : « Tu es le maître de mes reins » ; on ajouterait aujourd’hui « et de mon inconscient ».
57Dans ce renoncement du moine à la sexualité pour mieux se consacrer à Dieu seul, trois facteurs au moins interviennent.
58(1) Il peut, à juste titre, être compris comme une forme de sublimation. On le sait, la sublimation est un processus qui dérive le flux pulsionnel (en particulier l’énergie libidinale sexuelle) de son but immédiatement sexuel. Elle détourne cette énergie vers une forme plus valorisée par le surmoi et la société. Le processus de cette sublimation est favorisé si l’objectif vers lequel veut tendre l’énergie sublimée a, du point de vue psychique, une analogie avec le but premier, immédiatement sexuel, de cette énergie. Chez le moine qui sublime son énergie sexuelle, le désir des noces mystiques et de l’union avec le Christ ou avec Dieu est psychiquement proche de celui de l’union sexuelle. Celui qui renonce à la chair sublime son énergie sexuelle et devient le (ou la) fiancé (fiancée) du Christ.
59(2) Chez les hommes, le désir de renoncer à la sexualité pour se consacrer à Dieu allait souvent de pair avec une peur bleue des femmes. De fait, celles-ci étaient considérées comme une source de tentations perpétuelles et étaient réputées pour leur ruse. La femme était vue comme la concurrente de Dieu. Elle était celle qui, par son pouvoir de séduction, pouvait se mettre en travers du vœu de consécration à Dieu seul. C’est pourquoi les moines fuyaient le monde et les cités, et étaient souvent solitaires. On a dit, peut-être à juste titre, que, pour ces moines, ce n’était pas l’acte sexuel en lui-même qui était considéré comme une impureté, mais plutôt le contact avec la femme, créature impure du fait de sa physiologie (les menstruations) et de sa situation sociale et religieuse. On a aussi dit que, chez les hommes, la peur et la haine de la femme n’étaient que l’expression de la peur et de la haine de leur propre sexualité. Quoi qu’il en soit, on doit constater que dans l’Église ancienne, les motivations et les implications de la continence pour les hommes n’étaient pas identiques à celles qui concernaient le vœu de virginité des femmes. Les femmes abstinentes, elles, ne fuyaient pas la société. Elles restaient beaucoup plus socialisées et semblaient moins craindre le sexe mâle.
60(3) Notons enfin que, pour celui qui voulait se consacrer à Dieu seul, le renoncement à la chair était la marque et même la preuve de sa conversion et de sa rupture avec sa vie passée. Il faut en effet noter que dans le christianisme primitif, ce n’étaient pas forcément des personnes n’ayant jamais eu de relations sexuelles qui renonçaient à la sexualité [55]. On connaît le mot de saint Augustin : « La chasteté et la continence, certes… mais pas pour tout de suite [56]. » Ainsi le renoncement à la chair était souvent un sacrifice volontaire (et quelquefois tardif !) ayant pour fonction de marquer et d’authentifier un renoncement au monde et une consécration à Dieu.
61Mais une question subsiste : quelle était la motivation réelle et première du renoncement à la chair ? Était-elle d’abord religieuse (une manière de se consacrer à Dieu) ou d’abord ascétique (une manière de castrer le corps et de fuir les femmes) ? Dire que l’on désirait se consacrer à Dieu pour expliquer son renoncement à la chair, était-ce une forme d’habillage « religieux » d’un désir qui, fondamentalement, était seulement la volonté de dompter son corps ou, au contraire, était-ce en fait la finalité profonde de cette ascèse ? Il est bien évident que les traités théologiques et pastoraux du christianisme primitif ne nous disent rien sur ce point qui nous permette de trancher. C’est d’ailleurs peut-être impossible. Saint Augustin, qui était autant psychologue que théologien, disait clairement que Dieu est à la fois le moi le plus authentique et une forme d’extériorité qui vous requiert. Le chemin vers la vérité du moi est peut-être indissociable de celui de la consécration à Dieu.
62On peut cependant supposer que bien souvent le mépris du monde et de la chair était premier par rapport au désir de consécration à Dieu. L’acharnement des moines, et de beaucoup de théologiens de l’époque, à vilipender les turpitudes de la chair, à promouvoir les « coupe-désir » et à prêcher la fuite du monde semble bien le montrer. Le désir de se fiancer au Christ et de se soumettre à Dieu était sans doute secondaire même s’il était avancé comme mobile premier.
63On peut en effet constater que le désir de mortifier sa chair était répandu aux premiers siècles de notre ère en dehors de toute vocation religieuse et chrétienne. Et, sur le plan des pratiques, il est difficile de discerner ce qui faisait la spécificité de l’ascèse chrétienne. On peut dire qu’il y a eu une simple christianisation des pratiques qui existaient déjà dans le monde profane, le chrétien invoquant pour justifier son attitude qu’il renonçait à la chair pour suivre le Seigneur, par amour pour le Royaume des cieux et aussi pour faire son salut.
IV – La fermeture à la souillure du monde
64Venons-en à une quatrième motivation pour le renoncement à la chair. La virginité a été considérée par les Pères de l’Église comme une forme de clôture qui protégeait le corps et l’âme de l’intrusion du « monde ». Avoir des rapports sexuels, c’était ouvrir le corps à la contamination du péché du monde. Ainsi, selon cette manière de voir, le vœu de virginité relèverait plus de l’immunologie que de l’ascèse.
65À partir du iiie siècle, on retrouve clairement cette notion de clôture pour justifier la triple virginité de Marie (avant, pendant et après l’accouchement de Jésus). Marie devait rester vierge avant et pendant l’accouchement pour que, conservant son hymen intact, elle reste protégée de toute souillure et pollution étrangère. Ainsi, pour Ambroise de Milan [57], la virginité de Marie n’était pas – comme chez Augustin – le signe de la docilité de son corps et de son âme intimement unis à l’esprit de Dieu. Elle était plutôt une frontière sacrée et infrangible interdisant toute intrusion du monde extérieur et défendant l’espace inviolé d’une aula pudoris, c’est-à-dire d’une salle royale de chasteté intacte [58]. Pour Ambroise, « une vierge est la salle d’un palais royal ; elle n’est soumise à nul homme, mais à Dieu seul » car Dieu, comme il est dit dans Ézéchiel 44, 2, « a affermi les verrous de ses portes ». La virginité de Marie, tout comme celle de tout abstinent, était « une manière d’affermir les verrous des portes du corps comme temple de Dieu [59] ». Ce n’est que par cette clôture du corps que l’esprit de l’abstinent pouvait s’ouvrir aux Écritures, au Christ et aux pauvres.
66Le chrétien conçoit son corps comme l’analogue de l’Église qu’il faut préserver de la corruption du monde. Pour Cyprien [60], le corps du chrétien était considéré comme le microcosme de l’Église sainte qui devait rester une enclave intègre dans le monde des hérésies du paganisme et de l’immoralité. Ainsi, préserver l’intégrité (integritas) du corps, c’était préserver la pureté de l’Église toujours menacée par les incessantes pressions du « siècle ». Le monastère lui-même était conçu comme « un jardin dans un enclos », comme un havre au-delà duquel se déchaînait l’océan des débauches [61]. L’hymen de la virginité était ainsi un brise-lame (fragile, il faut en convenir !) contre les assauts du monde.
67Ainsi, l’instinct sexuel n’était pas considéré comme intérieur à la personne mais plutôt comme une intrusion extérieure et démoniaque, tout comme cela avait été le cas pour Adam et Ève, puisque l’incitation à la concupiscence était venue du Serpent, c’est-à-dire de l’extérieur.
68Comme le prescrivaient déjà les règles de pureté du livre du Lévitique, il fallait à tout prix éviter le mélange entre le pur et l’impur et, ainsi, préserver l’aire du sacré de toute souillure. C’est pourquoi le service de l’autel était réservé à des abstinents. Au iiie siècle, on considérait volontiers que les menstruations, les pollutions nocturnes, les rapports sexuels empêchaient la venue de l’Esprit et interdisaient de s’approcher de l’eucharistie et des livres saints spécialement avant les grandes fêtes de l’Église [62]. Le jeûne sexuel, tout comme le jeûne alimentaire était requis pour pouvoir s’approcher du sacré [63]. Ce n’était pas tant la sexualité elle-même qui était considéré comme tabou, mais plutôt l’interface entre le sacré et le sexe. Ainsi, on peut considérer l’idéal de chasteté du christianisme primitif comme une rémanence des règles de pureté afférentes au sacré qui animaient le judaïsme et de façon plus générale les religions archaïques.
69De fait, la sexualité en elle-même a toujours été intimement liée à la notion de souillure [64]. L’interdit qui la frappe n’est pas d’ordre éthique. Il est très différent de celui qui frappe le vol, le mensonge et même le meurtre, parce que ceux-là ne sont pas, comme la sexualité, liés à cette idée de souillure. La souillure n’est pas d’ordre moral mais physique. Elle relève de la contamination, du contact infectant. Elle est une forme de fluide mystérieux et nuisible qui agit dynamiquement, c’est-à-dire magiquement. Elle est aussi de l’ordre du fantasme et de l’onirique. Ainsi, la sexualité, même avant d’évoquer les maladies sexuellement transmissibles et le sida, avait déjà partie liée avec les contaminations empoisonnées. C’est cette notion de contagion qui constitue le soubassement de la théologie du péché originel et de son mode de transmission.
70Cette manière de voir pose une question d’ordre anthropologique. On peut se demander pourquoi on associe sexualité, impureté et souillure. Dans toutes les civilisations semble-t-il, on cache les organes génitaux et on fait l’amour à l’abri des regards. Pourquoi donc ce sentiment de honte ou tout au moins de pudeur ? On peut s’interroger, car de fait, il n’est pas aisé de l’expliquer.
71On a évoqué l’aspect physiologique de la sexualité (émission de sang, de sperme), ce qui pourrait susciter le dégoût [65]. Dans le même sens, il faut aussi noter que la pudeur concerne à la fois les organes génitaux et ceux de l’excrétion. Il se pourrait même que la genèse de la pudeur et l’idée de souillure soient d’abord liées au stade anal de l’enfant plus qu’à sa sexualité. La pudeur (et, par voie de conséquence, l’idée de souillure) vis-à-vis de la sexualité serait secondaire et liée à la proximité des organes de la sexualité et de ceux de l’excrétion.
72Autre explication. La vie en société et la culture ne pourraient s’édifier que sur la base d’interdits et de tabous, en particulier relatifs à la sexualité. De fait, selon Freud [66] « toute civilisation doit s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts ». Et tout ce qui est prohibé serait considéré comme relevant de la souillure.
73La notion de tabou est très forte dans le champ de la sexualité, le plus notable de ces tabous étant l’interdit de l’inceste. Son origine reste inexpliquée, les théories de Freud et de Lévi-Strauss ne pouvant être vérifiées, même s’il paraît patent que ce tabou a à voir, entre autres, avec l’interdiction des mélanges consanguins qui conduisent à la dégénérescence [67]. Quoi qu’il en soit, ce tabou est fondateur de la culture et de la vie en société.
74Pour ce qui est des autres tabous relatifs à la sexualité (homosexualité, adultère, relations sexuelles au moment des règles, etc.), on peut sans doute proposer diverses explications. On peut soutenir que tout ce qui vise à l’engendrement d’une progéniture est permis et seulement cela ; que tout ce qui se fait dans le mariage est licite (le mariage est une institution universelle, qu’il soit monogame ou non) et seulement cela. Mais il faut sans doute aller plus loin et dire beaucoup plus radicalement : la sexualité est tabou et fait l’objet de tabous parce que tout ce qui est objet de désir est interdit et tabou. Freud considère en effet que tout ce qui est objet de plaisir et de désir devient objet de pudeur, de honte et est associé à l’idée de souillure. Pour lui, tout ce qui peut devenir obsessionnel est interdit et fait l’objet de la censure du surmoi [68]. L’objet du désir devient tabou, le tabou étant précisément un interdit vis-à-vis duquel « l’inconscient a une forte inclination [69] ».
75Ainsi, pour Freud, la notion de souillure serait le corollaire de celle de désir, celui-ci devenant interdit par le fait même qu’il est désir. Mais on peut aussi donner une autre explication plus anthropologique à la corrélation qui lie sexualité, impureté et souillure. La sexualité serait considérée comme une puissance plus ou moins surnaturelle et donc aussi comme un danger. Le tabou est à la fois de l’ordre du tremendum (qui inquiète et suscite l’effroi) et du fascinans (qui attire et fascine). C’est pourquoi le fait de s’en approcher sans précaution suscite le malheur et est vécu comme une souillure. Paradoxalement, ce qui est tabou (la sexualité, la femme, mais aussi la puissance du roi par exemple) est d’une part sacré (ayant un lien avec le divin et le surnaturel) et, d’autre part, apte à susciter une forme de souillure. En effet, les civilisations primitives ne font pas toujours la différence entre le sacré et l’impur [70]. Le point commun entre ces deux notions, apparemment différentes, c’est la notion d’angoisse. Le surnaturel (la puissance de la sexualité par exemple) suscite de l’angoisse par son caractère insolite, mystérieux et indomptable, et cette angoisse suscite une crainte et une forme d’effroi.
76Bien sûr, on objectera à juste titre que dans les faits et dans l’histoire des civilisations il est rare que ce soit la sexualité en elle-même qui soit considérée comme une souillure. Ce serait plutôt la transgression des règles et des rites qui doivent accompagner et régler cette activité. On objectera encore que dans bien des civilisations, et semble-t-il dès l’ère du néolithique, l’activité sexuelle a été sacralisée. Mais ces arguments peuvent être aisément retournés. Si la sexualité fait l’objet de règles et de rituels, si elle est parfois sacralisée, c’est sans doute parce qu’elle est reconnue comme une puissance inquiétante, voire angoissante, et également comme une souillure si elle n’est pas ritualisée, voire sacralisée.
77C’est ce lien entre sexualité, tabou et souillure qui peut permettre de comprendre l’origine du « tabou de virginité » qui a sûrement un lien avec le vœu de virginité (même s’il n’est peut-être pas aussi évident qu’il y paraît).
78Le « tabou de virginité » (valorisation de la virginité de la femme et en particulier de la jeune fille) serait relatif, selon Freud, à une crainte de l’homme devant la femme : « L’homme redoute d’être affaibli par la femme, d’être contaminé par sa féminité et de se montrer alors incapable [71]. » Dans bien des civilisations, le désir et le plaisir sexuels de la femme sont considérés comme plus forts et plus exigeants que ceux de l’homme. L’homme aurait peur de ne pas être à la hauteur. Le tabou de virginité aurait donc un rapport avec le « complexe de castration », cette peur qui affecte, semble-t-il, l’homme quant à sa propre sexualité. De plus, l’homme a peur d’être « contaminé ». Freud le note également, dans certaines civilisations, il faut que ce soit un homme fort qui déflore la femme et ce pour qu’il ne soit pas « contaminé », cette contamination étant celle, on peut en faire l’hypothèse, de la souillure de l’acte sexuel et peut-être aussi de la femme. Ainsi, la femme est source de souillure et elle est aussi « taboue » et sacrée parce qu’elle a en elle-même une forme de puissance numineuse. Freud ne le dit pas mais on pourrait l’induire de ses propos.
79On peut conclure de ces diverses remarques que la sexualité, justement parce qu’elle connote à la fois les notions d’énigme, de tabou, de puissance et de souillure, a des caractéristiques qui sont aussi celles du religieux et du sacré. En conséquence, elle ne peut qu’avoir des relations compliquées avec la religion. Elle a en elle-même toutes les caractéristiques nécessaires pour donner lieu à une forme de culte, et, par là même, il peut y avoir une forme de rivalité mimétique entre le culte de la sexualité (avec ses interdits, ses craintes et ses fascinations) et le culte de Dieu ou des dieux. À l’interface de ces deux cultes, il y a des exclusions réciproques (on renonce à la chair pour se consacrer à Dieu seul ou, inversement, on renonce à Dieu pour se consacrer au culte démoniaque de la sexualité). Mais il y a aussi des ambivalences et des syncrétismes, comme le montrent le tantrisme bouddhique, la prostitution sacrée (par laquelle des femmes se vouent au service sexuel des prêtres et des dieux) et les hiérogamies (mariages entre dieux) des cultes assyro-babyloniens et grecs.
La soif du martyre
80Nous en venons à un dernier point. Le renoncement à la chair a également été considéré comme une forme d’héroïsme, de sacrifice et de martyre. Et, de fait, il a pris le relais du consentement au martyre proprement dit lorsque les persécutions à l’encontre des chrétiens sont devenues moins violentes. Le désir de virginité et de continence relèverait donc d’une forme d’appel au sacrifice de soi.
81Pour les chrétiens du iie siècle, le risque du martyre était une réalité librement acceptée. Être pénétré de l’esprit de Dieu, être un vrai prophète, c’était être capable de subir les affres d’une mort violente. La continence et la virginité n’avaient alors qu’une place secondaire, même s’il semble que très tôt, les prophètes aient pratiqué la virginité [72]. Au tout début de l’ère chrétienne, c’était le consentement au martyre qui était le sceau du vrai prophète et du vrai témoin du Christ, même si parmi les martyr(e)s des trois premiers siècles beaucoup étaient restés vierges [73], cette virginité ayant alors une valeur collatérale, pourrait-on dire.
82Lorsque les autorités romaines commencèrent à épargner les prophètes de la nouvelle religion, il fallut trouver un autre critère que le martyre pour ceux qui voulaient prouver qu’ils étaient investis par l’Esprit de Dieu : ce fut la continence. Tertullien en fut le premier théoricien : « Grâce à la continence, tu acquerras un grand fonds de sainteté et, par l’économie faite sur la chair, tu investiras dans l’Esprit [74]. »
83Ainsi la virginité et la continence ont pris la suite du martyre et avaient une signification comparable. Elles avaient une valeur sacrificielle et étaient, tout comme le martyre, une manière d’« offrir son corps en hostie sainte et agréable à Dieu [75] ». Cette forme d’avatar du martyre se vivait dans l’espoir de la récompense de la couronne éternelle.
84La corrélation entre le renoncement à la chair et le désir de martyre me paraît fondamentale. Mais une question se pose : comment interpréter ce besoin de sacrifier sa vie (par le martyre) ou sa vie sexuelle (dans le renoncement à la chair) ? Je ferai quatre remarques à ce sujet.
85(1) Le fait de vouloir renoncer à la vie sexuelle (tout comme le désir de martyre) pourrait paraître comme une forme d’autopunition. Mais c’est improbable. Même si le vœu de chasteté semble être – de même que le martyre – une forme d’automutilation, il n’est pas pour autant une autopunition. Il n’est pas non plus de l’ordre du masochisme. Cette forme de castration [76] est plutôt liée à un désir de se donner une autoprotection contre la concupiscence. Le vœu de chasteté [77] est une quête, sans doute désespérée, d’établir un barrage et une inhibition vis-à-vis du désir sexuel pour mieux s’unir à Dieu.
86(2) Le renoncement à la chair, tout comme le martyre, a été conçu comme une forme d’offrande. Elle serait liée à l’idée de dette. L’homme a contracté une dette vis-à-vis de Dieu en souillant la vie et le corps qui lui avaient été donnés. Dieu, à l’origine, avait doté l’homme d’un corps angélique mais, par sa désobéissance, l’homme l’a transformé en un corps sexué et concupiscent. Pour éteindre la dette qu’il a ainsi contractée, il doit rendre et offrir à Dieu ce par quoi il a péché et est devenu pécheur. Il doit rendre à Dieu ce qu’il y a de trop en ce corps, c’est-à-dire le « surplus » illégitime de son appétit sexuel.
87(3) Ce qui est sous-jacent à ce sacrifice de ce qu’il y a en trop en soi, c’est une théologie de la « dé-carnation », pourrait-on dire. Cette théologie est aux antipodes de la théologie de l’incarnation qui, elle, nous l’avons dit précédemment, conçoit le renoncement à la chair comme une manière d’honorer cette chair comme le temple de l’esprit.
88(4) Dans le même sens, on peut noter que la théologie du renoncement à la chair s’est développée parallèlement à celle du péché originel. Comme il se transmet par voie sexuelle (puisque nous sommes conçus dans le péché) et se manifeste en premier lieu par la concupiscence sexuelle, la réparation de ce péché doit se faire par le renoncement à la sexualité.
89On perçoit donc, à nouveau, que la théologie chrétienne a été partagée entre deux orientations différentes : une théologie de l’incarnation conduisant à une forme d’anoblissement de la chair et du corps, et une théologie du péché originel, plus manichéenne et gnostique, conduisant à une ascèse de la dé-carnation et du sacrifice [78].
90Autre remarque d’ordre plus psychanalytique sur la notion de sacrifice et sur ses ambiguïtés. Jacques Lacan écrit : « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir [79]. » De fait, vouloir renoncer au désir en contrariant son désir par une loi ascétique, continue à relever du désir et même d’une forme de jouissance : la jouissance du refus de la jouissance. De même, le martyre qui vise au sacrifice de soi (et, en particulier, de son désir de vivre), relève toujours et encore d’une forme de désir. Nous touchons là à l’aporie du renoncement [80]. Le renoncement se veut renoncement au désir, mais il reste néanmoins un désir. Qu’il soit imputé au désir de se consacrer à Dieu n’y change rien.
91Autre remarque dans le même sens : le sacrifice (que cela soit celui du martyre ou celui du renoncement à la chair) se veut le sacrifice de son « ego ». Mais sacrifier son ego est aussi difficile que renoncer au désir. Tout comme le martyre, le renoncement à la chair peut être compris comme une forme d’orgueil, car même le désir d’être sans orgueil peut être interprété comme une forme de refoulement de cet orgueil.
92Expliquons-nous. Il est clair que la sexualité a partie liée avec l’orgueil. Le phallus est pour le jeune garçon et pour l’homme l’objet d’un narcissisme (sans doute lié à une forme d’angoisse). On comprend donc que le renoncement à la chair, cette forme de castration, soit à la fois vécu comme un orgueil (celui-ci étant la compensation et le substitut du narcissisme phallique), mais aussi, par contrecoup et par refoulement de ce narcissisme, comme une quête désespérée de l’humilité et de la modestie. De même, pour la femme, il y a une fierté de la maternité et de la jouissance sexuelle (qui est d’ailleurs sans doute le corollaire d’une angoisse quant au bon fonctionnement de son corps interne [81]). C’est pourquoi, chez la femme, le renoncement à la sexualité et à la maternité peut aussi conduire, par compensation, à une forme d’orgueil et, par là même, à la volonté de le contrecarrer par l’humilité.
93Ainsi, on ne s’étonnera pas que le renoncement à la chair ait été vécu, dans un premier temps, comme un motif d’orgueil avant d’être voulu ensuite, et de ce fait, comme une volonté d’humilité.
94Dans un premier temps, la femme qui se consacrait à Dieu et à la virginité arborait avec fierté sa tête nue, pour se différencier de celles qui en se mariant renonçaient à leurs noces avec Dieu et prenaient le voile (puisque le voile était alors le signe de la honte liée au sexe et à la vie conjugale [82]). Ensuite, à partir du ive siècle, est apparu le rite de la prise de voile comme corollaire cette fois-ci du vœu de virginité, le voile cessant alors d’être le signe de la honte pour devenir le symbole de la modestie et de l’humilité. Ce changement dans la sémantique du voile est significatif. La vie continente, après avoir été conçue comme un motif d’orgueil, devait être vécue comme une manifestation d’humilité. Cette humilité est, en réalité, une forme de renoncement à l’orgueil d’avoir renoncé à l’orgueil de la sexualité !
95Cette ambivalence, voire cette ambiguïté dans la manière dont est vécu le renoncement à la chair est tout à fait significative. La quête de l’humilité et du sacrifice de l’ego pourra toujours être considérée, d’un point de vue psychanalytique, comme un refoulement du narcissisme et de l’ego. Les moralistes chrétiens l’ont d’ailleurs compris, eux qui, bien avant Freud, étaient experts à débusquer les ruses de Sa Majesté le Moi.
Le renoncement à la chair : un appel du désir ?
96Après ce parcours sur les motivations qui ont pu conduire certains chrétiens des premiers siècles de notre ère à renoncer à la chair et à devenir abstinent, il faut tenter de faire un bilan et aussi de poser cette question de fond : quelle place et quelle légitimité faut-il donner à la prédication chrétienne appelant à une vie acétique ?
97Sur la question de la vie sexuelle, le christianisme a été contraint d’adopter une morale à double niveau (on dirait aujourd’hui à deux vitesses) : d’une part l’ascèse et la chasteté pour une minorité aspirant à la perfection et d’autre part, pour le commun des mortels, la tempérance et la fidélité dans le mariage. Certes la continence est un bien supérieur au mariage, mais pour ceux qui « brûlent », le mariage est un moindre mal et une manière de réguler les passions (1 Co 7, 25-40) [83].
98La Didaché (Dic 6, 2-3) a officialisé cette éthique à deux niveaux : « Celui qui est capable de porter le joug tout entier du Seigneur, celui-là est parfait ; l’autre, qu’il fasse ce qu’il peut. » Il y a donc d’une part une éthique antinaturelle, sans concession et eschatologique (l’exigence de vivre dès maintenant la vie asexuée du Royaume), et d’autre part une éthique naturelle, profane, qui n’a plus rien de spécifiquement chrétienne et qui préconise seulement une saine et sage gestion du mariage, c’est-à-dire des biens et des devoirs de ce monde.
99Cela pose une question : quelle portée pratique faut-il accorder à la plus exigeante de ces deux éthiques et en particulier à la prédication du renoncement à la chair ? Les exigences qui semblent inhumaines de la prédication de Jésus (vivre en renonçant à toute vie familiale et sexuelle [84], dans la pauvreté la plus radicale [85] et sans aucun conflit avec les autres [86]) sont-elles faites pour être réellement appliquées ? Est-il possible de les appliquer ? Est-ce souhaitable ? N’aboutit-on pas à un résultat opposé à celui qui est recherché ?
100Ces questions mettent en cause la prédication chrétienne elle-même lorsqu’elle se veut intransigeante et radicale : Jésus et le christianisme prêchent-ils des « utopies » impossibles à mettre en pratique ? Se poser ces questions n’est pas sans conséquence. On a presque toujours condamné les « utopies » et les utopistes, et c’est sans doute avec raison. L’utopiste confond le ciel et la terre. Il veut construire dès maintenant et dès ici-bas le Royaume de Dieu. Il prétend instaurer une cité idéale au sein du réel. Il veut imposer dans ce monde une vie identique à la vie angélique. Or, chacun sait que « qui veut faire l’ange fait la bête ». L’exigence utopique conduit souvent à la mise en œuvre d’un système coercitif et aliénant. L’utopiste commence par vouloir la justice et finit par organiser la police. Il se justifie en disant que, pour lui, la fin justifie les moyens.
101Jésus serait-il donc un utopiste dangereux ?
102Jésus n’est pas un utopiste. C’est un prophète. Ce n’est pas la même chose. Un prophète, au sens biblique, est d’abord un révélateur. Il dévoile le péché et il exhorte à la conversion. Sa parole ne vise pas à instaurer une cité utopique, mais à percuter, par sa radicalité, la médiocrité de notre quotidien et de nos compromissions. Le propos du prophète est de pro-voquer (d’appeler à) un ébranlement et un changement. La radicalité de ses exigences est le détonateur d’une prise de conscience, d’une interpellation et d’un appel qui mettent en route.
103L’utopiste aime les idées et les lois, le prophète aime la vie et les hommes. C’est cette différence qui oppose deux des protagonistes de la pièce de Camus, Les Justes. Stepan est devenu un fanatique aliéné par son idéal, ou plutôt son utopie. Il est devenu étranger à toute pitié. En face de lui, Kaliayev est déchiré par ce qu’exigent contradictoirement son désir d’un monde plus parfait et sa tendresse pour les imperfections des hommes. Stepan dit : « Je n’aime pas la vie mais la justice qui est au-dessus de la vie. » À quoi Kaliayev répond : « Je suis rentré dans la révolution parce que j’aime la vie », et on pourrait ajouter les hommes. Il aime les hommes plus que les idées et la vertu. On pourrait transposer ce dialogue en termes bibliques. L’utopiste dit « le sabbat doit être respecté et appliqué quand bien même l’homme dût en mourir » et Jésus le prophète répond « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2, 27).
104Le prophète, et Jésus en particulier, part des possibilités présentes dans la réalité de la société. Il fait lever un germe. L’utopiste au contraire tente d’écraser le réel par une cité-prison qu’il fait tomber du ciel des idées et des principes.
105Les prophètes font du Royaume un idéal eschatologique qui appelle et attire. Les utopistes prétendent vouloir instaurer (souvent de force) le Royaume. Les prophètes se souviennent que le Royaume ne peut et ne doit être de ce monde. Les utopistes oublient que l’utopie caractérise un « sans lieu » et un « non-lieu » et veulent l’instituer dans le lieu du monde.
106Cette distinction entre les prophètes et les utopistes me paraît fondamentale. Elle recoupe la distinction que Freud fait, à la fin de sa vie, entre « l’idéal du moi » et le « surmoi » [87]. Notre idéal du moi nous appelle à suivre un idéal, une promesse, un exemple (par exemple celui de Jésus-Christ, ou d’Albert Schweitzer, ou de Martin Luther King). Notre surmoi édicte des règles, des carcans et des interdictions. L’idéal du moi suscite chez le sujet plutôt des sollicitations positives et idéalistes alors que le surmoi s’exprime plutôt sous forme de prohibitions répressives. Les prophètes font appel à la force de l’idéal du moi, les utopistes légifèrent au nom de la force draconienne du surmoi. Les prophètes suscitent le désir de se convertir et de mettre en œuvre dans sa vie et dans le monde la promesse du Royaume et l’enseignement des paraboles. Ils attisent l’idéal du moi. En revanche les utopistes construisent leur programme et leur dictature en s’appuyant sur l’emprise du surmoi.
107Ainsi, ce qui caractérise le prophète, c’est qu’il prêche en prenant appui sur l’idéal du moi de ceux auxquels il s’adresse. Plus exactement, il leur révèle l’idéal du moi qu’ils ont en eux (même s’ils l’ignorent et veulent l’ignorer) et il les appelle à en vivre et à l’incarner. Le prophète a un rôle de révélateur. Prophète vient de pro (« pour ») et phanai (« rendre visible » par la parole). Le prophète, par sa parole, rend visible une vérité (un idéal, un désir) qui était jusque-là occultée et peut-être refoulée. En l’occurrence, il nous fait découvrir quel est, en vérité, notre désir, et quel est, en vérité, notre idéal du moi.
108Pour clarifier autrement cette distinction entre l’utopiste et le prophète, nous dirons que l’utopiste exige la mise à mort du désir (celui-ci étant considéré comme l’expression d’un « je » à proscrire), alors que le prophète appuie sa prédication sur notre désir du Royaume. Le prophète prêche l’incarnation du désir et l’utopiste le sacrifice de ce désir. Le prophète suscite le désir, l’utopiste impose des normes.
109Le prophète appelle à avoir envie du Royaume c’est-à-dire d’une vie en Dieu, dans la communion de Dieu. Et la chasteté devient alors l’expression et la manifestation de ce désir.
110Ainsi, la vocation à devenir « eunuque pour le Royaume » peut être conçue comme un appel de l’eros et du désir, ce désir étant celui du Royaume et de son idéal. La prédication de la chasteté appelle le fidèle à vivre sous l’impulsion de son idéal du moi et de son désir d’une vie en Dieu.
111Lorsque Jésus dit que certains se sentent appelés à devenir eunuques « pour le Royaume », il révèle que la vérité du désir de beaucoup, c’est le désir du Royaume, c’est-à-dire du Bien, du bonheur, du salut, de l’accomplissement de soi, de la libération par rapport à tous les esclavages. Et c’est l’intensité de ce désir qui, par sa force même, suscite le détachement du monde, de la chair et de ses plaisirs. « Personne n’échappe à la nécessité de concevoir hors de soi un bien vers lequel se tourne la pensée dans un mouvement de désir, de supplication et d’espoir [88]. » « Devenir eunuque pour le Royaume », c’est être prêt à faire ce qu’il faut et à payer de sa personne pour aller dans le sens de la réalisation de ce désir du Royaume qui traverse et anime la vie tout entière.
Pour le désir du Royaume, quelle forme d’incarnation ?
112Ainsi le « moi » auquel aspire le sujet est un moi désenglué, désaliéné, peut-être même désincarné. Et le désir de cet idéal du moi est désir infini et sans fin. Il aspire au Royaume comme en un idéal et un horizon qui toujours se reculent.
113Mais, il est important de le noter, ce désir infini d’un moi désincarné s’incarne ( !) en fait sous deux formes qui, à tort, peuvent paraître contradictoires. Il s’incarne dans le désir de renoncer à la chair, mais il s’incarne aussi, paradoxalement, dans le désir de se perdre dans la chair et de se « consumer » dans la chair. La passion charnelle et la chasteté sont deux formes du même désir, celui du Royaume, celui de l’abolition de son moi.
114Ce propos peut déconcerter. Mais il ne fait que reprendre une tradition fort ancienne. Chez les gnostiques et les cathares, tout comme chez Georges Bataille, il y a, face à l’angoisse et à l’exaspération d’être charnel et sexuel, deux voies qui en apparence s’opposent et qui néanmoins se conjuguent : soit consumer la chair, c’est-à-dire la brûler, en faire un autodafé en se vouant à l’abstinence, soit consommer la chair jusqu’à la lie et l’outrance pour qu’elle se consume par ses propres excès. La consommation est aussi une forme de consumation. Mais les deux voies procèdent en fait d’un même désir : celui du Royaume, celui d’une union limpide et vierge avec l’au-delà du monde et de la chair.
115La passion sexuelle et charnelle n’est en effet que l’incarnation, la médiation, la modalité et la subversion d’un désir qui est en réalité celui de l’extase. En effet, ce qui donne toute sa passion au désir sexuel, c’est le désir de « s’envoyer en l’air ». Ainsi, ce n’est pas le désir mystique qui est la sublimation du désir sexuel. C’est plutôt l’inverse ! L’ardeur mystique peut aussi s’incarner dans l’obsession sexuelle. Cette obsession est en effet une quête de la perte de soi. Le coït n’est que la parodie de l’abolition de soi pour rejoindre l’Autre. Il est une plongée dans le néant de la « petite mort » pour atteindre l’Absolu. La passion physique tient toute sa puissance de son désir de trouver la perte de soi, le vertige et l’infini, et aussi l’unité avec l’autre (et l’Autre). L’érotisme est la quête de la faille de l’être [89]. Mais, il faut le reconnaître, cette passion charnelle et, de fait, mystique laisse toujours le désir sur sa faim. Elle conduit à une forme d’écœurement et de frustration toujours plus exacerbée. La nécessité où le sujet se trouve de monnayer son désir d’absolu dans le contingent et le charnel se retourne en désir de renoncer à ce contingent et à ce charnel.
116C’est ainsi que vient le désir de renoncer à la chair, toujours au nom de ce désir du Royaume. Le renoncement à la chair procède du désir infini du salut et de l’au-delà. Le désir de l’ascèse procède du désir d’être au plus près de ce que désire le désir. Mais, notons-le, ce désir est lui aussi, tout comme le désir sexuel, de l’ordre de l’érotisme et de la quête de l’ivresse d’être autre que soi. Lui aussi reste et restera toujours sur sa faim. De même que l’érotisme sexuel, par désespoir d’atteindre le ciel de la perte de soi, se galvaude en une frénésie sportive, de même le renoncement à la chair, par désespoir de conduire au saut de l’ange, se retourne en discipline ascétique mortifère. Mais ce serait dénaturer le désir ascétique que d’oublier qu’il est une tentative, sans doute désespérée, de « se vider de l’abcès d’être soi [90] » pour rejoindre, ce que Romain Rolland (repris par Freud [91]) appelait le « sentiment océanique », c’est-à-dire une immersion dans le Bien céleste et dans l’Infini sans rivage. Et ce désir ascétique conduit, lui aussi, à une forme d’écœurement et de déception car pour la quête sans fin de l’ascèse, l’horizon de la récompense mystique s’éloigne toujours. Lorsque, renonçant à la chair, nous courons vers la vague en quête de l’océan sans limite, nous restons toujours, néanmoins, frustrés de ne pas pouvoir nous vider de l’abcès d’être soi. C’est pourquoi, par une forme de renversement désespéré, l’ascèse du renoncement à la chair peut se retourner dans un appel à incendier cette chair maligne dans les orgies des alcôves et la souillure des literies.
117Ainsi, le désespoir d’atteindre, par la voie de l’union charnelle à l’union extatique et mystique promise par la chambre nuptiale peut conduire vers l’appel du renoncement à la chair. Et le désespoir d’atteindre l’impossible noce avec le divin, promise par le renoncement à la chair peut conduire à l’obsession du vertige de la « petite mort » et de l’oubli d’être soi dans la passion sexuelle.
118Au fond, et tout compte fait, ce sont sans doute les gnostiques du iie siècle qui avaient raison. Tous cherchaient le Royaume où nous serons comme des anges et tous couraient après le paradis perdu de l’Adam d’avant la chute. Certains le faisaient par l’ardeur de la chambre nuptiale (et peut-être par la débauche) et d’autres par l’ascèse de la chasteté.
119La passion sexuelle et l’appel de la chasteté procèdent, l’une et l’autre, d’une même quête toujours insatisfaite : celle de l’amour et de la communion avec l’Inatteignable et aussi celle de l’effacement de soi dans le ciel splendide de la Transparence pure.
Notes
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[*]
Alain Houziaux est pasteur à l’Église Réformée de l’Étoile, docteur en philosophie de la Faculté de Paris-Nanterre et docteur habilité en théologie de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université Marc-Bloch à Strasbourg.
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[1]
Cité par Peter Brown, Le renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, 1995.
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[2]
Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, adressée en 177 à Marc Aurèle et Commode, citée par Michel Rondet in Sexualité et religions, Marcel Bernos, dir., Paris, Cerf, 1988.
-
[3]
Jean-Philippe de Tonnac, La révolution a-sexuelle. Ne pas faire l’amour, un nouveau phénomène de société, Paris, Albin Michel, 2006.
-
[4]
Reconnaissons-le, cela est surtout vrai pour les hommes.
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[5]
Cette expression volontairement contradictoire est de R. Bultot, La doctrine du mépris du monde, Louvain/Paris, Nauwelaerts, 1963-1964.
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[6]
Eusèbe de Césarée, évêque, théologien et historien de l’Église (265 env.-341), Démonstration évangélique, I, 8, cité par Peter Brown, op. cit., p. 258.
-
[7]
Peter Brown, op. cit.
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[8]
Nous résumons sous ce thème la virginité et la continence. La chasteté caractérise le fait de s’abstenir des plaisirs, et aussi des désirs charnels.
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[9]
Il faut distinguer le judaïsme de la Palestine du judaïsme hellénistique, numériquement beaucoup plus important, dispersé autour du bassin méditerranéen.
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[10]
Cf. Deutéronome 23, 10-11.
-
[11]
Jésus est sans doute resté célibataire. Pourtant, certains ont défendu l’idée qu’il avait été marié avant le début de son ministère. Deux raisons au moins iraient dans ce sens. Primo, lorsque Paul prône le célibat, il dit expressément (1 Co 7, 25) : « Je n’ai pas d’ordre du Seigneur » à ce sujet. Il parle donc en son nom personnel. Il est vraisemblable que si Jésus avait toujours été célibataire, Paul n’aurait pas manqué de se réclamer de son exemple et de son autorité. Secundo, Jésus se considérait et était considéré comme un « rabbi ». Or, tous les rabbis de l’époque de Jésus étaient mariés. Et selon le Talmud, le seul qui ne l’ait pas été, Ben Azay, a été vivement critiqué pour cela. Or, on n’a jamais fait reproche à Jésus de ne pas être marié. Cf. Schalom Ben-Chorin, Marie, Paris, DDB, 2001, p. 229-230
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[12]
Matthieu 5, 28.
-
[13]
Marc 10, 5-12 ; Luc 16, 18.
-
[14]
Il n’est pas certain que, dans ce texte, Jésus incite à se faire « eunuque pour le Royaume ». Il se peut qu’il fasse référence à ceux qui se font eunuque seulement pour montrer que l’enseignement qu’il délivre (à savoir rester fidèle dans le mariage, cf. v. 11) est supportable par rapport à la condition de ceux qui sont eunuques ou ont fait vœu de chasteté.
-
[15]
Jésus dit en effet : « Ce n’est pas tout le monde qui peut comprendre cette parole », comme si son exhortation à se rendre eunuque n’avait pas à être comprise et reçue par tous. Pour le Jésus de Matthieu, l’exhortation à se rendre eunuque pour le Royaume serait-elle donc un enseignement ésotérique réservé à une minorité ?
-
[16]
Au contraire Marc 10, 30 et Matthieu 19, 29 ne mentionnent pas la nécessité de quitter son épouse.
-
[17]
Cf. Mt 1, 24, « Joseph prit sa femme chez lui et ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle ait enfanté un fils auquel il donna le nom de Jésus ». Cf. Jacques Duquesne et Alain Houziaux, La Vierge Marie, origine et ambiguïté d’un culte, Paris, éd. de l’Atelier, 2006.
-
[18]
Cf. Charles Munier, Mariage et virginité dans l’Église ancienne, Berne, Peter Lang, 1987, p. xxiv.
-
[19]
De encrateia (maîtrise de soi et continence).
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[20]
Peter Brown, op. cit., p. 256.
-
[21]
Cf. Mt 22, 30 ; Mc 12, 25 ; Lc 20, 35.
-
[22]
Antoine le Grand (251-356). Antoine qui était né en Égypte, renonça à ses biens et se retira dans un vieux fort désaffecté, puis dans une petite oasis, en plein désert, proche de la Mer Rouge. Il fut considéré comme le père des ermites.
-
[23]
Saint Antoine, Lettres 1.
-
[24]
Cf. saint Jean Climaque, 579-649, L’échelle de l’ascension divine, cité par Peter Brown, op. cit., p. 293.
-
[25]
Cf. Les apocalypses du quatrième livre d’Esdras et du Livre d’Hénoch ; cf. aussi Philon d’Alexandrie.
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[26]
Cf. Irénée de Lyon, Adversus Hereses.
-
[27]
Sur ce point, on se fondait sur Gn 1, 26.
-
[28]
On retrouve là le mythe d’Aristophane qui avait déjà été évoqué par Platon dans Le Banquet, 189c, 189a. Les humains étaient d’abord androgynes, et ils ont ensuite été coupés en deux et sexués. Le désir et l’amour les font courir après leur moitié pour tenter de reconstituer l’unité de leur nature première.
-
[29]
L’Évangile de Philippe, écrit gnostique du iie siècle (sentence 71) explique : « Lorsque Ève faisait partie d’Adam, la mort n’existait pas. Quand Ève s’est séparée d’Adam, la mort s’est mise à exister. Si Adam revient de nouveau complet et retrouve sa forme ancienne, la mort cessera d’exister. »
-
[30]
La nature de cet accouplement (physique ou spirituel) n’est pas précisée par les textes.
-
[31]
Cf. Gn 2, 24.
-
[32]
« Ce qui donne consistance à l’Anthropos [c’est-à-dire l’Homme non sexué qu’il faut reformer], c’est une relation intime et durable. Faites l’expérience de l’étreinte pure […]. Parmi les esprits impurs, certains sont masculins, d’autres féminins. Les masculins sont ceux qui s’unissent aux âmes qui habitent une forme féminine, les féminins sont ceux qui s’unissent aux âmes qui habitent un corps masculin », Évangile de Philippe, sentences 60 et 61.
-
[33]
L’Évangile de Thomas, sentence 114, précise : « Toute femme qui se fera Anthropos [Homme premier androgyne] entrera dans le Royaume. »
-
[34]
Les Évangiles de Thomas, de Philippe et de Marie entre autres.
-
[35]
Pierre Geoltrain, in Jésus de Qumran à l’Évangile selon Thomas, ouvrage collectif, Alain Houziaux, dir., Paris, Bayard 1999, p. 148.
-
[36]
L’Évangile de Philippe, sentence 122, précise que les relations sexuelles d’ici-bas, « l’étreinte ordinaire », restent une tache.
-
[37]
Cf. à ce sujet notre article « Marie-Madeleine était-elle la compagne de Jésus ? », Études Théologiques et Religieuses, Montpellier, tome 81, 2006/2, p. 167-182.
-
[38]
Plusieurs théologiens orthodoxes, dont Épiphane (438-496), ont été révoltés par les pratiques et les idées des gnostiques parce qu’ils les considéraient comme une apologie de la débauche.
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[39]
Cf. Peter Brown, op. cit., p. 121.
-
[40]
Ibid., p. 500.
-
[41]
Cf. saint Paul (Rm 7, 18-24) : « Car je sais qu’en moi, c’est-à-dire en ma chair, n’habite pas le bien ; je perçois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon intelligence. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort. »
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[42]
Cf. Augustin, Commentaire littéral de la Genèse.
-
[43]
Peter Brown, op. cit., p. 405.
-
[44]
Cf., entre autres, Marcion (85 env.-160 env.), Tatien (120 env.-apr. 173), Tertullien (155 env.-225 env.).
-
[45]
Les Grecs, par euphémisme, appelaient le pénis « la nécessité ».
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[46]
C’est ce que pensaient les disciples de Tatien, cf. Peter Brown, op. cit., p. 130.
-
[47]
On a pu dire aussi qu’ils s’adonnaient à la débauche.
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[48]
Cette luxure par mépris de la chair a peut-être été pratiquée dans certains courants gnostiques, celui des nicolaïtes en particulier.
-
[49]
Cf. Origène, Commentaire sur saint Jean, cité par Peter Brown, op. cit., p. 217.
-
[50]
Origène, Contre Celse 1, 35.
-
[51]
Athénagore, Supplique au sujet des Chrétiens.
-
[52]
Né en 120 env. apr. J.-C., mort vers 173, apologiste grec, rejetant avec mépris la culture grecque ; il quitta l’Église et fonda la secte des encratiques qui condamnait l’usage du vin, de la viande et du mariage.
-
[53]
Il faut d’ailleurs noter que le démon qui éloignait de la consécration à Dieu seul était au moins autant celui de la gourmandise que celui de la luxure. La tradition chrétienne a souvent assimilé et même confondu ces deux tentations, et cela peut être significatif sur le plan psychanalytique. Chez les Pères du Désert (saint Antoine, saint Jean Climaque, entre autres), le péché originel d’Adam et Ève n’avait pas été d’abord l’acte sexuel, mais plutôt la gourmandise vorace qui les avait conduit à manger le fruit de l’arbre de la convoitise.
-
[54]
Jean Cassien (350 env.-432 env.), Collationes, 12, 8, cité par Peter Brown, op. cit., p 287.
-
[55]
Encore au ive siècle, certains évêques n’ordonnaient que des prêtres qui avaient déjà eu des enfants. À la suite de Jésus et de saint Paul, on recommandait la chasteté, mais pour les veufs et les veuves. De même, c’est à un veuf que Tertullien adresse son Exhortation à la chasteté.
-
[56]
Augustin, Confessions, 8, 7, 17.
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[57]
Saint Ambroise de Milan (337 env.-397) De Institutione virginis.
-
[58]
Un verset du Cantique des Cantiques (Ct 4, 12) a pris une importance considérable. Le jeune homme dit à la jeune fille : « Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée, une source fermée, une fontaine scellée. » Il était appliqué non seulement à la Vierge Marie et à l’Église mais aussi à toutes celles qui faisaient vœu de chasteté.
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[59]
Ambroise de Milan, op. cit.
-
[60]
Cyprien de Carthage, Lettre 59, 5.
-
[61]
Saint Jean Chrysostome, De la virginité, 9, 6-10.
-
[62]
Il est juste de reconnaître que Clément d’Alexandrie et Grégoire, en particulier, se sont opposés à ces idées.
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[63]
C’était déjà le cas dans l’ancien Israël et dans les courants prémonastiques du judaïsme tardif puisque l’abstinence sexuelle était considérée comme le corollaire nécessaire de la guerre sainte.
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[64]
Cf. Paul Ricœur, Finitude et culpabilité. II. La symbolique du mal, Aubier Montaigne, 1960, p. 9-23.
-
[65]
Cf. les codes de pureté qui régissaient dans le judaïsme le cycle menstruel chez la femme et les émissions de sperme chez l’homme (cf. Écrits de Damas 1, 7). Dans les premiers siècles du christianisme, la piété populaire continue à considérer le sang et le sperme (surtout celui des émissions nocturnes) comme des pollutions. Chez les Bantous et chez d’autres peuples, les règles d’impureté relatives aux femmes ne sont pas applicables avant l’apparition des règles et après la ménopause.
-
[66]
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.
-
[67]
Certains mammifères supérieurs se refusent instinctivement à l’inceste.
-
[68]
La censure du surmoi suscite d’ailleurs, par contrecoup, le désir de transgresser cette censure (cf. voyeurisme, exhibitionnisme, « perversions » sexuelles).
-
[69]
« Le fondement du tabou est une action interdite pour laquelle il existe dans l’Inconscient une forte inclination », Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1977.
-
[70]
Cf. Jean Cazeneuve, Les rites et la condition humaine, Paris, PUF, 1958, p. 37-38 et 51. On retrouve cette association paradoxale entre le sacré et le souillant même dans l’orbite du judaïsme et du christianisme. Ainsi, pour le judaïsme, un livre appartenant au canon des Saintes Écritures est à la fois sacré et souillant (c’est pour cela que l’on fait la lecture de ce livre avec un stylet, pour ne pas le toucher). De même, pour le catholicisme populaire, consommer l’hostie eucharistique sans s’être soumis au préalable aux rituels de purification exigés (jeûne, confession des péchés) est considéré comme un péché mortel (une forme de souillure) conduisant en enfer.
-
[71]
Sigmund Freud, « Le tabou de virginité (contribution à la psychologie de la vie amoureuse) », in Œuvres complètes de Freud, tome XV, Paris, PUF, 1918.
-
[72]
Dans la Bible, le livre des Actes des Apôtres mentionne « quatre filles vierges qui prophétisaient », Ac 21, 9.
-
[73]
Blandine, morte martyre en 177, était probablement vierge ; Potamiène, Appolonie et Agnès l’étaient sûrement.
-
[74]
Tertullien, Exhortation à la sainteté.
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[75]
Basile, De la véritable intégrité dans la virginité, 68, reprenant l’expression de saint Paul dans Romains 12, 1.
-
[76]
Jésus lui-même dit que rester continent, c’est se faire eunuque pour le Royaume de Dieu. Et il est possible que, pour respecter à la lettre ce propos, quelques chrétiens des premiers siècles se soient fait castrer.
-
[77]
Le mot « chaste » (castus) pourrait avoir la même origine que le mot « castration ». Mais Alain Rey conteste cette étymologie.
-
[78]
Mais les choses ne sont pas tranchées. Luther et Calvin ont insisté sur le péché originel, tout en prônant une éthique du mariage et en refusant une éthique du sacrifice, sans doute parce qu’ils considéraient que le seul sacrifice nécessaire était celui du Christ.
-
[79]
Jacques Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir, Paris, Seuil, 1966, p. 827 et Le Séminaire IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, Champ freudien, 1994.
-
[80]
Cf. à ce sujet notre thèse de doctorat en philosophie, dirigée par Paul Ricœur et éditée sous le titre Le désir, l’arbitraire et le consentement, Paris, Aubier Montaigne, 1969.
-
[81]
Cf. Mélanie Klein, citée dans le Dictionnaire international de psychanalyse, t. I, Alain de Mijolla, dir., Paris, Hachette-Littératures, 2005, p. 294.
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[82]
Cf. Tertullien, Sur le voile des vierges, 9, 2 ; cf. Peter Brown, op. cit., p. 115.
-
[83]
Jésus et saint Paul ont professé cette éthique à double niveau dans d’autres champs. Ainsi l’idéal est de vivre dans une totale liberté par rapport à l’argent (Rm 14, 14) et aux puissances de ce monde. Mais, il est néanmoins tolérable que ceux pour lesquels c’est trop difficile puissent vivre médiocrement avec de l’argent dans leur poche ; et, dans ce cas, ils doivent respecter les règles de César et de la société civile et donc payer des impôts (Mt 22, 21). De même, pour Paul, l’idéal est de vivre dans l’amour, le pardon mutuel et la réconciliation (1 Co 13) ; mais ceux qui ne peuvent vivre dans cette perfection peuvent recourir aux tribunaux civils pour que leurs différends soient tranchés selon les lois de ce monde (Rm 13, 1-7), ce qui va cependant à l’encontre de 1 Co 6, 1-7.
-
[84]
Cf. Lc 14, 26.
-
[85]
Mt 19, 16.
-
[86]
Mt 5, 21.
-
[87]
Chez Freud, la distinction entre le surmoi et l’idéal du moi n’est pas tranchée. Nous l’exagérons ici pour les besoins pédagogiques de notre propos. Mais il n’en reste pas moins que, dans Le Moi et le Ça (1923), Freud distingue le « surmoi » normatif de l’« idéal du moi » qui caractérise la motivation vers une finalité. Mais cette distinction sera moins patente dans ses écrits ultérieurs. Cf. Sophie de Mijolla, article « Idéal du moi », in Dictionnaire International de psychanalyse, t. I, Alain de Mijolla, dir., Paris, Hachette-Littératures, 2005, p. 807-808.
-
[88]
Simone Weil, La connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950, p. 276.
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[89]
Nous nous appuyons ici sur l’analyse de l’érotisme faite par Georges Bataille. L’érotisme est une forme de mysticisme inversé où l’homme se plonge dans la mort pour atteindre l’absolu et se transcende dans un « dépassement atterrant » (Préface à Madame Edwarda) et une « projection convulsive du moi » (Sacrifices). Dans la sexualité, il s’agit toujours d’un « combat dans lequel la règle est de perdre pied » (L’Érotisme).
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[90]
L’expression est d’Henri Michaux, dans son poème « Clown », in Peintures.
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[91]
Cf. premier chapitre de Malaise dans la culture (1930). Il faut ajouter que Freud a reconnu ne pas comprendre, à titre personnel, ce « sentiment » océanique.