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Article de revue

Parmi les livres

Pages 261 à 284

Ancien Testament

Eberhard Bons, éd., Le jugement dans l’un et l’autre Testament, tome I : Mélanges offerts à Raymond Kuntzmann, Postface de Mgr Joseph Doré, Paris, Cerf, coll. « Lectio Divina 197 », 2004. 21,5 cm. 308 p. ISBN 2-204-07543-4. € 55

1Ce vol. est la première partie d’une œuvre double éditée à l’occasion du départ à la retraite des professeurs Raymond Kuntzmann et Jacques Schlosser, enseignants à la Faculté catholique de l’université Marc-Bloch de Strasbourg (on trouvera en ouverture de la rubrique « Nouveau Testament » une recension du tome II, offert à Jacques Schlosser. NDLR). Il est introduit par un Avant-propos (7-9 et 15-18) qui souligne d’abord la collaboration fructueuse des deux biblistes au sein de l’Équipe de recherche en exégèse biblique (EREB) – elle a abouti à la publication de précieux travaux (cf. par ex. ETR 79, 2004, 93-04) – et qui justifie ensuite le sujet choisi pour ces Mélanges : le jugement. Ainsi la diversité des auteurs et la variété des approches, propres à ce genre d’ouvrage, sont heureusement compensées par une thématique commune.

2Les contributions offertes à R. Kuntzmann sont organisées selon l’ordre des livres dans la Bible hébraïque. O. Artus inaugure la section consacrée au Pentateuque par un bel art. (19-32) sur le binôme « droit et justice » comme fondements de la Loi en relevant la « discontinuité » entre la théologie de la Torah et les textes du Proche-Orient ancien : alors qu’ici c’est le roi qui est le garant du droit, là c’est Yhwh lui-même. L’étude d’A. Wénin qu’on pourrait qualifier de théologie narrative : « Le jugement d’Adonaï Dieu en Genèse 3 » (33-48). Il y cite (48) une très pertinente formulation d’A.-M. Pelletier sur le thème de ces Mélanges : « Le jugement qui retentit dans la Bible est avant tout la protestation de Dieu contre le mal qui frappe, défigure, détruit l’homme. […] Plus précisément, le jugement est ce qu’exige [l’]amour [divin] qui est confronté au péché qui défigure le projet divin et plonge l’homme dans la misère. » J. Briend traite du jugement (historique, non définitif) de l’Égypte en Gn 15, 14 et dans d’autres textes prophétiques (49-61). Le séjour d’Israël au désert est perçu tantôt positivement (le temps des fiançailles) tantôt négativement comme une période de désobéissance et de jugement divin. T. Römer (63-80) analyse ces traditions (Ex 16 ; Nb 11-20) : elles seraient à l’origine positives, alors que leur réinterprétation dans « le contexte idéologique et politique de l’époque perse » en ont fait des traditions négatives. Ainsi, le récit primitif d’Ex 16 (étiologie de la manne et de la découverte du sabbat) est devenu un récit de murmures par l’addition des v. 2-3.6-11.12. N. Lohfink (81-108) consacre sa contribution à l’analyse de Dt 1, 9-18 (l’organisation juridique et militaire d’Israël), P. de Robert à la compréhension du « jour de vengeance et de rétribution » (Dt 32,35) dans la tradition samaritaine (83-116).

3Deux exposés sur les livres historiques : P. Gibert, « Origines et fin de la monarchie. La dimension judiciaire de l’historiographie des Livres de Samuel et des Rois » (117-132), et A. Schenker, « Un jugement prophétique contre le roi d’Israël. En même temps une comparaison entre le Texte massorétique (TM) et la base hébraïque de la Septante originale (LXX) en 1 Rois 20, 38-43 (3 Règnes 21, 39-43) » (133-148). Le modèle hébreu (Vorlage) de la LXX originale (attesté par la Vetus Latina) serait plus ancien que le texte protomassorétique qui deviendra le TM.

4L’art. de J. Asurmendi sur « Droit et justice chez Isaïe » (149-163) aurait mérité d’être plus étendu puisque l’a. insiste avec raison sur le fait que le binôme est caractéristique de l’ensemble des chap. 1-66, alors que ces exemples ne sont puisés que dans le Proto-Isaïe. J. Vermeylen (165-189) présente une exégèse critique bien argumentée d’És 1, 2-20* (« Yhwh en litige avec son peuple »). Le texte hébreu d’Os 5, 2 est incertain (NBS : « Moi, je suis une leçon pour eux tous » ; TOB : « Et moi, je prépare leur punition à eux tous »). « Mais moi, je suis votre éducateur », traduit ici, plus positivement, la LXX. E. Bons consacre son étude à cette leçon de la LXX : « Un titre divin et son contexte littéraire » (191-206). Sous le titre « Jonas et le jugement » (207-223), D. Duval parcourt le thème du jugement dans l’histoire de Jonas jusqu’à sa réception dans la LXX, la littérature juive et le NT.

5Après les Prophètes, les Écrits : B. Renaud, « Le Psautier sous le signe du jugement de Dieu. L’unité rédactionnelle des Ps 1 et 2 » (225-242) ; et F. Laurent, « Les paroles du Qohéleth et le jugement mishpatshapat » (243-270).

6Enfin É. Puech offre ici une dernière mouture (cf. 1992, 1994, 1996, 1999) de son analyse critique (avec restauration du texte) du manuscrit de l’Apocryphe de Daniel : « Le fils de Dieu, le fils du Très-Haut, messie roi en 4Q246 » (271-286). Il parvient à la conclusion que le personnage mentionné dans ce document ne peut être qu’une figure royale eschatologique, le messie du peuple de Dieu : « […] le document semble être une des sources où a pu puiser Luc 1, 32-35 » (286).

7Le vol. s’achève par une très sympathique Postface de Mgr J. Doré (287-291) et une bibliographie des œuvres de R. Kuntzmann (293-296) dont les travaux ont été inaugurés par une forte thèse sur « Le Symbolisme des jumeaux au Proche-Orient ancien » (1983). Spécialiste des textes de Nag Hammadi (Évangile de Thomas), il a également publié plusieurs articles sur les Chroniques.

8Jean Marcel Vincent

Patrick D. Miller, The Way of the Lord. Essays in Old Testament Theology, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « FAT 39 », 2004. 23,5 cm. x+341 p. ISBN 3-6-148254-9. € 69

9L’a., professeur d’AT à Harvard et Princeton, né en 1935, rassemble ici 21 articles ou conférences datant essentiellement des années 1994-2004. La plupart des textes ont été publiés ou sont en voie de publication dans un autre contexte. Le recueil se situe dans la continuité des recherches et publications de l’a. (religion d’Israël, Deutéronome, divers aspects de la Théologie de l’AT, Psaumes). Il fait suite à une première collection du même type publiée sous le titre Israelite Religion and Biblical Theology : Collected Essays, Sheffield, Academic Press, coll. « JSOTS 267 », 2000. Le présent recueil est divisé en trois sections : les commandements (1-163), les Psaumes (165-249) et Théologie de l’AT (251-318). L’a. se montre attentif aux défis que posent aujourd’hui la recherche exégétique et la société. Il respecte les positions divergentes de la sienne et maintient un bel équilibre dans ses jugements grâce à une compréhension globale de la Bible, une bonne connaissance de la théologie systématique, un profond respect pour le judaïsme et un attachement sincère à la communauté chrétienne.

10Il est toujours bien difficile de rendre compte d’une collection d’essais dans le cadre étroit d’une recension. Faisons ici le choix d’un texte bien caractéristique de la démarche de l’a. : « La suffisance et l’insuffisance des [dix] commandements » (16-36). Dans un premier temps, l’a. montre, en harmonie avec la tradition réformée, l’importance voire la suffisance du Décalogue comme « source et origine de toute l’instruction divine » – par sa place privilégiée (Ex 20), sa répétition formelle (Dt 5) et ses multiples résonances avec le reste des Écritures (lois et récits). Il relève ensuite les objections faites à cette conception. L’Écriture elle-même ne multiplie-t-elle pas les indices sur l’insuffisance du Décalogue comme fondement ou cadre moral et théologique réellement adéquat ? Débordent ce cadre du Décalogue l’appel à la justice et à la miséricorde des prophètes ainsi que l’appel à la sainteté et à la pureté des prêtres. Plusieurs textes réclament l’amour du prochain et de l’étranger (Lv 19,18 ; Dt 10,19 ; les antithèses jésuaniques en Mt 5, 21 sqq.). En outre, le Décalogue est conçu pour une communauté spécifique, celle de l’alliance et, même, au sein de cette communauté, exclusivement pour ses citoyens libres et propriétaires (cf. Crüsemann 1983 et 1996). Peut-il alors être encore considéré comme fons et origo de l’éthique ? L’a. répond positivement dans la troisième partie de son exposé, en soulignant les faits suivants : (1) Les thèmes de la justice (comme retour à la dignité), de la libération et de la miséricorde sont impliqués dans la référence à la sortie d’Égypte par Yhwh (Ex 20,2). Ils sont développés dans le commandement sur le sabbat en Dt 5, 14 (rappel de la situation d’esclavage en Égypte et explicitation du sabbat comme relâchement de la pression sur les esclaves/serviteurs [même terme en hébreu]) ainsi que dans d’autres textes afférents (jusqu’à ce qu’on peut appeler une « compassion écologique » en Ex 23, 10-12). (2) Le thème de la sainteté et de la pureté est lui aussi implicite dans l’autorévélation « Je suis Yhwh, ton Dieu […] ». Selon la tradition juive, c’est le respect des Dix Paroles qui fait d’Israël « une nation sainte » (Ex 19,6). (3) L’éthique de l’amour n’exclut par le respect de commandements (cf. Dt 6, 4 sqq. ; Rm 13, 9). (4) Si, à l’origine, le Décalogue concernait un groupe restreint de personnes, sa position actuelle, séparée du contexte dans lequel il se trouve, accentue sa validité indépendamment du lieu de vie ; le prochain dont il est question acquiert une dimension générale, trans-ethnique. (5) Dans les antithèses du Sermon sur la montagne, Jésus ne s’oppose pas au Décalogue, il en valorise la dynamique même.

11Une liste des autres art. sur les commandements : « La place du Décalogue dans l’AT et sa loi », 1989 (3-16) ; « Les figures métaphoriques en œuvre dans la morale biblique » (37-50) ; « Le bon voisinage. Identité et communauté par les commandements », 2002 (51-67) ; » L’histoire du premier commandement. Le livre de l’Exode », 2002 (68-79) ; « L’histoire du premier commandement. Le livre de Josué », 2003 (80-90) ; « Les Psaumes comme méditation du premier commandement », 2003 (91-122) ; « Les commandements dans une perspective réformée. Les commandements et la loi » (123-135) ; « “Afin que tu sois heureux.” Les commandements et le bien commun » (136-163).

12Sur les Psaumes : « Le Roi à Sion et l’espérance du pauvre. Ps 9-10 dans le contexte du Psautier », 2004 (167-177) ; « La poésie de la création. Ps 104 », 2000 (178-192) ; « L’herméneutique des imprécations », 2000 (193-202) ; « Prière et culte », 2001 (203-213) ; « Le Psautier comme livre de théologie », 2003 (214-225) ; « Qu’est-ce que l’homme ? L’anthropologie du Psautier I », 2004 (226-236) ; « La créature pécheresse et confiante. L’anthropologie du Psautier II » (227-249).

13Sur la Théologie de l’AT : « Constitution ou instruction ? Le propos du Deutéronome », 2004 (253-268) ; « “Lent à la colère” : Le Dieu des prophètes », 2002 (269-285) ; « Ce que l’Écriture enseigne principalement », 1996 (286-296) – sur la question de l’homosexualité : « C’est précisément la manifestation de justice et de bonté [Mi 6, 8] qui dans cette question, comme dans tout autre, est un critère fondamental de notre interprétation de l’Écriture. Ce qui est en jeu ultimement, c’est le triomphe de la grâce dans l’Église » (295) ; « Théologie par le bas ; l’interprétation théologique de l’Écriture » (297-309) ; « Homme et femme : vers une anthropologie théologique », 2003 (310-318).

14Jean Marcel Vincent

Roberto Fornara, La visione contraddetta. La dialettica fra visibilità e nonvisibilità divina nella Bibbia ebraica, Roma, Pontificio Istituto Biblico, coll. « Analecta Biblica 155 », 2004. 24 cm. 620 p. ISBN 88-7653-155-6. € 32

15Nous ne saurions trop recommander la lecture de cette thèse de doctorat soutenue à l’Université pontificale grégorienne de Rome en 2004 : La vision contradictoire. La dialectique entre visibilité et non-visibilité divine dans la Bible hébraïque. Il s’agit de l’étude à ce jour la plus complète et la plus différenciée sur la perception visuelle de Dieu dans l’AT. L’a. montre à souhait que l’opposition rudimentaire entre culture grecque du visible et culture hébraïque de l’écoute ne résiste pas à un examen attentif des textes. Réduire les données si complexes de la Bible, dont le point de fuite n’est autre que le voir et l’être vu de visage à visage, à une doctrine abstraite sur l’invisibilité de Dieu altère et déforme le message dont les textes sont porteurs. Dieu ne serait-il qu’un concept ?

16Une brève introduction (9-14) dit la nécessité de reprendre le dossier sur le sujet et présente le parcours qui va être suivi. La thèse est rigoureusement construite (trois grandes parties subdivisées en trois chapitres avec chacun sa propre conclusion) et solidement argumentée. De nombreux tableaux enrichissent la présentation des données. La première partie intitulée « phénoménologie générale de la perception visuelle du divin » (15-142) est une étude lexicographique très poussée puisqu’elle propose un répertoire le plus complet possible des termes utilisés pour exprimer la perception visuelle du divin. L’a. nomme d’abord le vocabulaire le plus explicite : « l’œil » (lever les yeux, l’œil ouvert, voir de ses propres yeux, l’œil qui voit, œil à œil) ; « voir » (les trois racines r’h, hzh et nbt), puis des expressions moins fréquentes (se tourner vers, scruter/guetter, attendre, considérer, porter ses regards) ou plus indirectes comme « avoir un rêve » (hlm) – ce qui implique une vision onirique – ; le déictique « voici » (hinneh) et les constructions avec panim (face/visage) « en présence de », « devant », « loin de ». Tout aussi intéressantes et confirmant le poids du thème de la visibilité de Dieu dans l’AT sont les expressions qui nient non la possibilité théorique de voir Dieu (d’où le choix de l’expression non-visibilité plutôt qu’invisibilité !) mais l’incapacité où se trouve l’homme de le voir, soit parce que « Dieu cache sa face » (str, ‘lm), « détourne son visage », mais aussi « couvre de la main » (Ex 33, 22), etc., soit parce que l’homme refuse de le voir (« ils ne voient pas ») à cause de sa peur, de sa faute, de sa honte. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter l’expression unique dans sa généralité d’Ex 33, 20b (« l’être humain ne peut me voir et vivre »). Un excursus est consacré au lien entre non-visibilité et idolâtrie (111-115). L’étude lexicographique se poursuit par celle des formules qui disent le caractère approximatif de cette vision : l’usage de « comme » (ke, ka’asher, kemâr’èh), la racine dmh (être semblable) avec le substantif demût (ressemblance), les stéréotypes du langage cultuel tels « rechercher la face de Dieu », les limitations temporelles (aspect souvent futur) et descriptives de la vision divine (en fait ce qui accompagne ou entoure la présence divine).

17La deuxième partie est consacrée au « processus dynamique de la perception du divin » (143-298). La vision est une rencontre dialectique et l’a. se penche sur les sujets et l’objet de la perception (147-195). Les sujets sont multiples et l’a. en dessine les contours (état de conscience, distance et proximité, etc.), alors que l’objet est un : Dieu lui-même (voire son visage, son dos, sa main ou son bras, l’image divine temûnah) ou un médiateur (le messager, l’ange de Dieu, l’ange de Yhwh, un homme, des éléments naturels) ou encore des attributs divins (la gloire de Yhwh, la splendeur hâdâr, la beauté, le trône, l’œuvre). La dimension visuelle des visions et des actes symboliques des prophètes est aussi étudiée. Puis l’a. retrace « la perception en acte » (197-251) de l’initiative à la fin de la perception, avant de consacrer un riche chapitre à « la stratégie narrative et symbolique au service de la dialectique » (253-298), sans oublier ce phénomène si caractéristique du langage biblique qu’est la synesthésie (voir-entendre ; voir-manger ; voir-toucher).

18Les récits théophaniques du Pentateuque occupent la troisième partie : « Analyse exégético-théologique des textes fondateurs dans la Loi » (299-471). Un choix de textes s’imposait. Les visions prophétiques ont été abondamment étudiées (tout récemment encore par A. Behrens, 2002) et les textes choisis par l’a. lui permettent de bien mettre à profit la dialectique entre visibilité et non-visibilité qui lui est chère : a) les « nuits » d’Abraham et de Jacob (Gn 15, 1-21 ; 28, 10-22 ; 32, 22-33) (305-347) ; b) le feu qui ne se consume pas (Ex 3, 1-6) (349-369) ; c) le visage invisible (Es 19-24 ; 33-34 ; Dt 4, 1-6, 3 ; 9, 7-10, 11) (371-445) ; d) apprendre à « voir » (Nb 22, 22-35) (447-471).

19La conclusion (473-485) qui résume le parcours effectué synthétise judicieusement le résultat par la fameuse confession de Job : « […] maintenant mon œil t’a vu » (Job 42, 5b). La monographie, qu’une traduction anglaise rendrait plus accessible à la communauté scientifique, s’achève par les index d’usage et une bibliographie très complète sur le sujet (499-575).

20Jean Marcel Vincent

Friedhelm Harstenstein, Jutta Krispenz et Aaron Schart, éd., Schriftprophetie. Festschrift Jörg Jeremias zum 65. Geburtstag, Neukirchen/Vluyn, Neukirchener 2004. 22 cm. xi-516 p. ISBN 3-7887-2061-1

21À l’occasion de ses 65 ans, les élèves, amis et collègues de Jörg Jeremias, professeur d’AT à Munich puis à Marbourg, lui ont offert un volume de Mélanges sous le titre « Prophétie scripturaire ». Conformé-ment à ce genre littéraire, la publication est encadrée par une brève préface (vii p.) qui résume les qualités du destinataire (sa modestie, son souci d’être à l’écoute des textes, sa rigueur exégétique) et une liste de ses publications de 1965 à 2003 (511-514). Depuis plus de 20 ans, l’exégète de Marbourg a concentré ses recherches sur la prophétie. Ce qui a donné lieu en particulier à la publication de commentaires sur Osée (1983) et Amos (1995).

22Les Mélanges contiennent 30 contributions (dont 3 en anglais) autour de la prophétie dite scripturaire au double sens de mise par écrit des oracles prophétiques et de transmission créatrice et inspirée de ces écrits prophétiques dans un processus d’actualisation, de relecture et de rédaction. Nous les regroupons en 6 sections.

235 articles sont consacrés au livre d’Ésaïe. À partir du déplacement de la métaphore de la gloire de Yhwh (Es 6) à celle de la « gloire (dévastatrice) d’Assur » en 8, 6-8, F. Hartenstein cherche à découvrir les étapes de la formation du fameux memorandum (Denkschrift) d’És 6-8* (83-102). K.-P. Adam travaille sur le shéol et la nécromancie (très complète bibliographie) en Es 8, 19 et 1 S 28 (103-120). Stefan Timm présente une exégèse très détaillée d’Es 42, 10-13 et éclaire la mention des habitants de Qédar et de Séla par une comparaison avec la Chronique du dernier roi babylonien Nabonide (121-144). C’est à un autre rapprochement qu’invitent K. Baltzer et P. Marinkovic : celui d’Es 45, 9-13 (LXX) avec le premier chœur (332-340) de l’Antigone de Sophocle (369-379). Les sermons de Luther sur Es 9, 1-6 dans les années 1525-1526 font l’objet de l’étude de R. Schwartz (431-458).

24Le livre de Jérémie inspire 6 contributions : « Probité et vérité chez Jr », par W. H. Schmidt, (145-160) ; « La question de l’authenticité des passages jérémiens », par S. Sekine (161-183) ; « Les visions de Jr comme reprise des visions d’Amos », par A. Schart (185-202) ; une exégèse de Jr 1, 4-19 (« l’installation de Jr – ambivalence comme moyen de constitution de sens »), par J. Krispenz (203-219) ; « Yhwh et les dieux en Jr 2 », par T. Krüger (221-231) ; et le cycle des oracles concernant « l’ennemi venant du nord » (Jr 4, 5-8 ; 4, 11-18 ; 4, 19-21 ; 4, 29-31 et 6, 1-8) par H.-J. Hermisson (233-251).

25Une étude est consacrée à la surprenante déclaration d’Ez 20, 25 : « Je leur ai donné des prescriptions qui n’étaient pas bonnes. » Comme en son temps J. Pons (cf. ETR 61, 1986, 165-175), R. Kessler y décèle « une polémique contre le Deutéronome » (253-263). H. Specht contribue aux Mélanges par une prédication sur Ez 18* (505-509).

267 articles sont consacrés aux Douze : « Yhwh comme mari et comme lion. Ambivalence et cohérence de la métaphorique d’Osée » par M. Görg (283-296) ; « Le “repentir divin” dans Joël et en Ex 32-34 », par H.-C. Schmitt (297-305) – un thème cher à J. Jeremias puisqu’il lui a consacré une monographie (1975, 21997, 32002) ; « La communauté comme individu. Remarques sur l’interpellation collective en “tu” chez Amos et d’autres prophètes pré-exiliques », par M. Sæbø (307-320) ; « Insupportable légèreté de l’être (Dieu). Le défi des perspectives sapientiales dans la théologie de Jonas », par D. Human (321-340) ; « Michée et les signes du temps. Scènes et temps en Mi 4, 8-5, 3 », par H. Utzschneider (265-282) ; « La fin du livre des Douze. Lecture de Za 12-14 avec Joël », par N. Ho Fai Tai (341-350) ; et « Les Douze dans les Actes des apôtres », par H. Klein (401-414).

274 contributions traitent de la prophétie en dehors du corpus propheticum proprement dit. R. Bartelmus arrive à la conclusion que le chant de Moïse (Ex 15, 1-21) est à rapprocher des hymnes eschatologiques du second Ésaïe et qu’il est donc postexilique (55-82). E. S. Gerstenberger étudie le rôle des prophètes dans les Chroniques (351-367). O. Kaiser examine les oracles sibyllins et fait ressortir spécialement « l’écho de l’éthique et de la prophétie bibliques » dans le troisième livre (Or. Sib. III) (381-400). N. Ittmann présente les étapes qui ont conduit Muhammad, le « sceau des prophètes », dans ses premières années à Médine, à l’énonciation d’une religion autonome par rapport au judaïsme et au christianisme (415-430).

28Enfin, 6 études traitent de thèmes assez indépendants du titre des Mélanges : « Historiographie biblique et histoire littéraire », par Z. Kallai (1-13) ; « Canon et construction de sens » par B. Janowski (15-36), texte qui sera prochainement publié en français dans ETR ; une étude sur l’expression hébraïque « Par la vie de Yhwh et par ta propre vie, je ne te quitterai pas » (2 R 2, 2.4.6 ; 4, 30) dans le cycle d’Élisée, par E. G. Dafni (37-54) ; « Les possibilités de communication dans l’ancien Israël. Une contribution concernant les conditions de la mise par écrit des textes bibliques », par W. Zwickel (459-479) – avec un inventaire biblique et extrabiblique des moyens de communications, de la lettre (séfèr) en particulier, à l’époque pré-exilique ; « Une figurine avec un joueur de harpe de l’époque chalcolythique », par O. Keel (480-492) ; et « Deux figurines de bronze récent en provenance de Tel Akko », par D. Konrad (493-504).

29Jean Marcel Vincent

Kathrin Liess, Der Weg des Lebens. Psalm 16 und das Lebens–und Todesverständnis der Individualpsalmen, (Forschungen zum Alten Testament, 2e série, n° 5) Tübingen, Mohr Siebeck 2004. 23,5 cm. 504 p. ISBN 3-16-148306-5. € 79

30500 p. pour 11 v. ! Et pourtant rien n’est superflu dans cette superbe thèse de doctorat soutenue en 2003 à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Tübingen sous la direction de B. Janowski (Le chemin de la vie. Ps 16 et la compréhension de la vie et de la mort des psaumes individuels). Loin d’écraser le texte sous une masse d’explications indigestes, l’a. parvient à mettre en valeur chaque facette du Ps et le lecteur arrive à la conclusion en s’exclamant : quel joyau que ce Ps 16 ! L’ampleur de la monographie est certes due à la manière rigoureuse et exemplaire dont l’exégèse est construite en dialogue avec la littérature secondaire (dont la française). Or, cette dernière est ici abondante à cause des problèmes textuels des v. 2-4, du langage métaphorique très riche pour exprimer la communion de l’orant avec son Dieu et surtout de la citation des v. 10-11 en Ac 2, 14-36, citation qui provoque la question critique : qu’en est-il exactement de l’espérance post mortem dans ce Ps ? Impossible de bien répondre à cette question sans reprendre le dossier mort et résurrection dans l’AT, surtout si on veut, avec l’a., apporter une réponse nuancée et proposer une histoire de cette espérance. Il faut alors situer le Ps 16 par rapport aux autres données bibliques, en particulier aux affirmations des Ps 49, 14-16 et 73, 23-26. Il est donc naturel que les développements sur cette question précise demandent de l’espace. L’a. n’oublie cependant jamais que son propos est la compréhension du Ps 16 lui-même.

31L’introduction (1-31) esquisse l’histoire de l’interprétation très contrastée du Ps et présente la structure de son travail. Le 1er chap. est consacré au texte et à la traduction (32-74). L’a. propose la traduction suivante des v. 2-4 : « Je dis à Yhwh : Tu es mon Seigneur, / mon bien n’est pas au dessus de toi. Quant aux saints qui sont dans le pays, / ils sont les magnifiques en qui est tout mon plaisir. Nombreuses sont les souffrances de ceux / qui ont courtisé un autre (Dieu). » L’orant ne témoignerait donc pas d’une conversion du syncrétisme en une foi exclusive en Yhwh (hypothèse proposée par M. Manatti en 1972).

32L’analyse poétologique et la critique littéraire occupent le 2e chap. (75-114). En dialogue avec M. Girard (1984, 1996) et P. Auffret (1996, 2002), l’a. reconnaît une structure concentrique traversée par le contraste entre vie et mort : A (v. 1) demande de protection ; B (v. 2-4) Yhwh comme bien vital ; C (v. 5-6) Yhwh comme espace de vie ; B’ (v. 7-9) Yhwh, celui qui accompagne la vie ; C’ (v. 10-11) Yhwh, celui qui comble la vie. Le Ps est homogène (contre l’hypothèse récente de F.-L. Hosseld et E. Zenger, 1993, selon laquelle les v. 3-4 seraient secondaires). Son genre est celui du Ps de confiance (avec des éléments du genre de la complainte et du chant de reconnaissance, et des motifs sapientiaux). Sa date : fin du ve ou début du ive siècle.

33Le 3e chap. (115-292) contient un examen très riche des motifs et des traditions mobilisés dans le Ps 16. L’a. convoque ici les textes bibliques (psalmiques surtout) et extrabibliques (mésopotamiens, égyptiens et ougaritiques). Les métaphores du « bien (vital) » et des « saints qui sont dans le pays » (v. 2-4) renvoient à l’intégrité cultuelle de l’orant. Celles de la strophe centrale (v. 5-6) sont, dans leur combinatoire (partage, coupe, lot, part, lieu de délices, patrimoine), les plus originales du Ps : elles expriment la relation intense de l’orant avec son Dieu qui est perçu comme « son espace vital » et le fondement de sa vie. Dans la strophe suivante (v. 7-9) l’a. souligne bien que Yhwh est le compagnon de la vie de l’orant dans tout son être (« mes reins », « ma droite », « mon cœur/intelligence », « ma gloire/identité », « ma chair »). Un très long développement (211-292 !) est accordé aux métaphores de la dernière strophe (v. 10-11) qui célèbrent Yhwh comme « abondance de vie », surtout à l’expression « chemin de vie » du v. 11a. Développement nécessaire au regard de la séparation trop absolue que des publications récentes (J. Assmann, 2000, et 2001) établissent entre la religion égyptienne orientée vers l’au-delà et la religion israélite qui serait orientée exclusivement vers l’ici-bas. Or, la figure du « chemin de vie » est fréquente dans la littérature égyptienne (223-236) : elle désigne une vie conforme à la ma’at (justice) ici-bas, mais ouvre aussi sur une vie à « l’ouest », dans l’au-delà.

34Le 4e chap., analyse religieuse et théologique (293-402), porte essentiellement sur les v. 10-11 et commence par une esquisse sur la compréhension de la mort dans l’AT (293-322). L’a. fait valoir qu’il n’est guère possible de tracer une évolution linéaire des représentations de la mort et de l’au-delà en Israël, bien qu’une transformation soit sensible vers la fin de l’époque pré-exilique. Toutefois on ne passe pas sans transition de l’interdiction du culte des morts aux espérances apocalyptiques qui s’expriment en Es 25, 8 et Dn 12, 2-3. Contrairement à ce qu’affirme M. Witte (2002), il n’est pas si facile de dater des textes comme Ps 16, 10-11 ; 49, 14-16 et 73, 24-26 de la fin du iiie ou du début du iie siècle. L’a., avec beaucoup de précision, et après une longue exégèse du Ps 73 (342-390), perçoit dans ces psaumes les chaînons manquants vers l’expression d’une espérance en l’au-delà clairement formulée. Les complaintes individuelles et les psaumes de reconnaissance témoignaient de l’espérance ou de l’expérience ponctuelle de l’orant : Yhwh le délivre des griffes de la mort pour le réintégrer dans le monde des vivants, dans la communauté cultuelle. Dans le Ps 16 s’éveille l’espérance d’une communion durable avec le Dieu vivant, communion que la mort ne peut détruire : « Tu me fais connaître/expérimenter le sentier de la vie, satiété des joies avec/devant ton visage, des choses délicieuses à ta droite pour toujours » (v. 11). Cette espérance aboutit aux formulations du Ps 73 dans lequel l’orant, dans une autre perspective, celle d’une mise en cause de la justice divine immanente (cf. Qo 3, 19-22 ; 5,17-18 ; 9, 4-10), confesse sa communion avec Yhwh au-delà de la mort (« […] tu me prendras dans la gloire », v. 24b).

35Les deux derniers chap. sont plus brefs. Informée par la méthode dite « canonique » appliquée aux Psaumes (cf. l’étude de G. Barbiero 1999, recensée par M. Bauks, in ETR 75, 2000, 618-619), l’a. entreprend d’étudier la place et la fonction du Ps 16 (5e chap. : Analyse rédactionnelle, 403-429) par rapport aux Ps 15 et 17 qui l’encadrent, ainsi que dans l’ensemble formé par les Ps 15-24. Cette composition à structure chiastique place le Ps 16 en vis-à-vis du Ps 23. Position judicieuse qui permet de tisser des liens significatifs avec le contexte, mais l’a. ne pense pas qu’il faille en déduire que le rédacteur qui a inséré le Ps dans ce contexte ait eu à retravailler (par ajout ou soustraction) le texte lui-même. L’histoire de l’interprétation (6e chap., 430-441) se concentre d’abord sur la traduction légèrement eschatologisante de la LXX (y 15) : ajout de ep’ elpidi « en espérance » au v. 9, choix du futur (« tu me rempliras » au v. 11, là où le texte hébreu a une phrase nominale), traduction de « pour toujours » par « jusqu’à la fin » (des temps). Elle traite ensuite de la réception des v. 10-11 dans le livre des Actes (discours de Pierre en 2, 14-36 et discours de Paul en 13, 35-37), caractérisée par une amplification de l’eschatologisation, une accentuation du terme diafqora (« décomposition »), une interprétation résolument christologique et se rapportant sans ambigüité à la résurrection corporelle (subtile traduction de nèfèsh, voire yuch par sarx en Ac 2, 31). Une histoire de l’interprétation du Ps 16 au cours de l’histoire devrait être passionnante (signalons par ex. la « Méditation sur le Pseaume XVI » d’Agrippa d’Aubigné, 1626), mais ce n’est plus le propos de l’a.

36Une brève conclusion (442-445) résume le parcours suivi et les résultats acquis. Outre six excursus au fil du texte, dont un fort instructif sur les inscriptions tombales de Hirbet el-Kôm et Ketef Hinnom (302-312), la monographie contient une riche bibliographie (447-488), ainsi que les index d’usage (488-504).

37Jean Marcel Vincent

Gary N. Knoppers, I Chronicles 1-9 et 10-29. A New Translation with Introduction and Commentary, 2 vol., New York, Doubleday, coll. « The Anchor Bible 12 et 12A », 2003 et 2004. 24 cm. xxii-522/xxii-533 p. ISBN 0-385-46928-4/0-385-51888-0. $ 49,95/vol

38Depuis l’important commentaire de S. Japhet (1993 ; cf. J.-D. Macchi, ETR 69, 1994, 415-417) de nombreuses monographies (entre autres I. Kalimi, 1995 ; G. Steins, 1995 ; K. Peltonen, 1996 ; W. Johnstone, 1997 ; M. P. Graham, 1997 et 1999 ; L. C. Allen, 1999), sans parler d’un nombre considérable d’articles, ont été consacrés au Ch comme auteur, historien et théologien. L’a. de la première partie (1 Ch) de ce volumineux commentaire, directeur du département d’études classiques et méditerranéennes anciennes de l’université d’État de Pennsylvanie, maîtrise parfaitement cette littérature secondaire. Il y a contribué par une quarantaine d’études remarquées depuis 1988.

39Comme les autres vol. de la série, après la préface (xi-xii) et une liste des abréviations (xiii-xxii), une traduction continue de 1 Ch 1-29 est proposée (1-43). Viennent ensuite une introduction à l’ensemble de 1-2 Ch (45-136) et une bibliographie sélective (141-241) qui doit contenir quelque 2000 titres – c’est dire le regain d’intérêt pour les Ch depuis quelques décennies ! Chacune des 36 péricopes est alors analysée avec traduction, critique textuelle, notes au fil du texte, analyse (sources, composition, structure) et une sorte de synthèse (comment). 1 Ch est divisé en 1, 1-9, 34 (Les généalogies, introduction à l’histoire du peuple d’Israël, 243-514), 9, 35-10, 14 (Le règne du premier roi d’Israël, 515-531) et 11, 1-29, 30 (L’ascension et le règne de David, 532-966). Des cartes (967-974) et de nombreux index (975-1045) concluent l’ouvrage.

40Une attention particulière est portée à la critique textuelle de 1 Ch dont le chercheur prend davantage conscience de la complexité depuis la découverte des manuscrits de Qumrân. Ces dernières nous conduisent en effet, dans l’état actuel des recherches, à compter sur une pluralité de textes bibliques avant l’ère chrétienne et sur des développements secondaires à l’intérieur des traditions textuelles des manuscrits tant grecs et qu’hébreux (TM). L’a. valorise étonnamment la tradition représentée par le texte grec de 1 Esd (ou Esd a ; Esd b correspond à la traduction en grec de notre livre canonique Esd-Né). Malgré les libertés qu’il prend vis-à-vis de sa source, l’auteur de 1 Esd semble avoir utilisé une forme du texte hébraïque de 1-2 Ch moins perturbée, surtout dans la séquence des péricopes, que celle que nous connaissons par la LXX et le TM. 1 Esd daterait du iie s. av. J.-C. et serait même un peu plus ancien que la LXX de Ch. Par ailleurs le TM de Ch contient des exemples évidents de dittographies, expansions, haplographies et métathèses.

41Qu’en est-il des sources que le Ch utilise pour composer sa grande fresque historique qui part d’Adam pour arriver à l’édit de Cyrus ? Essentiellement les textes bibliques du Pentateuque et des Premiers Prophètes. Ainsi, contrairement à A. G. Aulde (1998) qui cherche à prouver que Ch n’est pas dépendant de S-R mais que Ch et S-R utilisent un texte commun (cf. à ce sujet C. Nihan et T. Römer, in ETR 74, 1999, 415-422, avec la réponse d’Aulde, 422-424), l’a. fait valoir qu’il est plus que probable que Ch connaît S-R, même là où il n’inclut pas ses textes dans sa narration. Certaines observations pertinentes d’Aulde s’expliquent suffisamment par le fait que le texte hébreu de Jos-R utilisé par le Chroniste diverge de celui qui nous connaissons par le TM. De plus, le Chroniste ne cite pas les textes anciens verbatim, il les reformule et les réinterprète. Toutefois, la multiplicité des traditions textuelles avant l’ère chrétienne ne permet pas toujours d’affirmer que le Chroniste a vraiment reformulé sa source. Il ne faut pas toujours juger à l’aune du TM en notre possession. La Vorlage des textes du Pentateuque et des Premiers Prophètes utilisée par le Chroniste semble être plus proche de l’ancienne tradition textuelle palestinienne représentée par 4QSama que de la tradition protorabbinique qui va aboutir au TM. Cela semble plus vrai pour S que pour R.

42Utilise-t-il aussi des sources extrabibliques pré-exiliques, comme le présuppose la conception ancienne qui voit en Ch un complément à S-R (d’où le nom grec Paralipomènes ou « choses omises » ? Ici Ch est déroutant. Paradoxalement, il cite comme sources explicites des ouvrages de l’Antiquité (par ex. le livre des rois de Juda et d’Israël) pour donner crédit à sa présentation, mais il ne cite jamais les sources dont il se sert réellement (cf. plus haut). L’a. fait valoir d’une manière convaincante que le Ch utilise en fait une technique littéraire caractéristique de l’historiographie du monde méditerranéen ancien, celle de l’imitation ou mimesis. Elle consiste à réutiliser d’une manière consciente la forme et le contenu d’œuvres anciennes. Pour le public de l’époque une marque appréciée d’érudition et de distinction. Cette hypothèse appuyée par de nombreux exemples de l’Antiquité (mésopotamienne, grecque classique, hellénistique) conduit l’a. du commentaire à dépasser la question tant controversée des sources pour se pencher davantage sur les techniques de composition du Ch. Il privilégie en conséquence la méthode comparative. Et c’est certainement là, à côté de l’intérêt porté sur la critique textuelle, que réside l’originalité de ce commentaire.

43Autre point controversé des recherches sur Ch : son unité et son étendue. Faut-il inclure Esd-Né dans l’œuvre chronistique ? Alors que H. Williamson et S. Japhet (cf. plus haut) avaient radicalement brisé l’opinion commune concernant l’unité de conception, de style et donc aussi d’auteur de cet ensemble, tous n’ont pas été convaincus par leurs arguments linguistiques et idéologiques. L’a. reprend les arguments pour et contre l’unité d’auteur en les modérant. Les arguments en faveur de la séparation des deux ouvrages ne doivent pas être exagérés : l’Exode et la conquête ne sont au centre ni de Ch ni de Esd-Né ; la loi de Moïse joue en fait un rôle des deux côtés ; la manière de parler des Israélites du nord est certes différente, mais s’explique par la perspective propre à chaque livre. Les arguments en faveur de l’unité ne sont pas non plus aussi forts qu’il y paraît : l’intérêt commun pour les généalogies et les listes ne doit pas cacher la fonction fort divergente de ces listes dans chaque livre. Si la balance penche plutôt pour une distinction d’auteurs il ne faut pas en faire des écrits totalement indépendants l’un de l’autre.

44S’il existe un lien entre Ch et Esd-Né celui-ci est d’ordre rédactionnel. Mais quel type de rédaction ? Ici encore deux modèles en présence : celui d’une rédaction indépendante de blocs de matériaux additionnés les uns aux autres et celui de couches rédactionnelles successives d’un ensemble préexistant (dans la ligne de l’hypothèse de G. von Rad sur des additions lévitiques). L’a. est sceptique envers ces hypothèses souvent fondées sur des observations correctes mais qui ne prennent pas assez en compte le caractère éclectique de ce type d’historiographie qui doit « négocier » différentes perspectives et qui, tout en respectant les traditions reçues de l’ancien Israël, cherche à établir une nouvelle cohérence de l’identité du peuple de Dieu autour de Jérusalem et de son temple. Seul point évident, le souci rédactionnel de relier Ch à Esd-Né par la reprise de 2 Ch 36, 22-23 en Esd 1, 1-3a.

45Même prudence de l’auteur quant à la date de Ch. Alors que des progrès effectivement considérables sont manifestes dans la connaissance de l’époque perse, aucune donnée concrète de Ch, aucune allusion même, ne permet de rattacher cette œuvre à un événement datable de l’époque perse ou hellénistique. Le terminus a quo est évidemment l’édit de Cyrus (538). Les généalogies, même si certaines ont été mises à jour plus tard, font remonter à une période plus récente, sans doute à fin du ve siècle. Comme Ch a été traduit en grec et reconnu comme faisant autorité au iie siècle, le terminus ante quem du texte hébreu doit être situé autour de 250. L’influence hellénistique peut remonter à l’époque d’avant la conquête de la Judée par Alexandre en 332. Une influence du monde grec est attestée en Palestine, terre de rencontre interculturelle, avant cette date. Finalement la balance pencherait plutôt vers une écriture de Ch entre la fin du ive et le début du iiie siècle (c’est en France la position du spécialiste Philippe Abadie).

46L’a. annonce une synthèse sur les thèmes majeurs de la théologie des Ch dans le commentaire à paraître sur 2 Ch.

47Jean Marcel Vincent

Nouveau Testament

Claude Coulot, éd., Le jugement dans l’un et l’autre Testament, tome II. Mélanges offerts à Jacques Schlosser, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina 198 », 2004. 22 cm. 410 p. ISBN 2-204-007544-2. € 55

48Jacques Schlosser fut pendant longtemps professeur à la faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg. Il vient de prendre sa retraite en même temps que Raymond Kuntzmann, son collègue vétérotestamentaire, récipiendaire du tome I de ces mélanges (voir supra, p. …). L’hommage qui leur est ici rendu sous la forme de deux vol. autour d’un thème commun, le jugement, appelle une double remarque préliminaire. Je voudrais, d’une part, souligner la dimension « communautaire » de l’hommage qui honore les individus car elle correspond parfaitement à la dimension collégiale de leur travail. D’autre part, nous ne saurions passer sous silence la grande rigueur de ces deux savants qui ont largement contribué à la forte impulsion donnée à la recherche exégétique francophone de ces dernières années.

49Jacques Schlosser m’a fait l’honneur de siéger dans mon jury de thèse en 1991. J’ai depuis découvert en lui un collègue attentionné, toujours prêt à répondre aux sollicitations les plus variées. Spécialiste de la source des Logia et des Épîtres de Pierre et de Jude (cf. ses contributions dans l’introduction au NT éditée par D. Marguerat) ses publications enrichissent la recherche exégétique française et lui font honneur. Dans le vol. qui lui est consacré, on trouvera, autour du thème du jugement dans le NT, les contributions suivantes : Christian Grappe, « Le jugement est-il une nécessité théologique ? » ; Claude Coulot, « Représentations du Jugement dans les manuscrits de la mer Morte » ; Gérard Claudel, « Le Jugement comme révélation chez Matthieu. Une lecture de Mt 25, 31-46 » ; Camille Focant, « La contestation de Jésus au Temple, un jugement ? » ; Daniel Marguerat, « Le Règne, Jésus et la Loi (Q 16, 16-18) » ; Michel Gourgues « Hautè de estin hè krisis (Jn 3, 19) » ; Michèle Morgen, « Le déjà-là de la vie éternelle et du Jugement en Jn 3, 17-21 et en Jn 5, 22-30 » ; Jean Zumstein, « “Ils n’ont pas d’excuse” (Jn 15, 18-16, 4) » ; Michel Berder, « La thématique du jugement dans la christologie de Luc-Actes. Place de Ac 10, 42 et Ac 17, 31 dans l’œuvre de Luc » ; Pierre Haudebert, « Lc 18, 1-8 : parabole sur la prière ou sur le Jugement ? » ; Daniel Gerber, « Luc 19, 41-44. La mise en perspective d’un oracle de Jugement » ; Pierre-Marie Beaude, « Le Jugement et l’esthétique paulinienne » ; Simon Légasse, « Le jugement dernier chez Paul » ; Michel Quesnel, « Deux scénarios des événements de la fin : 1 Th 4, 13-18 et 1 Co 15, 50-53 » ; Chantal Reynier, « Le thème de la colère : l’apport original de Paul en 1 Thessaloniciens » ; Jean-Pierre Lémonon, « Entre justification et salut, la communauté des fils de Dieu en Galates » ; Jean-Noël Aletti, « Rétribution et jugement de Dieu en Rm 1-3. Enjeux du problème et proposition d’interprétation » ; François Vouga, « Le Jugement de Pierre (1 P 4, 12-19) » ; Jean-Marie Sevrin, « Les paraboles de l’ivraie et du filet dans l’Évangile selon Thomas ». L’ouvrage se termine par une Postface de Joseph Doré et la bibliographie de Jacques Schlosser.

50Elian Cuvillier

Daniel Marguerat, La première histoire du christianisme. Les Actes des apôtres, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, coll. « Lectio Divina 180 », 20032. 21 cm. 466 p. ISBN 2-204-06293-6/2-8309-0956-9. € 32

51Si le lecteur s’attend à une lecture continue des Actes des apôtres (Ac), il sera déçu. Dans cette seconde édition, l’a. ne raconte pas une nouvelle fois et d’une autre manière le contenu des Ac. Il choisit plutôt des thèmes qui structurent fondamentalement le récit des Ac. Avant d’exposer ces thèmes, l’a. discute le genre littéraire des Ac et montre le point de vue du narrateur (chap.1 et 2). Il présente ensuite trois procédés littéraires qui unissent les Ac : la prolepse, la « chaîne narrative » et la « syncrisis » (chap. 3).

52Le premier thème abordé concerne le christianisme face au judaïsme et face au monde païen (chap. 4). L’a. observe que dans les Ac le pôle du judaïsme et celui du monde païen ne s’excluent pas mais concourent à établir l’identité du christianisme. Le christianisme est nourri de la tradition juive et des idéaux de la culture gréco-romaine. Les deux chap. suivants présentent l’image de Dieu (chap. 5) et le profil de l’Esprit (chap. 6). En premier lieu l’a. discerne les deux langages utilisés pour Dieu dans les Ac : un langage explicite et un langage implicite. Il démontre ensuite l’interaction entre Dieu et l’homme dans l’histoire ; puis il décrit l’ironie de Dieu qui intègre les actions de ses ennemis pour faire répandre la Parole dans le monde entier. La notion d’histoire détermine également le profil de l’Esprit : c’est dans l’histoire qu’on peut le discerner. Luc ne fait pas de discours sur l’Esprit mais raconte son activité dans l’histoire. Le chap. 7 identifie la place qu’occupent les miracles dans la mission chrétienne et discute le lien entre miracle, parole et foi. La parole apostolique précise le sens du miracle. Miracle et parole contribuent à faire naître la foi. Les rapports entre juifs et chrétiens constituent un autre des thèmes qui structurent la narration des Ac (chap. 8). Sur ce sujet, on peut répartir les exégètes en deux groupes : l’un voit une continuité avec Israël, l’autre une rupture. L’a. ne rejoint aucun des deux groupes mais considère que la chrétienté se situe à l’intersection de la continuité et de la rupture avec Israël. Au chap. 9, l’a. s’interroge sur les intentions de Luc lorsqu’il inclut l’épisode tragique d’Ananias et de Saphira dans les Ac, et propose trois possibilités : (1) la loyauté à la communauté ; (2) le crime contre l’Esprit ; (3) l’efficacité de la Parole. Cependant, l’originalité de ce chap. consiste à mettre cet épisode en parallèle avec Gn 3, le péché originel, et non pas avec l’histoire d’Akan comme on le fait d’habitude. L’histoire d’Ananias et de Saphira met en évidence la blessure originelle de la communauté chrétienne. Le chap. 10 traite de la fonction des trois récits de la conversion de Saul. Ces trois récits dessinent le profil de l’identité chrétienne dans son rapport de continuité et de différence avec le judaïsme et traduisent la puissance du Ressuscité comme force de transformation de l’histoire. Le chap. 11 a pour thème la fin ouverte des Ac (28,16-31). L’a. répond à trois difficultés : (1) ce que cette conclusion tait ; (2) l’issue de la dispute théologique en 28, 17-28 ; (3) l’image finale (28, 30-31). Le dernier thème narratif traité dans cet ouvrage porte sur le voyage qui structure et unifie l’intrigue (chap. 12). Enfin, au dernier chap., l’a. jette un coup d’œil sur les « Actes de Paul » qui présentent une relecture de la partie paulinienne des Actes canoniques (chap. 13). Cette relecture montre la parenté mais également l’écart avec l’œuvre de Luc.

53Cet ouvrage très bien informé témoigne de l’ampleur du champ de recherche sur les Ac. Il met à profit le bénéfice mutuel de la critique historique et de la narratologie. L’a. aide efficacement son lecteur à ne pas se perdre dans les discussions développées en lui précisant le parcours choisi et en résumant les résultats.

54Daniel Gloor

Histoire

Adolf Martin Ritter, « L’Église et l’État » : point de vue du christianisme ancien, Berne, Peter Lang, coll. « Traditio Christiana XIII », 2005, version française de Robert Tolck. 22,5 cm. xl+279 p. ISBN 3-906770-70-2. € 67,70

55Ce vol. est essentiellement un recueil de textes, répartis en six sections : (1) textes bibliques, deutéro-canoniques et de l’Antiquité classique (par ex. Philon, Flavius Josèphe, Platon, Aristote, Plutarque, Cicéron) ; (2) textes relatifs à la prière pour les autorités ; (3) Église et César (de Julien à Jean Chrysostome) ; (4) textes d’Augustin sur le problème des deux cités ; (5) doctrine gélasienne du double pouvoir ; (6) Photius et la conception byzantine. Le choix, indubitablement, est heureux et permet de judicieuses comparaisons ou confrontations – de quoi alimenter la réflexion d’un séminaire pendant tout un semestre ! À remarquer les guillemets dans le titre : dans son introduction (30 p.) R. signale à juste titre l’inadéquation de notre concept d’« État » (il date de la Renaissance italienne) dans le contexte du christianisme antique et explique son choix de le maintenir par souci de situer cette vénérable problématique par rapport à nos propres problèmes. Ses précisions concernant les particularités propres au contexte dont sont issus les passages reproduits sont un exemple de bonne mise au point. Un livre utile et bien conçu pour se replonger dans cette controverse jamais épuisée, mais à condition, pour Augustin par ex., de ne pas se dispenser de la lecture de ses œuvres.

56Bernard Reymond

Hubertus R. Drobner, Lehrbuch der Patrologie, Francfort, Peter Lang, 20042. 23 cm. 532 p. ISBN 3-631-52862-0. CHF 73/€ 49.80

57Ce manuel, très agréable à lire et à consulter, présente les écrits des Pères de l’Église depuis l’époque apostolique jusqu’au viiie siècle. Les auteurs sont classés en chapitres selon leur contexte et les thèmes dominants, plutôt qu’alignés de façon purement chronologique.

58La première partie traite de l’émergence de la littérature chrétienne à l’époque apostolique et celle immédiatement postérieure, dont les écrits apocryphes font alors partie intégrante. La deuxième partie couvre la période des persécutions avec sa littérature apologétique et ses grandes discussions dogmatiques. La troisième partie va du début du ive siècle jusqu’en 430 et retrace la structuration de l’Église qui s’opère au fil des différents grands synodes. L’arianisme y occupe une large place, ainsi que l’émergence du monachisme. Un chap. important est consacré à Augustin. La quatrième partie va de 430 jusqu’au milieu du viiie siècle ; elle établit une distinction entre littérature latine et littérature grecque et un petit chap. est consacré aux écrits orientaux (syriaques, coptes etc.).

59L’ensemble est précédé d’une riche bibliographie générale qui inclut les ressources informatiques ; chaque chap. se termine par une bibliographie spécifique portant sur l’auteur et les écrits qui viennent d’être traités. Une carte situe tous les lieux cités et l’index renvoie à la totalité des Pères del’Église cités et aux thèmes les plus importants.

60Deux petits regrets cependant. Sans vouloir l’exhaustivité, il est dommage que certains Pères de l’Église, laissés de côté par l’a. ne soient pas au moins indiqués dans une liste, ainsi Césaire d’Arles. De même on peut regretter l’absence d’un index bibliographique : les bibliographies sont dispersées dans les différents chap., ce qui rend fastidieuse la recherche de travaux d’un auteur donné. Cela étant, l’ouvrage est précieux tant pour une lecture continue que pour le consulter de manière ponctuelle, autrement dit, pour une initiation utile à un étudiant ou comme point de départ de recherches plus approfondies.

61Waltraud Verlaguet

Andreas Holzem, éd., Normieren, Tradieren, Inszenieren. Das Christentum als Buchreligion, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004. 22,5 cm. 352 p. ISBN 3-534-17427-5

62Issu d’un groupe de recherche catholique de Tübingen, le livre est conçu comme mélange offert à Arnold Angenendt, professeur émérite d’histoire ecclésiastique, spécialiste de la relation entre écrit et religion.

63Quatre sections regroupent treize contributions. Sans les énumérer toutes, citons-en au moins quelques-unes.

64Dans la première section qui interroge le lien entre les écrits patristiques latins et l’affirmation de l’identité chrétienne, Wilhelm Geerlings constate une brusque explosion, entre 360 et 410, des commentaires à la fois du livre de Job et des Épîtres de Paul qui fonctionnent comme question et réponse par rapport à la crise intérieure et extérieure de l’époque, rendant intenable la conception traditionnelle du lien entre action et récompense.

65La deuxième section met en évidence les interactions entre norme écrite et formes de vie chrétienne au Moyen Âge et aux temps de la Réforme. Bernhard Jussen, à partir d’une analyse sémantique des termes munus et retributio, bouleverse le consensus acquis concernant une spiritualité prétendument comptable du Moyen Âge, en soulignant la déhiscence entre structure de la société et sémantique normative.

66Gisela Muschiol interroge le rôle des écrits ascétiques de saint Jérôme pour les règles monastiques du xiie siècle.

67Bernd Hamm distingue différents types d’innovation de la Réforme. À côté de la rupture, de l’accélération et de la simple continuation, il met surtout en évidence le saut qualitatif avec comme exemple la justification par la grâce seule. La nouveauté de la Réforme doit être lue sur fond de continuité, procédant par sélection et transformation d’éléments antérieurs qui construisent alors une nouvelle constellation signifiante.

68La troisième section mesure le rôle du livre dans le processus d’appropriation. Erich Zenger dégage une structuration du psautier par une mise en parallèle avec la Torah. Les psaumes ainsi appropriés en tant que « Torah de David », soutiennent alors l’inscription du fidèle dans le Royaume de Dieu.

69Dans la quatrième section, traitant de l’élaboration du consensus dogmatique et du rôle de la censure, Hubert Wolf donne un aperçu de la recherche sur l’histoire de l’Index depuis l’ouverture des archives pontificales en 1998.

70Arnold Angenendt, le destinataire du vol., clôt l’ensemble par une réflexion sur ce qu’il juge comme une des méprises les plus néfastes de l’histoire de l’exégèse : l’opposition de la lettre et de l’esprit qui désigne, dans le NT, celle de l’ancienne et de la nouvelle Alliance avant d’être comprise comme celle de la fixation par écrit et de l’interprétation « libre ».

71Malgré certains partis pris, comme à l’occasion l’utilisation implicite et comme allant de soi du terme » christianisme » en tant que synonyme de sa seule expression catholique, l’ouvrage donne un éclairage stimulant sur le rôle et le statut de l’écrit dans la seconde religion du Livre.

72Waltraud Verlaguet

Tengiz Iremadze, Konzeptionen des Denkens im Neuplatonismus. Zur Rezeption der Proklischen Philosophie im deutschen und georgischen Mittelalter. Dietrich von Freiberg – Berthold von Moosburg – Joane Petrizi, Amsterdam/Philadelphie, B. R. Grüner, coll. « Bochumer Studien zur Philosophie 40 », 2004. 23 cm. xii-265 p. ISBN 90-6032-369-6. $ 138/€ 164,73

73Ce livre de belle facture reprend une thèse de doctorat en philosophie. L’a., après une brève histoire du commentaire en tant que genre littéraire majeur du Moyen Âge, analyse les œuvres de Dietrich de Freiberg et Berthold de Moosburg, respectivement du xiiie et du xive s. allemand, ainsi que celui de Joane Petrizi que l’a. situe au xiie siècle géorgien. Ces trois auteurs, malgré des contextes différents, montrent des similitudes importantes dans leurs conceptions de l’intellect, de l’âme et des mécanismes de la connaissance, également marqués par le néoplatonisme. Ils sont traités successivement, le dernier de façon plus détaillée car moins connu du public occidental.

74Dietrich, élève d’Albert le Grand comme Thomas d’Aquin, prend clairement position contre ce dernier en valorisant l’héritage néoplatonicien. Il utilise fréquemment les concepts de Proclus pour développer ses propres idées. Quant à Berthold et Joane, ils écrivent de véritables commentaires de l’Elementatio theologica de Proclus. Berthold de Moosburg travaille à partir de sources latines, incluant la réception arabe et donc néoplatonicienne d’Aristote. Il se réfère en partie à Avicébon. Joane Petrizi, par contre, ignore les auteurs arabes puisqu’il procède à partir du grec. T.I. souligne que cet auteur, tout en décrivant minutieusement les conceptions néoplatoniciennes, valorise le rôle et la dignité de l’intellect autoréflexif. Cette conception, qu’il juge progressiste par rapport à la philosophie de l’époque, lui permet de discuter de façon critique quelques idées reçues sur le Moyen Âge.

75Pour Dietrich, l’a. donne presque toujours les citations dans l’original latin accompagnées d’une traduction en allemand, puisqu’une traduction de ses œuvres est éditée. Ce n’est pas le cas pour Berthold. Une mise en évidence typologique des citations latines en aurait facilité la lecture. Pour Joane, par contre, les citations de son œuvre ne sont données qu’en traduction allemande et bien mises en évidence typologiquement, tandis que les mots clés sont indiqués, après leur traduction en allemand, en vieux géorgien, souvent suivis de leur équivalent grec, bien utile pour se faire une idée de leur champ sémantique.

76L’a. montre bien l’importance de l’héritage néoplatonicien pour les théories de la connaissance du Moyen Âge. Son désir de mettre en évidence toutes les facettes implique quelques redites, justifiées par la complexité de son sujet. Par contre une conclusion sous forme de comparaison entre les trois auteurs aurait permis de mieux mesurer non seulement leurs différences mais aussi en quoi celles-ci résultent de leur contexte respectif.

77Ces distinctions sont cependant traitées dans chacun des chap. séparément et l’ensemble constitue un maillon intéressant pour la recherche sur la pensée médiévale.

78Waltraud Verlaguet

Otto Langer, Christliche Mystik im Mittelalter. Mystik und Rationalisierung – Stationen eines Konflikts. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004. 22,5 cm. 416 p. ISBN 3-534-04527-0. € 49,90

79L’évolution de la mystique est parallèle à celle du rationalisme. Les deux phénomènes concomitants accompagnent des bouleversements de la société qui vont de pair avec une différenciation et une autonomie croissantes de ses composants. Tel est le point de départ et le fil rouge de cette histoire de la mystique depuis ses origines jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dans l’introduction, l’a. situe son angle d’interprétation par rapport au rationalisme moderne auquel il revient brièvement dans la conclusion et dresse l’inventaire des principes historiographiques des ouvrages de référence de l’histoire de la mystique. Sa propre classification se réfère à la typologie de Max Weber.

80La première partie retrace le chemin des cultes à mystères vers la mystique néoplatonicienne, puis l’intégration de cette voie, ainsi que sa subversion à l’aide de la mystique altruiste de l’apôtre Paul, par Origène, Augustin et le Pseudo-Denys. Hellénisation du christianisme et christianisation de la culture hellénistique vont de pair avec des changements structurels de la société et une institutionnalisation croissante de l’Église à laquelle répond la spiritualité des Pères du désert.

81La deuxième partie, plus courte, décrit l’opposition entre monachisme et science durant le Haut Moyen Âge et la synthèse de Scot Erigène entre foi et raison. Le terme « mystique » est à utiliser chez cet auteur au sens d’une conception spéculative et non au sens d’une expérience personnelle.

82La troisième partie regroupe les formes mystiques du xiie siècle, confrontées à une différenciation sociale et à une dichotomie croissantes entre foi et science. Les bénédictins Jean de Fécamp et Rupert von Deutz insistent sur la toute-puissance divine face aux prétentions de la raison humaine ; les cisterciens Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux soulignent l’importance du rôle cognitif de l’émotion, amour et compassio, et s’opposent aux nouvelles pratiques dialectiques notamment d’Abélard.

83La quatrième partie, la plus importante puisqu’elle couvre presque la moitié du présent vol., situe la mystique du xiiie siècle dans le contexte de l’urbanisation et de l’émergence concomitante d’un mouvement de pauvreté. L’opposition entre société et religion ne se joue plus sur le terrain du savoir mais sur celui de l’économie. L’a. souligne l’importance des femmes dans ce mouvement. Un chap. est consacré aux semi religieuses de Brabant dont les vitae consacrent un nouveau modèle de sainteté. Mechthild de Magdebourg sert d’exemple pour la mystique des béguines ; l’a. situe bien sa conception très particulière de suivance, reliant ascension spirituelle et resignatio ad infernum. La mystique franciscaine est représentée par François d’Assise et Bonaventure, ce dernier subvertissant l’ascension néoplatonicienne par l’idéal de pauvreté. Le chap. le plus important de cette section concerne les dominicains. L’a. reprend le jugement de Kurt Ruh concernant la cura monialum comme lieu historique de la mystique dominicaine, et détaille l’histoire conflictuelle entre mouvement féminin et ordres mendiants. Le chap. sur Maître Eckhart est particulièrement détaillé. Au carrefour entre philosophie, théologie et piété féminine, cet auteur développe des spéculations ontologiques parfois osées qui lui valent sa condamnation. Son élève Suso prend sa défense, non sans infléchir certains accents. L’ascèse extrême prend chez ce dernier des allures masochistes difficilement compréhensibles de nos jours, tandis que Tauler s’attache à développer une mystique praticable.

84La thèse de départ est déployée de façon cohérente, une bibliographie et un index facilitent l’orientation et l’ensemble de l’ouvrage est agréable à lire. Une certaine faiblesse réside peut-être dans sa position intermédiaire entre recherche et vulgarisation. La liste des auteurs traités ne vise certes pas l’exhaustivité et leurs œuvres sont forcément analysées de façon succincte, mais ces choix et partis pris auraient mérité d’être explicités. Les notes, réduites au minimum, sont incluses dans le texte même. Le non-spécialiste par contre regrettera l’absence de traduction des citations, notamment latines. L’ouvrage compte cependant parmi les ouvrages de références en la matière et convient parfaitement aux étudiants qui veulent se faire une première idée des principaux enjeux de la mystique chrétienne au Moyen Âge.

85Waltraud Verlaguet

Ralf Plate, Andrea Rapp, éd., Metamorphosen der Bibel, Berne, Peter Lang, coll. « Vestigia Bibliae 24 », 2004. 24,5 cm. 547 p. ISBN 3-03910-347-4.€ 74,10/FS 115

86Le présent vol. reprend 22 contributions d’un colloque sur le thème de la réception du texte biblique durant le Moyen Âge allemand. Les différents auteurs présentent soit un manuscrit médiéval particulier, soit une comparaison entre manuscrits différents sur un même thème, ou encore une analyse des illustrations qu’ils contiennent. La presque totalité des articles concernent la réception chrétienne, tandis que deux traitent de textes juifs en vieux yiddish. Il serait fastidieux de les citer tous, quelques exemples pourront donner une idée de l’ensemble.

87K. Schreiner rappelle l’omniprésence du psautier tant dans le cadre du chant monastique et de la piété personnelle que dans le domaine profane ; ce livre servait en effet de support pour l’apprentissage de la lecture, mais aussi à des fins divinatoires et magiques.

88Les traductions de textes bibliques, éventuellement œuvre de laïc (G. Kornrupf), se présentent le plus souvent sous forme de lectionnaires, souvent augmentés de gloses, d’apocryphes et de légendes comme de textes édifiants (N. Palmer et C. Redzich), voire de recettes contre la peste (J. Splett).

89Les problèmes de traduction sont au centre de deux art., l’un ayant trait à Otfrid von Weissenburg (J. Schwind) et l’autre à Maître Eckhart (F. Löser), montrant à quel point le projet théologique façonne le langage même de leurs auteurs ; quant au statut des gloses allemandes chez Herrad von Hohenburg et Hildegarde von Bingen, il révèle leur projet pastoral respectif (M. Embach).

90Les « chroniques du monde » forment un genre littéraire en vogue à partir du xiiie s., poésies-fleuves intégrant des récits bibliques et historiques ainsi que des narrations diverses, fables et satires. R. Plate compare les récits de la création dans plusieurs de ces textes. Le genre évolue vers une forme en prose, la « Historienbibel », avec ses adaptations libres du récit biblique, augmenté de textes apocryphes et profanes. A. K. Hahn en décrit un exemplaire berlinois du xve s., tandis que A. Rapp s’attache aux illustrations d’un manuscrit de la même période, provenant d’un atelier alsacien et où le rôle de Marie est clairement diminué par rapport à la tradition.

91B. Miller compare plusieurs versions allemandes du « post peccatum Adae », légende du bois de la croix du xiiie s., dont il donne ici les textes, suivis de ceux de leurs sources latines, le tout complété d’une bonne bibliographie.

92A. K. Hahn, déjà citée, et D. Gerhard traitent du virage antisémite du Moyen Âge tardif, ce dernier en présentant le texte d’une diatribe typique du xve s.

93À la limite de la période traitée, M. Marten analyse la présentation de Jésus ou de la parole divine comme remèdes dans des « herbiers spirituels » du protestantisme naissant.

94Faisant le point sur la recherche actuelle dans ce domaine, l’ensemble de l’ouvrage, avec ses multiples apports originaux, donne une idée kaléidoscopique de la richesse de la réception biblique dans l’Allemagne d’avant Luther.

95Waltraud Verlaguet

Art et architecture

Sorin Dumitrescu, Les tabernacles œcuméniques de Petru Rares et leur modèle céleste, une recherche artistique sur les églises/tabernacles du Nord de la Moldavie, trad. Ileana Cantuniari, Bucarest, Anastasia, 2003. 28,5 cm. 455 p. ISBN 973-682-033-5

96Dans ce vol. relié et abondamment illustré en quadrichromie, D. propose une interprétation globale et résolument orthodoxe, au sens de l’orthodoxie orientale, des églises moldaves à fresques extérieures et intérieures. Dorénavant, on ne devrait plus pouvoir présenter ces édifices ou commenter leur iconographie sans se référer à cet ouvrage, même si on n’en partage pas toutes les options. La tentation, devant ces églises, est de prendre les images qui couvrent leurs murs indépendamment les unes des autres. Fort d’une analyse théologique, D. montre au contraire que ces peintures sont à prendre comme un tout. La nouveauté de son interprétation tient à sa découverte d’un texte relatant une vision du Jugement dernier par saint Niphon, un hiérarque évêque de Constantiane au ive siècle, ce qui lui permet de tirer au clair la présence récurrente, dans cette iconographie, de représentations de la prise de Constantinople, cette ville étant considérée en l’occurrence comme la métropole centrale de toute la chrétienté. Dans cette perspective, la chute de Constantinople est interprétée comme un jugement rédempteur de Dieu voulant par cet acte amener l’Église indivise à la repentance et la sauver des schismes qui la dénaturent. Cette perspective commande d’ailleurs toute l’interprétation de D., y compris dans ses allusions à l’art chrétien occidental : l’art gothique du xiiie siècle serait la dernière manifestation en Occident d’une esthétique encore sous l’influence de l’Église indivise. On comprend mieux alors l’emploi de l’adjectif « œcuménique » dans le titre de l’ouvrage : en faisant construire leurs églises/tabernacles, le voïvode Petru Rares et le métropolite iconographe Grigorie Rosca ont, en plein Xvie siècle, donné lieu à un style spécifique, « œcuménique », qui est l’équivalent dans son ordre de l’entreprise de Suger avec la basilique de St-Denis et la dépasserait même par l’ampleur de son propos tant stylistique que théologique. Comme le dit D., « la caractéristique fondamentale du style œcuménique moldave, en tant que style philocalique européen, peut être appelée un mental gothique descendu dans un cœur byzantin » (p. 394). D. n’a évidemment au passage que des termes sévères, voire méprisants, pour évoquer les erreurs protestantes. Mais c’est dire aussi que l’on ne saurait imaginer ouvrage introduisant plus directement et plus clairement à la conception et à la compréhension orthodoxes de l’art sacré. Simultanément, tout en se réclamant des travaux de Panofsky et en les prolongeant, D. propose dans ses pages méthodologiques une intéressante manière de concevoir la création artistique en contexte de fidélité à la tradition, ce qui vaut également pour l’art médiéval occidental : il y a création quand il n’y a ni compilation ni bizarrerie (le bizarre étant ici l’une des caractéristiques de l’originalité à tout prix). Un seul regret au terme de ce livre qui échappe aux canons habituels des publications d’art : la traduction en est souvent difficultueuse sous l’angle de la syntaxe et le choix des termes n’est pas toujours exact (p. ex. « doctrinaire » au lieu de « doctrinal »).

97Bernard Reymond

Vient de paraître

Hubert Bost, Claude Lauriol, Hubert Angliviel de La Beaumelle, Correspondance générale de La Beaumelle (1726-1773), T. I : jusqu’en 1747, Oxford, Voltaire Foundation, 2005. xl-605 p. ISBN 0-7294-0827-2. € 180

98Voici la première édition de la correspondance de l’écrivain huguenot La Beaumelle. Les documents ici rassemblés proviennent d’un fonds privé et sont pratiquement tous inédits. Il s’agit d’une source de premier ordre, qui ouvre de nombreuses perspectives de recherche sur le protestantisme français et européen au siècle des Lumières.

99Le talent, la curiosité, la vivacité et l’aisance de plume de La Beaumelle font de cette correspondance l’une des plus importantes et des plus originales du xviiie siècle. Passionné par les belles-lettres, traducteur d’Horace et de Tacite, franc-maçon, précepteur, poète, journaliste, historien, polémiste redouté de Voltaire, auteur et éditeur des Mémoires de Mme de Maintenon, champion de la tolérance et l’un des premiers défenseurs de Calas, La Beaumelle a sa place parmi les grands écrivains de son temps. Il est alors le seul homme de lettres huguenot.

100Sa carrière le conduit des Cévennes à Genève, Copenhague, Berlin, Paris, Amsterdam, Nîmes, Montpellier, Toulouse… On suit, dès l’âge de treize ans, et parfois au jour le jour, le collégien à Alès, l’étudiant à Genève, l’homme de lettres auteur de Mes Pensées à Copenhague et en Allemagne, l’historien de Mme de Maintenon à Paris et à Amsterdam, le prisonnier à La Bastille, l’exilé célèbre dans son Languedoc natal, le bibliothécaire du roi à Versailles.

101C’est avec son père et son frère, les dames de Saint-Cyr et La Condamine que ses échanges sont les plus assidus. Il correspond avec des ministres, des libraires, des savants comme Maupertuis et Lalande, des hommes de lettres tels Montesquieu, Tressan, Trublet, ou encore la comtesse de Bentinck.

102Ses lettres suivent l’actualité sociale et intellectuelle. Elles traitent de politique, de littérature, de philosophie, d’histoire, de religion. Elles fournissent nombre d’informations sur le commerce de la librairie et sur la destinée d’un Cévenol talentueux et ambitieux parvenu à la notoriété de l’homme de lettres et à l’anoblissement.

103Ce premier vol. de la correspondance couvre les années de formation de La Beaumelle, d’abord élève du collège de l’Enfance de Jésus à Alès, puis apprenti chez un cousin, marchand à Lyon, ensuite insatiable dévoreur de livres dans la maison paternelle à Valleraugue, enfin étudiant à l’Académie de Genève. La Beaumelle a sept et huit ans lorsque s’échange la correspondance préparant son entrée au collège, treize ans lorsqu’il écrit la première de ses lettres qui ait été conservée. À quelques unités près, ce volume contient les lettres rédigées ou reçues par La Beaumelle avant qu’il ait vingt et un ans. Il permet de suivre pas à pas dès l’adolescence, sans recourir aux aléas de la mémoire dans une évocation rétrospective, l’évolution d’un jeune Cévenol surdoué dans un milieu social et religieux bien particulier.

104Pour donner vie à cet environnement culturel, tous les passages qui ont trait à La Beaumelle ont été extraits de l’abondante correspondance qu’échangent parallèlement Angliviel père et Jean Angliviel, le frère aîné, ainsi que quelques parents ou amis. À travers les mêmes recommandations et les mêmes reproches adressés à ses deux fils se précisent la figure du père, l’atmosphère de la maison familiale où une marâtre prend la place de la mère très tôt décédée, les mentalités d’un village cévenol, les valeurs attachées à l’économie, à la rigueur, au travail, à l’instruction (Jean poursuit de son côté ses études de droit à Nîmes, puis à Toulouse), les contraintes qui pèsent sur les calvinistes.

105Dès son enfance ou au moins dès son adolescence, ses proches, camarades ou parents, sont frappés par la vigueur et la précocité de son intelligence. La conviction qui s’impose très tôt à son père et à son frère que Laurent a du génie est à l’origine de la conservation de ses lettres. Ses maîtres du collège d’Alès s’efforceront d’amener un si brillant sujet vers une carrière ecclésiastique. Les professeurs de l’Académie de Genève sont frappés à leur tour par ses dons exceptionnels. À Alès il acquiert les connaissances nécessaires à son adhésion au catholicisme ainsi qu’une solide formation humaniste et une maîtrise parfaite du latin. Il s’exprime dans cette langue en prose comme en vers, avec une égale aisance, et les emprunts qu’il fait à des auteurs de toutes les époques et de tous les genres relèvent davantage de la réminiscence et de la réappropriation que de l’usage quelque peu artificiel de la citation. À Genève il découvre un monde nouveau que ni l’enseignement traditionnel reçu à Alès ni la formation en théologie calviniste, en philosophie et en histoire, acquise en autodidacte à Valleraugue ne lui avaient permis d’entrevoir : la théorie du droit naturel de Burlamaqui, la pensée de Spinoza perçue notamment à travers les réfutations que publient ses maîtres de l’Université et leurs élèves et une manière spécifique d’aborder la question de la tolérance civile des protestants. Autant de révélations qui le préparent à intervenir avec une originalité qui étonnera dans les grands débats qui agitent l’Europe, telle la querelle de L’Esprit des lois où il se montrera un disciple admiratif et critique de Montesquieu.

106Cette édition comportera une douzaine de volumes.

107H. B.

Hubert Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006. 22 cm. 680 p. ISBN 2-213-62592-1. € 27

108Pierre Bayle est mort à Rotterdam il y a trois cents ans, le 28 décembre 1706, à l’âge de 59 ans. Bien que son œuvre ait eu un impact considérable sur la pensée des Lumières et sur l’évolution du protestantisme, elle demeure méconnue et résiste aux interprétations systématiques. Or, chaque fois qu’on en expose les grandes lignes, celles et ceux qui la découvrent sont frappés par l’audace de ses idées et par ce qu’il est convenu d’appeler l’« actualité » des positions qu’il a défendues. En matière de tolérance, de liberté de conscience, il n’est guère d’auteur qui, de son temps, et même au xviiie siècle, ait poussé aussi loin la réflexion. Sur le rapport entre la croyance, l’idolâtrie et la superstition, ses options sont aujourd’hui encore – ou à nouveau – politiquement et religieusement incorrectes. Il les décline en philosophe, en moraliste et en historien qui prétend exercer sa liberté critique sans restrictions ; il connaît cependant les limites que lui assignent les disciplines dans lesquelles il exerce son art et respecte – d’aucuns diront feint de respecter – le territoire de la foi, dont les règles de fonctionnement sont tout autres. Il milite non seulement pour la diversité des confessions chrétiennes dans un même État (ce qui est alors difficile à concevoir), mais aussi pour la reconnaissance des autres religions – le judaïsme, l’islam – et le caractère inoffensif de l’athéisme… avant de prôner finalement l’État laïque.

109Cette œuvre très personnelle, inclassable, originale, touffue, baroque, débordante d’esprit et de combativité, a été produite en moins de vingt-cinq ans par un penseur rétif à toutes les classifications, qui se voulait homme de lettres mais dont l’existence n’a cessé d’être chahutée par des drames – dont le plus poignant est la mort en prison de son frère, pasteur du Carla, victime indirecte des audaces du philosophe et des conflits dont le plus virulent est celui qui l’oppose à son ancien protecteur, le pasteur Pierre Jurieu. L’existence de Bayle mérite d’être racontée. Elle est passionnante car elle montre ce que la vie d’un homme d’étude a d’aventureux dès lors qu’il combat pour des idées.

110Elle ne saurait cependant se limiter à une narration chronologique : elle impose au biographe de prêter attention à maints aspects sociologiques et psychologiques essentiels pour donner une cohérence à cette histoire singulière. Il faut prendre en considération les milieux dans lesquels Bayle a gravité : la France protestante – minoritaire et agonisante sous Louis XIV –, le Refuge huguenot des Pays-Bas composent des sociétés mal connues, sur lesquelles le regard de Bayle est d’une grande acuité. Il faut aussi s’interroger sur le portrait de Bayle, aussi énigmatique soit-il. On peut se souvenir de la réflexion de l’avocat Mathieu Marais : « Vous me direz, mais qui était donc M. Bayle ? Et à cela je répondrai, il avait plusieurs esprits. » Comme en écho, la recherche contemporaine ne peut que constater la résistance de cette énigme : « Si l’on s’en tient aux travaux du seul xxe siècle, constate Thomas Lennon, les hypothèses sont que Bayle était fondamentalement un positiviste, un athée, un déiste, un sceptique, un fidéiste, un socinien, un calviniste libéral, un calviniste orthodoxe, un libertin, un chrétien judaïsant, un judéo-chrétien, voire même un crypto-juif, un manichéen, un existentialiste… au point que l’on est tenté de conclure que les commentateurs ne peuvent avoir traité du même auteur ou, du moins, qu’il n’ont pas étudié les mêmes œuvres. »

111Le défi n’est pas simple à relever, mais la difficulté ne saurait justifier qu’on y renonce. Après tout, qui fréquente Bayle apprend que bien poser une question est aussi important que trouver une solution. On ne prétend pas ici expliquer l’œuvre du philosophe de Rotterdam par sa vie, mais l’éclairer : il s’agit de comprendre le contexte des textes et de s’interroger sur la cohérence du personnage. Comprendre le contexte des textes, c’est proposer une approche historique des questions philosophiques, théologiques, littéraires, historiques que posent les livres de Bayle ; montrer dans quelle mesure, si une œuvre n’est jamais la simple résultante des forces qui s’exercent sur son auteur, elle gagne en clarté dès lors qu’on en connaît les circonstances et les conditions de production. S’interroger sur la cohérence du personnage, c’est discuter les interprétations possibles de la pensée de Bayle en fonction de ses choix existentiels, de son parcours, voire d’indices psychologiques recueillis çà et là. Le lecteur d’une biographie veut connaître les faits, mais attend aussi un portrait intérieur. Avec Bayle, qu’il ne s’attende pas à de grands épanchements ou aux confidences. L’homme est mystérieux et énigmatique, il ne s’épanche guère et résiste à l’enquête. Soit. Mais à défaut de percer les secrets du cœur et de l’âme, n’est-il pas intéressant de cerner l’énigme ? En ce cas, il faut à tout le moins en chercher la cohérence interne ; le biographe doit, avec les éléments dont il dispose, camper au fil de la plume un personnage crédible, comme un comédien le ferait en incarnant ce personnage. Crédible, et par conséquent complexe : traversé par des passions et des préjugés quand même il cherche à s’en dégager, homme de son temps qui se sent décalé par rapport à lui, revendiquant son appartenance à une confession religieuse et ne cessant de la critiquer, minoritaire et cependant toujours en quête d’universel… Ces tensions et d’autres font le personnage, elles en expliquent la dynamique, mais elles ne constituent pas une clé. L’homme et l’œuvre résistent : après tout, est-il concevable qu’un comédien joue son personnage au point de le rendre transparent ?

112La vie de Pierre Bayle a déjà été écrite à deux reprises : par Pierre Des Maizeaux au début du xviiie siècle et par Elisabeth Labrousse au milieu du xxe. Le premier, qui avait connu Bayle, a rassemblé une quantité considérable de documents mais ne les a pas tous exploités. Prisonnier des conventions biographiques de son temps, Des Maizeaux ne pouvait s’émanciper d’un style hagiographique qui ne nous satisfait plus aujourd’hui. Il fournit des détails d’une grande utilité, notamment pour la chronologie, mais sa Vie de M. Bayle passe sous silence de nombreux aspects banals ou défavorables de la vie de son héros. (Cette biographie paraît en préface à partir de la cinquième édition du Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, P. Brunel et al., 4 tomes in folio, 1730. Édition 1740, t. I, p. xvii-cxii.) De plus, il n’avait pas accès à de nombreuses pièces – en particulier certains pans de la correspondance active ou passive de Bayle – qui sont déterminantes pour comprendre le personnage. Des Maizeaux était payé à la page, ce qui l’a incité à tirer à la ligne.

113E. Labrousse a repris à nouveaux frais la question. Son enquête sur l’enfance et le milieu d’origine de Bayle a profondément renouvelé l’idée que l’on se faisait de sa personnalité et de sa formation. Mais en choisissant de traiter séparément la vie et l’œuvre, elle a été amenée à beaucoup résumer toute la période hollandaise. Ses travaux ultérieurs sur Bayle, sa correspondance et ses œuvres, ont beaucoup enrichi la connaissance : leur synthèse méritait d’être accomplie dans une biographie plus complète, qui devait en outre intégrer de nouvelles problématiques.

114Raconter la vie de Bayle est aussi une manière de lire son œuvre. En la rédigeant, le biographe nourrit l’espoir d’inciter sa lectrice ou son lecteur à en découvrir les trésors. Comme l’accès aux œuvres de Bayle, dont certaines sont heureusement rééditées, n’est pas toujours aisé, comme il est souvent bien difficile de s’orienter et de se frayer un passage dans le maquis de ses textes, j’ai pris le parti de citer généreusement. C’était aussi la façon la plus vivante de donner à entendre sa musique singulière et, de façon annexe, de faire un clin d’œil à ce penseur qui aimait beaucoup citer et discuter les citations.

115H. B.

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