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Article de revue

Nestorius dans le dialogue de l'Église catholique avec les Églises d'Orient

Pages 53 à 64

Notes

  • [*]
    Rémi Gounelle est professeur d’histoire du christianisme ancien à la Faculté de théologie protestante de l’Université Marc-Bloch (Strasbourg II).
  • [1]
    Très connu en Autriche, d’où il était originaire, appelé au Sacré Collège en décembre 1958, le cardinal Franz Kœnig a dirigé le Secrétariat Pontifical pour les non-croyants de 1965 à 1981. À ce titre, il a beaucoup œuvré pour le dialogue de l’Église catholique avec les Églises d’Orient et avec les Églises des pays du bloc soviétique. Il est décédé en mars 2004 à l’âge de 99 ans.
  • [2]
    Sur les rencontres avec les Églises non chalcédoniennes, qui ont eu lieu de 1971 à 1988, voir A. Stirnemann, « Le dialogue de Vienne entre théologiens catholiques et préchalcédoniens, et l’étude menée sur Nestorius et le nestorianisme », Istina 40 (1995), p. 1-6. La revue Irenikon a publié de brefs comptes rendus de ces cinq colloques : Irenikon 44 (1971), p. 516 ; 46 (1973), p. 509-510 ; Irenikon 49 (1976), p. 486-490 (compte rendu signé par A. De Halleux) ; Irenikon 49 (1976), p. 374-381 ; Irenikon 56 (1988), p. 360-362.
  • [3]
    Voir notamment J. M. Garrigues, « Vers la réconciliation entre les Églises non chalcédoniennes et l’Église orthodoxe », Istina 17 (1972), p. 27-35.
  • [4]
    Voir Jean Calvin, Institution chrétienne, IV.8.9 et le traité de Luther Von den Konziliis und Kirchen, publié en 1539. Sur cet ouvrage, qui paraîtra dans une traduction française due à D. Olivier dans M. Lienhard, M. Arnold, éd., Luther, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », voir K. Blaser, « Le peuple de Dieu en quête d’une identité tangible. “Von den Konziliis und Kirchen” (1539) dans l’ecclésiologie de Luther », Revue de théologie et de philosophie 132, 2000, p. 259-304.
  • [5]
    Traduction A.-J. Festugière, Éphèse et Chalcédoine. Actes des conciles (Textes, dossiers, documents, 6), Paris, 1981, p. 247.
  • [6]
    Ibid., p. 254-255.
  • [7]
    L’histoire de Nestorius et de sa condamnation est relatée dans tous les manuels d’histoire des dogmes. On en trouvera une présentation claire dans A. Dehalleux, « Nestorius. Histoire et doctrine », Irenikon 66/2 (1993), p. 38-51, 163-178.
  • [8]
    Texte cité dans Irenikon 56 (1988), p. 361.
  • [9]
    Mar Bawaisoro, « La formule christologique de Vienne dans la perspective assyrienne », Istina 40 (1995), p. 7-24 (citation p. 9).
  • [10]
    Ibid., p. 10.
  • [11]
    On trouvera de brefs comptes rendus de ces colloques dans Irenikon 67 (1994), p. 208-211 et 70 (1997), p. 382-383.
  • [12]
    Voir L. Abramowski, « Histoire de la recherche sur Nestorius et le nestorianisme », Istina 40 (1995), p. 44-55.
  • [13]
    Voir le résumé des controverses qui ont suivi le deuxième colloque dans Irenikon 69 (1996), p. 511-513.
  • [14]
    A. Dehalleux, « Nestorius », op. cit., p. 163.
  • [15]
    « Communiqué final du troisième Colloque syriaque de Pro Oriente », Istina 43 (1998), p. 254-256 (citation p. 255-256).
  • [16]
    G. Y. Ibrahim, « Nestorius dans la tradition syrienne orthodoxe », Istina 43 (1998), p. 166-178 (citation p. 173).
  • [17]
    La condamnation de Nestorius a en effet provoqué la disparition de ses œuvres ; en dehors des documents recueillis dans les actes conciliaires, il ne reste, en grec, que des fragments, surtout de sermons ; le Livre d’Héraclide a été retrouvé en syriaque, mais probablement pas dans sa forme originale.
  • [18]
    A. Dehalleux, « Pourquoi les Églises ont-elles besoin aujourd’hui d’une théologie patristique ? », dans Les Pères de l’Église au xxe siècle. Histoire – Littérature – Théologie. « L’aventure des Sources Chrétiennes », Paris, Cerf, coll. « Patrimoines, christianisme », 1997, p. 511-525 (citation p. 522).
  • [19]
    Les Églises unitariennes représentent environ 300 000 fidèles, concentrés surtout aux États-Unis et en Europe de l’Est (Roumanie, Hongrie et République tchèque), mais aussi en Grande-Bretagne (8800), en Inde et aux Philippines.

1Créée en 1964 par Franz Kœnig [1], la fondation Pro Oriente organise depuis 1971 des dialogues non officiels entre des théologiens catholiques et des théologiens membres des Églises orthodoxes orientales. La prise en compte des spécificités ecclésiologiques et doctrinales de ces Églises a conduit les partenaires de ces dialogues à réexaminer certaines condamnations issues de conciles œcuméniques. Parmi les dossiers ainsi rouverts figure celui de Nestorius, patriarche de Constantinople, destitué lors du concile d’Éphèse en 431.

2Après une présentation du résultat des discussions menées sous l’égide de la fondation Pro Oriente entre 1971 et 1988 et de leurs limites, nous analyserons le communiqué final du troisième Colloque syriaque qui s’est tenu en 1997, un document qui, en raison du changement de perspective qu’il propose sur une période importante pour l’histoire des dogmes, mériterait d’être davantage connu.

Un accord autour des trois premiers conciles œcuméniques (1971-1988)

3La première rencontre organisée par Pro Oriente s’est tenue à Vienne en 1971 [2]. Elle permit à l’Église catholique et aux Églises d’Orient présentes de parvenir à un accord doctrinal sur la personne du Christ. Les partenaires de ces rencontres affirmèrent en effet souscrire aux formules issues des trois premiers conciles œcuméniques : conciles de Nicée (325), de Constantinople (381) et d’Éphèse (431). Toutes les Églises présentes lors des premières rencontres organisées par Pro Oriente concevaient donc la divinité et l’humanité du Christ dans les termes qui avaient été adoptés lors de ces conciles.

4L’accord exclut le quatrième concile œcuménique qui s’est tenu à Chalcédoine en 451. La raison en est simple : cinq Églises, totalisant près de trente millions de fidèles, ne reconnaissent pas le concile de Chalcédoine, mais souscrivent aux trois premiers conciles œcuméniques ; il s’agit de l’Église copte orthodoxe, de l’Église orthodoxe nationale d’Éthiopie, de l’Église syriaque orthodoxe (jacobite), de l’Église apostolique arménienne et de l’Église syrienne d’Inde, localisée dans le Malab?r (sud-ouest de l’Inde). Ces Églises ont toutes connu, à des dates plus ou moins récentes, des tentatives d’union avec Rome, mais celles-ci n’ont abouti qu’à la création de nouvelles Églises, et n’ont pas remis en cause l’existence et la vitalité des communautés non chalcédoniennes. Les spécificités doctrinales de ces cinq Églises expliquent que le dénominateur commun entre l’Église catholique et les Églises orthodoxes d’Orient ait été limité aux trois premiers conciles œcuméniques.

5Les discussions qui ont eu lieu lors de la rencontre viennoise de 1971 avaient été facilitées par les rencontres qui s’étaient tenues entre les Églises orthodoxes orientales et l’Église orthodoxe grecque dès 1961 [3]. Lors de ces dialogues, un accord doctrinal avait déjà été trouvé, qui préparait sans le savoir celui qui a été conclu à Vienne. Quoi qu’il en soit, la rencontre qui s’est tenue en 1971 sous l’égide de la fondation Pro Oriente marqua une avancée significative de l’œcuménisme ; il semblait qu’un terrain d’entente avait été trouvé entre théologiens orthodoxes orientaux et catholiques, qui pourrait servir de base pour la suite du travail théologique : les décisions des trois premiers conciles œcuméniques pouvaient être considérées comme un fondement doctrinal indiscutable pour les Églises catholique et orthodoxes. Puisque ces trois conciles sont reconnus aussi par les protestants [4], les optimistes pouvaient même rêver d’une réconciliation générale des Églises chrétiennes. Toujours est-il que cet accord doctrinal fut suivi de discussions sur la levée des excommunications mutuelles et le sujet sensible qu’est la primauté du pape, qui eurent lieu en 1973, en 1976, en 1978 et en 1988. Au cours de ces nouvelles rencontres, le fondement commun affirmé en 1971 ne fut pas remis en cause.

Une oubliée de marque : L’Église assyrienne d’Orient

6Mais le dialogue entre les Églises catholique et orthodoxes n’avait pu aller si loin qu’au prix d’une absente : l’Église assyrienne d’Orient, ou Église perse. Peu connue, cette Église comptait en l’an 2000 environ 180 000 fidèles, vivant dans plus de dix-sept pays différents – essentiellement en Irak, en Iran, en Syrie, en Inde et dans l’ex-URSS. Dans cette Église, Nestorius, un moine antiochien originaire de Perse, est considéré comme un saint.

La condamnation de Nestorius

7Ce prédicateur réputé, devenu patriarche de Constantinople en 428, a été au cœur d’une controverse christologique très complexe. Condamné à Rome par le pape Célestin, en août 430, il fut destitué lors du troisième concile œcuménique qui s’est tenu à Éphèse en 431. La sentence de déposition est explicite :

8

Outre le reste, comme le très honoré Nestorius n’a voulu ni obéir à notre citation ni n’a reçu les très pieux évêques que nous lui avions envoyés, nous avons été forcés d’en venir à l’examen des impiétés qu’il a dites ; et comme, et par ses lettres et écrits qu’on a lus et par les sermons qu’il a récemment tenus en cette métropole sur lesquels nous avons des témoignages, nous l’avons pris sur le fait de penser et prêcher des choses impies, forcés et par les canons et par la lettre de notre très saint père et collègue dans le ministère Célestin évêque de l’Église de Rome, nous en sommes venus, non sans beaucoup de larmes, à cette lamentable sentence contre lui : Notre Seigneur Jésus-Christ, blasphémé par lui, a décidé par le très saint présent concile, que ledit Nestorius est désormais déchu de la dignité épiscopale et séparé de tout le corps des évêques [5].

9Cette déposition, au bas de laquelle figure la signature des cent quatre-vingt-sept évêques présents, sera communiquée à Nestorius sur un ton sans appel ; dans ce bref courrier, aucun regret n’est exprimé et l’évêque déchu se voit traité de « nouveau Judas [6] ».

10À la suite de cette déposition, acceptée par l’empereur, Nestorius retourna dans le monastère duquel il était issu, mais la controverse n’en cessa pas pour autant : ses œuvres furent condamnées en 435 et Nestorius fut banni l’année suivante et envoyé en Égypte, où il mourut à une date inconnue [7].

L’Église assyrienne d’Orient et Nestorius

11L’Église assyrienne d’Orient n’a pas entériné les décisions du concile d’Éphèse. Elle considère Nestorius comme un des théologiens les plus éminents, dont l’enseignement est conforme à celui des apôtres, et qui plus est un martyr. Or, en affirmant la valeur des décisions prises lors des trois premiers conciles œcuméniques sur la nature humano-divine du Christ, les Églises qui s’étaient rencontrées à Vienne dans les années 1971-1988 avaient réaffirmé les condamnations issues de ces conciles. La déclaration finale de 1988 est on ne peut plus explicite à ce sujet :

12

À l’intérieur des limites des erreurs condamnées, comme celles de l’arianisme, du nestorianisme et de l’eutychianisme un certain pluralisme est possible dans les expressions relatives à l’union hypostatique sans séparation ni confusion de l’humanité et de la divinité de l’unique Seigneur Jésus-Christ [8].

13En rejetant le nestorianisme comme « erreur » doctrinale, les signataires de cet accord excluaient explicitement l’héritage de Nestorius, en qui l’Église assyrienne d’Orient voit un théologien éminent, un saint et un martyr. Dès lors, il était pour le moins difficile aux théologiens de cette Église de ratifier les décisions des rencontres de Vienne.

14Mar Bawai Soro, évêque de l’Église assyrienne de l’Ouest des États-Unis, s’en explique en 1995 :

15

La position de l’Église de l’Orient sur le rejet du « nestorianisme » dépendra […] de l’interprétation qu’ont donnée des termes « nestorien » ou « nestorianisme » les participants aux précédents colloques de Vienne et autres [9].

16L’évêque américain admet que l’adjectif « nestorien » peut s’employer pour désigner une doctrine hérétique, mais il rappelle fermement que « le terme “nestorien” a toujours été perçu par les Pères de l’Église de l’Orient comme se référant à une position christologique en harmonie avec l’enseignement orthodoxe qu’ils avaient reçu de leurs Pères, lesquels à leur tour le tenaient des Apôtres [10]. » Pour son Église, être orthodoxe et disciple de Nestorius, c’est-à-dire « nestorien », était donc compatible. En affirmant cette possibilité, il critiquait explicitement la condamnation portée contre lui par l’Église catholique et par les autres Églises orthodoxes ; en rejetant l’héritage de Nestorius, ces Églises pouvaient elles-mêmes être considérées comme hérétiques …

Rouvrir le dossier du concile d’Éphèse

17De par son existence même et par sa prétention à être orthodoxe, l’Église assyrienne faisait voler en éclats les bénéfices de la rencontre de 1971 : il devenait on ne peut plus clair qu’on ne pouvait considérer les décisions du concile d’Éphèse comme un legs unanimement reconnu ; de surcroît, un des termes clefs de l’accord – le nestorianisme – s’avérait ne pas signifier nécessairement la même chose pour toutes les Églises orientales. Il apparaissait dès lors indispensable de s’interroger plus avant sur la signification théologique du concile d’Éphèse. En somme, tout le travail était à reprendre si l’on voulait inclure dans le dialogue l’Église assyrienne d’Orient.

18Malgré de fortes réticences, des symposiums furent organisés par la fondation Pro Oriente pour faire dialoguer des représentants de toutes les Églises de langue syriaque – y compris l’Église assyrienne. Les deux premiers se tinrent en 1994 et 1996 [11]. Ils eurent pour but de permettre aux Églises orthodoxes orientales de mieux faire connaissance entre elles et de préparer un terrain mutuel d’entente. Ce rapprochement s’est fait grâce à un travail théologique en profondeur. Les meilleurs spécialistes de l’histoire des doctrines chrétiennes – parmi lesquels Luise Abramowski [12] – collaborèrent à ces recherches. Le résultat en est une vision renouvelée des querelles du ve siècle qui ont abouti à la condamnation de Nestorius : les travaux menés dans le cadre de la fondation Pro Oriente ont en effet montré que la condamnation de l’enseignement de Nestorius repose en partie sur des malentendus. Si cette conclusion a eu du mal à être acceptée par certaines Églises [13], elle est aujourd’hui largement admise, notamment par les historiens des doctrines chrétiennes anciennes. On reconnaît en effet largement que « dans le feu de la polémique, les positions doctrinales d’un des deux partis ne paraissaient hérétiques à l’autre que parce que chacun les jugeait à partir de ses propres présupposés et selon sa propre logique [14] ».

Les conclusions du colloque de 1997

19Le troisième colloque, qui s’est tenu aux États-Unis en 1997, marque l’aboutissement de ces débats. Les représentants de l’Église catholique et des Églises orthodoxes orientales y prirent position sur les affirmations christologiques de deux théologiens appréciés différemment dans les diverses Églises de langue syriaque : Théodore de Mopsueste et Nestorius.

20Voici les conclusions auxquelles cette rencontre est parvenue concernant Nestorius :

21

En ce qui concerne la personne et les œuvres de Nestorius, patriarche de Constantinople, nous souhaitons qu’une distinction soit faite entre la personne de Nestorius, sa foi et son souci pastoral d’une part, et l’hérésie désignée sous le nom de « nestorianisme » d’autre part. En outre, nous prenons note du fait que l’Église assyrienne de l’Orient n’a pas pris part aux controverses christologiques dans lesquelles Nestorius était impliqué. Le patriarche Nestorius n’est pas le fondateur de l’Église de l’Orient, comme on le suppose souvent, ni l’un de ses hiérarques, mais il est devenu l’un de ses maîtres respectés [15].

Une réhabilitation partielle de Nestorius

22Dès ses premiers mots, ce paragraphe marque une reconnaissance nouvelle de Nestorius : le qualifier de « patriarche de Constantinople » et non d’hérésiarque – chef d’hérésie – n’était en rien évident pour l’Église catholique et pour la quasi-totalité des Églises orthodoxes orientales. Pour ne prendre qu’un exemple, tout évêque syrien orthodoxe devait jusque-là avoir approuvé formellement la condamnation de tous les hérétiques et innovateurs, parmi lesquels figurait Nestorius ; de même, chaque année, lors de la fête de Sévère d’Antioche, un partisan éminent de la théologie de Cyrille d’Alexandrie, l’adversaire principal de Nestorius, s’ingéniait-on à chanter : « Ô Égypte, Ô Égypte, lève-toi et accueille Sévère qui fuit son pays et ouvre-lui tes portes ; balaie tes rues pour qu’il puisse entrer chez toi et chasser de toi les enseignements de Nestorius l’impudent [16]. »

23Que d’« impudent » Nestorius devienne « patriarche de Constantinople » marque un changement de ton radical : les divers partenaires reconnaissaient que celui dont la théologie avait été fustigée pendant des siècles n’était pas un obscur clerc aux idées discutables, mais un évêque qui avait détenu le siège de la capitale de l’Empire – Constantinople – et qui, à ce titre, méritait respect.

24Pour permettre à ce respect de naître en dehors des membres réunis par la fondation Pro Oriente, décision fut prise d’expurger les textes liturgiques des diverses Églises en cause.

25

En ce qui concerne la question des anathèmes du passé, prononcés par des synodes et hiérarques dans le contexte des controverses qui ont divisé nos Églises, nous nous consacrons à la recherche des manières appropriées pour les lever, en particulier en les enlevant des textes liturgiques, en un acte d’amour et de respect mutuels.
(cf. note 15)

26Cette réhabilitation de la personne de Nestorius est rendue possible par une distinction fondamentale entre « la personne de Nestorius, sa foi et son souci pastoral d’une part, et l’hérésie désignée sous le nom de “nestorianisme” ». Autrement dit, les participants du colloque de 1997 estiment bien que le nestorianisme est une hérésie, mais ils contestent que l’héritage du patriarche se résume à cette hérésie : sa « personne », sa « foi » et son « souci pastoral » sont saufs de toute accusation de déviance ; il est donc possible de prendre Nestorius comme modèle sur un plan spirituel et pastoral et de s’estimer orthodoxe. Rien n’est toutefois dit encore des liens exacts de la personne de Nestorius et du nestorianisme : Nestorius est-il ou non à l’origine de l’hérésie doctrinale qui porte son nom ? Cette question ne sera abordée que dans la suite du texte, et de façon très prudente comme nous le verrons.

Une réévaluation de l’Histoire de l’Église assyrienne

27Cette réhabilitation partielle de Nestorius s’accompagne d’une réévaluation de l’histoire de l’Église assyrienne : en premier lieu, cette Église « n’a pas pris part aux controverses christologiques dans lesquelles Nestorius était impliqué ». Cette affirmation est exacte : au ive siècle, le roi de Perse Shâpûr II avait persécuté les chrétiens sous prétexte qu’ils étaient des alliés de l’Empire romain ; cette persécution, qui avait duré de 340 à 383, avait non seulement causé la mort de nombreux chrétiens, mais avait aussi créé un climat durable, dans lequel les chrétiens, potentiellement toujours accusés de collusion avec l’ennemi, avaient été surveillés ; pour survivre, les chrétiens de Perse avaient donc dû se distancer de leurs coreligionnaires de l’Empire romain, ce qui avait été officiellement réalisé en 423-424 par le synode de Markhabta, qui avait proclamé l’autonomie de l’Église perse sur un plan disciplinaire aussi bien que doctrinal. L’absence de tout représentant de cette Église au concile d’Éphèse s’explique par cette décision. Mais il est probable que, même sans cette proclamation d’autonomie, peu de théologiens auraient pu faire le déplacement à Éphèse, car l’empereur en place, Vahram V (425-439), avait déclenché une nouvelle persécution contre les chrétiens.

28L’Église assyrienne est ainsi amplement excusée de n’avoir pas participé à la controverse autour de l’enseignement de Nestorius : elle en avait été empêchée par le contexte politique défavorable dans lequel elle devait tenter de survivre. Quelle est l’importance de ce constat ? En reconnaissant que l’Église assyrienne « n’a pas pris part aux controverses christologiques dans lesquelles Nestorius était impliqué », les délégués de la fondation Pro Oriente admettent que cette Église n’a pas rompu en toute connaissance de cause avec les autres. Autrement dit, sa séparation n’est pas le résultat d’un schisme doctrinal, mais de circonstances extérieures.

29Le communiqué final du colloque de 1997 admet également que le qualificatif « nestorien », couramment utilisé par les occidentaux pour désigner l’Église assyrienne n’est pas approprié : elle reconnaît que Nestorius « n’est pas le fondateur de l’Église de l’Orient, comme on le suppose souvent, ni l’un de ses hiérarques, mais il est devenu l’un de ses maîtres respectés ». Cette conclusion reflète, comme la précédente, un travail de réexamen historique : si Nestorius n’a pas fondé l’Église assyrienne, c’est que le christianisme a pénétré en Perse dans la seconde moitié du iie siècle – soit près de trois siècles avant sa naissance ; d’autre part, Nestorius n’a pas été un membre du clergé perse, mais a été patriarche de Constantinople. L’Église assyrienne d’Orient ne se résume donc pas à Nestorius et ne saurait continuer à être appelée « Église nestorienne ».

Une réhabilitation partielle de l’enseignement de Nestorius

30Après avoir ainsi établi que Nestorius ne se résume pas au nestorianisme et que l’Église assyrienne d’Orient ne se résume pas à Nestorius, le communiqué final aborde des questions doctrinales.

31

Quant aux expressions Theotokos et Christotokos, nous nous accordons à respecter l’usage préféré par chaque communauté, conscients désormais que ces termes peuvent exprimer la même foi apostolique. Nous proposons que nos diverses Églises entreprennent de récrire l’histoire des controverses christologiques qui nous ont séparés, dans le but d’écarter le langage injurieux utilisé dans le passé contre les Pères et les maîtres dont les positions ne peuvent être pleinement souscrites par tous.
(cf. note 15)

32Cette déclaration nuancée mérite un bref commentaire. Si elle évoque les deux termes Theotokos (« Mère de Dieu ») et Christotokos (« Mère du Christ »), c’est qu’ils sont à l’origine du déclenchement de la crise qui a abouti au concile d’Éphèse ; on reprochait en effet à Nestorius de rejeter le terme Theotokos au nom de sa conception de la nature du Christ : seul le terme Christotokos lui semblait adapté, car ce n’est pas un dieu que Marie a engendré, mais bien un composé de divinité et d’humanité. Admettre, comme le fait la déclaration, que ces deux termes « peuvent exprimer la même foi apostolique » revient à considérer que l’accusation de déviance doctrinale qui a pesé sur le patriarche de Constantinople était infondée.

33Mais la déclaration reste prudente : elle n’affirme pas que les termes Theotokos et Christotokos « expriment la même foi apostolique », mais qu’ils « peuvent exprimer la même foi apostolique », ce qui signifie qu’ils peuvent tout aussi bien ne pas l’exprimer. Autrement dit, la pensée de Nestorius est susceptible d’une interprétation orthodoxe mais peut aussi être comprise dans un sens hérétique ; elle n’est donc pas clairement orthodoxe. Ce jugement nuancé explique que Nestorius soit considéré comme un des « Pères et maîtres dont les positions ne peuvent être pleinement souscrites par tous ». Cette déclaration n’implique donc pas une entière reconnaissance de l’enseignement du patriarche. Elle marque néanmoins un net progrès par rapport aux condamnations sommaires du nestorianisme qui ont été le fait des cinq premières rencontres de la fondation Pro Oriente.

Un changement de regard

34Le fait qu’on admette que Nestorius puisse être reconnu pour ses qualités personnelles, sa foi et sa pastorale, et qu’il soit à nouveau considéré comme patriarche de la capitale impériale peut sembler des détails n’intéressant que les spécialistes du dialogue œcuménique.

Une nécessaire réécriture de l’histoire des controverses christologiques

35C’est pourtant un changement notable dans l’appréhension d’une période trouble de l’histoire du christianisme : les travaux de la fondation Pro Oriente ont conduit les participants à adopter une vision plus complexe et plus nuancée de la controverse sur l’enseignement de Nestorius ; dans ce nouveau tableau, il n’y a plus de clairs vainqueurs, ni de clairs vaincus. C’est une modification radicale de regard, après des siècles de condamnations réciproques entre les prétendus gagnants historiques – ceux qui ont condamné Nestorius – et les prétendus perdants – les chrétiens ne reconnaissant pas le concile d’Éphèse.

36Cette nouvelle donne explique que les participants à la rencontre de 1997 aient demandé aux « diverses Églises [d’entreprendre] de récrire l’histoire des controverses christologiques qui nous ont séparés ». Le changement de regard sur Nestorius et le concile d’Éphèse a été rendu possible par le réexamen des conditions historiques dans lesquelles ce concile s’est tenu, mais aussi et surtout par une analyse nouvelle des œuvres de Nestorius, ou du moins de ce qu’il en reste [17].

Une reconnaissance d’une possible diversité

37Le résultat de ces enquêtes a abouti à l’ouverture d’un certain nombre de brèches dans la représentation classique de la tradition ecclésiastique, catholique comme orthodoxe. Ainsi, la relecture critique des décisions prises à Éphèse en 431 et la redécouverte de l’histoire de l’Église assyrienne d’Orient a permis de (re)découvrir que certains aspects des traditions ecclésiastiques devenues normatives sont le résultat d’errements d’humains englués dans leurs opinions tranchées, et non d’un consensus théologique réfléchi sur des points importants de la doctrine chrétienne.

38Comme les membres de la rencontre de 1997 l’ont bien perçu, la conséquence logique de cette constatation est la prise de conscience que la foi apostolique n’est pas le legs exclusif des Églises se réclamant des premiers conciles œcuméniques : dans le cas présent, une doctrine condamnée comme hérétique par un des conciles reconnus par la grande majorité des Églises s’avère aussi potentiellement porteuse de cette foi, et la prétention de l’Église assyrienne d’Orient à transmettre la foi des Apôtres n’a pas été démentie. L’expression singulière d’une Église comptant moins de 200 000 fidèles a été ainsi partiellement reconnue par les autres Églises orthodoxes orientales et par l’Église catholique. C’est une belle reconnaissance de la relativité de notre langage religieux ; dans ses rigidités en partie héritées, il ne témoigne pas nécessairement des potentialités d’expression de la foi, mais peut être le résultat d’une réduction abusive des accès à Dieu.

39Une nécessaire affirmation d’une diversité dans l’expression liturgique et théologique en découle : les auteurs du communiqué cité plus haut affirment vouloir « respecter l’usage préféré par chaque communauté ». La diversité des expressions théologiques est ici clairement affirmée : comme nous l’avons vu précédemment, la seule correction demandée aux partenaires de la fondation Pro Oriente est la suppression « [du] langage injurieux utilisé dans le passé contre les Pères et les maîtres dont les positions ne peuvent être pleinement souscrites par tous ». Cette exigence est normale, étant donné le respect demandé aux différentes Églises à l’égard de leurs partenaires de dialogue ; la révision des textes liturgiques et des cantiques permet de cesser de transmettre un langage blessant aux fidèles et, ainsi, de calmer progressivement une hostilité séculaire entre les parties.

40Cette affirmation d’une possible diversité, qui soit affirmée et non reconnue comme blessante ou anti-œcuménique, n’est pas révolutionnaire. En réalité, elle renoue avec une représentation longtemps vivace dans les Églises chrétiennes. Pour reprendre les termes d’André de Halleux, « au premier millénaire, les multiples différences entre l’Orient et l’Occident n’empêch[ai]ent » nullement « la communion des Églises dans la foi apostolique, dans la prière eucharistique et dans la synodalité épiscopale, sur le plan des structures liturgiques et des règles canoniques établies dans le courant du ive siècle [18]. ». Cette unité ne signifiait pas de loin uniformité, encore moins absence de désaccords, de rivalités et de tensions. Mais la conscience que la foi apostolique pouvait se manifester sous des formes différentes, sans pour autant être une trahison du message chrétien était réelle – est-il besoin d’insister sur le fait qu’elle était encore plus vivace avant le processus d’uniformisation des structures ecclésiastiques et liturgiques qui se met en place au ive siècle ?

Une réhabilitation intéressée

41Si la fondation Pro Oriente s’est penchée sur la figure de Nestorius et a réévalué la condamnation émise à son encontre par le concile d’Éphèse, c’est qu’elle y a été contrainte par l’existence d’une Église se réclamant de son héritage : le dossier Nestorius a été ouvert uniquement parce que des chrétiens rejetaient les conclusions du concile d’Éphèse et honoraient la mémoire du patriarche de Constantinople.

42Les principaux partenaires y étaient intéressés : la fondation Pro Oriente, bien entendu, qui avait pour but de rapprocher les Églises orthodoxes orientales de l’Église catholique, car le désaccord d’une de ces Églises mettait en péril le travail qu’elle avait mené entre 1971 et 1988 ; mais cette Église « nestorienne », disséminée, avait tout aussi intérêt à ce dialogue : en faisant entendre son point de vue des autres Églises, elle pouvait espérer une reconnaissance et, plus particulièrement, un soutien dans les pays où il ne fait pas bon être chrétien. Ce sont ainsi des préoccupations d’ordre pragmatique qui ont amené à la reconnaissance de la personne, de la foi et du travail pastoral de Nestorius et, un peu plus timidement, à la réhabilitation de son enseignement théologique.

43D’autres théologies antiques pourraient être réexaminées de la même manière ; je pense notamment aux théologies qui se distançaient du concile de Nicée (325) et qu’on a trop longtemps regroupées sous le vocable « arien », une appellation inexacte autant qu’injurieuse dans la bouche de ceux qui l’employaient. Aucune Église ne peut toutefois être considérée comme l’héritière de l’une ou l’autre de ces théologies, quand bien même certains unitariens tentent de le faire abusivement, sur la base d’une mauvaise connaissance des querelles christologiques antiques [19]. Il est dès lors à craindre que, faute de forces vives avec lesquelles entrer en dialogue, une telle étude ne se fasse désirer. Aurait-elle, d’ailleurs, une quelconque pertinence pour la réflexion théologique contemporaine ?


Date de mise en ligne : 22/10/2013

https://doi.org/10.3917/etr.0811.0053

Notes

  • [*]
    Rémi Gounelle est professeur d’histoire du christianisme ancien à la Faculté de théologie protestante de l’Université Marc-Bloch (Strasbourg II).
  • [1]
    Très connu en Autriche, d’où il était originaire, appelé au Sacré Collège en décembre 1958, le cardinal Franz Kœnig a dirigé le Secrétariat Pontifical pour les non-croyants de 1965 à 1981. À ce titre, il a beaucoup œuvré pour le dialogue de l’Église catholique avec les Églises d’Orient et avec les Églises des pays du bloc soviétique. Il est décédé en mars 2004 à l’âge de 99 ans.
  • [2]
    Sur les rencontres avec les Églises non chalcédoniennes, qui ont eu lieu de 1971 à 1988, voir A. Stirnemann, « Le dialogue de Vienne entre théologiens catholiques et préchalcédoniens, et l’étude menée sur Nestorius et le nestorianisme », Istina 40 (1995), p. 1-6. La revue Irenikon a publié de brefs comptes rendus de ces cinq colloques : Irenikon 44 (1971), p. 516 ; 46 (1973), p. 509-510 ; Irenikon 49 (1976), p. 486-490 (compte rendu signé par A. De Halleux) ; Irenikon 49 (1976), p. 374-381 ; Irenikon 56 (1988), p. 360-362.
  • [3]
    Voir notamment J. M. Garrigues, « Vers la réconciliation entre les Églises non chalcédoniennes et l’Église orthodoxe », Istina 17 (1972), p. 27-35.
  • [4]
    Voir Jean Calvin, Institution chrétienne, IV.8.9 et le traité de Luther Von den Konziliis und Kirchen, publié en 1539. Sur cet ouvrage, qui paraîtra dans une traduction française due à D. Olivier dans M. Lienhard, M. Arnold, éd., Luther, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », voir K. Blaser, « Le peuple de Dieu en quête d’une identité tangible. “Von den Konziliis und Kirchen” (1539) dans l’ecclésiologie de Luther », Revue de théologie et de philosophie 132, 2000, p. 259-304.
  • [5]
    Traduction A.-J. Festugière, Éphèse et Chalcédoine. Actes des conciles (Textes, dossiers, documents, 6), Paris, 1981, p. 247.
  • [6]
    Ibid., p. 254-255.
  • [7]
    L’histoire de Nestorius et de sa condamnation est relatée dans tous les manuels d’histoire des dogmes. On en trouvera une présentation claire dans A. Dehalleux, « Nestorius. Histoire et doctrine », Irenikon 66/2 (1993), p. 38-51, 163-178.
  • [8]
    Texte cité dans Irenikon 56 (1988), p. 361.
  • [9]
    Mar Bawaisoro, « La formule christologique de Vienne dans la perspective assyrienne », Istina 40 (1995), p. 7-24 (citation p. 9).
  • [10]
    Ibid., p. 10.
  • [11]
    On trouvera de brefs comptes rendus de ces colloques dans Irenikon 67 (1994), p. 208-211 et 70 (1997), p. 382-383.
  • [12]
    Voir L. Abramowski, « Histoire de la recherche sur Nestorius et le nestorianisme », Istina 40 (1995), p. 44-55.
  • [13]
    Voir le résumé des controverses qui ont suivi le deuxième colloque dans Irenikon 69 (1996), p. 511-513.
  • [14]
    A. Dehalleux, « Nestorius », op. cit., p. 163.
  • [15]
    « Communiqué final du troisième Colloque syriaque de Pro Oriente », Istina 43 (1998), p. 254-256 (citation p. 255-256).
  • [16]
    G. Y. Ibrahim, « Nestorius dans la tradition syrienne orthodoxe », Istina 43 (1998), p. 166-178 (citation p. 173).
  • [17]
    La condamnation de Nestorius a en effet provoqué la disparition de ses œuvres ; en dehors des documents recueillis dans les actes conciliaires, il ne reste, en grec, que des fragments, surtout de sermons ; le Livre d’Héraclide a été retrouvé en syriaque, mais probablement pas dans sa forme originale.
  • [18]
    A. Dehalleux, « Pourquoi les Églises ont-elles besoin aujourd’hui d’une théologie patristique ? », dans Les Pères de l’Église au xxe siècle. Histoire – Littérature – Théologie. « L’aventure des Sources Chrétiennes », Paris, Cerf, coll. « Patrimoines, christianisme », 1997, p. 511-525 (citation p. 522).
  • [19]
    Les Églises unitariennes représentent environ 300 000 fidèles, concentrés surtout aux États-Unis et en Europe de l’Est (Roumanie, Hongrie et République tchèque), mais aussi en Grande-Bretagne (8800), en Inde et aux Philippines.

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