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Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2006.
1Le nouveau livre de Jean-Pierre Devroey, qui vient après ses ouvrages devenus classiques sur l’économie rurale, le système social et le monde paysan du haut Moyen Âge [1], aborde cette fois l’économie politique carolingienne par le prisme de l’environnement. L’ambition de l’auteur est d’enrichir sa réflexion globale de chercheur avec, comme il le dit, « quelques chapitres d’une éco-histoire du système social carolingien » (p. 13). L’ouvrage aurait pu aisément s’intituler « Géopolitique de la faim ». La question de la subsistance, des famines, de leur lien avec l’environnement au sens large (climatologie et biologie), et de leur intégration dans une politique consciente à l’échelle royale forment le cœur de la réflexion. Ses travaux se placent dans la tendance historiographique qui depuis quelques années, en lien avec les inquiétudes sur le « Global Change », s’intéresse aux liens qui unissent dans une relation réciproque nature et société. La force du livre de Jean-Pierre Devroey, dans cette galaxie largement anglo-saxonne qui de Micheal McCormick, Bruce Campbell à Philip Slavin n’hésite plus à considérer le climat comme un acteur de l’histoire économique et sociale, est d’avoir su aborder le sujet à la fois dans la perspective d’une étude d’impact – en étudiant les liens de causalité entre le climat et le phénomène de la faim – mais aussi dans la perspective d’une anthropologie politique qui retourne la problématique et s’interroge sur les liens qui unissent le pouvoir à l’environnement.
2Bénéficiant d’une préface de Patrick Boucheron, ce livre se compose de deux grandes parties divisées en treize chapitres, à travers lesquelles le lecteur est guidé de point en point dans la réflexion de l’auteur qui n’hésite pas à parler à la première personne et à faire part de ses doutes quand il y a lieu. Ces insertions directes de la part de l’auteur rendent l’argumentaire agréable. Autant le dire d’entrée : le livre est riche, tant d’un point de vue factuel que méthodologique, et chacun y trouvera matière à réflexion en termes d’histoire environnementale appliquée à la période du haut Moyen Âge. Aussi je me contenterai de relever les propositions de l’auteur qui me semblent les plus importantes dans le cadre du renouvellement de l’histoire des crises de subsistance par le prisme de l’environnement.
3Inspiré par les économistes du développement, au premier rang desquels Armatya Sen et sa théorie des entitlements, Jean-Pierre Devroey déploie sa vision des liens qui unissent environnement et crises de subsistance à l’époque carolingienne dans une perspective qui fait place aux facteurs de causalité endogènes et exogènes. Tout en mettant en avant que les facteurs naturels tiennent une place fondamentale dans le déclenchement de la faim dans les sociétés préindustrielles, il essaie aussi d’expliquer comment les dispositifs institutionnels mis en place pour se soustraire aux mauvaises récoltes déterminent l’ampleur de leurs conséquences. Méfiant envers les néo-déterminismes environnementaux qui, en provenance souvent des sciences de la Terre, se fondent sur des liens de corrélation simples entre chronologie des phénomènes naturels et chronologie des phénomènes sociaux, il invite, en historien, à privilégier une approche complexe des sociétés. Sa réflexion est guidée par une approche phénoménologique sur les traces laissées par les sources. Celles-ci, en effet, ne se contentent pas d’enregistrer les phénomènes, mais les inscrivent dans une trame historique qui reflète les « lunettes cognitives » des observateurs. Il faut donc savoir interpréter ce que les hommes ont voulu retenir de leur temps, avant de vouloir comparer le contenu des sources textuelles avec celui des reconstructions paléo-environnementales, dont l’auteur fait un usage critique. Il rappelle que le rôle de l’historien est de toujours confronter, pour éviter le danger de surinterprétation, « la dimension matérialiste et la dimension idéelle de la perception humaine du climat » (p. 109). Par cette approche, il montre l’écart qui sépare souvent l’évolution réelle du climat (acquise par les données paléo-climatiques) et l’enregistrement des phénomènes jugés « anormaux » par les rédacteurs des annales et des chroniques (p. 103-106).
4L’enquête repose sur les chroniques et les annales franques couvrant le territoire de la Francia de 740 à 820, soit de l’établissement de la famille carolingienne sur le trône de l’empire à l’apogée de la construction impériale. En associant à ce corpus des textes en provenance de l’Irlande, de l’Angleterre, du sud de l’Europe et du monde byzantin, pour pallier la maigreur des sources, il rassemble un corpus de 248 notices de phénomènes climatiques. Il en ressort que l’époque est divisée en deux cycles : une période relativement plus sèche jusqu’en 789-790, suivie d’une période pendant laquelle les précipitations printanières semblent avoir été plus importantes, et en conséquence leur poids sur la variation des récoltes plus forte. Ce changement de régime environnemental est synchrone, dans le règne de Charlemagne, avec le point de basculement qui voit le renforcement de la législation impériale par la multiplication des capitulaires à partir des années 790. Cette action législative d’ampleur peut donc être pour partie analysée comme une réaction du pouvoir face au dérèglement de la nature, qui fait se multiplier les problèmes de subsistances et invite les élites à s’interroger sur la responsabilité royale dans cette évolution. Fort de cette observation, appuyée par les reconstructions dendrologiques, l’auteur avance alors l’hypothèse majeure de son ouvrage, selon laquelle « le mouvement de rénovation de la royauté chrétienne de cette époque, qui se caractérise par les notions d’ordre et de mesure qui inspirent les grands capitulaires programmatiques, et qui voit les princes carolingiens de plus en plus enclins à remettre un ordre providentiel dans la Nature, a pu être enclenché en partie par cette dégradation climatique » (p. 74).
5En s’intéressant à l’étude des temporalités courtes, celles des crises de subsistance, pour étudier les liens complexes entre climat, pouvoir et société, Jean-Pierre Devroey décortique un gouvernement de la faim, qui, au gré des famines provoquées par la destruction des récoltes, se développe dans une économie morale fondée sur la nature cosmique et providentielle du roi. Il propose une anthropologie politique qui rend compte de la spécificité carolingienne (on dira médiévale, même) des liens entre nature et pouvoir. À partir de l’analyse des famines de 779, de celles de 791-794, et des phénomènes récurrents de subsistance plus difficile à situer chronologiquement du début du ixe siècle, il met en évidence le thème de la « droiture du roi » comme un point central de la rationalité du dispositif de gouvernement carolingien (p. 189-237). Parmi les différentes cosmogonies (y compris païennes) qui permettent à cette époque de penser la nature, cette idéologie royale construite chez les élites du pouvoir consiste en l’établissement idéel d’un lien entre la performance royale (la droiture du roi) et la productivité de la nature. Maillon d’une chaîne de continuité entre Dieu, la nature et les hommes, le roi carolingien est responsable par ses actes de la bonne marche du monde. Si elles l’expriment rarement de manière explicite, les sources dévoilent de façon implicite ce type de rapport au monde. Chaque fois, remarque Jean-Pierre Devroey, que les chroniqueurs sont sensibles à l’occurrence des famines, cela correspond aussi à des périodes de remise en question politique faisant suite à des défaites de l’empire. Ainsi en va-t-il de la famine de 779, abondamment commentée dans les sources franques, alors que rien ne permet de déterminer si objectivement elle a constitué un événement d’une intensité exceptionnelle. Elle coïncide en fait avec les défaites récentes enregistrées contre les Saxons et les Musulmans, qui marquent un premier tournant négatif dans le règne de Charlemagne. Pour les chroniqueurs, ces événements se combinaient pour témoigner de la fragilité momentanée à la tête de l’empire. De même, les remises en question de l’ordre impérial dans les années 790 (conflit théologique sur l’adoptianisme et complot de Pépin) auraient avivé leurs inquiétudes face aux crises de subsistances locales enregistrées un peu partout dans les chroniques franques entre 791 et 794. Dans la logique du temps, qui voit dans chaque secousse politique une tribulacio envoyée par Dieu, l’accumulation des difficultés, en faisant douter les élites de la fortune du roi, rend d’autant plus sensible au dérèglement des subsistances, également abordé à travers le prisme de la mise à l’épreuve divine. Événements politiques et événements naturels appartiennent au même ordre des choses.
6Cette manière de penser le pouvoir se traduit en actes. Le capitulaire d’Herstal I, en 779, contient plusieurs dispositions relevant de la problématique de l’accès à la nourriture. Il est difficile de ne pas mettre cette volonté de reconfigurer les institutions en 779 en relation avec la famine provoquée par les récoltes déficitaires de 778 : obligation pour tous les fidèles de payer la dîme, et usage d’une partie de cette dîme pour l’entretien des pauvres dans chaque paroisse. Plus connu encore, le capitulaire de Francfort de 794 reproduit des dispositifs similaires juste après la crise de 791-794. Jean-Pierre Devroey y voit l’émergence, à partir des années 780, « d’une véritable doctrine d’économie morale et politique dans la législation carolingienne » (p. 237). Cette doctrine s’appuie en particulier sur l’institution de la dîme, favorisée par la pénétration de l’idéologie chrétienne chez les élites du pouvoir. Dans cette forme de pensée, la dîme est analysée comme une « dette préalable » (p. 203) accordée à Dieu, qui en échange assure la fertilité des récoltes. Un lien magique lie la productivité de la nature à cette dette préalable, ce qui en légitime l’usage par le pouvoir royal, garant en dernier recours de l’ordre général du monde. Les liens entre l’instauration de la dîme et les difficultés frumentaires sont chaque fois assez évident : en 779 dans le capitulaire d’Herstal I ; en 794 dans le capitulaire de Francfort ; mais aussi en 764 dans une lettre que Pepin III envoie à l’évêque Lull de Mayence. Dans celle-ci, il enjoint les évêques à faire de la dîme une contribution générale et obligatoire, afin de restaurer l’ordre de la création mis à mal par les calamités de l’hiver terrible de 763-764. Ainsi, Jean-Pierre Devroey voit derrière l’instauration de la dîme par le pouvoir carolingien l’un des aspects fondamentaux d’une politique d’adaptation aux problèmes de subsistance générés par les dérèglements climatiques, établissant un lien entre l’institutionnalisation de comportements religieux et le sentiment d’un bouleversement de la nature.
7L’économie politique carolingienne ne se limite pas à l’instauration de règles éthico-morales. Dans un chapitre final, il propose une chronologie du développement politique carolingien dans le domaine des droits d’accès à la nourriture. Ce développement, tel que les capitulaires le laissent entrevoir, intègre au côté de ces dispositions religieuses une réflexion bien plus terre à terre sur les phénomènes de régulation des marchés. Les règnes de Carloman et de Pépin III (741-768) connaissent, en même temps que les premières propositions d’instauration de la dîme, des tentatives de régulation des poids des denrées en fonction de l’abondance des vivres (synode de Soisson, 744). Sous Charlemagne, on va plus loin, en projetant sur l’économie les principes de justice et de bon gouvernement (émission d’une monnaie stable, unification des poids et mesures, fixation des prix des céréales et du pain). Enfin, le règne de Louis le Pieux perpétue et renforce, à travers les grands conciles programmatiques du début du ixe siècle, les dispositions nouvellement acquises pendant les règnes précédents. On perçoit à travers cette chronologie la construction d’une économie politique proprement carolingienne, qui se délitera avec l’échec du rêve impérial. Après une éclipse presque totale pendant les xe et xie siècles, les politiques annonaires ne reviennent sur le devant de la scène, ou en tous les cas ne redeviennent visibles dans les sources, qu’à partir de la fin du xiie siècle.
8On peut reprocher, ici et là, quelques longueurs dans le livre de Jean-Pierre Devroey qui en rendent la lecture parfois difficile. Néanmoins, c’est un ouvrage important par l’ambition des hypothèses proposées. Il marquera certainement l’historiographie de cette période par l’intégration fine et intelligente de la problématique environnementale dans la geste politique des Carolingiens. Son analyse de « l’art des raisons d’agir » du roi, si elle fait débat, marque une avancée indéniable dans la prise en compte de l’environnement comme facteur parmi d’autre de la trajectoire historique de l’Occident chrétien. Il montre que le pouvoir de transformation sociale de l’environnement ne date pas d’aujourd’hui mais marque depuis toujours la forme des dispositifs de gouvernements. À plusieurs conditions. D’abord, il faut appréhender les phénomènes naturels à l’échelle de l’événement pour en saisir l’intrication avec l’histoire. Avec raison Jean-Pierre Devroey ne cherche pas à déterminer comment « le climat », concept nécessairement mal défini, aurait agi de sa main invisible sur la société carolingienne, mais comment des crises de subsistance momentanément générées par les conditions naturelles ont engendré des évolutions institutionnelles datables. Ensuite et surtout, il faut être en mesure de décrypter, comme il le fait remarquablement bien par sa connaissance approfondie des sources, les économies morales dans lesquelles les stratégies d’adaptation du pouvoir se coulent, pour en comprendre la rationalité. Le « naturalisme théologique » de la pensée chrétienne médiévale, qui confère au roi un pouvoir cosmique, offre une grille de lecture possible des liens entre nature et société, invitant à réfléchir bien au-delà de l’époque carolingienne sur la relation pendulaire entre environnement et institutions. Nul doute qu’il vaille la peine de s’interroger sur cette relation et sur les formes de gouvernementalité dont elle a permis le développement jusqu’à l’aube de la Modernité.
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Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2006.