Couverture de ETHN_211

Article de revue

Comptes rendus

Pages 199 à 209

Notes

  • [1]
    Claude Lévi-Strauss, 1973, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon ; 1983, Le Regard éloigné, Paris, Plon ; 1993, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon.
  • [2]
    Eric Hobsbawm et Terence Ranger, 1983 (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press ; Gérard Lenclud, 1987, « La tradition n’est plus ce qu’elle était », Terrain, 9 : 110-123.
  • [3]
    Jeremy Boissevain, 1992 (dir.), Revitalizing European Rituals, London/New York, Routledge ; Christian Bromberger, Denis Chevallier et Danièle Dossetto, 2004 (dir.), De la châtaigne au carnaval. Relances de traditions dans l’Europe contemporaine, Die, Mission du Patrimoine Ethnologique.
  • [4]
    Laurent Sébastien Fournier, Dominique Crozat, Catherine Bernié-Boissard et Claude Chastagner, 2009 (dir.), La Fête au présent. Mutations des fêtes au sein des loisirs, Paris, L’Harmattan.
  • [5]
    Antonio Gramsci, 1966, Osservazioni sul folklore, in Letteratura e vita nazionale, Torino, Einaudi ; Alberto Cirese, 1973, Culture egemoniche e culture subalterne, Palermo, Palumbo.
  • [6]
    Zygmunt Bauman, 2017, Retrotopia, Londres, Wiley.
  • [7]
    Alain Corbin, 1975, Archaïsme et modernité en Limousin au xixe siècle. 1845-1880. T 1. La Rigidité des structures économiques, sociales et mentales, T 2. La Naissance d’une tradition de gauche, Paris, Marcel Rivière.
  • [8]
    Philippe Joutard, 1977, La Légende des Camisards, une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires ».
  • [9]
    Annette Wieviorka, 2018, Ils étaient juifs, résistants, communistes, Paris, Perrin.
  • [10]
    Alain Corbin, 1998, Le Monde retrouvé de Louis François Pinagot, sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, coll. « Champs ».
  • [11]
    Georges Lefebvre, 1924, Les Paysans du Nord pendant la Révolution, Lille, Éditions C. Robbe ; Jacques Godechot, 1951, Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, Puf ; Paul Bois, 1960, Paysans de l’Ouest, Le Mans, La Haye-Mouton and Co.
  • [12]
    Jean Louis Crémieux-Brilhac, 1990, Les Français de l’An 40. T.1 : La Guerre, oui ou non. T.2 : Ouvriers et soldats, Paris, Gallimard.
  • [13]
    Noëlle Gérôme, 1986, « Images de l’occupation de l’usine à gaz de Poitiers », in Jean Bouvier (dir.), La France en mouvement, Paris, Champ Vallon : 62-67.
  • [14]
    Georges Didi-Huberman, 2006, Ex voto –Image, organe, temps, Paris, Bayard.
  • [15]
    Pierre-Olivier Dittmar, Pierre-Antoine Fabre, Thomas Golsenne et Caroline Perrée (dir.), 2018, Matérialiser les désirs, dossier pour Techniques & Culture, 70.
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Claude Lévi-Strauss. Anthropologie structurale zéro. Paris, Éditions du Seuil, coll.« La librairie du xxie siècle », édité par Vincent Debaene, 2019, 352 p.

1

par Jean Copans Université de Paris Descartes/CEPED copans.jean@orange.fr

2Tout lecteur un tant soit peu cultivé en anthropologie française sait qu’il n’existe qu’un volume anthropologie structurale numéroté, intitulé Anthropologie structurale deux, paru en 1973. Anthropologie structurale, qui inaugure le premier de ses quatre recueils d’articles [1], était parue en 1958 et Claude Lévi-Strauss ne se doutait certainement pas à l’époque l’impressionnant avenir éditorial qui serait le sien. La collation de recueils successifs ne l’a d’ailleurs pas conduit à modifier rétroactivement le titre du volume de 1958. Ajoutons que six volumes de textes ont été publiés de manière posthume après son décès en 2009. Ce volume-ci est le septième et à l’évidence, selon nous, le plus important puisqu’il nous rappelle que le structuralisme anthropologique est le fruit d’une genèse enracinée dans son immersion professionnelle dans l’anthropologie américaine à New-York entre 1941 et 1947. L’ouvrage est organisé en cinq parties : « Méthode et histoire », « Individu et société », « Réciprocité et hiérarchie », « Art » et « Ethnographie sud-américaine ». L’essentiel de ces dix-sept textes a d’abord été publié en anglais et ceux qui n’ont pas été traduits à l’époque (par C. Lévi-Strauss lui-même) l’ont été par Vincent Debaene, co-éditeur et préfacier, entre autres, du volume de ses Œuvres dans la collection de la Pléiade. Ce dernier précise d’une part que ce recueil n’est pas exhaustif et d’autre part que le titre est la reprise de celui d’un premier projet collectif remontant à 2011 avec Laurent Jeanpierre et Frédéric Keck. V. Debaene consacre une demi-page [51] pour expliciter et justifier ce titre, convoquant Roland Barthes, Roman Jakobson (la notion de phonème zéro), Maurice Blanchot, Roberto Rossellini, Jean Cayrol et C. Lévi-Strauss lui-même ! Son argumentation peut se tenir mais elle ne nous convainc pas personnellement car le titre, lu au premier degré, laisse néanmoins planer un certain quiproquo malgré la présence d’un texte de quatrième de couverture de l’éditeur lui-même qui nous dévoile immédiatement le sens caché qu’il convient d’accorder à ce degré zéro de l’anthropologie structurale.

3L’anthropologie structurale apparait en effet d’abord comme le fruit d’une sensibilisation intime au comparatisme culturel américain des populations amérindiennes mais ces premiers textes ne critiquent pas frontalement cette interprétation comme l’auteur le fera ultérieurement au cours des années 1950-1960. Ce dernier fournit une ethnographie précise des tribus et populations qu’il examine ou dont il analyse les monographies (plusieurs de ces textes sont des notes de lecture) sans bousculer les façons de faire de l’anthropologie américaine et il procédera d’ailleurs de même dans le texte issu de sa thèse complémentaire, La vie familiale et sociale des Indiens nambikwara publié en 1948. Lorsqu’il rencontre l’anthropologie américaine, cette dernière a derrière elle plus d’un quart de siècle de respectabilité institutionnelle et disciplinaire et si l’on remonte à ses origines on peut même parler d’un demi-siècle. Le panorama qu’il retrace de la sociologie (et de l’ethnologie) française en 1945 (dans son texte pour l’ouvrage collectif co-dirigé par Georges Gurvitch et qui constitue le premier article de ce recueil-ci) confirme bien sans le vouloir le décalage empirique et analytique entre les deux traditions. Si C. Lévi-Strauss a indubitablement commencé à penser en lecteur de E. Durkheim et surtout de M. Mauss, il passe à l’étape suivante, celle d’un analyste et d’un praticien réflexif, pendant son séjour new-yorkais. En effet à la différence d’un Georges Balandier ou d’un Paul Mercier il ne se contente pas de découvrir de loin une littérature conséquente très élaborée au contraire, il rencontre un bon nombre de ces chercheurs et travaille avec eux dans les mêmes institutions. Cette socialisation à la fois disciplinaire et professionnelle lui procure des lieux de recherche, d’enseignement, de publication mais aussi, et surtout, pour la suite de sa carrière, des opportunités de discussions et de confrontations intellectuelles et programmatiques. Bref, il devient anthropologue aux États-Unis même s’il refuse les offres qui lui sont faites d’intégrer ce milieu universitaire de façon plus pérenne. V. Debaene expose longuement cette conjoncture dans sa préface mais il adopte une conception, me semble-t‑il, un peu téléologique de l’histoire des idées, cherchant à conforter l’hypothèse que ce cheminement va finalement déboucher sur le structuralisme des années 1950. Même si Les Structures élémentaires de la parenté constituent le laboratoire expérimental de cette invention, il faut attendre encore quelques années pour que cette théorisation se trouve confortée par la perspective globale d’un projet pour l’anthropologie. Cette conception théorique ne peut se réduire à sa rencontre avec Nicolaï Troubetskoy ; elle est plus simplement une tendance nouvelle de l’anthropologie, sous-entendu américaine, et ne deviendra une voie originale et spécifiquement française qu’au milieu des années 1950, après qu’il eut été socialisé, une seconde fois cette fois-ci, en ethnologie française. C. Lévi-Strauss est avant tout à l’évidence un ethnologue américaniste et les disciples « structuralistes » passent trop souvent sous silence cette identité première, qui ne pouvait être fabriquée qu’aux États-Unis et qui n’a été implantée en France que de manière très incomplète puisque le terreau ethnologique nord-américain est resté trop longtemps ignoré de ses collègues ou de ses élèves.

4Un second point, très bien mis en lumière par V. Debaene, relève du politique et des réactions personnelles de C. Lévi-Strauss à son exil face aux désordres du monde qui ont failli conduire ce dernier à sa perte à partir de 1940. Il s’en suit comme une vision désabusée ou inquiète de l’évolution de l’humanité ce qui le conduit du coup à se réfugier peut-être dans les cultures amérindiennes dont il va chercher à valoriser les invariants et les ressources culturelles et sociales voire même politiques. Ce sentiment débouche sur les fameux Tristes Tropiques [1955] qui marqueront sa rupture avec le relativisme culturel bienveillant qu’il avait dû expérimenter au cours de son apprentissage américain des années 1940. C’est pourquoi il faut attacher toute son importance à la troisième section intitulée « Réciprocité et hiérarchie », composée de quatre textes (un quart du recueil) qui constituent les prémisses d’une anthropologie politique assumée bien plus tard par Pierre Clastres et par Jean Pouillon. Enfin V. Debaene met en lumière la nature symptomatique de l’essai publié dans la revue Esprit dès 1946, « La technique du bonheur », qui décrit de manière amusée ou ironique les mœurs et coutumes de la société américaine moderne tout en oubliant involontairement ou volontairement, comme le note le préfacier, la ségrégation raciale et le racisme.

5Les textes les plus anodins, et pourtant en un sens les plus significatifs, sont ses contributions au volume 3 du Handbook of South American Indians dirigé par Julian Steward, qui sont des notices encyclopédiques ethniques ou tribales comme en affectionnait l’ethnologie de l’époque puisque l’on retrouve des projets identiques tant à propos des populations indiennes d’Amérique du Nord qu’à propos des populations africaines dans le cadre des publications de l’International African Institute de Londres. Ces mini-monographies, apparemment a-théoriques, participent de la construction collective et presqu’anonyme du savoir disciplinaire et il faut noter que Lévi-Strauss s’y est plié alors qu’au cours du demi-siècle suivant, c’est lui qui servira de point de repère, aux éventuels travaux comparatifs disciplinaires.

6En somme, le C. Lévi-Strauss qui nous est donné à lire ici est un ethnologue comme les autres qui remplit tous les devoirs professionnels qu’on attend de lui, comptes rendus, notices encyclopédiques, articles de vulgarisation ou de réflexion plus grand public et évidemment articles de recherche (comme celui sur les termes de parenté des Nambikwara publié dans la grande revue, American Anthropologist, dès 1943). Cette pensée se présente ici comme purement ethnologique puisque l’auteur limite ses considérations théoriques à sa seule présentation de la tradition sociologique française de Durkheim et de Mauss sans esquisser une quelconque visée structuraliste. C’est pourquoi ce recueil est très important puisque ce retour aux sources permet de mettre en pleine lumière l’impulsion première qui a irrigué toute l’œuvre de l’anthropologue jusqu’à ses dernières publications, indépendamment de toute référence structuraliste.

Martin de la Soudière. Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards. Paris, Anamosa, 2019, 384 p.

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par Françoise Dubost directrice de recherche honoraire au CNRS dubost.francoise75@gmail.com

8Le sous-titre du livre est au pluriel « Poètes, géographes et montagnards », et de fait huit d’entre eux sont convoqués et quelques autres encore, mais le livre est aussi, en majeure partie si l’on compte en nombre de pages, un récit autobiographique. Martin de la Soudière est le seul montagnard du livre, il l’a été dès son enfance grâce aux vacances passées dans la maison familiale des Pyrénées. « Entrer en Pyrénées », « Grandir avec la montagne », « Mériter le paysage » sont les titres des premiers chapitres, l’auteur y fait le récit des excursions avec son père et ses frères, il célèbre à l’envi les joies de l’effort et de l’ascension, ce qui ne l’empêche pas de citer avec humour les guides d’escalade et leurs versions dramatiques des parcours.

9Après le montagnard, le géographe : Martin de la Soudière raconte l’éveil de sa vocation de géographe et comment il choisit son paysage d’adoption : le Massif Central, et plus précisément la Lozère, et encore plus précisément la Margeride qui concentre tout ce qu’il aime, le rude hiver, le mauvais temps, l’agriculture marginale, les pratiques de cueillette, le modeste quotidien des habitants. « J’en sais, dit-il, les menus gestes de tous les jours, “donner” aux poules, faire quelques pas dehors en hiver pour aller chercher des bûches ou étendre le linge » [162]. Ce paysage d’adoption, il le trouve ailleurs, en Haute Provence et dans la Drôme, dans les Hautes-Alpes qu’il connaît bien, en particulier le Champsaur et le Dévoluy où il compte beaucoup d’amis, dans l’Ariège pyrénéenne, tous ces pays composant la famille de paysages que l’auteur considère comme la sienne.

10Ces paysages, il les a arpentés en homme de terrain et il rappelle que cette pratique du terrain remonte à Vidal de la Blache, premier des géographes à sortir de son cabinet, premier « géographe de plein air », de « plein vent » et dont il est, comme beaucoup d’autres, l’héritier.

11Faire du terrain c’est aussi le dessiner et pour avoir accompagné des étudiants avec leurs professeurs de l’Ecole Nationale du Paysage de Versailles dans un stage en Lozère, Martin de la Soudière les a vus fixant sans cesse dans leurs carnets de croquis le paysage qu’ils observaient.

12Entrelacés à ses souvenirs personnels, l’auteur dresse le portrait de ses écrivains préférés. C’est Jean-Loup Trassard qui parcourt inlassablement son territoire familier, ce bocage de Mayenne dont il connaît intimement et décrit si bien les chemins creux, les herbages, les ruisseaux et les haies. Puis c’est Julien Gracq et ses parcours familiers, au fil de l’eau sur l’Erdre en péniche ou en bateau, au volant de sa 2CV plutôt qu’à pied. Suit Philippe Jaccottet, l’homme des collines de la Drôme, qu’il arpente à pied inlassablement, sensible au temps qu’il fait, aux saisons, aux couleurs, aux bruits des jours, aux bruits des heures, bref chez qui l’auteur retrouve la météo-sensibilité qui est la sienne. Il est aussi de longue date en connivence avec André Dhôtel, puisqu’il a lu Le pays où l’on arrive jamais quand il était adolescent, mais aussi parce que cet homme des forêts d’Ardenne aime les arpenter sans cesse, y flâner, y rôder, se perdre dans les sous-bois à la recherche des champignons – c’est comme lui un passionné de cueillette. Il assure qu’« il est difficile de connaître une forêt sans s’y être perdu et que le meilleur procédé pour parvenir à ce résultat c’est de chercher des champignons ». Pierre Sansot est encore un promeneux à la Dhôtel, un braconnier qui aime les paysages ordinaires, les marges et les confins, de quoi plaire à Martin de la Soudière qui toutefois apprécie moins sa manière de flâner, de déambuler sans jamais donner de précision, sa « géographie buissonnière désinvolte ». Il s’agit pour finir d’un paysage urbain, le dernier portrait est celui de Pessoa, le piéton de Lisbonne, la ville sans cesse arpentée, dont il décrit inlassablement les paysages changeant selon les saisons avec un regard « proprement météorologique » nous dit l’auteur, Pessoa attentif aux lieux mineurs, aux décors quotidiens, aux sensations infimes causées par des choses minuscules que sa poésie rend infiniment sensibles…

13Chacun de ces écrivains entre dans le paysage à sa manière, à pied le plus souvent, mais ce peut être en vélo, en 2CV, en bateau ou en train sur l’une de ces lignes secondaires qu’affectionne l’auteur, l’important est d’éprouver, de ressentir physiquement le paysage pour mieux l’apprécier. Géographes, montagnards ou poètes, c’est la même leçon.

Mohamed Cherkaoui. Essai sur l’islamisation. Changements des pratiques religieuses dans les sociétés musulmanes Paris, Presses de l’université de Paris Sorbonne, 2018, 285 p.

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par Christian Bromberger IDEMEC brombergerchristian8@gmail.com

15Se fondant sur une large bibliographie et sur des enquêtes internationales, telle celle du World Values Survey 1981-2014, basé à Vienne, l’auteur constate tout d’abord « la nouvelle islamisation fulgurante de toutes les sociétés musulmanes, leur conversion à un rigorisme doctrinal et un puritanisme moral exceptionnels » [11]. 80 % des musulmans effectuent leurs prières quotidiennes ; dans ces pays l’incroyance déclarée est de 1,5 %, alors que le taux d’athéisme déclaré atteint la moyenne de 25% dans les autres nations. « À quelques rarissimes exceptions près l’athéisme n’existe pas en terre d’islam » [36]. Cette « islamisation » n’est pas le seul fait d’une population âgée mais concerne toutes les générations. Au Maroc « entre 1997 et 2012 le taux de pratique religieuse a connu une augmentation significative. Il est passé de 31,2% à 48,8% pour les jeunes, de 85,3% à 95,1% pour les plus âgés » [53]. D’où la question que se pose l’auteur et qui rythme son livre : « Pourquoi en terre d’islam la modernisation ne s’est-elle pas accompagnée d’une sécularisation, comme le prédisent la sociologie wébérienne et les sociologies de la religion ? » [12]. Dans une grande partie de son livre M. Cherkaoui réunit des données qui illustrent la persistance de la foi dans les sociétés musulmanes et les progrès de l’incroyance ailleurs. C’est un des mérites de l’auteur de faire ressortir ces contrastes à l’aide de statistiques et de schémas parlants. Un des risques de ce genre d’entreprise est de tirer de pourcentages des conclusions définitives, de tomber dans l’« essentialisme », péché réputé majeur dans nos disciplines. M. Cherkaoui se défend à plusieurs reprises de ces excès interprétatifs. Les parallèles que dresse l’auteur ne portent pas seulement sur les taux de pratique mais aussi sur le contenu des croyances ; il oppose ainsi des musulmans « normatifs, transcendantalistes », concevant Dieu, si miséricordieux soit-il, comme un « despote », à des chrétiens « altruistes, immanentistes », croyant en un Dieu bienveillant [39-41] ; il s’agit, précise-t‑il, d’une opposition de degré plutôt que de nature [47]. De ces différences d’orientations découlent, chez les croyants, des différences de position : « pour les musulmans, lorsque la science entre en conflit avec la religion, celle-ci a toujours raison » [111] ; « la seule religion valable est la leur » (pour 85% d’entre eux, contre 25% pour les catholiques et bouddhistes et 10% pour les protestants [114]). Ce respect des normes religieuses retentit sur les pratiques sociales, comme il ressort d’un grand nombre d’enquêtes : « Les musulmans se sentent très mal à l’aise quand il s’agit du mariage de leur fille avec un chrétien » [43-44].

16Mais pourquoi donc cet essor de l’islam dans sa variante salafiste ? Cette « islamisation » au sens propre va de pair avec la régression de l’islam populaire avec ses zawiyas, ses « pratiques magiques », son « monde enchanté ». Comment expliquer ce passage de « l’hérésie la plus évidente à l’orthodoxie la plus rigoureuse » [91] ? La colonisation, les combats menés contre elle, ont été, selon l’auteur, de puissants facteurs de changement des formes de religiosité : « La rationalité instrumentale qui définit les techniques et l’organisation des hommes propres à l’empire colonial s’est propagée et a retenti sur la nature de la religiosité de populations, c’est-à-dire en définitive sur la rationalité axiologique » [97]. Cette nouvelle version de la religion a été une arme des salafistes pour combattre la puissance coloniale et pour « disqualifier les croyances et les pratiques populaires ainsi que les centres religieux traditionnels que sont les confréries » [103]. Pourquoi cependant cette adhésion massive à ce nouveau modèle ? M. Cherkaoui examine dix théories – « exogènes » et « endogènes » – qui tentent de rendre compte de cette « extension de l’islam ». Les changements socio-économiques auraient-ils quelque rapport avec cette recrudescence de la foi ? Contrairement aux théories qui prédisent un déclin des pratiques religieuses en période de croissance, ici « plus ces pays se développent et se modernisent, plus la religiosité augmente » [109]. S’agirait-il de l’influence d’États richement dotés ou encore de médias qui auraient « façonné les opinions publiques » ?

17L’auteur récuse, à juste titre, ces hypothèses qui supposent que « les individus […] sont des marionnettes manipulables à volonté et corruptibles à dessein » ou encore des « chiens de Pavlov » [117-119]. Plus convaincantes sont les analyses mettant en cause « la frustration relative des jeunes » ou encore « l’humiliation » née d’un constat et d’une question : « Pourquoi les musulmans ont-ils pris du retard et les autres de l’avance ? » [126]. La réponse, pour les djihadistes, est que l’on n’a pas appliqué, au fil du temps, la loi islamique ; pour d’autres, plus férus d’histoire, que le monde arabe a été soumis à des colonisations successives (le retard des sociétés musulmanes a fait l’objet de nombreux travaux importants dans les années 1980, citons ceux de M. Arkoun, de J. Berque, d’O. Carré, de V.S. Naipaul, de M. Rodinson… il est curieux que M. Cherkaoui ne s’en inspire pas). Cette « islamisation » serait-elle enfin un phénomène « boule de neige », les croyants imitant des « gourous » [135] ? On peut regretter que l’auteur n’affiche pas clairement ses positions par rapport à ces différentes théories. Les chapitres suivants, V et VI (« Frustration et islamisation. De la mobilité socio-éducative et de ses conséquences », « Mécanismes de production du fondamentalisme islamique »), s’annoncent plus personnels. Un sentiment de frustration se développerait chez les jeunes, né d’un écart entre un niveau de formation élevé et une faible demande d’emplois qualifiés. Mais cette explication de la montée de l’islam par le sentiment de frustration de la jeunesse, si pertinente soit-elle, n’est pas, selon l’auteur, « décisive ». Pour M. Cherkaoui cette islamisation tient à plusieurs facteurs : le sentiment d’appartenir à un « peuple paria dans une géopolitique planétaire » [167] ; la dissolution des liens sociaux traditionnels (face à cette désintégration les mouvements islamistes offrent une « resocialisation » dans un climat d’« égalité fraternelle ») ; l’aggravation des inégalités, l’accumulation de richesses ostentatoirement exhibées renforcent cette adhésion à la révolte. Les idéologues de cette « islamisation » – ce qui préexistait était hétérodoxe – sont de « petits maîtres » des « Calvin-s des sociétés musulmanes » [178] prônant « un rigorisme éthique ». Cet « islam puritain » s’accommode cependant des « fins matérielles de la modernité » [209]. Les deux derniers chapitres (« De la confiance dans les institutions : une comparaison internationale », « L’islam et la démocratie ») n’apportent pas grand-chose à la problématique générale de l’ouvrage.

18Si le mérite de l’auteur est de regrouper et de comparer un grand nombre de données, la lecture de ce livre est rendue pénible par la multiplication des références, des citations, des autocommentaires, des renvois à d’autres publications, par l’absence de conclusions claires. On a parfois l’impression que l’auteur a juxtaposé des articles prévus à d’autres fins. C’est le sentiment que l’on éprouve à la lecture des deux derniers chapitres. Enfin, la rapide enquête ethnographique dont M. Cherkaoui rend compte [87-90] n’est pas un modèle du genre et témoigne, en creux, de ce qui manque à ce livre : une approche compréhensive des groupes et des individus qui complèterait les données répertoriées.

Lia Giancristofaro. Il ritorno della tradizione. Feste, propaganda, diritti culturali in un contesto dell’Italia Centrale. Roma, Centro d’Informazione e Stampa Universitaria, 2017, 160 p.

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par Laurent Sébastien Fournier Aix-Marseille Université / IDEMEC laurent.fournier@univ-amu.fr

20Le débat sur l’invention des traditions, initié par les historiens dans les années 1980 et relayé chez les anthropologues en 1987 par le célèbre article de Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était » [2], a donné lieu depuis lors à de nombreuses études ethnographiques insistant sur les modalités précises du revivalisme sur différents terrains européens [3], puis cherchant à relier revivalismes festifs et société des loisirs [4]. La problématique du revivalisme ou de la revitalisation des traditions festives est progressivement devenue un paradigme anthropologique permettant de mesurer le poids des imaginaires du passé dans les sociétés contemporaines, un paradigme utilisé à la fois par les historiens travaillant sur les reconstitutions historiques, par les géographes étudiant les processus de développement culturel local, et par les sociologues ou les sémiologues du patrimoine.

21L’ouvrage de Lia Giancristofaro renouvelle le débat anthropologique relatif au « retour des traditions » en insistant sur deux aspects qui avaient été largement sous-évalués par les publications antérieures. D’abord, l’auteur insiste sur le fait que les revendications contemporaines de traditionnalité ne sont pas indépendantes de l’histoire de l’anthropologie, dans la mesure où de plus en plus d’acteurs impliqués dans les mouvements revivalistes utilisent des écrits anciens d’ethnologues et de folkloristes concernant les « us et coutumes populaires ». Ainsi, les anthropologues portent une grande responsabilité car leur discipline a conduit les sociétés contemporaines à s’approprier un passé mythique, à dramatiser leurs propres croyances, à catalyser l’attention du public sur leurs propres revendications, et à renégocier leur propre rôle historique [37]. En Italie, cette responsabilité est encore augmentée par le fait que les anthropologues, dans la lignée d’Antonio Gramsci puis d’Alberto Cirese, se sont efforcés dans leur travail de défendre les cultures traditionnelles « subalternes » qu’ils étudiaient face à la société « hégémonique » moderne [5]. Ensuite, la formalisation récente de la notion de patrimoine culturel immatériel a renforcé la légitimité des processus de construction des traditions, revendiqués par les acteurs comme des moyens d’expression de leurs « droits culturels ». L’analyse de Lia Giancristofaro prend en considération les dernières évolutions du droit international, en rappelant l’influence de la Convention de l’UNESCO de 2003 sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et de la Convention de Faro de 2005 sur les processus contemporains d’invention des traditions. Cette situation crée une « nouvelle alliance » avec les anthropologues sommés de « s’impliquer de manière profonde et empathique dans les intérêts des communautés étudiées » [138]. Il convient donc, dans une perspective critique, de « faire face à la tradition ».

22L’ouvrage commence par retracer l’invention progressive de la notion de « société traditionnelle » par les « démo-ethno-anthropologues » italiens du xixe siècle. Le folklore est présenté comme un « partenariat entre théories académiques et connaissances populaires », élaboré aux termes d’une « logique métisse » qui implique les chercheurs et leurs informateurs. La tradition, quant à elle, connaît aujourd’hui un grand succès populaire malgré son manque de consistance scientifique. Elle se construit au quotidien à travers de nouvelles formes narratives, documentaires et interprétatives qui utilisent les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. L’auteur, dans ce contexte, a décidé d’analyser un ensemble de fêtes, de rites et de mythes de la région des Abruzzes, en Italie Centrale, à partir de l’interprétation geertzienne des flux culturels, y compris via une approche « netnographique », en faisant l’hypothèse que l’anthropologie de l’invention des traditions éclairerait les « rétrotopies » propres aux sociétés « liquides » théorisées par Zygmunt Bauman [6].

23L’approche proposée par Lia Giancristofaro, combinant des théorisations critiques et des études de cas sous-tendues par des témoignages oraux de personnes impliquées dans les processus locaux de construction des traditions, s’avère convaincante en démontrant que la tradition est devenue une forme expressive d’autolégitimation pour des acteurs locaux confrontés à la mise en spectacle généralisée de leurs rites festifs traditionnels. L’ethnographie des fêtes locales révèle que dans certains cas la tradition est conçue comme une obligation morale venant du passé, tandis qu’ailleurs elle entraîne des réappropriations stratégiques liées à la volonté d’attirer des touristes et de conférer un « effet carte postale » à un lieu donné. Les extraits d’entretiens cités témoignent du sens que les acteurs donnent à leurs pratiques (néo)traditionnelles, loin des perspectives critiques habituellement partagées par les anthropologues.

24L’auteur montre ainsi que les traditions populaires, au départ documentées par les anthropologues à travers « une idéologie romantique de la spiritualité locale selon laquelle les usages villageois se modèlent sur le passé » [41], sont actuellement réappropriées sur le terrain sur le mode d’un « revival propagandiste » qui a progressivement marginalisé les chercheurs. L’histoire de la diffusion sociale de la discipline au xxe siècle, entre influences fascistes, théories marxistes, mise au musée, et documentation filmique, a conduit à une réappropriation active des modèles anthropologiques par les populations locales qui réinvestissent aujourd’hui l’espace public en inventant de nouvelles traditions, selon diverses modalités étudiées dans différents villages des Abruzzes.

25La partie ethnographique de l’ouvrage insiste d’abord sur trois exemples significatifs de rituels festifs contemporains [78] : « il mastrogiurato » à Lanciano (la réactivation d’une coutume juridique d’investiture d’un magistrat lié à l’organisation locale de la transhumance), « la consegna del toson d’oro » à Vasto (l’évocation d’un épisode historique concernant l’appartenance de la noblesse locale à l’ordre chevaleresque de la toison d’or) et « la giostra » à Sulmona (une joute du xvie siècle accompagnée d’une imposante reconstitution historique). Dans chacun de ces exemples, l’auteur insiste sur le fait que des recherches historiques ou économiques sont à l’origine directe de la redécouverte des faits qui ont inspiré ces nouveaux rituels festifs apparus dans les années 1980. De nombreux débats ont accompagné l’invention de ces fêtes, opposant ceux qui étaient favorables ou au contraire réticents à leur institutionnalisation. Si certains acteurs locaux considéraient que ces fêtes ont « une fonction d’animation touristique et catalysent l’attention des médias sur les villes pendant la saison d’été », d’autres ont objecté que la vie locale est déjà suffisamment riche d’événements, de spectacles, de commémorations, de championnats sportifs, de concerts, de foires, d’expositions, de défilés de mode, de fêtes politiques etc. Les fêtes historiques inventées ont dès lors été contraintes de s’institutionnaliser, afin de s’insérer dans l’agenda festif régional et de profiter des subventions des collectivités. Or, elles parviennent à leurs fins parce que la modernité est attirée par l’archaïsme et que « du point de vue populaire, les récits reçus des générations précédentes sont considérés comme moins authentiques que les récits inspirés par les documents historiques ou littéraires du Moyen Age » [80].

26La situation décrite pour les Abruzzes, qu’il faudrait comparer à celle d’autres régions italiennes et européennes, est paradoxale car la mise en scène idéalisée du passé historique a pris la place des traditions locales qui avaient été étudiées par les ethnologues et les folkloristes des générations précédentes. Les rites d’inversion carnavalesques, qui constituaient une libération temporaire des classes subalternes face aux angoisses économiques et aux tabous sociaux, sont remplacés par une mémoire historique ritualisée qui participe, sous la forme de reconstitutions spectaculaires, aux nouvelles industries culturelles révélatrices de la « liquéfaction » des sociétés post-modernes et de la dissolution des corps sociaux. À la différence du carnaval et de ses aspects subversifs, les spectacles historiques font passer protagonistes et spectateurs « de la dimension solide du lieu à la dimension vertigineuse du temps » [85].

27Les médias et les nouvelles technologies de communication participent activement à l’authentification des traditions inventées, en excluant toute lecture critique. Il faut alors « analyser l’effet de la communication de masse sur les représentations des reconstitutions historiques » [87] en examinant les nouvelles ritualités activées par les « médias indigènes ». Les sondages réalisés par l’auteur signalent des différences de conception de la tradition régionale abruzzaise selon qu’on s’adresse à des résidents de la région ou à des personnes extérieures. Ce travail montre notamment que les Abruzzais sont beaucoup plus sensibles aux fêtes et aux reconstitutions historiques que les gens de l’extérieur, ce qui infirme l’idée selon laquelle ces événements concerneraient le tourisme. Dans un contexte de « reproductibilité technique de l’activité expressive » [91], on comprend que l’invention des traditions, entre exotisme et spectacularisation, s’est émancipée des analyses anthropologiques et impose désormais sa propre logique. Selon certains groupes traditionalistes décrits comme « puristes », les anthropologues ont échoué dans leur tâche puisqu’ils ne décrivent que des traditions qui ont disparu. Il faudrait donc promouvoir les traditions par « anastylose » [97], comme on répare un vase fracturé, en reconstruisant matériellement la tradition, pièce par pièce. Les traditionalistes entendent ainsi faire mieux que les anthropologues, et entrent en concurrence avec ces derniers lorsqu’il s’agit de réclamer une aide financière aux pouvoirs publics. Ayant conquis une vie autonome dans la société postmoderne, les nouveaux rituels voudraient « euthanasier » l’archivistique et les études ethnologiques ; ils n’hésitent pas à proposer – sur le mode de l’oxymore – des représentations de « somptueuses coutumes paysannes », au mépris de la vérité historique. Ainsi, l’opposition entre subalternes et hégémoniques est redéfinie comme opposition entre vision analytique et vision analogique, dans un contexte où la diffusion de l’écrit populaire par les réseaux sociaux justifie la fabrique de nouvelles représentations émancipées de toute approche intellectuelle. La notion de patrimoine culturel immatériel, parce qu’elle promeut fortement la notion de « communauté », risque d’aboutir à un pacte entre les acteurs locaux et les institutions culturelles, excluant le chercheur.

28Dans certains cas, cependant, comme avec le cas de la fête de San Domenico à Cocullo, où une statue du saint ornée de serpents vivants est portée en procession dans le village, les recherches menées dès les années 1960 ont permis de conserver le sens anthropologique du rituel. Ici, « la documentation et la valorisation des données individuelles a renforcé la riposte du village à la liquéfaction des relations et à la marchandisation de la vie humaine » [138]. Les tentatives de mise en tourisme de la fête ont échoué face à une communauté qui a retrouvé sa propre valeur dans le partage de ses savoirs liés à la manipulation rituelle des serpents. À partir de là, l’auteur propose de développer une nouvelle vision des traditions populaires, qui ne serait pas uniquement une répétition formelle des activités du passé, mais un jeu vivant collectif permettant de transmettre les fondements de la culture locale et ses capacités à s’approprier son environnement ou à dialoguer avec d’autres cultures.

Alain Corbin. Paroles de Français anonymes. Au coeur des années trente. Paris, Albin Michel, 2019, 226 p.

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par Noëlle Gérôme CNRS noelle.gerome@orange.fr

30À propos de la traversée des années 1930, aujourd’hui obsédantes, le dernier ouvrage d’Alain Corbin vient à point dans son apport de témoignages recueillis auprès « d’anonymes » (une expression que nous préférons à la formule « l’histoire en rase mottes »).

31Hors de la problématique générale, la publication livre aux lecteurs le contenu des entretiens semi-directifs réalisés pour documenter une thèse d’État qui fait référence [7] : 183 entretiens réalisés directement par le chercheur en Haute-Vienne – avec ce qu’il faut de pittoresque – auprès de participants aux élections municipales de 1935 et aux élections législatives de 1936 qui ont amené au gouvernement de Front Populaire. Le groupe a été composé à partir des listes d’émargement à ces élections et obéit à une répartition relative entre ruraux et habitants des villes. Les enquêtés ont accepté de répondre à un ensemble de questions relatives au déroulement des campagnes électorales, mais aussi à la perception des émeutes de 1934, aux effets des décrets-lois Laval de 1935, à l’image des hommes politiques, à leur appréciation de la politique internationale.

32Dans leur état premier, ces documents de recherche sont, à l’époque, les résultats d’une démarche novatrice dans la sollicitation de l’expression orale. Jusqu’alors seule la thèse de Philippe Joutard avait utilisé la même approche, interrogeant la mémoire de la guerre des Camisards chez les Cévenols [8]. Depuis, les historiens utilisent la démarche sans réticences et mettent l’accent sur la validité et la spécificité des informations ainsi recueillies. Annette Wieviorka écrit en 2018 : « les témoignages avaient leur valeur intrinsèque, ils n’étaient pas seulement « utiles » pour pallier les lacunes de sources écrites ; ils donnaient une compréhension essentielle des hommes et de l’époque. » [9]

33Limités à des « anonymes », le contenu des entretiens renforce pour la discipline historique, le choix d’une « histoire d’en bas », domaine propre à l’ethnologie française. Alain Corbin a écrit, depuis ses premiers travaux, la vie de Louis François Pinagot, obscur parmi les obscurs, dont la signature d’une croix au bas d’un acte notarié est la seule trace directe [10].

34Enfin, même bruts de décoffrage, offerts ici aux interprétations des lecteurs, les informations ainsi collectées apportent la preuve des variations significatives de l’incidence des grands mouvements de l’histoire sur la vie sociale de ceux qui n’exercent aucune responsabilité politique et qui n’ont pas recours à l’écriture de récits. Les nombreux travaux des historiens de la Révolution Française, depuis la thèse de Georges Lefebvre sur les paysans du Nord à cette période publiée en 1924, les directions d’études proposées par Jacques Godechot, l’autre thèse fondamentale de Paul Bois sur les Paysans de l’Ouest en 1960 et de nombreuses études monographiques [11], pour d’autres temps Jean Louis Crémieux-Brilhac qui se fonde sur le contenu des correspondances saisies par le contrôle postal en 1939 [12], appartiennent au même domaine.

35Ce serait être infidèle à l’auteur, soucieux de laisser toute liberté d’interprétation aux lecteurs, que de formuler ici un compte rendu généralisant, sur l’état des souvenirs du déroulement du Front Populaire en Limousin. Au risque de provoquer « un effet de liste », on ne peut que souligner certaines tendances qui nous paraissent également éclairantes pour une réflexion ethnologique. Généralement les opinions se fondent sur les expériences individuelles et les récits familiaux où le modèle paternel domine. Les souvenirs et les références à la Grande Guerre sont une référence constante, mais le recours à l’histoire s’étend à la Guerre de 1870 et à l’obligation d’acquitter une dette envers la Prusse, il s’étend aussi au système monarchique d’Ancien Régime lorsqu’il s’agit d’évaluer les risques de coup d’État. Toute l’importance est accordée à la stabilité de la société et au développement de l’économie rurale.

36La politique nationale est caractérisée par des schémas issus de l’expérience de la guerre de 1914 ou par celle de rencontres individuelles, sans profonde xénophobie à l’égard des immigrés italiens, ou d’antisémitisme qui pourrait évoquer les origines de Léon Blum dont on respecte la personnalité conciliante et compréhensive, sans idéologie internationaliste non plus. Ce sont des représentations immobiles qui ne prévoient ni les risques de la guerre pourtant présente en Espagne, ni l’enchaînement qui conduira à l’expansion du IIIe Reich. La presse, peu lue, est sans influence.

37Il n’y a pas de différence d’opinion notable entre la ville et la campagne. Il semble que l’expression de la sensibilité aux bouleversements politiques soit gouvernée par un conformisme social où « l’on a peur de livrer son impression », analogue au « silence des ouvriers » constaté en 1940 par Jean Louis Crémieux-Brilhac.

38L’installation du Front Populaire fait éclater les contraintes dans une fête pour les ouvriers de Limoges soutenus par un élu charismatique. Les réserves et les hostilités sont rares, l’influence des Croix de Feu mal implantée car trop éloignée de la société locale n’est pas perceptible. Les ruraux moins unanimes, ne sont pas majoritairement opposants, sensibles à une information politique largement déployée dans les campagnes. La répartition des opinions est en cela semblable aux activités annoncées et décrites dans le Front Populaire, la publication animée par Claude Jamet de 1935 à 1939 dans la Vienne voisine [13].

39Il est impossible ici de rendre compte, point par point, des notations de comportements et d’émotions que relève Alain Corbin et qui devraient nécessairement enrichir l’anthropologie des pratiques politiques populaires.

40La démarche hardie d’Alain Corbin, au-delà de la bienséance académique de l’époque, franchit une étape qui marque le moment où l’histoire politique des institutions ne peut être établie sans une anthropologie de la réception des événements par la population concernée, sans « la prise en compte du temps vécu dans l’obscurité de la profondeur sociale » [210].

Ulrike Ehmig, Pierre-Antoine Fabre et Marie-Anne Polo de Beaulieu (dir.). Les ex-voto : objets, usages, traditions. Un regard croisé franco-allemand/Ex voto : Objekten, Praktiken, Überliferung. Deutsch-französische Perspecktiven, Gutenberg, Computus Druck Satz & Verlag, 2019, 213 p., ill.

41

par Jean-Pierre Albert EHESS/LISST – Centre d’anthropologie sociale albert@ehess.fr

42Issu d’une rencontre entre chercheurs français et allemands à Frankfort en 2017, cet ouvrage s’inscrit dans le renouveau des études sur les ex-voto initié au cours des quinze dernières années et dont témoignent, parmi d’autres, les travaux de Georges Didi-Huberman [14], une récente livraison de la revue Techniques & Culture[15] ou encore le colloque « C’est un peu de moi que je vous abandonne » au Musée du Quai Branly en janvier 2020. C’est dire que, comme le note Angela Treiber dans sa contribution, ce qu’on aurait pu considérer comme des « objets rebattus pour l’ethnologue » sont loin d’avoir livré tous leurs secrets, ou plutôt épuisé les motifs qu’ont les historiens et les anthropologues de s’y intéresser. Comme le notait déjà G. Didi-Huberman, un premier défi réside dans leur omniprésence dans la longue durée et la quasi-totalité des cultures du monde – comme si cette pratique était indifférente à la diversité des contextes religieux dans lesquels elle apparaît. En même temps, les études récentes conduisent toutes à remettre en cause la définition étroite de l’ex-voto que suggère le nom : « un objet quelconque (tableau, figure, plaque) portant une formule de reconnaissance, placé dans une église en accomplissement d’un vœu ou en signe de reconnaissance » selon le Dictionnaire historique de la langue française dirigé par Alain Rey. La plupart des contributions à l’ouvrage ici recensé ont en commun de souligner les limites de cette catégorisation en soulignant la diversité des intentions d’un même geste et, en conséquence, la difficulté de les mettre au jour à partir d’une même situation de référence : la présence dans un sanctuaire d’objets offerts ou déposés par les fidèles à titre d’acte pieux.

43Une première limite de la définition de l’objet votif tient à la chronologie qu’il pose, entre « grâce reçue » et engagement quasi contractuel à faire un contre-don. L’offrande, en tant que manifestation d’une reconnaissance (voire acquittement d’une dette) est supposée venir après l’intervention du surnaturel. Et cette logique est en effet explicitée dans un bon nombre d’actes votifs. Mais, comme le souligne Rudolf Haensch pour l’Antiquité romaine, l’exploitation par les historiens d’une offrande ou d’une inscription dans un sanctuaire est délicate : la catégorie d’objet votif renvoie dans certains cas à un remerciement explicité par une inscription, dans d’autres à une offrande dont la motivation demeure inconnue. Ulrike Ehmig propose à cet égard de distinguer entre la recherche d’une aide des dieux conditionnée par la promesse d’un don (votum) et un don sans conditions préalables (donum). Le caractère gratulatoire de l’ex-voto (comme remerciement) est donc difficile à distinguer d’un don propitiatoire – et c’est là un problème souligné dans plusieurs autres contributions, par exemple celle de Pierre-Antoine Fabre et Bernadette Roberjot : à côté de l’image de la tempête ou du naufrage surmonté par miracle, la présence d’une « langue de terre » dans beaucoup d’ex-voto marins signifierait selon les auteurs l’actualité du geste votif dans le sanctuaire (terrestre, bien sûr) et son éventuelle portée propitiatoire.

44La diversité possible ou la superposition des intentions d’un acte votif (demander et/ou remercier) ne semble toutefois pas déborder une logique contractuelle du type don-contredon. La difficulté vient de ce qu’il n’est guère d’acte dévotionnel qui ne puisse être rapporté à ce principe général : pas de culte sans quelque dépense – d’argent mais aussi de temps, d’énergie – ou sans quelque souffrance volontaire, comme dans le cas du pèlerinage : une manière paradigmatique de « rendre ses vœux » étant donné l’inscription locale de la plupart des puissances sollicitées. En conséquence, le modèle transactionnel n’épuise pas la signification de l’acte votif (au sens étroit de votum). On ne saurait non plus l’inférer de la pratique du dépôt dans un sanctuaire d’objets liés en quelque façon à une personne. Ceux-ci, comme le remarquent plusieurs intervenants, ont aussi valeur de témoignage d’une intervention du surnaturel. Tel est, semble-t‑il, le sens de la plupart des ex-voto (pour l’essentiel des inscriptions anonymes sur plaques de marbre) qui pullulent sur les murs et les voûtes de l’église parisienne de Notre-Dame des Victoires étudiés par Aline Debert : on en compte plus de 37 000, qui ont pour destinataires la patronne principale de l’église mais aussi d’autres intercesseurs moins spécifiques – Thérèse de Lisieux, Antoine de Padoue et Rita de Cascia. Cette fonction de témoignage, accentuée par l’effet de nombre, se retrouve dans les objets laissés en dépôt – médailles et autres marqueurs du monde militaire – qui viennent confirmer le pouvoir protecteur de l’entité éponyme du sanctuaire. A. Debert note également le don d’objets de valeur ainsi que la présence de nombreux troncs attendant des offrandes à l’Eglise ou à la confrérie : une pratique oblative qui ne recouvre pas exactement la logique de l’ex-voto.

45La polysémie des pratiques dites votives ressort tout particulièrement de la communication de Giordana Charuty. Celle-ci, en synthétisant les résultats de ses enquêtes conduites pendant les dernières décennies du xxe siècle en Italie et au Portugal, décale d’emblée les repères et contextes de l’étude des ex-voto en posant la question : « Rite votif ou rite curatif ? » Le recours bien attesté dans de nombreux sanctuaires à ce qu’il est convenu d’appeler des ex-voto anatomiques est mis en série avec des rituels italiens de pesée ou de mesure des fidèles attendant une guérison (leur poids ou leur taille servant de mesure à une offrande blé ou de chandelle de cire), et avec les usages en vigueur dans plusieurs lieux de pèlerinage portugais : des processions autour du sanctuaire aux cours desquelles les pèlerins portant une effigie de cire de l’organe malade qui a motivé leur venue, et parfois, plus étrange encore, le transport du pèlerin lui-même dans un cercueil. Ces rituels visent selon l’auteur à « la restauration de l’identité du dédicant » et ne donnent pas toujours lieu à un dépôt, certains ex-voto anatomiques étant simplement loués pour la durée de la cérémonie.

46G. Charuty note au passage que la plupart des rituels qu’elle a étudiés ne sont plus pratiqués aujourd’hui, n’ayant pu résister aux critiques, voire aux interdictions, du clergé catholique. Les deux dernières contributions à l’ouvrage font état, chacune à sa manière, de débats quant à l’orthodoxie de certaines pratiques votives et même du principe général de l’ex-voto. Certes, A. Debert a pu évaluer à près de 1200 les plaques de marbre ajoutées entre 2006 et 2017 aux murs de Notre-Dame des Victoires. Mais il s’agit là d’une pratique assez encadrée pour échapper, mieux que d’autres, au soupçon de « superstition ». La contribution de Marie-Anne Polo de Beaulieu (une historienne médiéviste qui se fait l’ethnographe d’églises de Rio de Janeiro) présente un cas beaucoup plus controversé : celui d’ex-voto dédiés aux âmes du purgatoire, presque toujours des cierges mais aussi des dons alimentaires et des photocopies de prières hétérodoxes apparentées aux « chaînes magiques ». Il s’agit là d’un prolongement matériel de la logique des « suffrages » situés depuis le Moyen Âge au centre des transactions entre les vivants et les morts. Les usages actuels, considérés comme superstitieux par le clergé, et dangereux par les fidèles sensibles à l’ambivalence des âmes en peine, sont tolérés sur les marges des sanctuaires et cohabitent avec l’assistance hebdomadaire à une messe pour les morts. L’article de Victoria Smirnova sur le don de bijoux aux icônes miraculeuses et d’autres modalités de leur culte dans la Russie actuelle nous fait découvrir des réserves similaires, émanant à la fois du clergé et des fidèles qui en débattent sur internet. Un compromis est possible dès lors que les dons sont assimilés à des offrandes à vocation caritative. Certains usages, cependant, sont plus difficilement récupérables, tels le dépôt de bijoux tenus pour dangereux en raison de leur lien avec leur premier propriétaire (par exemple l’anneau de mariage d’une personne divorcée) et qui ne peuvent donc entrer dans des formules de transmission familiale. Les cultes récents des saintes Matrona et Xenia intègrent de leur côté des offrandes rigoureusement définies de fleurs et de sucrerie tout en ayant une face numérique (envoi de mails aux sanctuaires) qui institue une communauté virtuelle de croyants. L’auteur rattache le renouveau des pratiques votives au processus de « désécularisation » de la Russie post-communiste, un phénomène qui n’exclut pas une vision critique de la pratique même de l’ex-voto (jugée mercantile) et des possibles bénéfices illégitimes que l’Eglise orthodoxe peut retirer de la multiplication des offrandes.

47Il n’était pas possible, dans un bref compte-rendu, de faire état de toute la richesse des huit contributions réunies dans cet ouvrage. Le parti-pris choisi a été de privilégier les données et les analyses qui traduisent le mieux le regard porté aujourd’hui par les sciences sociales sur les pratiques votives et qui s’inscrivent dans le renouvellement de leur étude. Si cet ouvrage fait date, ce sera sans nul doute pour la place qu’il prend, à l’instar d’autres publications récentes, dans une définition élargie de la catégorie du « votif » qui va bien au-delà de sa réduction à une simple transaction du type « donnant-donnant » avec le divin.


Date de mise en ligne : 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/ethn.211.0199

Notes

  • [1]
    Claude Lévi-Strauss, 1973, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon ; 1983, Le Regard éloigné, Paris, Plon ; 1993, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon.
  • [2]
    Eric Hobsbawm et Terence Ranger, 1983 (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press ; Gérard Lenclud, 1987, « La tradition n’est plus ce qu’elle était », Terrain, 9 : 110-123.
  • [3]
    Jeremy Boissevain, 1992 (dir.), Revitalizing European Rituals, London/New York, Routledge ; Christian Bromberger, Denis Chevallier et Danièle Dossetto, 2004 (dir.), De la châtaigne au carnaval. Relances de traditions dans l’Europe contemporaine, Die, Mission du Patrimoine Ethnologique.
  • [4]
    Laurent Sébastien Fournier, Dominique Crozat, Catherine Bernié-Boissard et Claude Chastagner, 2009 (dir.), La Fête au présent. Mutations des fêtes au sein des loisirs, Paris, L’Harmattan.
  • [5]
    Antonio Gramsci, 1966, Osservazioni sul folklore, in Letteratura e vita nazionale, Torino, Einaudi ; Alberto Cirese, 1973, Culture egemoniche e culture subalterne, Palermo, Palumbo.
  • [6]
    Zygmunt Bauman, 2017, Retrotopia, Londres, Wiley.
  • [7]
    Alain Corbin, 1975, Archaïsme et modernité en Limousin au xixe siècle. 1845-1880. T 1. La Rigidité des structures économiques, sociales et mentales, T 2. La Naissance d’une tradition de gauche, Paris, Marcel Rivière.
  • [8]
    Philippe Joutard, 1977, La Légende des Camisards, une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires ».
  • [9]
    Annette Wieviorka, 2018, Ils étaient juifs, résistants, communistes, Paris, Perrin.
  • [10]
    Alain Corbin, 1998, Le Monde retrouvé de Louis François Pinagot, sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, coll. « Champs ».
  • [11]
    Georges Lefebvre, 1924, Les Paysans du Nord pendant la Révolution, Lille, Éditions C. Robbe ; Jacques Godechot, 1951, Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, Puf ; Paul Bois, 1960, Paysans de l’Ouest, Le Mans, La Haye-Mouton and Co.
  • [12]
    Jean Louis Crémieux-Brilhac, 1990, Les Français de l’An 40. T.1 : La Guerre, oui ou non. T.2 : Ouvriers et soldats, Paris, Gallimard.
  • [13]
    Noëlle Gérôme, 1986, « Images de l’occupation de l’usine à gaz de Poitiers », in Jean Bouvier (dir.), La France en mouvement, Paris, Champ Vallon : 62-67.
  • [14]
    Georges Didi-Huberman, 2006, Ex voto –Image, organe, temps, Paris, Bayard.
  • [15]
    Pierre-Olivier Dittmar, Pierre-Antoine Fabre, Thomas Golsenne et Caroline Perrée (dir.), 2018, Matérialiser les désirs, dossier pour Techniques & Culture, 70.

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