1Le dossier, c’est toute une histoire. C’est comme le plat de résistance d’un numéro de la revue. Pour le préparer, on s’y met bien longtemps en avance, et on applique point par point la notion anthropologique de rite de passage à ceux qui en ont proposé le thème. Et comme on est nombreux, au comité, on sait qu’on sera toujours plus forts que les coordinateurs du dossier, qui en général sont deux. On mettra leur idée initiale en conformité avec ce que l’on pense être « l’esprit de la revue ». Inutile de protester, il faudra bien y arriver. Au départ, on examine les propositions. Certaines sont déjà bien structurées ; d’autres ont été trop rapidement griffonnées sur un coin de table. Gare à ceux qui proposent du réchauffé, ou qui essaient de passer en contrebande les restes peu ragoûtants et déjà figés d’un propos qui a été servi ailleurs, dans un quelconque séminaire ou colloque qu’ils avaient organisé ici ou là. On n’est pas là pour publier des actes de journées d’étude, qu’on se le dise. On réclame du solide, du sérieux, de l’original. Et si possible, que ça se vende. Chaque membre du comité dit ce qu’il a sur le cœur. Les remarques peuvent concerner le contenu, mais aussi les coordinateurs eux-mêmes. On soupèse, on évalue, on s’interroge sur le bien-fondé d’une problématique, sur la pertinence d’un argument, sur la clarté d’une expression. Il faut déjà que les ingrédients soient de qualité, sinon on sait d’avance que la recette ne prendra pas.
2Après ce premier passage au crible de nos jugements conjugués, la direction de la revue offre aux coordinateurs du dossier de réviser leur proposition et de commencer à identifier « leurs » auteurs. L’exercice est délicat. Il faut montrer que de nombreux collègues vont potentiellement pouvoir participer au numéro, mais il ne faut pas livrer un produit clef en mains. À ce stade, les coordinateurs doivent allécher le comité de rédaction mais ne surtout pas déflorer la publication à venir. Ensuite, lorsque l’on s’est mis d’accord sur l’objet précis du dossier, la formalisation du partenariat avec la revue se fera à travers la rédaction d’un appel à communications diffusé urbi et orbi. Les coordinateurs devront aussi passer un « grand oral » lors d’une prochaine réunion du comité de rédaction. Ils devront payer de leur personne, se déplacer physiquement pour défendre leur projet. On murmure parfois que cette épreuve, pour certains, serait plus redoutée qu’une audition pour un recrutement sur un emploi universitaire. Mais allez faire la part des rumeurs dans ce milieu…
3Dans bien des cas, l’oral survient en réalité quand le projet a déjà été accepté dans son principe. Ce n’en est pas moins une épreuve pour les coordinateurs des dossiers, qui apprennent à cette occasion que leurs idées, aussi subtiles qu’elles soient, doivent encore être pesées au trébuchet. Ce n’est pas seulement la qualité des articles qui est anticipée, mais aussi leur volume et leur nombre. L’expérience montre que les coordinateurs de dossiers sont tous de grands gourmands qui, s’ils le pouvaient, feraient imprimer d’épais dictionnaires plutôt que de simples numéros de revues. Mais voilà, ici il faut choisir, là il faut réduire à petit feu et décider de ce que l’on jette et de ce que l’on garde pour concocter un dossier qui ne sera pas un étouffe-lecteurs. C’est le temps du grand marchandage, et tout y passe. Si l’on veut garder plus d’articles, on promet qu’ils seront moins longs, ou on demande à empiéter sur les varia, voire sur les notes de lecture. On sort de la discussion un peu commotionnés, mais on est contents parce qu’on y est enfin arrivés : un nouveau dossier a été accepté et va pouvoir être programmé.
4À ce stade, on croit avoir abouti mais tout reste encore à faire. Comme dans tout rite de passage, l’initié s’habitue progressivement à sa charge. Sorti victorieux des étapes précédentes, le coordinateur de dossier va pouvoir affronter de nouvelles épreuves, qui sont encore loin d’être celles du manuscrit définitif. Suivant une tradition aussi belle que l’antique, à partir de là, deux « relecteurs » sont nommés par le comité pour accompagner la réalisation du dossier. Ces tuteurs formidables ont droit de vie et de mort sur le dossier, puisqu’ils pourront refuser des articles qui ne satisferaient pas à certaines qualités formelles ou à la thématique précise du numéro. C’est que le projet de dossier est accepté sur la production d’un résumé général, mais qu’aucune promesse n’a été faite au sujet des articles qui le composeront. Le sommaire définitif offre toujours quelques surprises, puisqu’aux textes proposés par les coordinateurs s’en ajouteront d’autres, obtenus entretemps par la publicité.
5Une réunion intermédiaire, avec la direction de la revue, le rédacteur du numéro et les deux relecteurs, permet aux coordinateurs du dossier de faire le point. Toutes les propositions d’articles ont désormais été reçues sous la forme de résumés, et le marchandage peut recommencer. Qui garde-t‑on ? Qui exclut-on ? À qui donne-t‑on sa chance ? Cette fois, si on décide de garder plus de propositions que le nombre maximal acceptable pour un dossier, on sait d’avance que certains articles ne pourront pas être publiés. D’un côté, on voudrait garder plus de propositions pour pouvoir choisir les meilleurs articles une fois écrits ; de l’autre, on ne veut pas non plus faire écrire les gens pour rien et on n’a pas envie de mettre en lecture deux fois plus d’articles que ce que le dossier en contiendra en définitive. Difficile affaire de pragmatisme, car il n’en faut ni trop ni trop peu. Sur la foi des résumés produits et des avis des uns et des autres, on essaie de deviner ce que promettent les auteurs. L’exercice est complexe et dévoile quelques-unes des conceptions implicites de la revue : on cherche des matériaux de terrain, de l’histoire, des regards comparatifs, de la belle écriture… Les décisions prises tracent les contours du dossier à venir. Les auteurs vont pouvoir se mettre au travail, mais le comité de rédaction leur répète bien que la commande ne vaut pas acceptation du résultat final.
6Bientôt, la date-limite de remise des articles arrive. Agités de tremblements et de tics nerveux, les coordinateurs du dossier relancent sans cesse leurs auteurs, qui s’ingénient comme on sait à remettre toujours leur travail le plus tard possible, dans l’espoir peu avouable que l’urgence de la parution leur évitera quelques remaniements. Mais c’est compter sans la rouerie de la rédaction, qui avait anticipé le calendrier éditorial de quelques semaines. Ils n’y couperont pas ! On ne va pas sacrifier la qualité de la revue à de basses questions temporelles ! Des injonctions de plus en plus pressantes permettent finalement d’obtenir les corrections demandées. Parfois, on refuse un auteur, mais on sait qu’il comprendra cette dure décision qui le vise : toujours l’individu doit s’effacer au profit de la grand-œuvre collective… C’est ainsi qu’on fait des dossiers solides, des dossiers sur lesquels on peut s’appuyer.
7Dans toutes ces étapes, les coordinateurs du dossier portent une grande responsabilité. Outre le fait qu’ils doivent faciliter les relations entre leurs auteurs et la revue, l’introduction du numéro est aussi à leur charge. Là, ils ont tout loisir de développer en filigrane les non-dits de l’ensemble du processus : ils réintègrent des références à des spécialistes qui n’ont pas pu ou voulu collaborer au numéro, ils citent les bibliographies d’auteurs qui n’ont pas réussi à terminer un article pourtant promis, et ils peuvent même au passage exposer quelques-unes de leurs idées personnelles à propos du dossier qu’ils ont coordonné. Nul doute qu’ils sortent grandis de l’exercice, tandis que pour le comité de rédaction c’est déjà le moment de boucler le dossier suivant.
8Renvoi aux autres notices : Auteurs – Collections – Comparer – Grand oral – Ordre du jour – Ours – Rédaction – Restitution.