Notes
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[1]
Le titre Les Revenants dans sa forme courte est ici choisi du fait de son usage par tous les acteurs du projet. Vaisseaux fantômes. Les Revenants, constellations du tout monde est le titre original de la manifestation. Celui-ci fut par la suite modifié en Les Revenants. Mémoire d’un estuaire lors de la publication du catalogue en 2017.
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[2]
Jean-Paul Thibeau, « Pour une constellation du tout-monde », Les Revenants, document de communication de la manifestation, produit en avril 2015, cit. p. 8.
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[3]
Le CAPC est le musée d’art contemporain de la ville de Bordeaux.
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[4]
Intitulée Biennale Regards Bénin, cette première édition de la biennale organisée au Bénin sous la direction de Abdellah Karroum (fondateur du centre artistique L’Appartement 22 à Rabat et actuellement directeur du Mathaf, Arab Museum of Moder Art à Doha) portait le titre « Inventer le monde : l’artiste citoyen » [http://www.regardbenin.net].
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[5]
La diatribe politique des deux Biennales ne faisant pas l’objet de cet article, nous renvoyons à deux articles pouvant aider le lecteur à comprendre cette situation paradoxale. Nicolas Michel, « Bénin : une Biennale sinon rien », Jeune Afrique, en ligne le 27 novembre 2012 [http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2706p092-093.xml0/] ; Cédric Vincent, « Mining the Biennale: a story about art and globalization in Benin », in Chimurenga Chronic, August 2013, [http://www.springerin.at/dyn/heft_text.php?textid=2790&lang=en].
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[6]
Il s’agit de sessions expérimentales artistiques, inspirées du happening et de la démarche artistique de Allan Kaprow, entamées par Jean-Paul Thibeau au sein de l’École supérieure d’art de Bordeaux dans les années quatre-vingt-dix [http://protocolesmeta.com/].
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[7]
Festival artistique qui s’est tenu à Bordeaux entre 1965 et les années 1990, Sigma rassemblait les grandes figures de la contre-culture américaine et européenne, faisant alors de Bordeaux un lieu de rendez-vous de l’avant-garde de la création contemporaine. [Taliano-des Garets 1992].
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[8]
Relatée dans le dossier de presse du projet « Les Revenants » [MC2a, 2014 : 6], cette filiation avec le BBKB est également évoquée dans l’introduction du catalogue de l’exposition : « En 2015, sur d’autres eaux, Les Revenants fait quelque part écho à cette plus ancienne rencontre. » [Spiesse 2017a : 5]
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[9]
Entretien avec le commissaire, 12 avril 2019.
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[10]
Le projet les Revenants a été produit par l’association MC2a (dirigée par Guy Lenoir) et le concours d’Alain Ricard, ex-président d’MC2a et ancien directeur du LAM (Laboratoire Les Afriques dans le Monde, Science Po, Bordeaux) ainsi que d’Emmanuelle Spiesse (chercheure au LAM).
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[11]
C’est le cas du colloque « Les sémiophores des traites et des esclavages », qui a eu lieu au musée d’Aquitaine de la ville de Bordeaux, les 9 et 10 mai 2019. Cette rencontre se tient symboliquement à la même date que celle de la commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage et vient commémorer, dix ans après son ouverture, la création de salles dédiées à la traite négrière au musée d’Aquitaine. Ces mêmes salles ont récemment fait l’objet d’une tribune publiée par Le Monde et signée par plusieurs écrivains qui dénoncent une « idéologie insane » dans les cartels explicatifs de certaines des salles d’expositions dédiées à l’esclavage. Cf. « Le Musée d’Aquitaine affiche un cartel aux relents révisionnistes sur la traite négrière », Le Monde, 21 mai 2019. Par ailleurs, suite au texte paru dans le monde, certains des participants au colloque de mai 2019 ont publié une réponse dans Libération faisant appel à une nécessaire vigilance dans la contextualisation des objets et ouvres liées à l’histoire de l’esclavage [https://www.liberation.fr/debats/2019/06/27/les-mots-de-l-esclavage-une-vigilance-necessaire_1736562].
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[12]
L’association DiverCités était pilotée par Karfa Diallo, lequel avait également créé une liste électorale en 2001 et en 2008 (nommée « Couleurs bordelais ») et était la voix principale de plusieurs revendications, comme celle visant à rebaptiser les rues portant le nom d’anciens armateurs impliqués dans la traite. Dissoute en 2010 et rebaptisée « Mémoires et Partages », l’association se focalisera ensuite sur les enjeux de mémoire et de transmission comme la mise en place de visites guidées appelées « Bordeaux nègre » [http://www.memoiresetpartages.com].
-
[13]
Association militante formée par des étudiants de Bordeaux d’origine africaine et caribéenne.
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[14]
Parmi les premiers membres du Collectif Toussaint Louverture, on trouve Raphaël Lucas, universitaire d’origine haïtienne qui couvrira le rôle de président et également Bertrand Dubois, attaché parlementaire de Gilles Savary qui avait été à la tête de la liste socialiste opposée à Alain Juppé pour la mairie de Bordeaux en 1995 et 2001, ainsi que des membres de Génération-Écologie et des Verts [Hourcade 2014 : 260-261].
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[15]
En 2004, c’est Hugues Martin qui succède à Alain Juppé et qui met en place les premiers instruments d’une politique de mémoire municipale, dont le comité Tillinac.
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[16]
Alain Juppé a été maire de Bordeaux du 19 juin 1995 au 2 décembre 2004 et du 13 octobre 2006 au 7 mars 2019.
-
[17]
La plaque, posée dans ce lieu d’où est parti, à la fin du xviie siècle, le premier navire paré pour la traite des Noirs, avait fait l’objet de nombreuses critiques (notamment sur le manque de visibilité dû à sa taille), et sera ensuite déplacée en 2016 lors de la formation d’une nouvelle Commission mémoire. Cf. Chloé Aeberhardt, « Bordeaux dans les méandres de son passé négrier », Le Monde, 27 octobre 2017.
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[18]
Ricœur 1998 : 26-27.
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[19]
La référence à Edouard Glissant est très fréquente dans les actions commémoratives se voulant « réparatrices » et sera également employée par Jean-Marc Ayrault pour parler de la manifestation nantaise, Les anneaux de la mémoire : « Dès Les Anneaux de la mémoire, en 1992, j’ai souhaité inscrire Nantes dans le “tout monde” dont parle Edouard Glissant pour en faire une ville qui se nourrit des rencontres avec les cultures du monde et qui doit valoriser sa diversité », extrait d’une lettre adressée par Jean-Marc Ayrault à l’association DiverCités en réponse à leur campagne « Débaptiser les rues Négriers ? », 18 septembre 2009 [citation extraite de Houcarde 2014 : 370].
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[20]
Discours prononcé par le directeur de MC2a à l’occasion de la présentation publique de la résidence (Bordeaux, le 30 août 2014).
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[21]
Idem.
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[22]
Si l’action des associations bordelaises n’est pas clairement mentionnée dans le rapport, il y avait eu, en revanche, une tentative pour inclure leur voix dans le travail de la Commission en invitant Karfa Diallo à y participer. Cependant, cette invitation fut rapidement retiréeen raison, selon le responsable de la Commission, d’un conflit d’intérêt entre les actions proposées par son association à la Commission et son rôle au sein de celle-ci.
-
[23]
Dans le dossier de presse du workshop, Jean-Paul Thibeau cite le passage suivant du livre L’Art comme expérience [Ardenne, Beausse et Goumarre 1999] : « Les artistes sont aujourd’hui des passeurs. En recyclant des images, réelles ou fictionnelles, ce qu’ils proposent, ce ne sont plus des œuvres, ni même des objets d’art, mais des processus, des propositions de situation à expérimenter en commun ».
-
[24]
Cf. le dossier de presse, MC2a, 2014 : 8 et 9.
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[25]
Achille Mbembe, entretien dans Philosophie magazine, 77, mars 2014. Propos recueillis par Catherine Portevin.
-
[26]
Extrait de l’entretien réalisé en anglais par Francesca Cozzolino et traduit en français par Emmanuelle Spiesse.
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[27]
Il s’agit de l’histoire sur plusieurs générations d’une famille d’esclaves afro-américains, mise en scène en une série de six épisodes, réalisés par les américains Marvin J. Chomsky, John Erman, Gilbert Moses et David Greene, et retransmis en France à partir de 1978.
-
[28]
Pour mieux comprendre le travail de Bruno Pedurand, voir par exemple le catalogue de l’exposition OMA/Outre-Mer Art contemporain, une exposition de la Fondation Clément (Martinique), qui a eu lieu à L’Orangerie du Sénat, Paris, juin-juillet 2011.
-
[29]
Né en Martinique en 1934, Bernard Hayot préside GBH (le Groupe Bernard Hayot), principalement actif dans l’Outre-mer français, spécialisé dans la plupart des activités de grande distribution (Carrefour, Euromarché, Mr Bricolage) et de distribution automobile (Renault) de la Martinique. Descendant d’une richissime famille de békés, des anciens colons arrivés en Martinique au xviie siècle, il est un pilier de l’économie locale avec son frère, président du groupement de producteurs de banane en Martinique. Collectionneur d’art contemporain et fondateur de la Fondation Clément, il est également l’un des plus importants financeurs de la Fondation en cours d’institutionnalisation qui devrait poursuivre l’œuvre du Comité national de la mémoire et l’histoire de l’esclavage, dirigé par Jean-Marc Ayrault.
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[30]
Le bras droit de Bernard Hayot est Éric de Lucy de Fossarieu, descendant de colons, membre d’une ancienne famille de békés martiniquaise et membre fondateur de l’association « Tous Créoles ». Paradoxalement, il est un membre très actif du comité de célébration de l’abolition de l’esclavage et en même temps un des acteurs d’un système de domination économique qui tient encore aujourd’hui les Martiniquais dans une situation qu’eux même qualifient de « coloniale ». À l’occasion de la manifestation du 23 mai 1998, lors du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, 40 000 personnes étaient descendues dans la rue pour demander notamment que l’on reconnaisse l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Ainsi, à l’initiative de Serge Romana, ancien président du Comité de marche de 1998 (CM98), un manifesto sera signé par plusieurs, dont certains grands industriels de l’île descendants de familles de békés, condamnant officiellement l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité.
-
[31]
Cet artiste d’origine algérienne, dont le concept de réparation est au cœur d’un travail qui, depuis l’Europe, s’interroge sur la dette de cette dernière envers les sociétés extra occidentales [cf. Derlon et Jeudy-Ballini, 2015].
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[32]
D’après un entretien avec Emmanuelle Spiesse, le 22 mai 2019.
-
[33]
Pouvant sembler anecdotiques, ces épisodes de vandalisme ont eu des conséquences importantes : l’œuvre « Cocoon of a story life » a été complétement dégradée et l’installation « Nous sommes tous cannibales » a été répétitivement abimée pendant toute la période de la manifestation.
-
[34]
Cf. Maïté Koda, « Axelle Balguerie : il faut éviter de stigmatiser les noms des descendants des armateurs négriers », publié par France3 Aquitaine
[https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/bordeaux/axelle-balguerie-il-faut-eviter-stigmatiser-noms-descendants-armateurs-negriers-1340293.html]. -
[35]
Cf. le témoignage de Marik Fetouh dans le documentaire L’impasse Toussaint-Louverture [minutes 18,45-20] et le discours prononcé par ce dernier le 10 mai 2018 [minutes 35,37-39] [Ciarcia et Monferran, 2019].
-
[36]
Cf. Barthélémy Simon « La mémoire ravivée de l’esclavage à Bordeaux », La Croix, 23 mai 2019.
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[37]
La lettre a été publiée le 13 juin 2019 sur le blog de Mediapart [https://blogs.mediapart.fr/karfa-sira-diallo/blog/130619/bordeaux-doit-edifier-un-memorial-contre-l-esclavage-lettre-au-maire].
Introduction
1 La résurgence de la question de l’esclavage dans le monde francophone est, depuis le milieu des années 1990, un sujet d’actualité [Giraud, 2005 ; Chivallon, 2005a]. En effet, le débat autour de l’histoire de l’esclavage s’est vivifié suite à des actions instauratrices d’une politique de reconnaissance mémorielle, à l’image de la proclamation, en 1998, d’une journée de commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage et de la promulgation, en 2001, de la loi Taubira qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité.
2 Depuis se sont multipliées les actions institutionnelles visant à apaiser la mémoire du passé colonial. Monuments, musées, défilés militaires, statues, noms de rues, sont autant de manifestations de cette politique de « réparation » [Jewsiewicki, 2004] ayant pris souvent pour objet la traite négrière et sa commémoration. C’est dans ce contexte que se situe le projet artistique intitulé : « Les Revenants. Constellations du tout-monde », pour lequel il avait été demandé à douze artistes d’origine africaine ou antillaise de créer des œuvres en lien avec la mémoire de l’esclavage à Bordeaux. Les « résidents » de ce projet sont originaires d’Afrique du Sud, du Bénin, du Maroc, du Nigeria, de Guyane, de Cuba, d’Haïti, de Madagascar ou de Martinique. Certains habitent désormais à Berlin, Londres, Paris, tandis que d’autres vivent toujours en Afrique ou aux Antilles.
3 Produit par l’association Migrations culturelles aquitaine afriques (MC2a), ce projet a donné lieu à un événement public prenant la forme d’un parcours, balisé par les œuvres de 12 artistes, se déployant dans la ville de Bordeaux et tout au long de l’estuaire de la Gironde, entre le 22 mai et le 20 septembre 2015. La production de ces œuvres est issue d’une résidence de création organisée à Bordeaux entre le 25 et le 30 août 2014.
4 Cette initiative avait une visée intégratrice et réconciliatrice comparable au rituel du « jet de fleurs » dans la Garonne, proposé chaque 10 mai, et s’inscrivait dans la continuité du tournant mémoriel que Christine Chivallon [2005b] a observé dans la ville de Bordeaux après 1998. Les artistes ayant pris part à ce projet étaient à l’origine considérés comme pouvant être les médiateurs de cet enjeu réconciliateur. Cependant ce projet s’est rapidement accompagné de controverses opposant les membres de l’association au commissaire et aux artistes, notamment en raison de l’instrumentalisation de leurs origines et de la manière de les associer au passé négrier de la ville de Bordeaux.
5 L’objectif ici privilégié, dans l’espace limité de cet article, est d’examiner la manière dont cette manifestation artistique vient s’insérer dans une politique mémorielle controversée en analysant les prises de position de certains des artistes impliqués dans cette opération de « réparation ». L’interprétation de leurs actions et de leurs propos – observées et entendus lors de la résidence « Les Revenants » [1] – implique de prendre en compte trois dimensions : la manière dont cette proposition a été formulée et développée ; l’inscription de cette manifestation dans les entreprises mémorielles déjà engagées dans la ville de Bordeaux ; les interactions entre les artistes, les œuvres et les sites patrimoniaux incarnant ce passé.
6 Cette recherche s’est accompagnée de silences, de non-dits qui empêchent notamment de pouvoir étudier précisément la réception de ce projet artistique par les habitants et les acteurs publics locaux. L’enquête a ainsi conduit à mettre au jour la fragmentation d’une politique mémorielle marquée par des événements fondateurs qui, encore en 2019, remontent à la surface et font de Bordeaux un lieu privilégié pour penser la mémoire de l’esclavage aujourd’hui. Si ce genre de projet artistique confirme la difficulté de commémorer la mémoire controversée de l’esclavage à Bordeaux, n’ouvre-t-il pas cependant la voie à des actions mémorielles nouvelles dans l’espace public bordelais ?
Premiers pas : comment prend forme le projet de résidence
7 Le commissaire à l’initiative de l’invitation des artistes les définit comme des « passeurs d’expériences » ayant en commun le fait d’être « les descendants d’une histoire indigne, celle de l’esclavage […] mais aussi les descendants, comme chacune et chacun de nous, de luttes d’émancipation » [2].
8 Par ces mots, Jean-Paul Thibeau posait d’emblée l’idée que cette résidence concernait non seulement la mémoire de l’esclavage, mais aussi, d’une manière plus générale, la lutte contre toute forme de domination. Il s’agissait donc d’une action visant à universaliser la question de l’émancipation, dans une démarche qui se voulait citoyenne. Lorsqu’il présentait le projet, comme à l’occasion d’une visite au Centre d’arts plastiques contemporains [3] pendant la période du workshop, il désignait les participants comme étant à la fois des passeurs de mémoire et des « artistes citoyens », engagés dans les grands enjeux de société et dans la construction politique de la ville. Familière au monde de l’art, cette formule venait rappeler le slogan de la Biennale du Bénin [4] qui avait eu lien entre novembre 2012 et janvier 2013 : « Inventer le monde : l’artiste citoyen ». C’est d’ailleurs à cette occasion, au Bénin, que le directeur de l’association MC2a rencontra Jean-Paul Thibeau et lui proposa le commissariat du projet « Les Revenants » ; c’est également à ce moment que furent choisis certains des artistes qui participeront au projet bordelais. De plus, c’est aussi lors de cette Biennale, au cours de laquelle nous avons suivi le travail d’un artiste béninois [Cozzolino, 2016], que nous avons fait la connaissance du commissaire d’exposition et que nous nous sommes familiarisés avec les enjeux de la création des artistes issus de la diaspora africaine.
9 Au centre des réseaux du monde de l’art entre l’Europe et l’Afrique, cette Biennale a également été le théâtre de nombreuses critiques, notamment quant au rôle hégémonique de la France, imposant ses choix artistiques et opérant une répartition inégale des subventions. Ces controverses ont donné lieu à l’organisation d’une contre-biennale [5] ainsi qu’à la création d’un réseau, les mois suivants, de personnes désireuses de porter un regard critique sur la globalisation du monde de l’art. Jean-Paul Thibeau participa à cette réflexion collective qui l’incita à impliquer deux chercheuses dans le projet « Les Revenants » : l’une pour porter un regard critique sur la notion d’histoire et problématiser la question politique de la mémoire de l’esclavage, l’autre pour réaliser des entretiens avec les artistes. La proposition de collaboration avait été faite en ces termes : « Pour le catalogue, je ne voudrais pas de fiches des artistes, mais une autre forme de portrait, des récits issus d’entretiens qui permettent à l’artiste de poser un regard réflexif sur son travail de création et sur sa relation à la thématique du workshop. » C’est donc afin de mener une série d’entretiens que nous avons pu observer les pratiques de ces artistes aux prises avec la mémoire de la traite esclavagiste à Bordeaux [Cozzolino, 2017].
10 Entré à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux en 1968, Jean-Paul Thibeau y enseigne entre 1990 et 2002. En 1998, il crée des séances expérimentales – appelées Protocoles Meta [6] – auxquelles participent, en tant qu’étudiants, certains des artistes du futur projet « Les Revenants ». Ses liens avec l’Afrique sont cependant plus anciens, puisque depuis 1993, il participe à des workshops de création en Afrique de l’Ouest (Bénin, Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal) au Maroc, et à la Martinique.
11 C’est également une relation très ancienne qui lie le directeur de l’association MC2a à la ville de Bordeaux et à l’Afrique. Guy Lenoir est issu du milieu du théâtre actif à Bordeaux dès la fin des années 1960, pendant la période du Festival Sigma [7]. Il crée MC2a en 1989 afin de valoriser et de diffuser la création contemporaine d’artistes africains sur le territoire bordelais. La naissance de l’association est associée à un événement qu’il avait co-organisé en 1990 avec l’écrivain congolais Sony Labou Tansi : le BBKB (Bordeaux-Bangui-Kinshasa-Brazzaville) ; un bateau qui, de Brazzaville, avait remonté le fleuve Congo de Kinshasa à Bangui avec à son bord une centaine d’artistes [8].
12 C’est donc en Afrique, au Bénin, que le directeur de l’association fait alliance avec celui qui allait devenir le commissaire de son projet d’exposition. Une exposition, explique Jean-Paul Thibeau, qui devait être liée au territoire et concerner des artistes « de la diaspora africaine », selon leurs propres termes. À partir d’une première liste d’artistes – établie par Guy Lenoir et enrichie de suggestions faites par Jean-Paul Thibeau –, MC2a répond à un appel à projets de la Mairie de Bordeaux :
L’orientation du projet était, au départ, artistique mais par la suite, avec l’arrivée des subventions, le projet se focalisera de plus en plus, et surtout dans les éléments de communication, sur les enjeux patrimoniaux et touristiques d’une intervention culturelle sur le territoire en lien avec l’histoire de Bordeaux. [9]
14 Cet appel à projets concernait l’animation culturelle du territoire de la Gironde lors de la fête du fleuve. Pour y répondre, l’association MC2a – en dialogue avec deux chercheurs [10] et le commissaire de l’exposition – oriente le projet sur la mémoire de l’esclavage à Bordeaux. Cette expérience artistique venait ainsi s’insérer dans un débat mémoriel ancien et encore aujourd’hui d’actualité.
La mise en mémoire de la traite négrière dans la ville de Bordeaux
15 Tout spécialiste de la question de l’esclavage connaît bien la difficulté de « dire » le passé négrier des ports impliqués dans le commerce triangulaire. À Bordeaux, le débat relatif à la mémoire de l’esclavage, qui a émergé entre 1995 et 2005, continue d’alimenter politiques locales et réflexions critiques [11]. Cependant, cette question a commencé à y être débattue publiquement bien tardivement en regard d’autres villes européennes impliquées dans la traite négrière – comme Nantes, Bristol, ou Liverpool [Chivallon, 2002 ; Hourcade, 2014] – et divers autres territoires du monde ayant commencé à « reconnaître » leur passé colonial [Chivallon, 2012]. À Bordeaux, en effet, l’émergence d’une politisation de la mémoire négrière date seulement des années 1998-2000, la ville ayant auparavant souffert d’une amnésie, d’ailleurs dénoncée par le milieu associatif, entretenue par les pouvoirs publics locaux [Hourcade, 2014].
16 La toute première action institutionnelle est l’exposition intitulée « Bordeaux, le Rhum et les Antilles », qui avait eu lieu au musée d’Aquitaine entre novembre 1981 et janvier 1982 : dans cette exposition, la question de l’esclavage apparaît noyée dans un discours muséographique défendant une vision glorieuse du passé bordelais [Hourcade, 2014 : 233-234].
17 Mais une politique de la commémoration s’installe seulement à partir de 2001, suite aux débats suscités par la parution, en 1995, du livre d’Éric Saugera, puis sous la pression d’une mobilisation collective alimentée avant tout par le milieu associatif militant, notamment par les associations DiverCités [12] et Africapac [13], enracinées depuis longtemps sur le territoire.
18 Ces mobilisations finiront par imposer un renouvellement des représentations officielles de la ville qui commencera à assumer sa participation au commerce négrier rendue publique par le livre de Saugera. Dans son ouvrage, ce dernier met au jour une politique d’oubli volontaire ; les lacunes de l’historiographie locale ne pouvant s’expliquer par le seul incendie des Archives du port en 1919. Selon lui, cette négligence servait une certaine image de la ville : « […] il n’est pas sûr que cette exhumation ne flétrisse pas une réputation à laquelle on tient : humanisme, liberté, élégance et art de vivre peuvent-ils faire bon ménage avec ce que l’on nomme aujourd’hui communément “crime contre l’humanité” ? » [Saugera, (1995) 2002 : 22].
19 Suite à la parution de cet ouvrage, qui aura provoqué « une rupture dans la manière dont la société locale envisage son passé » [Chivallon, 2005b : 567], certains acteurs locaux ont sollicité les pouvoirs publics pour lutter contre ce silence, telles les associations Africapac et DiverCités qui organisent des journées de commémoration de l’esclavage depuis 1992. Les collectifs militants ont ainsi favorisé l’émergence, dans la vie publique locale, d’une préoccupation pour la mémoire négrière et, à partir des 1995, se font les porteurs de plusieurs demandes mémorielles qui touchent aussi bien aux désignations toponymiques qu’à la création de monuments et à l’organisation de cérémonies autour du 10 mai.
20 À partir de 1998 et pendant plus de 10 ans, DiverCités parvient à maintenir le thème de la mémoire de l’esclavage dans l’agenda politique local, s’appuyant sur les arguments de la diversité et de la société multiculturelle. L’association exige par ailleurs la création d’une « Place du Martyr Noir » pour rendre hommage aux victimes de la traite. Dans les années 1999-2000 se forme le Collectif Toussaint Louverture, initié par des militants politiques liés à la gauche [14], qui demande que le nom du célèbre homme politique, symbole de la lutte contre l’esclavage, soit donné à un lieu public et qu’une statue en son honneur soit érigée dans la ville.
21 La mobilisation associative, avec le relais de la presse régionale, contribue à faire de la mémoire de l’esclavage un enjeu de lutte des politiques locales entre les années 1990 et 2000, soutenant une vision différente de la valeur de la mémoire de la traite et de l’esclavage. Les militants y voient un enjeu de justice sociale d’actualité et réclament l’inscription de la mémoire de la traite dans la sphère publique de manière patrimoniale. Les pouvoirs publics s’inquiètent que ces revendications s’accompagnent d’une perturbation de l’ordre social et répondent favorablement aux demandes, changeant ainsi d’orientation en matière de politique mémorielle.
22 C’est en effet au début des années 2000 que s’installe une politique dite de la reconnaissance et que la Mairie de Bordeaux développe une position tendue entre deux préoccupations : « […] ne plus taire ce qui est devenu évident, ne pas créer de ruptures dans l’équilibre mémoriel » [Chivallon, 2005b : 567]. S’installe alors l’idée que la traite négrière et l’esclavage sont des aspects essentiels de la fortune historique de Bordeaux et qu’il vaut mieux l’inscrire dans l’espace public de la ville. En 2000 sera ainsi posée une plaque en mémoire de Toussaint Louverture et, en 2003, un buste du symbole haïtien de la lutte pour l’abolition, réalisé par l’artiste haïtien Ludovic Booz, sera installé sur une place de la rive droite de la Garonne. Puis, avec le changement de direction municipale [15] et dans l’idée de réfléchir au problème de la mémoire à Bordeaux, de répondre à un oubli qui devient de plus en plus impossible à nier et de construire une politique de la mémoire « réconciliante », se forme en 2005 le comité Tillinac. Ce comité de « sages et de médiateurs au service du pouvoir public et de l’opinion publique » [Hourcade, 2014 : 272] n’avait qu’un rôle de représentation, mais c’est à partir de sa formation que chaque commémoration du 10 mai est amplement célébrée à Bordeaux par le traditionnel jet de fleurs [ibid. : 350-358]. Voulu par Hugues Martin, maire de Bordeaux, ce comité rend son rapport lorsqu’Alain Juppé revient à la Mairie en 2006 [16]. Cette nouvelle époque est marquée par une série d’actions publiques visant à modérer et contrôler les demandes des associations militantes. La création du comité Tillinac, permettait ainsi de façonner l’image d’une municipalité « engagée », tout en visant une dépolitisation de la mémoire [ibid. : 271]. Ainsi, le 10 mai 2006 sera posée une plaque commémorative, sur les quais des Chartrons, afin d’honorer la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques [17]. Cette action visait à apaiser des demandes plus « dérangeantes » comme celles consistant à rebaptiser des rues portant le nom de négriers ou créer un mémorial, réclamés à plusieurs reprises par Karfa Diallo et son association Mémoires et Partages (anciennement appelée « DiverCités »).
23 Dans les mêmes années, le musée d’Aquitaine avait entrepris une réflexion sur la mise en place de nouvelles salles, faisant suite à l’arrivée en 1999 de la collection Chatillon – un médecin qui avait vécu en Guyane et en Guadeloupe – et à l’ouverture d’un nouvel espace nommé « Bordeaux, le commerce atlantique et l’esclavage ». C’est à la suite de ces actions que le musée inaugurera en 2009 une exposition permanente intitulée « Bordeaux, le commerce atlantique et l’esclavage ».
24 Ces événements, visant à légitimer dans un espace muséal la mémoire de l’esclavage, étaient le fruit d’une politique de dépassement d’une « mémoire oublieuse » [Chivallon, 2005b] et de construction de l’identité d’une ville ouverte à la diversité culturelle et cosmopolite, comme souhaite le montrer l’installation située au musée d’Aquitaine qui rassemble les portraits de Bordelais noirs.
25 Depuis, la scène du débat mémoriel a été davantage animée par l’intervention d’associations militantes que par des politiques officielles de commémoration. C’est le cas d’associations telles que L’A cosmopolite ou Mémoires et Partages. Cette dernière a joué un rôle crucial dans l’éveil de la mémoire de la traite dans l’opinion publique en organisant différentes actions : célébrations alternatives à celle officielle du 10 mai (en 2007 et 2008) ; vente d’anneaux symbolisant ceux d’une chaîne ; mise en place de visites guidées nommées « Bordeaux nègre », marquant des arrêts symboliques devant les maisons des armateurs [Ciarcia et Monferran, 2019].
26 C’est sur ce terreau délicat qu’apparaît, quelques années plus tard, un projet qui associe l’argument de la réparation du passé négrier de la ville à l’intervention d’artistes contemporains, parfois d’origine africaine. Dans toute demande de réparation, sont convoqués des survivants, des descendants et des victimes. C’est ainsi que, en août 2014, ont été invités « Les Revenants », des artistes qui ont symboliquement été associés (bien que plusieurs soient français) aux descendants des victimes de l’esclavage à Bordeaux. Le dilemme qui avait alimenté la scène politique de la ville durant les trente dernières années entre « pas assez » et « trop de mémoire », mis en évidence par Paul Ricœur [18], tissait silencieusement la toile de fond d’un projet artistique où, encore une fois, la visibilité du passé négrier était associée à la notion d’altérité.
27 C’est en effet sous le paradigme du « tout-monde », clairement inspiré de la pensée d’Édouard Glissant [1997], que le projet « Les Revenants » sera bâti. En évoquant la « pensée-monde », souvent reprise par des acteurs institutionnels de la réparation, comme Jean-Marc Ayrault à Nantes [19], le commissaire voulait inviter les artistes à « subvertir » la commande initiale de l’esclavage, pour penser aux inégalités sociales du présent, aux nouvelles formes de domination et d’esclavage. Cette invitation était doublée par la commande de l’association pilotant le projet qui imaginait l’évènement comme une forme d’animation culturelle du territoire et plus précisément comme une manière de « développer les atouts économiques du territoire de l’estuaire par des prolongements artistiques et culturels » [20]. Car, nous l’avons vu, le projet « Les Revenants » était financé par un appel d’offres visant à valoriser le territoire bordelais à l’occasion de la fête du fleuve : « Mettre en scène l’estuaire de la Gironde, c’est interroger le passé, mais c’est aussi construire la mémoire de demain. » [21] Par ailleurs, ce deuxième argument sera celui qui sera favorisé pour la valorisation du projet artistique, dont le titre dans le catalogue publié en 2017 sera changé en « Les Revenants. Mémoires d’un estuaire », afin de privilégier l’échelle locale du projet (son attachement aux communes de la Gironde), au détriment de la question, plus politique, de la difficile commémoration de l’esclavage.
28 Le thème de l’esclavage était, dans ce contexte, le levier pour parler du passé de ce territoire et le moyen d’inscrire l’opération dans une question d’actualité tout en proposant une esthétique postcoloniale « à la mode » dans le monde de l’art contemporain. De plus, ce projet venait remplir une période « creuse » de l’histoire locale des commémorations officielles, c’est-à-dire une période au cours de laquelle, malgré les actions régulières des associations locales, il n’y avait pas eu d’intervention des politiques publiques dans l’espace public. En effet, le rapport publié en 2018 par le chargé de mission pour la mémoire et la diversité de la ville de Bordeaux [Lopez, 2018], dressant une time-line des grandes dates de cette histoire locale, ne signale aucun évènement entre 2009 et 2016, date de la création, sous l’impulsion de Marik Fetou, adjoint au maire et chargé de l’égalité et de la citoyenneté à la Mairie de Bordeaux, d’une nouvelle Commission mémoire. Le cadre de réalisation de cette étude, commandée par la Mairie, peut partiellement expliquer pourquoi des actions moins officielles, comme celles des associations militantes ayant toujours été actives sur le territoire, n’y sont pas mentionnées, même si par la suite la Commission s’appropriera en partie des thèmes et des propositions qui auparavant étaient portés par les associations [22]. Le projet « Les Revenants » est également absent de cette time-line de l’histoire des commémorations locales.
29 Bien que le projet ne figure pas dans ce rapport, il a pourtant ouvert, entre 2014 et 2015, un espace critique dans lequel les anciens enjeux mémoriels du passé de Bordeaux ont refait surface.
Des subjectivités créatrices aux prises avec la mémoire de l’esclavage
30 La plupart des artistes qui ont participé à la résidence de création en préparation de l’exposition « Les Revenants » ont cherché, à leur façon, à produire des formes sensibles à partir des bribes d’une mémoire dont ils ont été désignés comme les passeurs. Le commissaire de l’exposition s’est appuyé pour cela sur le concept de « passeur » de Paul Ardenne [23] et sur la formulation de « revenant » d’Achille Mbembe [24] pour construire la figure de l’artiste passeur-revenant, l’assimilant ainsi aux victimes d’autres crimes de l’histoire moderne :
La présence des Nègres et des Juifs en Occident est très ancienne, et, sans eux, la modernité n’aurait pas revêtu le visage qu’elle a fini par revêtir. Et, en même temps, Nègres et Juifs sont des revenants, parce que les deux groupes ont été exposés, à des degrés divers, à la possibilité objective de disparition. Pour les Juifs, c’est évidemment l’Holocauste. Pour les Nègres, ce furent quatre cents ans d’esclavage. Revenant de très loin, les Juifs et les Nègres posent à la modernité des questions très radicales, voire extrêmes. [25]
32 La résidence de création avait été précédée d’une semaine de visites d’endroits désignés comme autant de lieux de la mémoire de l’esclavage à Bordeaux : visite en bateau de l’estuaire jusqu’à l’île de Patiras, visite de l’estuaire par les terres en passant par la route des Carrelets et la route des Châteaux du Médoc, jusqu’à Saint-Estèphe, puis traversée par le bac vers la citadelle de Blaye. Des visites culturelles dans la ville de Bordeaux venaient clôturer cet itinéraire : le musée d’Aquitaine, le CAPC, le FRAC, le mémorial de Toussaint Louverture (cf. Illustration 1).
Illustration 1 – Visite du phare de l’île de Patiras, août 2014 (© crédits photos : Celine Domengie).
Illustration 1 – Visite du phare de l’île de Patiras, août 2014 (© crédits photos : Celine Domengie).
33 Les artistes ont ainsi été exposés à des « lieux de mémoire » [Nora, 1986] sélectionnés par les membres de l’association, car considérés comme les manifestations d’une mémoire publique qui se voulait respectueuse de son passé. Ils ont été invités à aller chercher cette mémoire dans des sites patrimoniaux, là où étaient mises en relation l’histoire coloniale et l’histoire métropolitaine. Dans ce contexte, l’histoire du crime de l’esclavage prétendait devenir un récit partagé, mêlant des logiques de repentance à la célébration de la ville de Bordeaux au commerce triangulaire impliquant l’Afrique, les Antilles et l’Europe [Coquery-Vidrovitch, 2017]. Cependant, l’histoire à laquelle ils n’ont pas été confrontés est justement celle qui caractérise la ville de Bordeaux : celle de l’oubli de ce passé.
34 Mis à distance des dynamiques qui avaient alimenté les débats politiques sur la mémoire de l’esclavage à Bordeaux, ils n’eurent un aperçu du poids de ces enjeux qu’à la suite de la visite de l’exposition permanente sur l’esclavage au musée d’Aquitaine (cf. Illustration 2). Interrogés sur le moment qui les avait le plus marqués lors de cette première semaine de workshop, plusieurs évoquent la magie du fleuve, d’autres la route des Carrelets ou encore le phare de Patiras. Mais tous se disaient très émus de la visite au musée d’Aquitaine, dont certains sortirent troublés, car ils commençaient alors à se demander pourquoi ils avaient été sollicités eux, des artistes issus des mondes anciennement colonisés, venant donc d’ailleurs, pour parler d’une histoire pourtant démarrée et entretenue « ici ».
35 Puis, les artistes se sont installés pendant une semaine aux Bassins à flots sur le quai du Maroc, où une friche du port autonome était mise à leur disposition (cf Illustration 3). Ici, douze tables disposées les unes à côté des autres formaient des espaces symboliques où divers objets, collectés lors de ces visites, dessinaient le portrait des artistes : des cailloux recueillis sur l’île de Patiras, des photos des lieux visités, des livres, etc. Durant le workshop ont alterné temps de création et lectures communes. L’idée du commissaire étant de « faire débat » autour des enjeux mémoriels sur l’histoire de l’esclavage.
Illustration 2 – Visite du Musée d’Aquitaine, août 2014 (© crédits photos : C. Domengie).
Illustration 2 – Visite du Musée d’Aquitaine, août 2014 (© crédits photos : C. Domengie).
Illustration 3 – Les ateliers des artistes, Bassins à flots sur le quai du Maroc, Bordeaux, août, 2014 (© crédits photos : C. Domengie).
Illustration 3 – Les ateliers des artistes, Bassins à flots sur le quai du Maroc, Bordeaux, août, 2014 (© crédits photos : C. Domengie).
36 Lorsque Jean-Paul Thibeau propose la lecture d’un texte d’Achille Mbembe [2013], la question du « devenir nègre » semble être un sujet qui gêne plusieurs des artistes résidents. Ainsi, l’un des artistes, Dil Humphrey Umezulike, a violemment interrompu la discussion, mettant un veto sur l’usage de la notion de négritude, affirmant être « en dehors de cette vieille histoire ». Interrogé sur le thème de la résidence, il explique :
La Traite est une histoire dans laquelle je ne peux pas me reconnaître actuellement. J’y ai réfléchi. Ce n’est pas mon histoire, c’est l’histoire de Bordeaux. Elle est importante, elle se trouve dans les musées, on en parle dans les écoles mais je le répète, ce n’est pas mon histoire. C’est comme un vieux tambour qui continue à raconter le passé. Pour moi, elle fait avant tout partie des ingrédients nécessaires à l’artiste que je suis, l’artiste qui éveille les consciences et qui ne doit pas endormir le public. Et donc, comme artiste spécialisé dans le métal et dans l’utilisation des déchets, je vais l’utiliser comme déchet. Cela peut paraître dur mais je ne vois pas comment je pourrais faire autrement. Tu as peur de l’esclavage comme tu détournes le regard d’un déchet laissé dans la rue… L’histoire, c’est ce que les gens laissent derrière eux, à côté d’eux, comme les déchets qu’ils produisent… et en tant qu’artiste je veux lui donner un sens. La Traite de l’esclavage, elle est un composant de ma soupe, je la presse comme une éponge de manière à en sortir un jus destiné à une nouvelle compréhension des choses. [26]
38 Tout en voulant mettre à distance une histoire qu’il percevait comme « celle des autres », il sera cependant très influencé par les représentations matérielles de ce passé. Fortement touché par une figurine sculptée en bois et entourée de chaînes, un « fétiche » d’origine aboméenne vu au musée d’Aquitaine, et qu’il perçoit comme la représentation d’un esclave, l’artiste commence à produire des croquis et puis des maquettes de silhouettes enveloppées dans des fils de métal pour donner forme, quelques mois après, à « Cocoon of a story-line », une sculpture monumentale en métal représentant une silhouette emprisonnée dans des tubes d’acier (cf. Illustration 4).
Illustration 4 – Dessin et maquettes pour la production de l’œuvre « Cocoon of a story-line » (© crédits photos : Francesca Cozzolino).
Illustration 4 – Dessin et maquettes pour la production de l’œuvre « Cocoon of a story-line » (© crédits photos : Francesca Cozzolino).
39 Les participants au workshop sont confrontés à une histoire à laquelle ils sont fortement sensibles, mais qui est ressentie comme encombrante. L’œuvre de cet artiste témoigne, en revanche, de la manière dont certains ne parvenaient pas à se débarrasser des logiques que, Marianne Hirsch réunit dans le concept de « post-mémoire » :
La post-mémoire caractérise l’expérience de ceux qui grandissent enveloppés de récits, d’évènements précédant leur naissance, dont l’histoire personnelle a été évacuée par celles des générations précédentes qui ont vécu des événements et des expériences traumatiques. [Hirsch, 2014 : 205]
41 Pris entre la promesse d’une résidence d’expérimentation artistique et des demandes de prise en charge de l’histoire du territoire, les artistes se sentent instrumentalisés et craignent que leur présence soit uniquement justifiée par leur provenance culturelle et géographique ainsi que par leur couleur de peau, alors qu’ils ne sont en rien les descendants des victimes de l’esclavage et que leurs ancêtres ont pu, peut-être, être impliqués dans la traite négrière.
42 Au cours de la résidence, une artiste a fait apparaître sur sa table le dessin d’un personnage mi-homme, mi-animal accompagné de l’énoncé : « Artiste exotique 2015 » (cf. Illustration 5). Nourrie de lectures telles que Nous sommes tous des cannibales de Claude Lévi-Strauss ou l’essai de Michel de Montaigne Des cannibales, présents sur sa table de travail, elle disait vouloir « explorer la question de l’autre et la manière dont cette altérité est construite par le passé colonial ». Elle nous expliqua que son malaise face à cette histoire venait du fait qu’elle était issue d’une famille malgache dont les ancêtres étaient impliqués dans la traite des esclaves. L’année suivante, au moment de la restitution, Amalia Ramanankirahina présente « Nous sommes tous des cannibales » : une phrase lumineuse de cinq mètres de long, exposée sur le ponton circulaire du port de la Roque de Tau. La phrase délimite un espace dont le sol est recouvert de sable et de cauris, coquillages originaires des îles malouines, autrefois monnaie d’échange dans la traite des esclaves et le commerce transatlantique.
Illustration 5 – Table de travail présentant les recherches pour la production de l’œuvre « Nous sommes tous cannibales » (© crédits photos : F. Cozzolino).
Illustration 5 – Table de travail présentant les recherches pour la production de l’œuvre « Nous sommes tous cannibales » (© crédits photos : F. Cozzolino).
43 Le travail de la plupart des artistes se développe sans de véritables entrelacements avec l’histoire de Bordeaux car, d’une part, les artistes eux-mêmes évitent les réponses conflictuelles et, d’autre part, l’association vise à tenir le cap de l’animation culturelle du territoire en évitant toute mise en relation avec les acteurs du débat mémoriel à Bordeaux. Cependant, le suivi de la trajectoire du projet d’une artiste en particulier est exemplaire pour comprendre les hybridations qui s’opèrent entre la subjectivité de l’artiste et l’histoire de la ville de Bordeaux, autrement dit, entre ce qu’Anthony Giddens, repris par Marc Abelès, appelle « des étirements des relations entre événements locaux et événements lointains » [Abelès, 2008 : 37].
44 Edwige Aplogan, béninoise d’origine, réside à Paris et travaille depuis plusieurs années sur le thème de l’esclavage. En 2010, à Ouidah, elle avait déjà réalisé un projet sur ce thème : un arbre emballé de tissus sur la place de la vente aux enchères des esclaves était accompagné d’une grande fresque murale représentant des marchands d’esclaves. À la suite de ce travail, l’artiste a d’abord imaginé d’emballer le phare de Patiras avec du wax – tissu fabriqué aux Pays-Bas, avec des motifs indonésiens (l’Indonésie est ancienne colonie néerlandaise), en vogue en Afrique –, afin de rappeler l’importance des échanges commerciaux entre ces continents. Pour l’artiste, ces tissus sont des « symboles » de la globalisation et du post-colonialisme :
Pour moi, l’acte d’emballer, c’est toujours recréer quelque chose à partir de quelque chose. Si je devais donner un synonyme à emballer je dirais habiller. Moi j’habille parce que le tissu est déjà une histoire, le tissu qui emballe le monument a déjà une histoire. Les drapeaux ont une histoire, des couleurs, quand je mets du wax, je veux dire quelque chose sur le wax. C’est une reconfiguration. Pour le phare, c’est la même chose, je prends le phare, je lui fais dire qu’il est le témoin de quatre cents ans d’esclavage, qu’il est le témoin de l’arrivée des exclus, et qu’en bas, il est la racine pour aller vers le futur.
46 Elle souhaitait réaliser également la statue d’un legba d’un mètre soixante pour l’apposer en haut du phare de Patiras. Pour Edwige, la statue de cette divinité vaudou lui permettait de faire directement référence à la traite négrière (cf. Illustration 6) :
Un legba, en langue fon, est une divinité intermédiaire entre la divinité suprême, le dieu et le prêtre qui possède trois fonctions : il est défenseur, messager et protecteur. On en voit à l’entrée des villages pour protéger tous les villageois, il y a des legbas dans les maisons pour protéger les familles. Cette sculpture est très symbolique de l’histoire culturelle du Bénin. Ce legba, je le transporte au-dessus du phare, parce que lorsque que quelqu’un s’en va, qu’il soit un exilé, un émigré, un banni, il part avec quelque chose en lui, c’est sa culture, son histoire et cette sculpture du vaudou a essaimé partout parce que les esclaves sont partis au moins avec ça, à Cuba, au Brésil, au Costa-Rica, aux Bahamas, en Jamaïque, en Haïti.
Illustration 6 – Table de travail présentant un Legba et des éléments préparatoires de l’installation « Out of Africa » (© crédits photo : F. Cozzolino).
Illustration 6 – Table de travail présentant un Legba et des éléments préparatoires de l’installation « Out of Africa » (© crédits photo : F. Cozzolino).
48 L’installation sur le phare comportant différentes problématiques techniques impossibles à résoudre, le projet de l’artiste prit finalement une autre forme : elle a finalement « habillé » un bateau en satin et en wax avec des motifs représentant les drapeaux de différents pays du monde. « Out of Africa », fut installée dans la ville de Pauillac, située sur la rive gauche de l’estuaire de la Gironde. Entre la période de résidence et l’exposition, les œuvres ont fait l’objet de modifications, de transformations et de négociations pour répondre aussi bien à des contraintes de réalisation qu’à la visée politique de l’art qui sous-tend le projet.
49 Audry Liseron-Monfils avait au départ proposé une performance qui aurait dû se dérouler pendant toute la durée de la fête du fleuve à proximité du musée d’Aquitaine. Il souhaitait s’installer dans l’un des anciens passages du fleuve, aujourd’hui sous la chaussée, rendu visible depuis la rue grâce à un plafond vitré. L’artiste, en proposant de vivre dans cet espace exigu, voulait évoquer la situation de tous ces esclaves qui avaient vécu des semaines dans les cales des bateaux négriers en traversant l’Atlantique. Cependant, le projet n’avait pas été retenu par les organisateurs, car jugé trop choquant pour les Bordelais. Audry se tournera ainsi vers la production des sculptures en bois assemblant des bois-flottés de la Gironde qui renvoyaient à ceux de la Martinique :
Je me suis intéressé aux bois-flottés, que j’ai vus dans l’estuaire et que j’ai mis en parallèle avec des bois-flottés qu’on trouve à la Martinique, des espèces de bois qui sont à la dérive. Qu’on soit ici ou qu’on soit en Martinique, les bois flottés présentent une couleur assez identique, quand bien même leur essence est différente. J’aime bien l’idée que quelque chose qui est à la dérive soit reconsidéré. Maintenant, on est dans la Garonne et j’aimerais faire rencontrer ces bois avec ceux de la Martinique.
51 Ainsi, la rencontre entre les morceaux de bois symbolisait la rencontre entre deux histoires : celle de la Martinique, par le bois que l’artiste emmena avec lui pour l’exposition, et celle de l’estuaire de la Gironde (cf. Illustration 7). Pour dédoubler la recherche symbolique de son travail, il choisit de présenter ses sculptures au musée National des Douanes avec une installation intitulée : « No animals were harmed ». Les sculptures en bois étaient accompagnées d’une série de dessins qui reproduisaient des éléments que l’artiste avait observés au musée d’Aquitaine. Les dessins étaient réalisés à l’encre de chine, en utilisant pour stylo des crabes provenant des Caraïbes qui, en se déplaçant, traçaient des lignes sur la feuille. Il s’agit d’une pratique graphique à laquelle il se consacre depuis longtemps.
Illustration 7 – « No animals were harmed », présenté au musée National des Douanes (© crédits photo : C. Domengie).
Illustration 7 – « No animals were harmed », présenté au musée National des Douanes (© crédits photo : C. Domengie).
52 Jouant subtilement sur la rencontre des matériaux, cette création mime l’idée de relations humaines façonnées par le commerce de biens. La dimension critique et politique de son travail reposait dès lors sur le choix des matériaux, mais également sur celui du musée où il présente ses travaux, car il abrite des collections d’objets de l’époque coloniale liés au commerce triangulaire.
53 On retrouve l’idée du déplacement de matériaux entre différents sites de l’estuaire de la Gironde et le pays d’origine chez l’artiste Younès Rahmoun. Lors de la visite à l’île de Patiras et puis autour du quai du Maroc, il avait commencé à récolter des objets qu’il disposait sur sa table : des pierres, des clous, des bouteilles, des planches (cf. Illustration 8). Il souhaitait en faire la matière d’installations situées sur sept petites îles de l’Estuaire de la Gironde :
Faire circuler la terre, ou les pierres, me permet de parler, par le geste, de déplacements et d’évoquer le déplacement symbolique des Revenants… Puis ça fait plusieurs années que je travaille sur cette idée de déplacement d’un point à un autre, d’un pays à un autre. J’ai envie de parler du déplacement des gens, de la rencontre, de l’échange. Les îles, pour moi, c’est comme si c’étaient des êtres humains, il y a une partie d’eux (le tas de terre) qui voyage et se déplace.
Illustration 8 – Recherches et collecte d’objets pour l’installation « Safar, dahâb-iyyâb » (© crédits photo : C. Domengie).
Illustration 8 – Recherches et collecte d’objets pour l’installation « Safar, dahâb-iyyâb » (© crédits photo : C. Domengie).
55 Younès a produit « Safar, dahâb-iyyâb », une installation construite à partir du déplacement d’objets entre le fleuve Béni-Boufrah, dans le rif marocain, et l’estuaire de la Gironde. Les objets présentés dans cette installation constituent ainsi un vocabulaire organique par lequel l’artiste évoque son déplacement, celui des objets mobilisés et, à un niveau plus large, celui d’autant d’êtres humains ayant parcouru la mer qui s’étend entre l’Afrique et l’Europe.
56 Les résidents effectuent ainsi plusieurs déplacements symboliques, de leur culture et de leur histoire personnelle, vers une histoire devenue universelle, pour embrasser celle d’une ville spécifique et sa relation au passé. Ils devaient relier cette mémoire édifiée dans les lieux que les membres de l’association leur faisaient visiter à des souvenirs personnels ou à d’autres références. Un artiste originaire de Guyane, lors de nos échanges sur le thème du workshop, évoquera des images du film de Steve McQueen, Twelve Years A Slave ou encore Racines [27] ainsi que ses souvenirs à l’école de Cayenne lorsqu’en classe, il devait toujours s’asseoir derrière « les petits blancs » :
Je suis sensible à la question de l’esclavage comme je le suis au conflit israélo-palestinien. J’ai beaucoup lu sur l’esclavage pour préparer ce workshop, mais je garde une certaine distance sur cette question, notamment le dernier film de McQueen, Douze ans d’esclavage, je ne suis pas allé le voir parce que pour moi, c’était comme si j’étais confronté encore à ce film qui s’appelait Racines, qui parlait de l’histoire d’une famille d’esclaves et que j’avais vu quand j’étais tout petit. Quand je l’avais vu, il m’avait beaucoup touché et ça m’avait fait beaucoup pleurer car je n’étais pas préparé à voir une chose si violente et en allant voir le film de McQueen j’avais peur que ça récrée un autre bouleversement qui m’amènerait à suspecter d’autres, d’une autre couleur que la couleur noire. Lorsque j’avais vu Racines quand j’étais petit, par la suite je ne voulais plus travailler à l’école (à Cayenne) et je faisais la différence entre moi qui suis Antillais et les « petits blancs », les enfants de fonctionnaires que la maîtresse plaçait au premier rang, quand moi j’étais placé au milieu et tout derrière il y avait les bushinengués, les gens du fleuve et les Amérindiens. Et la question de l’esclavage, encore aujourd’hui, me fait penser à tout cela.
58 Quand la thématique de l’esclavage n’est pas directement présente dans les œuvres de certains, le contexte postcolonial anime leurs pratiques et les œuvres qui en sont issues. Ainsi, la prise de distance avec l’histoire de l’esclavage qu’ils tiennent à affirmer lors d’entretiens ou lors de discussions autour d’ouvrages spécifiques (comme ce fut le cas pour celui de Mbembe) est moins à lire comme un déni de mémoire que comme une contestation du rôle de « revenants » qui leur a été imposé dès le départ.
Enjeux de mémoire et enjeux d’altérité
59 La figure du « revenant » s’apparente aujourd’hui à un stéréotype à l’œuvre dans les processus contemporains d’institution d’une mémoire culturelle de la traite négrière [Ciarcia, 2008 et 2016 ; Noret, 2008 ; Sutherland, 2002]. Plus généralement, la figure du revenant est étroitement associée à l’idée du retour du descendant d’esclave. Cette notion, souvent remplacée, surtout dans les Amériques, par le terme « afrodescendant », est apparue en France en lien avec celle de la « question noire » [Cottias, 2007]. L’usage de ce terme, dans le contexte du workshop de création que nous venons de décrire, implique de penser ce que veut dire être « descendant d’esclave » aujourd’hui. C’est plus précisément cette affiliation qui a fait débat chez plusieurs artistes. Interrogé sur la notion de « revenant », Younès Rahmoun commente :
Pour moi, les revenants sont ceux qui reviennent à leur terre d’origine ou ceux qui reviennent à soi… ça m’intéresse de connaître l’histoire mais je ne veux pas rester enfermé comme un Don Quichotte qui tourne en rond dans des histoires d’esclavage et de colonisation… j’ai été très sensible à la visite du musée d’Aquitaine, où j’ai découvert l’histoire du commerce triangulaire… c’est tragique et émouvant et ça me touche en tant qu’individu… mais en tant qu’artiste, je ne veux pas faire comme si j’étais un média là pour médiatiser cette histoire…
61 Ce qui pourrait être assimilé à une forme de résistance à la mémoire de l’esclavage de la part de certains artistes relève plutôt de la nécessité de mettre à distance le passé, afin de pouvoir « tourner la page ». D’autres, inversement, associent ce passé à leur histoire personnelle. C’est le cas d’Amalia, dont les ancêtres étaient impliqués dans la traite négrière :
Je travaille sur les revenants paternels malgaches. J’ai un travail lié à ma biographie. Chez nous, quand quelqu’un meurt, il devient fantôme et ensuite on le sort de sa tombe et il devient ancêtre. On fait la fête, c’est le retournement des morts, on le change de suaire (pas de cercueil). Cela m’intéresse car je cherche à savoir, en fait, comment on réconcilie la mémoire ; ces pratiques servent souvent à résoudre les problèmes du village, le revenant sert à réconcilier les vivants.
63 Assimilée à des figures du passé, celle du revenant ne prend pas la même signification pour tous les artistes. Pour Edwige Aplogan, née au Bénin, ce mot prend un sens tout à fait particulier et lui permet de penser aux rapports que les vivants entretiennent avec les victimes et, plus généralement, aux survivants de toute catastrophe humaine :
Les revenants, pour nous, cela existe au Bénin. Ce sont des morts qu’on appelle – les occidentaux disent que ce sont les masques – pour participer aux réjouissances des vivants. Ils ne viennent pas tout seuls les revenants, on va toujours les chercher. Ce sont des morts qui reviennent, en même temps on joue avec eux et en même temps on les craint, on les craint parce qu’on a peut-être des comptes à leur rendre. Ils ne viennent pas nous hanter comme des fantômes mais ils viennent nous interpeller, sur notre humanité. Le projet « Les Revenants », initié actuellement par MC2a à Bordeaux, nous permet de nous interroger sur notre humanité. Comment sommes-nous humains et comment le vivre ensemble peut se faire. D’une certaine façon, les revenants sont des survivants de l’esclavage, mais il y a plein de gens qui reviennent, tous ceux qui sont morts à Lampedusa, tous ceux qui sont morts dans la bande de Gaza. Ils reviendront tous.
65 Les artistes se différencient non seulement dans la manière dont ils donnent du sens à la notion de « revenant », mais également dans la manière dont ils prennent en charge un passé ; ressenti par certains comme une blessure à oublier, par d’autres comme l’avatar des enjeux raciaux vécus dans leur enfance, voire comme une histoire dont on doit prendre conscience. Edwige explique ainsi le « devoir de mémoire » dont elle se sent investie :
Je pense que l’esclavage, c’est quelque chose d’important. On parle de formes d’esclavage contemporaines, mais actuellement, il s’agit de formes de servitude. L’esclavage a ceci de très précis qu’on a dénié purement et simplement aux Noirs la qualité d’être humain. Aujourd’hui nous sommes en servitude mais nous sommes tous des êtres humains. Mais pendant quatre siècles, on a justifié l’esclavage par le fait que nous étions des animaux, que nous n’avions pas d’âme. C’est ça l’esclavage, et cette idéologie extrémiste, inhumaine qui a laissé les gens dans un traitement aussi dégradant, c’est quelque chose d’énorme. Il ne faut pas stigmatiser et rester dans la situation de victime, mais j’estime que l’esclavage, je ne peux pas l’ignorer. J’en parle à mon fils. Il faut qu’il sache comment c’était, et d’où ça vient. Et s’il se retrouve parfois face à des attitudes racistes, il faut qu’il sache que cette personne en face est en train de véhiculer quelque chose qui est très ancien dans sa mémoire.
67 Les enjeux de mémoire qui sont au cœur de ce projet artistique prennent un poids tout à fait particulier lorsqu’ils convoquent également la question de l’altérité. En effet, la définition de l’autre participe ici de la manière dont la mémoire de la traite est éventuellement prise en charge. L’autre-étranger, l’artiste d’origine africaine ou antillaise, qui ne peut pas se souvenir de cette histoire trop ancienne, est convoqué, paradoxalement, pour réconcilier le présent avec le passé. Ainsi, les artistes sont emmenés au musée d’Aquitaine et au musée d’ethnographie de la ville de Bordeaux pour apprendre cette histoire contrastée de l’esclavage qui habite la ville, ou encore dans ces lieux méconnus par beaucoup de Bordelais, mais qui témoignent – au moins partiellement – du débat mémoriel sur l’esclavage comme la statue érigée en hommage à Toussaint Louverture, offerte par le Consulat d’Haïti à Bordeaux.
68 Les œuvres produites un an après la résidence de création, bien que convoquant le problème de la représentation du passé et de sa mémoire sociale [Halbwachs, 1950], se positionnent le plus souvent à l’écart d’une esthétisation de la mémoire de l’esclavage, de l’édification de lieux de mémoire ou encore de la revendication d’une justice sociale.
69 Dans le monde de l’art contemporain, diverses sont en effet les attitudes et les réponses formelles d’artistes qui, aujourd’hui, produisent des œuvres depuis des territoires, comme les Antilles, où la matrice de l’esclavage est encore très présente dans l’organisation sociale. C’est le cas par exemple, d’une œuvre récente d’un artiste martiniquais, Bruno Pedurand [28], qui dénonce l’esclavage tout en portant un regard ironique sur la commémoration de son abolition.
70 Son travail de création s’articule autour de la notion d’archive qu’il explore par différents média. Lorsqu’il fait des recherches sur la commémoration du 23 mai 2018, il découvre une image de Bernard Hayot [29] accompagné de son bras droit portant un T-shirt lors de l’événement en 1998 [30]. Cette image fera l’objet de manipulations graphiques pour donner ensuite lieu à une grande toile, intitulée « Tous ensemble », composée de la représentation des deux hommes exhibant le t-shirt et l’écriture « 23 mai 1998 – 10 ans – 22 mai 2018 ». Cette image, loin de célébrer un passé inoublié, a plutôt vocation à dénoncer un présent qui ne se situe pas encore dans l’après colonialisme (cf. Illustration 9).
Illustration 9 – « Tous ensemble ! » Fusain et pierre noire sur papier, Bruno Pedurand, 2018 (© crédits photos : F. Cozzolino).
Illustration 9 – « Tous ensemble ! » Fusain et pierre noire sur papier, Bruno Pedurand, 2018 (© crédits photos : F. Cozzolino).
71 Les œuvres produites au sein de la manifestation « Les Revenants » posent plutôt la question de ce que l’on fait « après » le colonialisme et montrent autant de façons de s’y prendre confronté à un passé qui incommode aussi bien les Bordelais que les artistes en résidence. Par ailleurs, si pendant longtemps les artistes d’origine africaine ont dû tenir le rôle de l’autre dans ce projet, les frontières de cette notion ont été continuellement renégociées. Car, d’une part, Bordeaux, pour se réconcilier avec son passé, s’adresse à l’autre au lieu de se tourner vers ses artistes locaux, et, paradoxalement, la ville demande à l’autre de la réconcilier avec son passé en faisant ainsi appel à une certaine conception de l’art politique qui prend la forme d’une médiation avec le passé. D’autre part, les artistes désignent ce passé comme celui d’un autre, celui de la ville de Bordeaux qui, à son tour, se trouve stigmatisée dans le rôle du dominant dans le passé et du commanditaire dans le présent.
72 Les artistes se positionnent alors comme des « figures de l’irréconcilié » [Wahnich, 2017], dans la mesure où leur travail ne vient pas réparer des blessures historiques mais, au contraire, rappeler qu’elles sont toujours ouvertes et que cette mémoire encombre autant les artistes, qui ne veulent pas l’incarner, que les acteurs d’une réparation institutionnelle, qui ne veulent pas revenir sur le débat mémoriel bordelais.
Conclusion. Exposer l’esclavage et le risque de l’instrumentalisation de la mémoire
73 Bien que bâti sur les notions d’hospitalité – dans la mesure où des artistes étrangers sont accueillis pour s’emparer d’un territoire – et d’altérité, le projet « Les Revenants » a réactivé la mémoire de l’esclavage par des actions culturelles et artistiques confiées à des artistes venus d’ailleurs. Cette situation presque paradoxale est complexifiée par le fait que l’association « commanditaire » ne s’était pas préalablement positionnée sur la question de l’esclavage et que ce projet n’a impliqué ni les milieux sociaux où la mémoire de l’esclavage a été vécue, ni les acteurs des associations militantes, ni des artistes ayant la « matrice esclavagiste » dans leur travail ou revendiquant clairement de travailler sur ce thème, comme c’est le cas, par exemple, pour Barthélemy Togo [Vergès, 2013] ou encore Kader Attia [31]. Comment cet événement a-t-il pu être perçu à Bordeaux et comment entre-t-il en résonnance avec les actions menées les années précédentes par les « militants de la mémoire » [Chivallon, 2005a : 73] ?
74 Nous avons annoncé, en introduction, notre difficulté à recueillir des données précises sur la réception de ce projet : d’une part, nous n’avons pas pu assister à la manifestation de 2015 et, d’autre part, un ensemble de non-dits – impliquant aussi bien les artistes que les acteurs locaux – contrarie l’accès aux informations. Cependant, un ensemble d’entretiens et de recherches menées plus tard nous ont permis de comprendre pourquoi le projet n’a pas été couvert par la presse locale (exception faite de quelques brèves dans les agendas culturels des mairies impliquées dans le projet) et, selon nous, volontairement ignoré par les associations militantes locales.
75 Quelques rares témoignages rendent cependant compte d’interactions entre les habitants des villes concernées par l’installation des œuvres. Ceux-ci relèvent de l’intérêt pour le bateau recouvert de tissu par Edwige Aplogan à Pauillac autour duquel des échanges ont eu lieu sur le thème des déportations, ou encore pour la sculpture de Dil Humphrey Umezulike installée à Bourg sur Gironde et perçue, malgré la volonté de l’artiste, comme la représentation d’un esclave enchaîné [Spiesseb, 2017 : 11-13]. D’autres racontent le malaise des femmes de pêcheurs qui, sur le port de Saint-Estèphe, observant Clifford Charles se peignant le visage et fouettant des toiles avec de l’encre de sèche, ont ressenti dans ces gestes toute la douleur du labeur et la souffrance du travail forcé auquel la performance de l’artiste faisait allusion [32].
76 Mais le monde associatif militant et les intellectuels locaux, auparavant impliqués dans la réflexion sur la mémoire esclavagiste à Bordeaux, seront les grands absents de ce projet. D’ailleurs, lors de la présentation publique de la résidence qui avait eu lieu le 30 août 2014, plusieurs voix ont témoigné leur mécontentement de ne pas se sentir impliquées dans ce projet, ne comprenant pas pourquoi un tel projet avait été confié à des artistes d’ailleurs et non à des artistes locaux.
77 Ce paradoxe est également le fruit des tensions existant entre les organisateurs et des artistes qui se sentaient instrumentalisés : plusieurs ont pris leurs distances vis-à-vis du projet et n’ont plus souhaité en parler après 2015. De plus, le fait que plusieurs œuvres aient été vandalisées pendant l’événement [33] – les artistes ayant dû eux-mêmes les réinstaller, voire les réparer – est un indice d’une possible mauvaise réception et d’une protection comme d’un entretien insuffisants de la part de la municipalité. Ces épisodes de vandalisme ont par ailleurs renforcé les tensions déjà existantes entre les porteurs du projet, le commissaire et les artistes, lesquels se sont sentis abandonnés après avoir été, selon eux, instrumentalisés. La faible réception du projet au sein de l’opinion publique est également un indicateur des conflits que soulèvent les questions mémorielles à Bordeaux.
78 Dans les années ayant suivi la manifestation « Les Revenants », la ville ne cessera d’être la scène d’actions où s’entremêlent les sphères associatives, artistiques et la recherche universitaire. Deux événements marquants ont lieu en 2015 et 2016 : le lancement de l’Institut des Afriques (IdAF), dont MC2a est partenaire, puis la création d’une nouvelle commission de réflexion sur la traite négrière. En 2017, l’association « Mémoires et Partages » réalise un travail de recherche avec Axelle Balguerie, descendante d’une ancienne famille d’armateurs négriers, et débouche sur l’idée de débaptiser le cours Balguerie-Stuttenberg [34]. Le cinéma Utopia accueille de nombreux débats dont la présentation, en octobre 2017, de la thèse de Julie Duprat sur les affranchis à Bordeaux. Toujours en 2016, le Rectorat de Bordeaux lance le projet « Sur les traces de l’esclavage », un parcours d’éducation artistique et culturelle autour de la traite négrière adressé à des collégiens de la région.
79 Par ailleurs, les propositions avancées par la nouvelle Commission mémoire montrent comment la Mairie tente de s’approprier des thèmes et des actions – comme les visites guidées ou encore la débaptisation des noms de rues – qui pendant longtemps avaient été l’objet de revendications des « militants de mémoire ». Nous pourrions avancer [l’hypothèse] qu’une telle « réappropriation » institutionnelle était devenue nécessaire pour répondre à une situation qui, comme le montre le rapport de la Commission [Lopez, 2018 : 5 ; Lopez, 2019], pouvait sembler figée entre 2009 et 2016, mais qui était, en revanche, potentiellement dérangeante. Ainsi s’expliquent les nombreuses activités engagées sans cesse par le milieu associatif avec également l’implication de chercheurs qui, tels l’anthropologue Carole Lemée, qui s’est engagée dans un travail de recherche auprès des descendants de la famille Testas, alors que la Mairie fera ériger une statue en son honneur en mai 2019.
80 En effet, le travail de la commission aboutira à la rédaction d’un rapport en 2018 avançant plusieurs propositions pour une nouvelle politique mémorielle, que la Mairie qualifie de « juste mémoire » [35], dont la réalisation d’une statue représentant Modeste Testas, Africaine soumise à l’esclavage par des négociants bordelais et déportée à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). Cette statue, réalisée par l’artiste haïtien Woodly Caymitte en résidence à Bordeaux, est inaugurée le 10 mai 2019 [36]. Cette action mémorielle a été amplement critiquée par Karfa Diallo de l’association Mémoires et Partage dans une lettre qu’il adresse au maire [37]. Selon ce dernier la statue était à la fois trop discrète et inadaptée à un besoin de mémoire qui, plutôt que des figures prestigieuses et symboliques, nécessiterait plutôt d’un lieu de recueillement : un Mémorial de la traite des Noirs qui aurait la fonction de réparer la mémoire bordelaise (demandé depuis le début des années 2000).
81 Revenir sur cette histoire locale nous permet ainsi d’avancer l’hypothèse que la faible réception qu’a eue le projet « Les Revenants », s’expliquerait par trois éléments : la légitimité de l’association sur les questions de la traite négrière, ou mieux le fait que cette manifestation se soit développée en marge des actions mémorielles engagées par des associations historiquement mobilisées sur ces enjeux; le refus du rôle de « Revenants » de la part des artistes qui n’ont pas voulu « jouer » les Ancêtres des esclaves et de l’histoire de Bordeaux ; la méfiance que les élus locaux et l’opinion publique éprouvent face au « devoir de mémoire ». La question commémorative bordelaise reste ainsi à lire avant tout comme une question politique dont les enjeux apparaissent dans la tension qui existe entre les actions constantes du milieu associatif – invisibles sur le plan national – et les quelques « coups » commémoratifs engagés par les politiques publiques et mis en lumière dans la presse locale.
82 Se démarquant de l’œuvre patrimoniale, les productions des « Revenants » semblent être moins le fruit de ce que Paul Ricœur [2000] définit comme une « mémoire obligée », le devoir de se souvenir, de ne pas oublier, que le produit d’une imagination qui, contrairement à la mémoire, n’est pas garante du passé, mais permet de recomposer des traces de ce passé commun sous des formes subjectives.
83 Les artistes « revenants », nés et ayant grandi dans un univers créole – selon les termes d’Achille Mbembe –, s’appuient en revanche sur leurs histoires personnelles et sur leurs langages plastiques pour détourner le thème de l’esclavage et ouvrir le débat, comme le commissaire les avait incité à faire, sur les formes contemporaines de domination. Ainsi, Yoël Jiménez, artiste cubain installé en France, produira l’œuvre « Traversée », une sculpture en bois représentantun bateau et évoquant le thème de l’immigration (cf. Illustration 10) :
Ce qui m’intéresse, c’est l’esclavage actuel, lié à l’immigration actuelle. Il suffit de voir les conditions de travail en Europe, et surtout dans les pays développés, auxquelles sont soumis les immigrants en Espagne, aux États-Unis, en Asie, tout le marché du tissu, de la confection, même le marché des portables ; c’est complètement lié à l’immigration. J’ai eu la chance de n’avoir pas été soumis à cette situation-là. C’est cet esclavage [là] qui me parle vraiment.
Illustration 10 – La sculpture « Traversée » (© crédits photo : C. Domengie).
Illustration 10 – La sculpture « Traversée » (© crédits photo : C. Domengie).
85 Refusant ainsi d’assumer des postures d’édification de la mémoire de la traite, même si certains restent dans une posture descriptive (comme ce fut le cas de la sculpture d’une silhouette enchaînée, « Cocoon of a story line »), la plupart des artistes essayent d’engager une relation critique à l’histoire par la spatialisation d’un imaginaire qui crée une dialectique entre passé, présent et futur. C’est le cas plus particulièrement de ces œuvres qui évoquent moins directement l’esclavage et plus subtilement le syncrétisme culturel porté par ce mouvement d’hommes et de marchandises qui a caractérisé le commerce triangulaire.
86 Le projet artistique « Les Revenants », qui se situe entre un « trop peu » de commémoration et un investissement « réparateur » contemporain de la part des pouvoirs municipaux, tout en se présentant comme le résultat d’un échec mémoriel, a le mérite de nous amener à nous interroger, autrement que par la commémoration, sur la position politique de l’après colonialisme et sur l’enjeu politique que représente aujourd’hui une exposition sur l’esclavage.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Art contemporain, Post-colonialisme, Traites esclavagistes, Politiques de la mémoire, Anthropologie
Mise en ligne 28/02/2020
https://doi.org/10.3917/ethn.201.0031Notes
-
[1]
Le titre Les Revenants dans sa forme courte est ici choisi du fait de son usage par tous les acteurs du projet. Vaisseaux fantômes. Les Revenants, constellations du tout monde est le titre original de la manifestation. Celui-ci fut par la suite modifié en Les Revenants. Mémoire d’un estuaire lors de la publication du catalogue en 2017.
-
[2]
Jean-Paul Thibeau, « Pour une constellation du tout-monde », Les Revenants, document de communication de la manifestation, produit en avril 2015, cit. p. 8.
-
[3]
Le CAPC est le musée d’art contemporain de la ville de Bordeaux.
-
[4]
Intitulée Biennale Regards Bénin, cette première édition de la biennale organisée au Bénin sous la direction de Abdellah Karroum (fondateur du centre artistique L’Appartement 22 à Rabat et actuellement directeur du Mathaf, Arab Museum of Moder Art à Doha) portait le titre « Inventer le monde : l’artiste citoyen » [http://www.regardbenin.net].
-
[5]
La diatribe politique des deux Biennales ne faisant pas l’objet de cet article, nous renvoyons à deux articles pouvant aider le lecteur à comprendre cette situation paradoxale. Nicolas Michel, « Bénin : une Biennale sinon rien », Jeune Afrique, en ligne le 27 novembre 2012 [http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2706p092-093.xml0/] ; Cédric Vincent, « Mining the Biennale: a story about art and globalization in Benin », in Chimurenga Chronic, August 2013, [http://www.springerin.at/dyn/heft_text.php?textid=2790&lang=en].
-
[6]
Il s’agit de sessions expérimentales artistiques, inspirées du happening et de la démarche artistique de Allan Kaprow, entamées par Jean-Paul Thibeau au sein de l’École supérieure d’art de Bordeaux dans les années quatre-vingt-dix [http://protocolesmeta.com/].
-
[7]
Festival artistique qui s’est tenu à Bordeaux entre 1965 et les années 1990, Sigma rassemblait les grandes figures de la contre-culture américaine et européenne, faisant alors de Bordeaux un lieu de rendez-vous de l’avant-garde de la création contemporaine. [Taliano-des Garets 1992].
-
[8]
Relatée dans le dossier de presse du projet « Les Revenants » [MC2a, 2014 : 6], cette filiation avec le BBKB est également évoquée dans l’introduction du catalogue de l’exposition : « En 2015, sur d’autres eaux, Les Revenants fait quelque part écho à cette plus ancienne rencontre. » [Spiesse 2017a : 5]
-
[9]
Entretien avec le commissaire, 12 avril 2019.
-
[10]
Le projet les Revenants a été produit par l’association MC2a (dirigée par Guy Lenoir) et le concours d’Alain Ricard, ex-président d’MC2a et ancien directeur du LAM (Laboratoire Les Afriques dans le Monde, Science Po, Bordeaux) ainsi que d’Emmanuelle Spiesse (chercheure au LAM).
-
[11]
C’est le cas du colloque « Les sémiophores des traites et des esclavages », qui a eu lieu au musée d’Aquitaine de la ville de Bordeaux, les 9 et 10 mai 2019. Cette rencontre se tient symboliquement à la même date que celle de la commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage et vient commémorer, dix ans après son ouverture, la création de salles dédiées à la traite négrière au musée d’Aquitaine. Ces mêmes salles ont récemment fait l’objet d’une tribune publiée par Le Monde et signée par plusieurs écrivains qui dénoncent une « idéologie insane » dans les cartels explicatifs de certaines des salles d’expositions dédiées à l’esclavage. Cf. « Le Musée d’Aquitaine affiche un cartel aux relents révisionnistes sur la traite négrière », Le Monde, 21 mai 2019. Par ailleurs, suite au texte paru dans le monde, certains des participants au colloque de mai 2019 ont publié une réponse dans Libération faisant appel à une nécessaire vigilance dans la contextualisation des objets et ouvres liées à l’histoire de l’esclavage [https://www.liberation.fr/debats/2019/06/27/les-mots-de-l-esclavage-une-vigilance-necessaire_1736562].
-
[12]
L’association DiverCités était pilotée par Karfa Diallo, lequel avait également créé une liste électorale en 2001 et en 2008 (nommée « Couleurs bordelais ») et était la voix principale de plusieurs revendications, comme celle visant à rebaptiser les rues portant le nom d’anciens armateurs impliqués dans la traite. Dissoute en 2010 et rebaptisée « Mémoires et Partages », l’association se focalisera ensuite sur les enjeux de mémoire et de transmission comme la mise en place de visites guidées appelées « Bordeaux nègre » [http://www.memoiresetpartages.com].
-
[13]
Association militante formée par des étudiants de Bordeaux d’origine africaine et caribéenne.
-
[14]
Parmi les premiers membres du Collectif Toussaint Louverture, on trouve Raphaël Lucas, universitaire d’origine haïtienne qui couvrira le rôle de président et également Bertrand Dubois, attaché parlementaire de Gilles Savary qui avait été à la tête de la liste socialiste opposée à Alain Juppé pour la mairie de Bordeaux en 1995 et 2001, ainsi que des membres de Génération-Écologie et des Verts [Hourcade 2014 : 260-261].
-
[15]
En 2004, c’est Hugues Martin qui succède à Alain Juppé et qui met en place les premiers instruments d’une politique de mémoire municipale, dont le comité Tillinac.
-
[16]
Alain Juppé a été maire de Bordeaux du 19 juin 1995 au 2 décembre 2004 et du 13 octobre 2006 au 7 mars 2019.
-
[17]
La plaque, posée dans ce lieu d’où est parti, à la fin du xviie siècle, le premier navire paré pour la traite des Noirs, avait fait l’objet de nombreuses critiques (notamment sur le manque de visibilité dû à sa taille), et sera ensuite déplacée en 2016 lors de la formation d’une nouvelle Commission mémoire. Cf. Chloé Aeberhardt, « Bordeaux dans les méandres de son passé négrier », Le Monde, 27 octobre 2017.
-
[18]
Ricœur 1998 : 26-27.
-
[19]
La référence à Edouard Glissant est très fréquente dans les actions commémoratives se voulant « réparatrices » et sera également employée par Jean-Marc Ayrault pour parler de la manifestation nantaise, Les anneaux de la mémoire : « Dès Les Anneaux de la mémoire, en 1992, j’ai souhaité inscrire Nantes dans le “tout monde” dont parle Edouard Glissant pour en faire une ville qui se nourrit des rencontres avec les cultures du monde et qui doit valoriser sa diversité », extrait d’une lettre adressée par Jean-Marc Ayrault à l’association DiverCités en réponse à leur campagne « Débaptiser les rues Négriers ? », 18 septembre 2009 [citation extraite de Houcarde 2014 : 370].
-
[20]
Discours prononcé par le directeur de MC2a à l’occasion de la présentation publique de la résidence (Bordeaux, le 30 août 2014).
-
[21]
Idem.
-
[22]
Si l’action des associations bordelaises n’est pas clairement mentionnée dans le rapport, il y avait eu, en revanche, une tentative pour inclure leur voix dans le travail de la Commission en invitant Karfa Diallo à y participer. Cependant, cette invitation fut rapidement retiréeen raison, selon le responsable de la Commission, d’un conflit d’intérêt entre les actions proposées par son association à la Commission et son rôle au sein de celle-ci.
-
[23]
Dans le dossier de presse du workshop, Jean-Paul Thibeau cite le passage suivant du livre L’Art comme expérience [Ardenne, Beausse et Goumarre 1999] : « Les artistes sont aujourd’hui des passeurs. En recyclant des images, réelles ou fictionnelles, ce qu’ils proposent, ce ne sont plus des œuvres, ni même des objets d’art, mais des processus, des propositions de situation à expérimenter en commun ».
-
[24]
Cf. le dossier de presse, MC2a, 2014 : 8 et 9.
-
[25]
Achille Mbembe, entretien dans Philosophie magazine, 77, mars 2014. Propos recueillis par Catherine Portevin.
-
[26]
Extrait de l’entretien réalisé en anglais par Francesca Cozzolino et traduit en français par Emmanuelle Spiesse.
-
[27]
Il s’agit de l’histoire sur plusieurs générations d’une famille d’esclaves afro-américains, mise en scène en une série de six épisodes, réalisés par les américains Marvin J. Chomsky, John Erman, Gilbert Moses et David Greene, et retransmis en France à partir de 1978.
-
[28]
Pour mieux comprendre le travail de Bruno Pedurand, voir par exemple le catalogue de l’exposition OMA/Outre-Mer Art contemporain, une exposition de la Fondation Clément (Martinique), qui a eu lieu à L’Orangerie du Sénat, Paris, juin-juillet 2011.
-
[29]
Né en Martinique en 1934, Bernard Hayot préside GBH (le Groupe Bernard Hayot), principalement actif dans l’Outre-mer français, spécialisé dans la plupart des activités de grande distribution (Carrefour, Euromarché, Mr Bricolage) et de distribution automobile (Renault) de la Martinique. Descendant d’une richissime famille de békés, des anciens colons arrivés en Martinique au xviie siècle, il est un pilier de l’économie locale avec son frère, président du groupement de producteurs de banane en Martinique. Collectionneur d’art contemporain et fondateur de la Fondation Clément, il est également l’un des plus importants financeurs de la Fondation en cours d’institutionnalisation qui devrait poursuivre l’œuvre du Comité national de la mémoire et l’histoire de l’esclavage, dirigé par Jean-Marc Ayrault.
-
[30]
Le bras droit de Bernard Hayot est Éric de Lucy de Fossarieu, descendant de colons, membre d’une ancienne famille de békés martiniquaise et membre fondateur de l’association « Tous Créoles ». Paradoxalement, il est un membre très actif du comité de célébration de l’abolition de l’esclavage et en même temps un des acteurs d’un système de domination économique qui tient encore aujourd’hui les Martiniquais dans une situation qu’eux même qualifient de « coloniale ». À l’occasion de la manifestation du 23 mai 1998, lors du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, 40 000 personnes étaient descendues dans la rue pour demander notamment que l’on reconnaisse l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Ainsi, à l’initiative de Serge Romana, ancien président du Comité de marche de 1998 (CM98), un manifesto sera signé par plusieurs, dont certains grands industriels de l’île descendants de familles de békés, condamnant officiellement l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité.
-
[31]
Cet artiste d’origine algérienne, dont le concept de réparation est au cœur d’un travail qui, depuis l’Europe, s’interroge sur la dette de cette dernière envers les sociétés extra occidentales [cf. Derlon et Jeudy-Ballini, 2015].
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[32]
D’après un entretien avec Emmanuelle Spiesse, le 22 mai 2019.
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[33]
Pouvant sembler anecdotiques, ces épisodes de vandalisme ont eu des conséquences importantes : l’œuvre « Cocoon of a story life » a été complétement dégradée et l’installation « Nous sommes tous cannibales » a été répétitivement abimée pendant toute la période de la manifestation.
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[34]
Cf. Maïté Koda, « Axelle Balguerie : il faut éviter de stigmatiser les noms des descendants des armateurs négriers », publié par France3 Aquitaine
[https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/bordeaux/axelle-balguerie-il-faut-eviter-stigmatiser-noms-descendants-armateurs-negriers-1340293.html]. -
[35]
Cf. le témoignage de Marik Fetouh dans le documentaire L’impasse Toussaint-Louverture [minutes 18,45-20] et le discours prononcé par ce dernier le 10 mai 2018 [minutes 35,37-39] [Ciarcia et Monferran, 2019].
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[36]
Cf. Barthélémy Simon « La mémoire ravivée de l’esclavage à Bordeaux », La Croix, 23 mai 2019.
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[37]
La lettre a été publiée le 13 juin 2019 sur le blog de Mediapart [https://blogs.mediapart.fr/karfa-sira-diallo/blog/130619/bordeaux-doit-edifier-un-memorial-contre-l-esclavage-lettre-au-maire].