Couverture de ETHN_193

Article de revue

Lectures sur le thème

Pages 569 à 579

Notes

  • [1]
    N. Elias et E. Dunning, 1994, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, p. 34.
  • [2]
    On notera parmi les publications les plus récentes, B. Cabanes, T. Dodman, H. Mazurel et G. Tempest (dir.) , 2018, Une histoire de la guerre, du xixe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil.
  • [3]
    Paul Dietschy a également publié récemment sur ce sujet Le sport et la Grande Guerre, 2018, Paris, Chistera.
  • [4]
    G. Vigarello, 1978, Le Corps redressé, histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Éditions Jean-Pierre Delarge.
  • [5]
    S. Audoin-Rouzeau, 2008, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxe siècle), Paris, Le Seuil.
  • [6]
    Voir notamment N. Offensdadt, 2010, « La Grande Guerre », in C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, et N. Offenstadt, Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, p. 1062-1073.
  • [7]
    A. Prost et J. Winter, 2004, Penser la guerre. Essai d’historiographie, Paris, Le Seuil, p. 217.
  • [8]
    B. Cabanes et G. Piketty, 2007, « Sortir de la guerre : jalons pour une histoire en chantier », Histoire@Politique, 3, [en ligne : http://www.histoire politique.fr/index.php?numero=03&rub=dossier&item=22] ; S. Audoin-Rouzeau. et C. Prochasson, 2008, Sortir de la Grande Guerre, Paris, Tallandier ; M. Battesti et J. Frémeaux (dir.), 2014, Sortir de la guerre, Paris, PUPS.
  • [9]
    S. Audoin-Rouzeau, A. Becker, C. Ingrao et H. Rousso, 2002, La Violence de guerre : 1914-1945 : approches comparées des deux conflits mondiaux, Bruxelles et Paris, Éd. Complexe, IHTP/CNRS.
  • [10]
    J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, 1997, Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil ; P. Ory, 2004, L’Histoire culturelle, Paris, Puf.
  • [11]
    J. Keegan, 1993, Anatomie de la bataille, Paris, Robert Laffont.
  • [12]
    De 1984 à 2004.
  • [13]
    Entre autres celles du sociologue Christian Rinaudo (Urmis).
  • [14]
    De 1995 à 2007.
  • [15]
    Un quartier, parmi d’autres du centre-ville (Noailles, cours Julien, Belsunce...), sujet à des processus de gentrification et à de grands travaux d’aménagement urbain imposés par la Mairie à la population résidente.
  • [16]
    Le mot même de carnaval est désormais employé par les Népalais sous sa forme anglophone carnival.
  • [17]
    Église de la Madeline, 8e arrondissement. Cette fête est devenue un festival entre fin juin et début juillet de chaque année.
  • [18]
    Disparu subitement en 2013 avant la parution du livre.
  • [19]
    Ce carnaval de Maragogipe est classé au PCI de l’État de Bahia.
  • [20]
    Massively Multiplayer Online Role-Playing Games, souvent abrégé en MMO.
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Luc Robène (dir.), Le Sport et la Guerre (xixe et xxe siècles) Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 537 p.

1

par Stéphane Mourlane Aix Marseille Univ. – CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence stephane.mourlane@univ-amu.fr

2Si Norbert Elias voyait dans l’abaissement du niveau de violence toléré dans les sociétés une étape majeure du « processus de civilisation » permettant l’essor du sport moderne au xixe siècle, force est de constater que les pratiques sportives, « en tant que combat physique non violent [1] », selon Elias, sont demeurées associées aux affrontements armés. Comment, du reste, pouvait-il en être autrement ? L’historiographie de la guerre fortement renouvelée ces dernières années montre en effet que les guerres révolutionnaires et napoléoniennes ont ouvert par la mobilisation des soldats – qui ne sont plus seulement des mercenaires – une mobilisation de l’ensemble de la société [2].

3Ainsi observe-t-on une « incrustation de la guerre dans le sport et du sport dans la guerre » comme le note Luc Robène en introduction de l’ouvrage collectif Le Sport et la Guerre (xixe et xxe siècles). Publication des actes du colloque réuni, en octobre 2010, lors des 14e Carrefours de l’histoire du sport, le livre rassemble 42 contributions qui entendent soumettre à l’analyse ce rapport dialectique dont l’évidence ne doit pas occulter la complexité. Il n’est d’ailleurs guère aisé de rendre compte de ce type d’entreprise collective au regard non seulement de l’épaisseur du volume, mais aussi de l’hétérogénéité inhérente au nombre des articles qu’il rassemble.

4Il convient d’ailleurs de rendre grâce au curateur du souci de cohérence et d’articulation qui se manifeste, au-delà de l’inévitable introduction générale, par des introductions synthétiques pour les six parties du livre qui se décomposent en sous-parties thématiques. Sont abordés successivement « Le sport et la guerre en questions » – dans laquelle Paul Dietschy sur le cas de la Première Guerre mondiale [3] et François Cochet sur les rapports de « l’éducation physique aux gestes de la guerre » posent d’essentiels jalons problématiques –, « le sport comme préparation à la guerre : s’exercer pour combattre, combattre pour s’exercer... », « Cultures sportives, cultures de guerre : le rôle des médias », « Sport, guerre, dominations et résistances », « L’impact de la guerre sur le sport : pratiques et pratiquant(e)s » et enfin « Faire la guerre, faire la paix » avant que la parole ne soit donnée sous la forme de « témoignages croisés » à deux officiers supérieurs de l’armée française.

5Le lecteur trouvera dans chacune de ces parties, dont il n’est pas possible ici de dévoiler l’ensemble des contenus, matière à assouvir sa curiosité au travers de contributions particulièrement originales ou au travers d’autres, portant sur des aspects mieux balisés mais qui présentent souvent le double intérêt de la mise au point et de l’approfondissement. Nous ferons part, plutôt que d’un impossible compte rendu linéaire, de quelques observations et commentaires dans une perspective historiographique tout en relevant quelques contributions qui ont piqué notre propre curiosité.

6La première de nos observations a trait au cadre géographique qui privilégie très largement la France, même si neuf contributions portent sur l’étranger, auxquelles on pourrait ajouter les quatre consacrées aux territoires coloniaux. Parmi ces contributions, qui concernent une grande variété de pays (Espagne, Portugal, Allemagne, Suisse, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Turquie et États-Unis), celle consacrée par Laurent Quisefit à la « violence lithobotique en Corée » attire l’attention non pas tant par son éventuel exotisme que par l’intérêt d’une analyse inscrite dans la longue durée, depuis le xive siècle, de ces « combats de pierres » dont la violence (les affrontements de jets de pierres causent de nombreux morts et blessés) ne répond pas aux canons de l’euphémisation du sport occidental. La frontière est d’ailleurs ici bien floue entre sport et guerre, même si l’auteur démontre que les pratiques se distinguent car on n’y emploie pas les mêmes armes, qu’elles n’ont pas la même temporalité et qu’elles ne concernent pas les mêmes catégories sociales.

7La dimension sociologique, si elle n’est pas toujours première, n’en est pas moins prise en compte par plusieurs auteurs. Le rapport à la guerre offre ainsi une grille de lecture supplémentaire du processus de diffusion des pratiques sportives, à la fois du point de vue de leur intégration à la préparation des acteurs du conflit, mais aussi des expériences en situation de conflit. Les élites, d’abord, qui se distinguent : des chevaliers du Moyen Âge dont les affrontements lors des tournois prennent une forme quasi paradigmatique, des as de l’aviation lors de la Première Guerre mondiale ou des officiers français qui pratiquent l’escrime dans les camps de prisonniers en Allemagne lors du second conflit mondial. Bien sûr la conscription, comme le rappelle, Gilbert Andrieu, a « nécessité d’harmoniser la pratique physique du citoyen ». Les auteurs ne manquent pas de rappeler l’opposition entre la gymnastique et le sport dans ce processus de diffusion qui n’a d’ailleurs pas seulement pour objectif de former à l’art de la guerre. Il n’en reste pas moins qu’hier comme aujourd’hui, comme le souligne le colonel Lapouge, adjoint au commissaire militaire aux sports, « la préparation physique répond à une logique militaire et opérationnelle ». En complément des analyses proposées, il convient ici de souligner que, sur les champs de bataille contemporains, au « corps redressé [4] » se substituent des « corps qui se couchent » face au déluge de feu [5], ce qui n’est sans doute pas sans effet sur la préparation physique des soldats.

8On note également dans cet ouvrage, sans grande surprise, la prédominance accordée aux deux conflits mondiaux. On relève que, concernant la Première Guerre mondiale, les auteurs évitent de prendre parti pour l’un ou l’autre des courants historiographiques qui, en France, s’opposent sur les modes d’engagement des soldats entre « consentement » et « contrainte » [6]. Certes, la notion de « culture de guerre » est fréquemment évoquée, mais entendue dans un sens générique c’est-à-dire « l’ensemble des formes discursives au travers desquelles les contemporains ont compris le monde en guerre dans lequel ils vivaient [7] ». La partie coordonnée par Philippe Tétart sur les médias s’inscrit résolument dans cette perspective en montrant que le sport participe pleinement des enjeux et des cultures de guerre, même si « l’information sportive n’est pas totalement inféodée à l’enjeu guerrier ». Il est particulièrement intéressant de relever par ailleurs que nombre de contributions portent sur les « sorties de guerre [8] » en envisageant non seulement les formes de mobilisation du sport au service de la paix, mais aussi l’empreinte mémorielle laissée par les conflits dans l’essor et les représentations des pratiques. L’articulation délicate entre tourisme de guerre et tourisme balnéaire à Arromanches, l’une des plages du débarquement de Normandie en 1944, étudié par Frédéric Dutheil en fournit un exemple particulièrement signifiant. Sans doute aurait-il été utile que l’ouvrage puisse faire une place à une ou plusieurs approches plus englobantes des deux guerres comme y invite de plus en plus l’historiographie [9]. On ne peut du reste que souscrire à l’appel lancé par Paul Dietschy aux historiens du sport, qui sont très majoritairement représentés dans cet ouvrage, « à croiser leurs analyses à des problématiques historiennes développées dans les champs plus classiques ».

9Il n’en reste pas moins à souligner que les contributions rassemblées s’appuient sur de vastes corpus de sources, qui s’étendent au-delà de la presse, souvent sollicitée dans l’histoire du sport, et qui donnent lieu ici à des études fort stimulantes dans le cadre d’une histoire culturelle renouvelée [10], s’appuyant sur des fonds d’archives institutionnelles (et n’émanant pas seulement des institution sportives) et privées. Au regard de la difficulté méthodologique que constitue le recours aux archives pour faire l’histoire du sport, ce n’est pas là le moindre intérêt de l’ouvrage. Celui-ci éclaire aussi l’histoire de la guerre et notamment de l’expérience combattante analysée dans le sillage des travaux de John Keegan dans une perspective anthropologique, et désormais conçue comme une expérience corporelle [11]. Les pistes, dont certaines souvent ouvertes par Luc Robène en conclusion, sont encore nombreuses et continuent d’être explorées depuis la publication de ce livre qui constitue un important jalon historiographique dans la compréhension des rapports multiples entre les deux « pratiques culturelles les mieux partagées du monde moderne ».

Nathalie Gauthard (dir.), Fêtes, mascarades et carnavals. Circulations, transformations et contemporanéités Lavérune, L’Entretemps, coll. « Les Anthropopages », 2014, 336 p.

10

par Anaïs Vaillant TàD-iD/LIRCES anaisvaillant@gmail.com

11Édité en 2014, cet ouvrage naît d’une volonté collective d’actualiser voire de renouveler les recherches et théories sur les fêtes carnavalesques qui, loin de s’éteindre en ce début de xxie siècle, se voient appropriées dans le cadre de circulations mondialisées, de patrimonialisations, d’initiatives touristiques ou au contraire contestataires. Ce n’est pas un hasard si l’initiative est prise tout d’abord à Nice, et ensuite par Nathalie Gauthard, enseignante-chercheuse en ethnoscénologie à l’université de Nice Sophia Antipolis. Nourrie de ses traditions carnavalesques, la ville de Nice est déjà un lieu historique de convergences et de débats autour de l’objet d’étude « carnaval » : le colloque « Le carnaval, la fête et la communication » préfigure en 1984 la nécessaire pluridisciplinarité de la démarche ; la présence du folkloriste Claude Gaignebet dans le cursus d’ethnologie à la faculté des lettres [12] attise le regard des futurs ethnologues au sujet de ces fêtes calendaires ; la création des carnavals indépendants de quartiers niçois dans les années 1990 suscite rapidement des recherches socio-anthropologiques [13] ; les enseignements dispensés par Claude Alranq en section théâtre [14] rebâtissent des ponts empiriques entre carnaval, théâtre populaire et rituels collectifs... Ces liens entre recherches et pratiques carnavalesques se voient parallèlement renforcés par le regard que le carnaval officiel peut porter sur lui-même grâce aux apports d’Annie Sidro qui ouvre la porte des familles de carnavaliers et de leurs savoir-faire. Nathalie Gauthard n’arrive pas en terrain neutre et réussit depuis cette initiative à maintenir des liens entre différentes branches « carnavalogiques » locales tout en appelant à une réactualisation et une ouverture des recherches sur le carnaval par l’étude d’autres fêtes qui auraient des caractères carnavalesques, et également hors des territoires carnavalesques traditionnels (comme le Népal), fêtes et terrains qu’elle nomme dans son article introductif « Les avatars de carnaval ». En 2014, année de parution de cet ouvrage, le carnaval faisait son entrée pour quelques mois au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée dans l’exposition « Le Monde à l’envers » dirigée par Marie-Pascale Mallé, peu de temps après une répression policière du carnaval de la Plaine, quartier populaire du centre-ville de Marseille [15] qui a pour particularité de dénoncer les politiques urbaines locales et globales (horodateurs, vidéosurveillance, spéculation immobilière...). Une manifestation de soutien aux inculpés lors de ce carnaval se tient alors devant le MuCEM, le soir du vernissage de l’exposition : « Carnaval dans la rue ! Pas au musée ! ». C’est donc un engouement ambivalent pour le carnaval qui s’exprime ici : à la fois traditionnel, patrimonial, et mondialisé, il demeure une expression politique et contestataire dans l’espace public. Marie-Pascale Mallé souligne dans son article « Du carnaval au carnavalesque... » ce caractère contemporain du carnaval mais aussi la vivacité de son expression outre-Atlantique (carnavals guyanais, brésiliens...) et de sa réappropriation par les communautés immigrées des ex-colonies européennes (carnaval de Notting Hill à Londres).

12Depuis l’équipée niçoise, nous retrouvons pour ouvrir la première partie de l’ouvrage « Rire, censure et renouveau », une contribution, plus historique qu’ethnologique, de Luc Charles-Dominique : « Regard sur l’histoire et l’évolution de l’animation musicale des carnavals dans le sud de la France ». L’auteur dresse l’éventail des formes musicales concernées, des ménétriers aux batucadas, en passant par les « revivalistes » de musiques traditionnelles occitanes. Selon lui, le carnaval actuel se serait « vidé de sa substance rituelle initiale », connaissant une « régression » sémantique et esthétique... L’éclairage portugais de Paulo Filipe Monteiro dans sa contribution « L’éternel carnaval sans retour » donne une tout autre portée aux carnavals contemporains qu’il observe en remettant en question les théories convenues qui font du carnaval un simple « simulacre » de révolution voire un prétexte cathartique à rétablir l’ordre. En effet, malgré sa délimitation dans le temps, l’expérience carnavalesque porte sa propre efficacité symbolique et rien ne dit que les règles, les institutions ou les figures du pouvoir ne s’en trouveraient pas changées ou du moins relativisées à chaque traversée du rituel : on ne pourrait présager des effets du carnaval sur le réel. Son analyse des terrains portugais ne le conduit pas à la conclusion d’une régression du rituel mais plus radicalement à une substitution de l’insertion rituelle par le spectacle et l’exhibition, de la culture populaire paysanne par une culture urbaine, du temps cyclique par le temps linéaire et invasif du capitalisme. Cette première partie du livre est complétée par la description de fêtes au Portugal et au Népal (fête de la vache hindouiste, fête des lampes bouddhiste...) mais aussi de formes théâtrales népalaises a priori non identifiées comme des carnavals mais dont l’analyse révèle des caractères proches des carnavals reconnus en tant que tels : la communion par l’alcool (« Le saint ivre, transfiguration des corps et croisements identitaires dans la fête de São Paio da Torreira » par Maria Manuel Baptista et Larissa Latif Saré), la fine mixture d’humour, de critique sociale et de rite funéraire décryptée par Gérard Toffin (« Chemins du rire et des morts. Carnaval, burlesque et satire au Népal »). Le paradigme carnavalesque peut bel et bien s’appliquer hors de l’Europe chrétienne et ex-coloniale [16].

13La deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Esthétique, politique et construction identitaire » nous emmène en Guyane et au Brésil. Avec son « [a]nalyse d’une figure traditionnelle du carnaval de rue de Cayenne : le Bobi et son maître », Blodwenn Mauffret introduit des éléments de pensée créole dans le renouveau carnavalogique en empruntant à Édouard Glissant le concept de détour : « une mise au paroxysme du dérisoire de sa propre genèse ». Ni fuite, ni réalité, le détour est une ruse dans laquelle la mise en scène de l’esclavage (exemple du Bobi), qui pourrait paraître comme un cliché colonial dominant, devient par un processus de créolisation « une contre-poétique » résistante, subversive et désobéissante. Dans « Cosmographies africaines, le samba des Noirs brésiliens », Michel Agier revient sur son terrain du carnaval de Salvador de Bahia et son processus d’africanisation. La notion de réinterprétation (Herskovits) traverse dans son analyse les formes musicales, linguistiques et esthétiques du carnaval bahianais non pas comme des « réinterprétations africaines dans le Nouveau Monde mais [comme des] réinterprétations brésiliennes d’une certaine image de l’Afrique ». L’auteur souligne et démontre le caractère éminemment « global » de ces nouvelles expressions ethniques et locales issues de « bricolages départicularisés » et de « l’intertextualité immanente » à ces inventions de traditions reposant sur l’ancien socle carnavalesque. Dans un autre registre brésilien, Laure Garrabé pointe les paradoxes inhérents à la sur-organisation et à l’hyper-spectacularisation du carnaval « multiculturel » de Recife. Dans « Le Carnaval de Recife entre ses “pôles” : une lecture de ses processus de singularisation et d’uniformisation », Laure Garrabé montre comment la municipalité communique sur les caractères démocratiques et populaires du carnaval, encourage donc une version consensuelle de la fête, de la « multitude » et empêche paradoxalement l’émergence d’un peuple et d’une praxis carnavalesque faite de conflits, de différenciations et d’inversions. L’institutionnalisation du carnaval produit donc des résistances au sein du carnaval à la logique « sportive » de la fête (compétition et performance) et à l’assignation de rôle et la prise en charge des carnavaliers (spectateurs/acteurs). Comment mesurer le degré d’inversion d’une fête si ce n’est dans la part de résistance et d’engagement esthétiques et symboliques de ceux qui la font exister ?

14La dernière partie du livre, « Circulations et métamorphoses », tisse le lien entre France et Brésil et s’ouvre sur la fête brésilienne du lavage des marches de la Madeleine à Paris [17]. « Fantasmes, projections et réinterprétations, les multiples facettes de la fête “à la brésilienne” à Paris » de Sylvie Perault nous livre peu d’informations sur la dite fête, référence à une fête religieuse syncrétique bahianaise, pour s’attarder sur le lien entre les stéréotypes brésiliens véhiculés en France souvent par les Brésiliens eux-mêmes et cette volonté des expatriés d’organiser une fête plus communautaire tout en maintenant les formes familières du carnaval « exotique » français. La contribution d’Armindo Bião [18] « Le parcours des fleurs d’Alphonse Karr, de Nice (xixe) à Maragogipe, Bahia (xxie) » relate la parenté effective entre les corsos fleuris niçois et un petit carnaval bahianais situé dans une zone si isolée qu’il aurait conservé les caractères européens et imitatifs de la société de cour. L’ironie du sort en fait le seul carnaval brésilien classé au PCI [19] ! Toute la fin de l’ouvrage nous ramène à Nice avec le travail d’Annie Sidro sur « Les carnavaliers niçois : une corporation bien spécifique, une histoire de famille(s) » dont elle est issue. Elle nous fait part dans un récit transgénérationnel des conditions de travail et d’intégration d’un milieu d’artisans du bâtiment, de la transmission des savoir-faire et des marges de création individuelle. L’article de Ghislaine Del Rey « Arts visuels d’avant-garde au carnaval de Nice » complète cet univers de carnavaliers avec une autre facette esthétique du carnaval de Nice, celle des créateurs contemporains de l’École de Nice. Elle explicite d’ailleurs ici une filiation directe avec les carnavals indépendants par le biais d’une relation occitaniste entre l’artiste Ben et le collectif Nux Vomica créé par des peintres populaires du quartier Saint Roch. Enfin trente-deux planches de photographies couleurs bouclent ce livre foisonnant. Bien qu’irrégulier d’un point de vue conceptuel, cet ouvrage a le mérite de constituer des échanges fertiles entre les divers chercheurs et leurs terrains, d’ouvrir une nouvelle dynamique des méthodologies de la recherche sur les pratiques festives et carnavalesques et d’œuvrer à la constitution d’une carnavalogie ou de carnival studies en tant que science spécifique à l’étude de cet objet protéiforme qu’est le carnaval et comme une ambition pluridisciplinaire innovante.

Bernard Müller, Caterina Pasqualino, Arnd Schneider (dir.), Le Terrain comme mise en scène Lyon, PUL, 2017, 188 p.

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par Inès Zegrar IDEMEC UMR 7307 CNRS- Aix-Marseille Université ines.zegrar@gmail.com

16Cet ouvrage collectif, sous la direction de Bernard Müller, Caterina Pasqualino et Arnd Schneider, propose de repenser la notion de terrain via la relation heuristique qu’entretiennent l’art et l’anthropologie. Tous trois anthropologues, les coordinateurs de l’ouvrage souhaitent renouveler la pratique anthropologique et ses formes classiques d’écriture grâce à une réflexion interdisciplinaire. Il s’agit bien d’insuffler de la nouveauté dans la recherche en sciences humaines et sociales. Bernard Müller argumente sur la nécessité d’arrêter de séparer conceptuellement l’art et la science. Anthropologue et dramaturge, ce chercheur associé au champ des performance studies dirige un séminaire nommé « Mise en scène et récit » et un groupe de recherche interdisciplinaire dans le but d’engendrer de nouveaux cadres théoriques pour penser le social. Caterina Pasqualino est anthropologue et cinéaste. À partir de ses productions filmiques, la chercheuse travaille la notion de poétique et de performance, jusqu’à mettre en place des dispositifs performatifs en collaboration avec les artistes, les anthropologues et les enquêtés. Les projets en collaboration sont également pour l’anthropologue Arnd Schneider un enjeu contemporain du rapprochement entre art et science. La collaboration in situ entre l’artiste et l’anthropologue permet de penser la place de ce dernier dans sa relation au terrain et plus largement sa place dans les sciences humaines et sociales.

17L’ouvrage débute par un rapide retour sur l’histoire de la pratique du terrain en anthropologie. La juxtaposition de l’art à l’anthropologie fait remonter de vieilles critiques portées à la discipline au sujet de son objectivité. Même si cette illusion scientiste a déjà été discutée par les post-modernistes, il reste un vide conceptuel et théorique quant à cette problématique. C’est ce que propose de combler cet ouvrage collaboratif, en ouvrant une discussion nouvelle sur les manières de pratiquer l’anthropologie depuis les expériences artistiques et de terrain de ses contributeurs.

18Les contributions de Johannes Fabian, de George E. Marcus et de Morad Montazami nous montrent que le terrain est un lieu commun de la réflexion entre l’art et l’anthropologie, autant du point de vue de la méthode que de l’épistémologie. Fabian rappelle que la notion de performance était jusqu’à récemment, au regard de l’existence de la discipline, un impensé en anthropologie et se confondait dans la notion de rituel chez des chercheurs qui usaient cependant volontiers de la métaphore théâtrale du social. La performance, apparue initialement dans le champ de la sociolinguistique, s’est imposée dans le vocabulaire anthropologique et artistique avec l’avant-garde des année 1970. Marcus défend dans son article que l’anthropologie peut apprendre de la performance. Si dans les années 1980 l’art et l’anthropologie ont pris conscience qu’ils partageaient la même « esthétique relationnelle » [128], l’enjeu actuel pour l’auteur est de mettre en lumière que leurs objets (d’art ou de recherche) sont liés à une situation, et donc qu’ils travaillent tous deux sur « un imaginaire social » [128-131]. Ce lieu commun de la recherche s’institutionnalisant de plus en plus, l’anthropologue a intérêt à manier la performance pour jouer sur la juxtaposition des logiques différentes – et souvent contradictoires – des anthropologues, artistes et diplomates et ainsi engendrer d’autres clés de compréhension des relations de négociation qui se jouent. Morad Matazami propose également que l’art et l’anthropologie se nourrissent par le partage conceptuel. Il souhaite dépasser le dictat textualiste de l’anthropologie en « performant l’ethnographie ». Par des dispositifs artistiques, Montazami souhaite casser l’allochronisme des anthropologues et restituer son terrain de manière sensorielle.

19La méthode de l’enquête de terrain, partagée par les artistes et les anthropologues (notamment l’immersion comme source de connaissance du contexte) rend possible des enquêtes collaboratives. Arnd Schneider, Eric Chauvier et le duo Kathrin Oester et Bernadette Brunner, rendent compte de l’intérêt scientifique d’un travail en collaboration, notamment pour éviter des effets d’asymétrie entre enquêteurs et enquêtés, tout en rendant visibles les frictions qu’il engendre. Schneider pose la question des implications épistémologiques et des contraintes inhérentes à la collaboration sur le terrain. Son terrain partagé autour d’une fête votive en Argentine montre qu’il existe des différences d’appropriation des artéfacts et divers processus de mise à distance culturelle en fonction du contexte économique, social, de la nationalité et de la discipline des collaborateurs. Kathrin Oester et Bernadette Brunner défendent l’utilité sociale d’une anthropologie partagée. Dans leur contribution intitulée « Une ethnographie de la performance comme production de savoir : autoreprésentation dans le style des films de Jean Rouch » (151-165), elles se basent sur le travail de ce dernier pour défendre une approche similaire de la performance où la caméra devient un outil d’autoreprésentation qui engendre les évènements qu’elle enregistre.

20La contribution d’Ariane Monnier et de Caterina Pasqualino rend compte du caractère dramaturgique et émotionnel intrinsèque à la pratique du terrain. Loin d’entacher la qualité de l’analyse, Monnier montre que ces dépassements du cadre censé contenir la mise en scène d’une situation se produisent en tous lieux, dans des temps différents et différés. C’est le cas dans une cour d’assise où la scène du crime est présentée de manière dramaturgique lors du procès, pour atteindre la perception qu’ont les jurés et les spectateurs de l’accusé. Plutôt que d’effacer la part émotionnelle du terrain, Caterina Pasqualino propose de l’intégrer dans une action théâtrale filmée, en collaboration avec les enquêtés. La caméra permet de créer un cadre propice à « la contagion émotionnelle » (29) et un contexte à même de réunir un ensemble de protagonistes dans un temps de rupture du quotidien, et ainsi, de favoriser « l’acte performatif » [31].

21Les contributions de Thierry Bonnot et de Bernard Müller montrent que le terrain est une perpétuelle création, et que par conséquent, l’anthropologue a intérêt à l’investir de manière créative. Cependant l’enquête de Bonnot sur la célébration du martyre de sainte Reine montre que certains scientifiques sont réticents voire outrés à l’idée qu’un chercheur modifie la situation de son terrain, par peur de la « pollution des sources » [91]. À la demande des villageois pourtant, Bonnot tente de retravailler depuis plusieurs années la dramaturgie de la tragédie jouée par les habitants le premier soir de la fête, projet délicat car sensible, d’autant plus quand les catégories d’acteur, de metteur en scène, de villageois et de spectateur se mélangent. Bernard Müller propose de dépasser cette critique en assumant l’ethnodramaturgie. Cette dernière consiste à faire de la création d’un spectacle l’objet de la recherche de terrain. Valorisant la sérendipité de la démarche, cette expérimentation rend plus dialogique et collaborative la problématique générale de l’enquête. Dans la mesure où le terrain n’est jamais neutre et toujours situé, Éric Chauvier se demande dans quelle mesure l’objet de recherche n’existe pas indépendamment de la mise en scène de l’enquête. Il propose de se détourner des penchants positivistes et symbolistes en se concentrant sur le caractère heuristique de la perturbation qu’engendre une œuvre d’art contemporain. L’anthropologue propose un projet expérimental qui utilise la performativité de la gêne, notamment déclenchée par l’anthropologue sur son terrain, pour rendre compte des impensés scientifiques.

22L’ouvrage est original car il propose de concevoir la pratique du terrain comme résolument émotionnelle dans la mesure où elle émane d’une vision personnelle. Il donne des exemples concrets de questionnement de chercheurs qui ont choisi de placer la rugosité du terrain et ses imprévus au centre de leur objet d’étude, plutôt que de limiter cette réalité à un passage gênant et indissociable de la pratique du terrain mais néanmoins banal. Il encourage les chercheurs à adopter une pratique du terrain expérimentale et créative. Le but de la collaboration est finalement de montrer en quoi tout terrain contient une facette de bricolage, de fabrication, autrement dit de mise en scène, qu’il est heuristique d’assumer et d’interroger pour en finir avec les habituelles oppositions émotion/objectivité ou art/science.

Annabelle Allouch, La Société du concours. L’empire des classements scolaires Paris, Seuil, coll. La République des idées, 2012, 116 p.

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par Lauren Keller IDEMEC UMR 7307 CNRS Aix-Marseille-Université lauren.keller38@outlook.fr

24Dans l’ouvrage La Société du concours. L’empire des classements scolaires Annabelle Allouch, enseignante-chercheuse en sociologie à l’université de Picardie-Jules Verne et associée à Sciences Po, examine l’évolution du concours et sa place au sein de plusieurs pays. À l’aide de données empiriques, statistiques et d’entretiens effectués auprès d’étudiants, elle met à jour l’importance accordée au concours dans différents pays mais aussi les risques liés à la place prédominante qu’il détient. Elle définit la notion de concours comme un ensemble de gestes et de techniques formant l’« acte de sélectionner ». Le concours est, selon l’auteure, « un mode de recrutement commun à de nombreuses filières de l’enseignement supérieur et de la fonction publique dans le monde » [15]. Elle utilise ainsi le terme de concours pour désigner toute forme de sélection.

25Le caractère omniprésent du concours amène la sociologue à considérer que les individus évoluent aujourd’hui dans ce qu’elle nomme « la société du concours ». Ce dernier s’est étendu, depuis son implantation dans nos sociétés, à différents domaines de la vie sociale (fonction publique, université, jeux TV, etc.). Basé sur des critères essentiellement issus du milieu académique et scolaire, ce type de classement entraîne une hausse des inégalités sociales et perpétue le recrutement, la formation et la création d’une élite bureaucratique. Ainsi, le concours malgré son apparence égalitariste est en fait producteur et reproducteur de l’élite et, face aux critiques qu’a connues et que connaît toujours ce système de sélection, les institutions élitistes ont reformulé ce mode de recrutement sans pour autant en modifier les propriétés.

26Afin d’expliquer l’expansion du concours dans différents domaines de la société à l’échelle internationale, Annabelle Allouch retrace dans son premier chapitre l’histoire des différents usages du concours dans quatre pays différents : les États-Unis, la Chine, la Grande-Bretagne et la France. Elle explique que l’utilisation et la forme du concours, né en Chine aux alentours de l’an 200, se stabilisèrent au temps de la Chine impériale qui le développa sur une longue période dans le but de recruter ses fonctionnaires d’État. Elle affirme que le concours est arrivé en Occident au Moyen Âge grâce à l’accroissement des contacts commerciaux. D’abord utilisé par les corporations, avec le développement de l’État centralisé au xixe siècle, le concours s’est étendu à la fonction publique servant ici aussi à recruter les fonctionnaires. L’auteure fait alors remarquer que la première fonction du concours était, en Chine ou en Occident, une fonction politique. Le concours est alors une mise à l’épreuve des capacités et un mode de recrutement des élites bureaucratiques.

27Les années 1950 à 1980 marquent un tournant dans l’évolution du concours. En effet, la sociologue montre que de nouveaux usages sont affectés aux concours afin de répondre aux changements que connaissent les sociétés (massification scolaire, féminisation, etc.). En France, face à la massification scolaire, le concours doit permettre à l’État de réguler les flux d’étudiants. L’auteure explique alors que le concours prend une tournure méritocratique et démocratique. Il garde sa fonction élitiste puisqu’il poursuit une logique de préservation d’un ordre social malgré l’augmentation du nombre de candidats. Il sélectionne donc les « meilleurs » mais acquiert aussi un sens démocratique en s’ouvrant à des catégories sociales plus larges le légitimant aux yeux des individus.

28La sociologue ajoute que les années 1980, marquées par le libéralisme économique et l’expansion du monde marchand dont les valeurs centrales sont la compétition et le mérite, réaffirment le concours comme mode de classement légitime puisqu’il est censé récompenser le mérite de l’individu. De plus, face au chômage élevé en Europe, Annabelle Allouch explique que le concours est rapidement investi par les familles car ces dernières considèrent qu’il attesterait de la qualité des formations. Ce faisant cette forme de sélection s’est répandue hors du cadre du recrutement des fonctionnaires pour se propager à de nombreuses formations universitaires et à d’autres domaines sociaux.

29Si le premier chapitre retrace l’évolution du concours et l’impact qu’il a eu sur les différentes institutions qui le produisent, dans son second chapitre l’auteure se penche sur l’effet qu’il a sur les individus. Elle développe alors la notion de « course aux concours ». Cette notion est comprise comme une stratégie de multiplication des inscriptions des individus à différents concours, entraînant l’autonomisation de ce dernier et lui donnant une valeur en lui-même. Elle explique le développement de cette course aux concours selon différentes variables. Tout d’abord, l’exposition des individus aux hiérarchies scolaires désormais disséminées dans différents domaines de la société participe à faire d’eux des « fous de concours ». De plus, le contexte de crise économique, l’augmentation du chômage et l’impression de dévalorisation des titres et diplômes poussent les individus à rechercher une situation stable et donc à privilégier les filières sélectives. En effet, le concours répond à ce besoin de stabilité puisque d’une part, sa forte sélectivité est associée à un gage de qualité de la formation proposée et d’autre part, il donne accès à la fonction publique associée à la sécurité de l’emploi.

30Le chapitre suivant est consacré à l’évolution du mode de recrutement des élites. Celui-ci passe par l’individualisation du recrutement des étudiants. Effectivement, d’après l’auteure, les élites, face aux différentes critiques apportées par les sciences sociales sur la notion de mérite, ont modifié les épreuves des concours : mises en situation, épreuves orales, etc. La sociologue explique que prévaut désormais un critère d’authenticité. Selon elle, cette recherche d’authenticité chez le candidat entraîne un glissement du critère d’égalité de traitement vers la reconnaissance d’une identité sociale, ethnique et genrée. Un autre changement est lié à la transparence des informations sur les critères employés pour sélectionner les candidats. En effet, les institutions ont révélé les méthodes et les critères instaurés dans les concours. Enfin, les principes d’impartialité et d’objectivité de jugement auparavant assurés par les épreuves écrites anonymes sont remis en question par le développement des épreuves orales. Cela a entraîné selon l’auteure une professionnalisation des jurys de concours.

31Le dernier chapitre propose d’expliciter les risques liés à la place centrale qu’occupent les concours dans nos sociétés. La sociologue affirme que la grande importance accordée aux hiérarchies scolaires et leur prolongement dans d’autres domaines sociétaux a un effet négatif sur le politique. Il y a, selon elle, un glissement de l’élection par suffrage vers la sélection par le concours, affirmant une légitimité bureaucratique plutôt que démocratique. En outre, une trop grande valorisation du concours entraîne une dévalorisation des diplômes et de l’université. Aussi, les concours requérant des compétences particulières pour être réussis, les participants adoptent des stratégies de sélection des connaissances creusant les inégalités sociales. Enfin, le concours augmente la compétitivité entre les individus et entraîne une hausse de l’individualisation des sociétés. Sans vouloir la disparition du concours l’auteure propose des pistes pour le modifier : accorder plus de moyens aux universités afin d’assurer un meilleur suivi des étudiants et revaloriser les diplômes ; créer des jurys populaires pour équilibrer l’avis des jurys d’experts ; mettre fin à la logique d’émulation des concours. Cette nouvelle forme de concours aurait pour but de rechercher des compétences sociales.

32L’ouvrage d’Annabelle Allouch retrace ainsi l’avènement d’une « société du concours ». Servant originellement au recrutement des fonctionnaires d’État, le concours s’est, à partir du xixe siècle, rapidement étendu à d’autres sphères de la vie sociale. Pourvu d’un sens méritocratique et démocratique, il s’est ainsi affirmé comme un mode légitime de sélection. Néanmoins malgré ces aspects, il participe, pour l’auteur, au creusement des inégalités sociales et à leur reproduction. Et puisque le concours met les individus en compétition par le biais d’épreuves annuelles censées sélectionner le ou les meilleurs, il peut être conçu comme une forme de compétition ritualisée.

Vincent Berry, L’Expérience virtuelle. Jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 222 p.

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par Jean-Marc Presson IDEMEC, UMR 7307 CNRS- Aix-Marseille-Université jeanmarc.presson@zaclys.net

34Dans son ouvrage L’Expérience virtuelle. Jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo [2012], Vincent Berry propose à la fois une présentation des jeux de rôle en ligne, les MMORPG [20], une enquête sociographique et ethnographique des joueurs, de leurs activités et plus largement des « mondes de jeu » que constituent ces MMO. À travers la description des univers de World of Warcraft, de Dark Age of Camelot mais aussi de jeux tel que Second Life, l’auteur apporte des données quantitatives, issues de questionnaires remplis par les joueurs, et qualitatives, provenant d’entretiens ou de sa propre expérience de jeu, ce afin de changer le regard porté sur les joueurs. Il tente ainsi d’analyser la notion d’expérience virtuelle « entendue comme ce que ces mondes numériques font et font faire à leurs habitants, comment ils sont vécus, quelles significations ils produisent, quels savoirs et compétences ils mobilisent » [22].

35Il apparaît que les jeux de rôle en ligne donnent aux joueurs le choix de leur activité. Ces jeux proposent le plus souvent une simulation d’un modèle économique basé sur la récolte de matériaux, la création d’objets (craft) et la vente de ceux-ci à travers différentes plateformes (marchands non joueurs, marché ouvert à la spéculation, sites internet) qui dépendent d’un système monétaire géré par le jeu. On trouve aussi dans tous les MMORPG deux modes de jeu différents : le PVE (Personnage Versus Environnement) et le PVP (Personnage Versus Personnage). Jouer en PVE signifie accomplir des quêtes, vider des donjons de leurs occupants, explorer le monde virtuel mis à disposition. Lorsque le joueur joue en PVE il s’inscrit dans un monde hostile, qu’il doit combattre pour gagner de l’argent et de l’expérience, lui permettant de monter en niveau. Le PVP voit les joueurs eux-mêmes se faire face. C’est une pratique agonique qui oppose des groupes de joueurs (de 1 contre 1 à plusieurs centaines de joueurs). Quel que soit le mode de jeu choisi, les joueurs mettent en place, via leurs avatars, « des sociabilités ludiques » [73] et des apprentissages qui leur permettent de devenir indigènes de ces mondes virtuels : « Devenir indigène d’un monde virtuel suppose d’apprendre et d’incorporer tout un ensemble de savoirs et de réflexes : connaître l’univers dans ses dimensions géographiques (lieux, faune, flore), informatiques (calculs du programme), sociales (avatars, compétences de chacun), économiques (bourse, système monétaire), tactiques et diplomatiques mais aussi tout un ensemble de schèmes sensori-moteurs, être capable par exemple de placer son avatar au bon endroit, de cliquer vite et de choisir la bonne icône » [84].

36L’auteur fait un lien entre l’étude des jeux vidéo et celle des sous-cultures, étant les uns comme les autres des « objets de sociabilités, de pratiques sociales et donc d’expérience et de transformation de soi » [22]. Ainsi, à travers la mise en exergue du « réel » dans le jeu et les différentes pratiques qui y prennent place, l’ouvrage cherche à montrer comment les pratiques ludiques pensées pour le jeu génèrent des apprentissages et des expériences. Le jeu vidéo est alors admis comme quelque chose d’important dans la vie des joueurs et dans leurs expériences passées qui est riche de nombreuses modalités d’apprentissage. Dans cette optique, s’inscrire dans le monde du jeu suppose alors non seulement l’apprentissage de son fonctionnement mais aussi « d’un langage, de formes spécifiques de sociabilité, d’un type d’humour, d’un ensemble de règles sociales, de codes » [84].

37Pour appréhender les jeux vidéo, V. Berry utilise trois notions principales : la culture ludique, l’habitus, et les cadres goffmaniens. Pour lui, « l’expérience ludique […] n’est pas seulement le fruit d’une rencontre entre un dispositif et un joueur, entre une structure ludique et une attitude ludique, comme cela est souvent pensé dans la littérature sur le jeu vidéo, mais elle est socialisée, elle implique un ensemble de compétences, de connaissances, de ressources préalables sur lesquelles s’appuyer pour se coordonner. Elle est structurée par la culture ludique des joueurs, entendue comme un ensemble de procédures et de ressources qui “permettent de rendre possible le jeu” » [29].

38L’auteur propose alors un historique du jeu vidéo, marque les continuités, ruptures ou recyclages dont le jeu est le fruit ou l’objet. Il montre ainsi que le jeu vidéo est lié à d’autres objets et récits tels que les jouets, les films, jeux de société et romans de fantasy et de science-fiction qui participent à la création d’une culture ludique.

39Grâce à une enquête sous forme de questionnaire menée auprès d’environ 8 000 joueurs, une étude démographique des mondes virtuels est possible, mettant en évidence la diversité des profils des joueurs (hommes, femmes, ouvriers, employés, cadres, sans emploi, en couple ou célibataires, adolescents ou parents) ainsi que la diversité d’orientation de leurs pratiques. Certains préfèrent en effet les pratiques d’exploration, la réalisation de quêtes, ce qui a trait au PVE (Personnage Versus Environnement), d’autres la gestion de la communauté, des guildes et forums. D’autres encore préfèrent s’insérer dans le système économique en faisant du craft (de la fabrication d’objets à partir de matières premières récoltées en jouant) et en spéculant dans le cadre de l’économie virtuelle du jeu tandis que certains préfèrent se livrer aux combats de PVP (Personnages Versus Personnages). Mettre en perspective les pratiques de jeu, les profils sociaux et les configurations dans lesquelles les joueurs jouent permet à V. Berry de montrer que « les mondes numériques prennent racine dans des configurations sociales et familiales qui ne sont pas sans effet sur la pratique elle-même » [63]. Ce lien fort du jeu avec le réel s’oppose à la thèse de la déréalisation des pratiques virtuelles.

40Dans les MMORPG, les joueurs s’inscrivent dans un monde hostile dans lequel la violence est gérée à partir d’un autre cadre – le cadre ludique qui est délimité par l’habitus ludique des joueurs. À travers les joutes verbales, les provocations (taunt) souvent injurieuses, mais aussi le combat qui est l’activité principale des jeux comme World of Warcraft ou Dark Age of Camelot, Vincent Berry présente les manières dont le cadre ludique est géré et perçu par les différents joueurs. Grâce à un exemple particulièrement parlant, celui d’un joueur insultant avec beaucoup de virulence ses adversaires après une défaite, il montre aussi que ce cadre peut être dépassé. Dans tous les cas, il souligne que « ces pratiques agoniques renvoient à la recherche du beau jeu, du beau geste, du beau combat. Il est très fréquent de voir les joueurs commenter leurs performances et la qualité du jeu. Ils débattent le lendemain sur les forums de leurs matchs et, le plus souvent, vainqueurs et vaincus, échangent conseils, tactiques et compliments » [129].

41Vincent Berry insiste alors sur la diversité d’activités et de profils sociaux des joueurs, qui apprécient tous et ont chacun une façon de jouer et une esthétique qui leur est propre. Pour lui, « les MMO sont des “mondes du jeu”, entendus comme des mondes sociaux qui produisent des objets et des pratiques ludiques ayant des caractéristiques telles qu’un grand nombre d’acteurs s’accordent à considérer qu’il s’agit là d’un jeu. Ces mondes, comme tout monde de l’art, possèdent leurs conventions, leurs traditions et leurs modes d’organisation du travail » [249]. Le jeu est alors la source et le prolongement de relations sociales qui se développent IG (in game) et IRL (in real life), donnant aux joueurs la possibilité de vivre dans un monde social, à travers un jeu virtuel : « Au cours de leur pratique, les joueurs apprennent d’abord à jouer ; mais ils font aussi l’apprentissage d’une façon de participer à un monde social » [250].

Notes

  • [1]
    N. Elias et E. Dunning, 1994, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, p. 34.
  • [2]
    On notera parmi les publications les plus récentes, B. Cabanes, T. Dodman, H. Mazurel et G. Tempest (dir.) , 2018, Une histoire de la guerre, du xixe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil.
  • [3]
    Paul Dietschy a également publié récemment sur ce sujet Le sport et la Grande Guerre, 2018, Paris, Chistera.
  • [4]
    G. Vigarello, 1978, Le Corps redressé, histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Éditions Jean-Pierre Delarge.
  • [5]
    S. Audoin-Rouzeau, 2008, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxe siècle), Paris, Le Seuil.
  • [6]
    Voir notamment N. Offensdadt, 2010, « La Grande Guerre », in C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, et N. Offenstadt, Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, p. 1062-1073.
  • [7]
    A. Prost et J. Winter, 2004, Penser la guerre. Essai d’historiographie, Paris, Le Seuil, p. 217.
  • [8]
    B. Cabanes et G. Piketty, 2007, « Sortir de la guerre : jalons pour une histoire en chantier », Histoire@Politique, 3, [en ligne : http://www.histoire politique.fr/index.php?numero=03&rub=dossier&item=22] ; S. Audoin-Rouzeau. et C. Prochasson, 2008, Sortir de la Grande Guerre, Paris, Tallandier ; M. Battesti et J. Frémeaux (dir.), 2014, Sortir de la guerre, Paris, PUPS.
  • [9]
    S. Audoin-Rouzeau, A. Becker, C. Ingrao et H. Rousso, 2002, La Violence de guerre : 1914-1945 : approches comparées des deux conflits mondiaux, Bruxelles et Paris, Éd. Complexe, IHTP/CNRS.
  • [10]
    J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, 1997, Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil ; P. Ory, 2004, L’Histoire culturelle, Paris, Puf.
  • [11]
    J. Keegan, 1993, Anatomie de la bataille, Paris, Robert Laffont.
  • [12]
    De 1984 à 2004.
  • [13]
    Entre autres celles du sociologue Christian Rinaudo (Urmis).
  • [14]
    De 1995 à 2007.
  • [15]
    Un quartier, parmi d’autres du centre-ville (Noailles, cours Julien, Belsunce...), sujet à des processus de gentrification et à de grands travaux d’aménagement urbain imposés par la Mairie à la population résidente.
  • [16]
    Le mot même de carnaval est désormais employé par les Népalais sous sa forme anglophone carnival.
  • [17]
    Église de la Madeline, 8e arrondissement. Cette fête est devenue un festival entre fin juin et début juillet de chaque année.
  • [18]
    Disparu subitement en 2013 avant la parution du livre.
  • [19]
    Ce carnaval de Maragogipe est classé au PCI de l’État de Bahia.
  • [20]
    Massively Multiplayer Online Role-Playing Games, souvent abrégé en MMO.
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