Notes
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[1]
Cf. [https://www.youtube.com/watch?v=gDYfv-bzzOQ consulté le 21 mars 2018].
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[2]
Dans son article précurseur de 1974, Nagel a certainement été l’un des premiers à aborder la conscience d’un point de vue phénoménologique et à en formuler les difficultés philosophiques et méthodologiques [Nagel, 1974].
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[3]
Laurence Ralph [2013] a, par exemple, montré comment se sont développés un récit et une mémoire collective relative aux exactions de la police de Chicago dans les années 1970-1980 autour de la souffrance – ce qu’il nomme la « quale of pain ». Le ressenti de douleur s’est diffusé dans l’espace et le temps ; il a contribué à la création d’une conscience historique locale au-delà des limites du self. Dans leur article sur les funérailles publiques au Bostwana, Durham et Klaits ont quant à eux mis en évidence la façon dont le chagrin éprouvé dans l’intimité du cercle familial pouvait se répandre dans un cercle plus large lors des rituels funéraires [Durham et Klaits, 2002]. Enfin, Livingston [2008] a montré, de son côté, comment la gestion du dégoût peut devenir intersubjective et comment des émotions paradoxales sont à l’œuvre dans le traitement des enfants handicapés ou cancéreux au Botswana. Les personnes qui y sont confrontées sont partagées entre le dégoût provoqué par la vue des corps abimés par les tumeurs, les traitements chimiothérapiques, et les mastectomies, et l’exigence d’humanité (le « Botho ») qui les poussent à surmonter ces images et odeurs répulsives pour accompagner dignement ces enfants.
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[4]
Ce travail d’enquête entre dans le cadre d’un projet d’étude plus large sur les modes d’existence de la gêne olfactive, et en particulier sur le rôle des outils de mesure des odeurs dans la gestion des situations de nuisances.
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[5]
Candau et Jeanjean [2006] parlent d’une « anthropologie de l’indicible » dans la mesure où la mise en perspective des ressentis et de ses formes d’expression ne peut compter sur des matériaux olfactifs en bonne et due forme (contrairement à un travail sur la parole, les sons ou les images).
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[6]
Ces riverains ont été choisis selon une diversité de critères : intensité du niveau de gêne ressentie, participation à des dispositifs collectifs de qualification de la nuisance, engagement dans des mouvements d’opposition à l’usine.
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[7]
Le caractère progressif de cette prise de conscience est très attaché au type d’odeurs et à leur intensité. Certaines odeurs peuvent, en effet, à l’inverse, provoquer des réactions physiologiques instantanées (inhalations moins intenses, augmentation de la fréquence cardiaque, activation du nerf trijumeau…).
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[8]
Candau utilise le concept similaire d’« emprise olfactive » pour désigner les artifices odorants utilisés en marketing pour aménager l’espace odorant, susciter le désir et l’acte d’achat [Candau, 2000 : 18].
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[9]
Il s’agit de l’association de riverains « Sebio » à Saint Barthélémy d’Anjou et de « Garosud » à Montpellier.
-
[10]
Nous empruntons à Rosenwein [2002, 2006] la notion de « communautés émotionnelles » qui correspondent à des ensembles humains où se tissent des liens émotionnels entre les individus et des modes singuliers d’expression de ces émotions [Rosenwein, 2002 : 320].
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[11]
Il s’agit de l’Adech à Bayonne, la Féve en Vendée, ou encore de l’Arivem en Seine Saint-Denis.
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[12]
Pour une étude de la façon dont les mouvements sociaux se constituent autour de liens affectifs, cf. par exemple l’ouvrage de Lofland [1996].
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[13]
à Montpellier, une plainte collective a été déposée en gendarmerie auprès du procureur de la République, tandis qu’à Saint-Bathélémy d’Anjou un référé en justice a été initié par les riverains.
-
[14]
Dans le cas de Montpellier, plusieurs reportages sur les problèmes survenus à l’usine Amétyst ont été diffusés aux journaux télévisés de France 2 et de TF1.
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[15]
Cette difficulté à « montrer » les odeurs est à l’origine d’une grande frustration chez les riverains : « Là vous êtes arrivé vers 17h30. Il y a une heure de ça, ça sentait à plein ! Et là vous arrivez, vous n’avez rien senti… » (Homme 65 ans)
-
[16]
Ces descripteurs empruntent tant aux matières odorantes (odeurs d’« ordures fraîches », de « poubelles fermentées », de « compost », etc.) qu’aux différents éléments techniques de la chaine de procédés industriels (odeur de « biolfiltre », de « fermentation alcoolique », etc.). L’une des fortes odeurs rencontrée sur les deux sites étudiés provenait notamment des « BioRéacteurs Stabilisateurs » (odeur de « BRS »), partie amont du procédé de traitement mécano-biologique correspondant à des enceintes cylindriques rotatives dans laquelle des déchets sont stockés pendant quelques jours pour être dégradés.
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[17]
Pour une présentation du type de méthodologie employée pour mettre en place des jurys de nez, cf. par exemple Perrin et al. [1994].
-
[18]
http://lesvertsbagnolet.over-blog.com/article-visite-a-l-usine-tmb-biopole-d-angers-108560356.html, consulté le 20 mars 2018.
-
[19]
Cf. [http://karak.over-blog.com/].
-
[20]
Cf. [http://riverainsgarosud.org/], consulté le 16 mars 2018.
-
[21]
En prenant l’exemple des formes de représentation de l’autorité véhiculée par la figure du shérif aux états Unis, Peirce illustre l’indicialité par la sensation éprouvée en situation lorsque ce dernier pose sa main ferme sur l’épaule d’un prévenu. Cette matérialité immédiate du signe contraste avec l’icône ou le symbole qui peuvent, eux, être représentés respectivement par l’image évocatrice d’un shérif en uniforme (icône) ou par des documents officiels détaillant les pouvoirs conférés à ce type de fonction (symbole) [Peirce, 1938 ; Jackson, 2011].
-
[22]
Hochschild définit ce travail émotionnel comme un « acte par lequel on essaye de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment » [Hochschild, 2003b : 32].
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[23]
« On n’hésite pas à interpeller les députés, et on a fait fort quand même. Quand il [le député] est venu pour les élections, on lui a dit : “viens sentir !” » (Femme, 57 ans)
-
[24]
Gibson définit les affordances comme l’ensemble des possibilités d’action que l’environnement offre aux individus, « en bien ou en mal » : « The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill. » [Gibson, 1979 : 127].
-
[25]
Cet aspect est d’ailleurs souvent considéré comme une forme non légitime de revendication. Il renvoie au syndrome NIMBY, phénomène supposé d’égoïsme de la part d’habitants opposés à l’implantation d’un équipement urbain [Trom, 1999].
-
[26]
Selon Tapia, « la notion de pollution, et notamment de pollution odorante, [peut être] rejetée, soit parce qu’elle éveille une certaine culpabilité, plus ou moins consciente, à l’égard de l’usine nourricière, par ailleurs tout à fait intégrée au paysage et assimilée au processus de fonctionnement de l’organisation sociale locale, soit parce qu’elle trouble l’image harmonieuse du milieu de vie entretenue jalousement par la population, soit enfin parce que l’attention est focalisée sur d’autres dangers, réels ou imaginaires, menaçant l’équilibre profond, intuitivement pressenti, de la communauté villageoise. » [Tapia, 1978 : 50].
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[27]
S’ajoute à cela le risque, pour les salariés, de perdre leur emploi si l’usine venait à fermer.
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[28]
Pharo a, par exemple, très bien décrit la façon dont les personnes sous emprise de stupéfiants entrent ou sortent de ces états d’addiction [Pharo, 2011].
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[29]
Je rejoins ici l’argument de Colon pour qui ce qui motive les individus n’est pas, à l’instar de l’activité culturelle, « de se mettre en condition d’être affecté, mais plutôt de tenter de retrouver un contrôle sur une affection qui existe déjà. » [Colon, 2012 : 98].
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[30]
Latour prend l’exemple du père de Mafalda qui tout à la fois fume sa cigarette et « est fumé » par sa cigarette.
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[31]
Nous adoptons ici la définition de l’intimité proposée par Durham [2011 : 147] qui renvoie aux « ways that people in close proximity form relations to one another that are affective in nature and responsive to “larger” social processes. »
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[32]
Les situations d’odeurs très désagréables vécues dans les milieux professionnels (comme par exemple les odeurs fortes et agressives auxquelles sont confrontés les médecins légistes) ont, à l’inverse, plus de chances de donner lieu à des phénomènes de tolérance et d’acceptation. Malgré la violence de certaines odeurs, celle-ci sont considérées par les professionnels comme partie intégrante des conditions d’exercice de leur métier [Candau, 2000 : 57].
Ces odeurs, elles soulèvent l’estomac. Et vous les avez repérées. Et une fois que vous les avez repérées, vous devenez allergiques. [1]
2 La citation présentée ci-dessus est extraite d’un reportage télévisé diffusé sur TF1 en 2009. Ce reportage met en scène une personne se déclarant gênée par de fortes nuisances olfactives qui se sont déclarées quelques mois auparavant dans son proche voisinage suite à l’implantation d’un centre de traitement des déchets. Pour cet habitant, les mauvaises odeurs ont considérablement dégradé son cadre de vie. Mais comme il le souligne lui-même, la nuisance n’est devenue problématique qu’à partir du moment où il a « repéré » les mauvaises odeurs, où celles-ci lui sont véritablement apparues. Il en est alors devenu « allergique ». Ce témoignage est illustratif d’un aspect de la gêne olfactive relativement peu documenté à ce jour. Il suggère que ce phénomène correspond plus à un état dans lequel on entre qu’à une simple réponse mécanique à un stimulus environnemental. Le contact direct avec la nuisance ne suffit pas à induire chez les riverains d’une installation polluante un sentiment de gêne. Il faut aussi, pour que la gêne se déclenche, que l’attention des individus soit entièrement dirigée vers la source de pollution.
3 Si la plupart des experts dans le domaine de la gestion des nuisances reconnaissent volontiers ce phénomène, très peu d’études théoriques sur les odeurs l’ont pour le moment bien décrit. Les principaux travaux sur le sujet ont, pour la plupart, souligné le caractère foncièrement hybride du phénomène, à l’intersection entre des dimensions environnementales, biologiques, psychologiques, sociales et culturelles [Bonnefoy, 2007 ; Pierrette et Moch, 2009 ; Jaubert, 2010]. La sensibilité aux odeurs et l’appréciation hédonique que l’on en fait ne suit pas nécessairement les variations spatiales et temporelles des panaches odorants. La gêne peut significativement varier en fonction de l’intensité des odeurs, de la fréquence des épisodes, de leur caractère plus ou moins imprévisible et du niveau de dangerosité perçue [Pierrette et Moch, 2009]. Certaines recherches ont également mis en évidence l’importance de facteurs inhérents aux individus comme le genre, l’âge, l’origine ethnique, la pratique du tabagisme, ou encore la morphologie [Keller et al., 2012] ainsi que le caractère déterminant de leur relation au cadre de vie [Bonnefoy, 2007]. Les historiens et anthropologues du sensoriel ont, quant à eux, mis en avant le caractère culturellement déterminé du rapport aux odeurs et aux seuils de tolérance [Howes, 1986 ; Classen et al., 1994 ; Corbin, (1982) 2008]. Le présent article propose de poursuivre la réflexion en introduisant une dimension supplémentaire susceptible d’éclaircir tout à la fois les mécanismes de déclenchement de la gêne et les différentiels de sensibilité entre les individus. Il soutient la thèse selon laquelle la gêne ressentie par des riverains s’incarne avant tout dans une relation d’attachement que les individus gênés développent et entretiennent, plus ou moins collectivement, avec les mauvaises odeurs. Cette forme d’attachement met involontairement les individus dans un état d’attention qui fait souffrir et dont il est difficile de se départir. C’est le processus d’entrée dans ces états qui détermine, à bien des égards, la propension que les individus auront à ressentir et exprimer un sentiment de gêne.
4 Cette perspective invite à s’interroger sur ce que sont ces états de gêne, à les considérer comme des « qualia » c’est-à-dire comme des expériences des sens, des affects et des sentiments qui produisent un effet sur les êtres sensoriels qui les vivent [Nagel, 1974 ; Munn, (1986) 1992 ; Chumley et Harkness, 2013]. Il s’agit, pour employer la formule de Nagel [Nagel, 1974], de s’intéresser à l’« effet que cela fait » d’être dans la peau d’une personne dérangée par une pollution olfactive [2]. Si ces états sont supposés incommunicables car profondément ancrés dans le corps des êtres qui en font l’expérience, de nombreuses études en anthropologie ont montré la capacité qu’ont les qualia à s’extirper de l’individu et à coloniser des espaces sociaux à proprement parler [3] [Durham et Klaits, 2002 ; Livingston, 2008 ; Ralph, 2013]. Les qualia ne sont pas le simple produit de processus intérieurs exclusivement mentaux et strictement individuels ; ils proviennent de dynamiques environnementales, sensorielles et cognitives, plus ou moins collectives, à l’issue desquelles les ressentis s’édifient, se propagent et participent à la co-construction du monde. Cette capacité qu’ont les ressentis à faire société s’appuie sur des « médiations » [Hennion, 1993] faisant intervenir le langage et toutes autres formes de représentations visuelles ou écrites permettant tout à la fois d’exprimer et de susciter un affect. La compréhension des processus de déclenchement et de propagation des ressentis de gêne suppose donc de s’inscrire dans une véritable socio-anthropologie des états intérieurs prenant en compte les perceptions, les sensations, les émotions et leur formes de médiation, dans la construction des assemblages sociotechniques [Lutz et White, 1986 ; Lutz et Abu-Lughod, 1990 ; Classen, 1997 ; Gomart et Hennion, 1999 ; Hennion, 2004a].
5 Le présent article tente de comprendre la manière dont le sentiment de gêne olfactive se déclenche et se propage sur un territoire de nuisance. Il prend l’exemple des nuisances odorantes survenues aux alentours de plusieurs installations de méthanisation des déchets implantées sur le territoire français à partir de la fin des années 2000. L’article prend appui sur un travail d’enquête, réalisé en 2013, auprès de personnes habitant aux alentours de deux des principaux sites touchés par les nuisances [4]. Il s’agit des sites de traitement des ordures ménagères de Saint-Barthélémy d’Anjou et de Montpellier dont l’implantation a, dans les deux cas, occasionné de fortes nuisances odorantes. Ce travail sur les ressentis olfactifs ne peut s’appuyer sur des matériaux odorants que l’on enregistre, que l’on stocke, ou que l’on archive [5] [Classen et al., 1994]. La démarche d’enquête a donc privilégié une approche immersive axée, en premier lieu, sur les retours d’expérience des personnes concernées par la nuisance. 19 riverains au total ont été interviewés sur l’ensemble des deux sites [6]. L’objectif de ces entretiens était de comprendre les logiques d’« entrée » des riverains dans des états de gêne. Ces entretiens m’ont permis de recueillir leurs expériences olfactives et affectives, de comprendre les dynamiques émotionnelles à l’œuvre et de décrire les processus d’engagement des riverains dans les communautés d’affect locales et interterritoriales. Le travail d’enquête a également porté sur les affects en situation et l’examen des sensibilités dans leur milieu écologique [Hankins, 2013]. Certaines expériences de « co-présence » [Beaulieu, 2010] m’ont donné l’opportunité de partager avec les riverains des situations de nuisance. Elles m’ont fait appréhender la gêne comme un phénomène tout à la fois intime et collectif. Enfin, ce travail de terrain a été prolongé par une analyse des dynamiques collectives de déclenchement et de propagation du sentiment de gêne. Des entretiens supplémentaires auprès des principaux acteurs institutionnels ont été réalisés (associations de riverains, acteurs du projet et experts spécialisés dans la gestion des odeurs, etc.), d’une part ; et différents supports médiatiques (reportages télévisés, articles de presse, blogs, etc.) ont été analysés, d’autre part. Cette enquête a permis de révéler non seulement les pratiques affectives [Wetherell, 2012] propres à ce type de contexte, mais aussi les formes de médiation permettant à ces états intérieurs de prendre racine. La démarche s’est notamment appuyée sur les approches « séméiotiques » de Charles Sanders Peirce pour saisir la nature et la diversité des signes à l’œuvre dans le processus de diffusion des qualia [Peirce, 1938 ; Jackson, 2011].
6 L’article s’attache, dans un premier temps, à décrire l’émergence du sentiment de gêne en insistant sur la dynamique d’éveil de l’attention portée à la nuisance. Il décrit ensuite les processus de diffusion de ce sentiment au sein des – et entre les – territoires de nuisances. Il revient enfin sur les principales caractéristiques du phénomène et en discute les implications pratiques par rapport aux enjeux de gestion des nuisances.
L’éveil de l’attention
7 Les mauvaises odeurs sont souvent décrites par les riverains avec des qualificatifs très forts : elles sont qualifiées de « désagréables », d’« horribles », « insupportables » et sont vécues comme des agressions, des violations de l’espace d’intimité. La perception de l’odeur est irrémédiablement empreinte d’affectivité, car comme le souligne Joël Candau [2010], sentir c’est percevoir et être affecté. Pour autant, l’apparition d’un sentiment de gêne n’est pas automatique. L’odeur n’est pas vécue instantanément comme un facteur de dérangement. Elle prend la forme d’une agression en bonne et due forme lorsque les épisodes se répètent dans la durée, lorsqu’ils deviennent de plus en plus fréquents. Ce n’est qu’au terme de répétitions, de successions de situations d’exposition aux odeurs que les personnes gênées mesurent, chemin faisant, les empêchements que la nuisance produit sur la vie quotidienne, qu’elles prennent conscience du préjudice [7].
En fait, on s’en est rendu compte un peu tard, je trouve, des odeurs. Moi, je ne me suis pas rendu compte immédiatement des odeurs. Pour moi, ça sentait mauvais mais je me disais, c’est par rapport au temps [qu’il fait]. Puis finalement, c’est maman qui m’a dit, c’est [l’usine] ! Ah ! C’est donc ça ! (Femme, 18 ans)
9 Comme le montre ce témoignage, la perte de familiarité peut prendre du temps ; elle est ici vécue comme une « révélation » [Colon, 2012 : 97]. Cependant, tous les riverains ne vivent pas cet éveil comme une révélation aussi subite. Les procédures de concertation préalables aux projets d’implantation ont pour effet de mobiliser certains riverains autour d’un exercice pluriel de surveillance. De par leur participation aux mouvements d’opposition et/ou aux dispositifs d’évaluation collective des odeurs (via des jurys de nez), ces riverains ont une connaissance préalable du risque de nuisance. La dynamique d’éveil est pour eux plus progressive, car ils ont développé une forme de vigilance plus marquée dès la mise en route de l’usine.
10 Qu’elle soit subite ou plus progressive, cette prise de conscience donne lieu à un processus d’enquête [Dewey, 1993] au cours duquel les riverains tentent de mieux comprendre le phénomène. Si les dispositifs de mesure des odeurs contribuent très largement à cet effort d’évaluation, les premières tentatives de qualification proviennent avant tout de l’activité des riverains eux-mêmes. La succession des épisodes odorants informe peu à peu les riverains. Les odeurs sont nommées plus ou moins maladroitement, les fréquences d’apparition sont calculées autant que faire se peut, les micro-territoires les plus exposés sont identifiés, les sensations désagréables sont formulées. Il s’agit de prendre conscience des « petites différences » [Colon, 2012 : 97], pour qualifier la nuisance, quantifier les épisodes de gêne, et tenter de reprendre le contrôle sur la situation. S’échafaude alors progressivement une expertise olfactive pas nécessairement construite sur des catégories linguistiques très élaborées, mais ancrée dans la connaissance des lieux et des temporalités, des formes d’affectations et d’empêchements que les odeurs occasionnent sur les corps et les formes de sociabilités. « Percevoir, c’est informer une sensation » [Candau, 2000 : 44], c’est se donner les moyens de mettre des mots sur un ensemble de ressentis.
11 Cette expertise, réalisée par les riverains, va bien au-delà de la question de l’odeur. L’éveil de l’attention suscite, chez certains riverains, la mobilisation de tous les sens, pas seulement l’olfaction. Les riverains deviennent sensibles aux nuisances sonores, visuelles, kinesthésiques. La présence intermittente de mouches, le bruit occasionné par le flux quotidien des camions, la pollution lumineuse des bâtiments ou encore les produits destinés à lutter contre les nuisances sont autant de facteurs aggravant susceptibles d’être repérés et dénoncés par les riverains.
Parce qu’il y avait aussi ce problème des grosses mouches. L’été, quand on faisait un barbecue, c’était affreux. Même encore maintenant, on est obligé de protéger, surtout dès qu’il y a de la viande. Et puis elles [les mouches] étaient énormes ! On s’est dit que c’est quand même vecteur de maladies, ce n’est pas très sain. Donc les gens étaient inquiets là-dessus, les mouches et puis l’odeur. (Femme, 45 ans)
Il y a les lumières aussi. Ça, c’est un problème. Pour les pièces où il y a des volets, ça va, mais moi, par exemple, dans ma chambre il n’y a pas de volets. Il n’y a qu’un rideau. Je baisse le rideau et toute la nuit j’ai droit à de la lumière. À la limite, je retirerais le rideau, je pourrais lire dans ma chambre. Et j’ai fait l’expérience une fois, j’ai lu jusqu’à 3h du mat’ avec la lumière seulement de l’usine, je n’avais pas de souci pour lire. Donc c’est gênant quand on essaie de dormir la nuit logiquement ! Après je me fais enguirlander en classe parce que suis un zombie ! (Femme, 18 ans)
13 L’éveil met en alerte tous les sens. Le moindre microphénomène est repéré et analysé. La gêne est une activité profondément réflexive [Colon, 2010] qui accapare l’attention. Ce mécanisme psycho-sensoriel peut, pour cette raison, être interprété comme une forme d’attachement involontaire à la nuisance : malgré le caractère désagréable des mauvaises odeurs, les individus ne peuvent s’empêcher d’y prêter attention. La dynamique d’éveil ne peut donc pas être assimilée à une simple prise de conscience ; elle provoque aussi le développement d’une sensibilité particulière, une attention irrépressible pour le phénomène. Les individus se rendent sensibles à un ensemble de variations composées de fréquences, de types d’odeur, d’intensité, etc. Ils s’attachent de façon involontaire et incontrôlable à l’élément perturbateur. Une fois la dynamique enclenchée, la gêne agit comme par décuplement et s’avère bien difficile à contenir. Cet attachement non désiré, anxiogène voire douloureux renvoie à un véritable phénomène d’« emprise » [Chateauraynaud, 1999 ; Colon, 2012] qui contraint les individus, conditionne l’usage des sens et inféode les affects [8]. Il met en alerte les sens et rend d’autant plus stressant le manque de régularité des odeurs. L’imprévisibilité est souvent évoquée comme un facteur de gêne en soi presque aussi dérangeant que la présence de l’odeur :
On ne sait pas pour combien de temps. Ça va être des fois dix minutes, un quart d’heure… […] C’est ce qui est le plus pénible quelque part et difficile à vivre. Ce ressenti imprévisible. Et c’est stressant aussi. (Homme 65 ans)
Le tissage des solidarités affectives
15 La constitution des attachements obsessionnels relève d’un processus qui n’est pas exclusivement individuel. Si certains riverains s’isolent, d’autres s’interrogent, se rencontrent, échangent sur leurs ressentis individuels, s’adressent directement à l’usine, interpellent les pouvoirs publics. La gêne crée des solidarités entre les personnes plus ou moins directement affectées par les odeurs. Dans les deux cas observés, les personnes gênées se sont réunies au sein d’associations de riverains pour constituer un collectif, partager les ressentis et dénoncer les nuisances [9]. Cette mise en commun des ressentis procède par confirmations transsubjectives : les expériences subjectives individuelles sont comparées et confrontées. Elles échafaudent petit à petit une connaissance fine des odeurs et de la gêne ressentie fondée sur l’accumulation progressive des expériences individuelles. Certains riverains ne sont pas directement affectés au quotidien mais se greffent au mouvement par intérêt pour le cadre de vie, ou par solidarité pour les habitants les plus touchés. Les articles de presse ou les reportages télévisés relatant la gêne olfactive renforcent le sentiment d’appartenance à cette communauté nouvellement formée. De la même façon, l’engagement dans les dispositifs de perception des odeurs et/ou la participation aux réunions de concertation avec les responsables des usines, concourent à sceller des solidarités affectives locales. L’engagement dans ces dynamiques collectives a pour effet de rassurer les riverains gênés quant à l’authenticité de leurs ressentis. Il crée des communautés affectives dont les membres se soutiennent et s’entraident dans les moments difficiles [10]. Cet engagement les aide à mieux comprendre le phénomène, à en saisir ses composantes institutionnelles, économiques et techniques. Il les rassure quant à la légitimité de leur ressenti et leur donne le sentiment de reprendre prise sur la nuisance.
16 Les solidarités se nouent non seulement au sein des territoires de nuisance, en proximité directe des usines, mais aussi entre les territoires puisqu’un réseau informel d’associations locales s’est constitué au niveau national autour d’une même opposition aux installations de méthanisation des ordures ménagères. On y trouve des associations de riverains rencontrant les mêmes problématiques de nuisances et d’autres collectifs s’étant constitués autour d’une opposition à la méthanisation [11]. La formation de ce réseau informel a engendré de nombreux échanges. Si ces interactions entre associations ont été l’occasion de remettre en cause le procédé industriel, de co-construire des argumentaires, ils ont aussi donné l’opportunité de partager les ressentis des uns et des autres. Les territoires de nuisances s’interconnectent autour de la gêne olfactive en tant qu’expériences intimes réellement vécues (ou virtuellement anticipées dans le cas des mouvements locaux d’opposition aux projets d’implantation). Dans ce processus complexe, profondément social, le domaine de l’intimité se déplace de la sphère locale vers des collectifs plus larges, inter-territoriaux, en intégrant des formes relationnelles fondées sur la compassion et la proximité affective. L’intimité de la gêne devient un objet politique ; elle relie ensemble des ressentis, des territoires de nuisance, des revendications citoyennes. La multiplication des liens de solidarité permet d’élargir la communauté affective à un mouvement social plus large où se nouent des liens émotionnels, compassionnels et politiques qui rassurent [12].
Le travail de sensibilisation
17 Le tissage de ces liens de solidarité ne répond pas uniquement à une simple mise en commun d’affects. Il mobilise aussi tout un effort collectif de sensibilisation destiné à publiciser la nuisance, à convaincre du caractère délétère des odeurs, à montrer et démontrer l’ampleur du dommage.
18 Il s’agit, par exemple, des nombreuses réunions organisées pour informer le voisinage, des sites internet montés pour exposer la gêne subie, des pétitions, des interpellations publiques, ou encore des manifestations organisées pour dénoncer le caractère intolérable des odeurs [13]. De son côté, la presse régionale et nationale se fait l’écho des multiples déconvenues occasionnées par ces usines [14]. Ces différentes actions créent des inscriptions pérennes sur des supports médiatiques variés et laissent des traces dans les consciences. Mais comment le partage des ressentis opère-t-il concrètement ? Comment les ressentis de gêne parviennent-ils à se « transmettre » au sein de cette communauté d’affects ? Toute la difficulté est bien de faire sentir et ressentir des entités (les odeurs) qui ne peuvent être enregistrées et restituées [15].
19 Le travail de sensibilisation mobilise en fait différents ressorts. Il procède, tout d’abord, par le biais de récits, d’anecdotes, d’arguments, d’éléments de preuves. La plupart des témoignages sont expressifs. Les sentiments de colère, d’agacement ou de lassitude sont très fréquents, et les récits sont souvent empreints d’ironie ou de formules de dénonciation. Plus la description du phénomène est précise et contextualisée, plus le caractère vraisemblable et authentique des ressentis semble établi.
L’odeur est toujours la même. L’odeur elle est partout pareille. C’est suivant les vents. C’est des courants d’air. S’il y a un hangar par exemple… bon ici c’est une zone industrielle. Si ça butte contre un hangar, ça détourne le courant d’air et hop l’odeur est différente. Elle va à un endroit différent.[…] Ici le matin, vous attaquez la journée, le matin c’est des vents du nord. Et nous, on est souvent chez mes parents à la campagne. Vent du nord on l’a. Et l’après-midi, ça tourne au sud-ouest, et on l’a l’après-midi ici. Souvent dans la même journée, on l’a le matin [chez mes parents] et le soir ici. (Homme 62 ans)
21 Mais le simple énoncé oral ne suffit pas à incarner la quale. Le travail de sensibilisation s’inscrit dans un exercice composite destiné à faire ressentir les émotions suscitées par l’odeur à un public élargi. Il est utile, pour illustrer cet argument, de commenter la façon dont certains des riverains m’ont interpellé en tant que chercheur lors de mes périodes d’enquête en 2013. Je me souviens en particulier de l’un des membres actifs d’une des associations de riverains m’ayant conduit aux bordures de l’usine pour me faire sentir la nuisance au plus près. Il savait exactement où se trouvaient les sources les plus agressives, les plus répugnantes. Nous sommes restés près d’une dizaine de minutes en bordure du site pour humer l’atmosphère, commenter l’agressivité de l’odeur, expérimenter l’effet de répulsion et l’envie de s’y soustraire. Ces types d’interactions sont de réels moments de partage où l’enjeu est de souder un collectif autour d’un affect. Ma venue en tant qu’observateur extérieur était alors pressentie comme une façon d’élargir la communauté affective afin que je devienne porte-parole de la gêne ressentie. Ces expériences se sont multipliées durant les périodes d’enquête. Elles montrent combien la dynamique de diffusion de la quale de gêne nécessite une communion sensorielle susceptible de faire les autres ressentir ce que l’on ressent soi-même.
22 Les jurys de nez riverains mis en place dans les deux cas étudiés pour mieux objectiver les nuisances odorantes participent également, pourrait-on dire, de cette communication ; ils ont, en effet, permis non seulement d’introduire un langage olfactif composé de descripteurs partagés [16] mais aussi de stabiliser une échelle « hédonique » à partir de laquelle les jurés ont pu évaluer leur degré de dérangement [17]. Toutefois ces dispositifs contribuent de façon très équivoque au travail de sensibilisation à proprement parler. L’engagement des riverains dans les jurys de nez n’est en effet pas censé générer une sensibilité prononcée à la gêne. Il est au contraire fondé sur une forme de consentement à « être affecté différemment » par les odeurs, à mettre de côté pour un temps le caractère agaçant pour privilégier une approche plus neutre orientée vers un effort d’observation, de qualification et de quantification [Daniel, 2018]. L’exercice de sensibilisation s’appuie en réalité moins sur ces outils perceptuels participatifs que sur des formes d’expression plus prosaïques de la gêne mais tout aussi opérantes. Il mobilise, en effet, des objets ou des images évocatrices suggérant la gêne infligée. Il s’agit, par exemple, des rubans adhésifs anti-mouche exposés pour montrer l’ampleur de la nuisance, des prospectus expliquant la situation, des panneaux informatifs signalant le nombre de jours de nuisance, des dessins humoristiques évocateurs ou encore des photos illustrant le caractère irrespirable de l’atmosphère (cf. figures 1, 2, 3 et 4).
Figure 1 – Photo prise lors de la manifestation du 17 novembre 2012 réunissant les associations riveraines opposées aux installations de méthanisation des ordures ménagères. Les masques respiratoires arborés par les manifestants suggèrent le caractère irrespirable de l’air (toutes les photographies sont de l’auteur).
Figure 1 – Photo prise lors de la manifestation du 17 novembre 2012 réunissant les associations riveraines opposées aux installations de méthanisation des ordures ménagères. Les masques respiratoires arborés par les manifestants suggèrent le caractère irrespirable de l’air (toutes les photographies sont de l’auteur).
Figure 2 – Panneau informatif, positionné au bord de la route en proximité de l’usine Biopole de Saint Barthélémy d’Anjou, sur lequel figure une comptabilisation du nombre de jours de nuisance occasionnés depuis le début de l’année 2012. L’exposition chiffrée du nombre de jours de nuisances (235 jours d’odeurs et 95 jours de mouche) évoque le caractère continu, massif et, par conséquent, « intolérable » du phénomène de nuisance.
Figure 2 – Panneau informatif, positionné au bord de la route en proximité de l’usine Biopole de Saint Barthélémy d’Anjou, sur lequel figure une comptabilisation du nombre de jours de nuisance occasionnés depuis le début de l’année 2012. L’exposition chiffrée du nombre de jours de nuisances (235 jours d’odeurs et 95 jours de mouche) évoque le caractère continu, massif et, par conséquent, « intolérable » du phénomène de nuisance.
Figure 3 – Cette photo représentant un ruban adhésif anti-mouches est exposée sur le blog des « Verts de Bagnolet » [18]). La présence de mouches suggère l’existence de matières en décomposition et d’odeurs nauséabondes.
Figure 3 – Cette photo représentant un ruban adhésif anti-mouches est exposée sur le blog des « Verts de Bagnolet » [18]). La présence de mouches suggère l’existence de matières en décomposition et d’odeurs nauséabondes.
Figure 4 – Image humoristique réalisée par le dessinateur Karak [19] et reprise par l’association des riverains de Garosud (Montpellier) sur leur site internet [20]. Le rat représente ici l’usine Amétyst de Montpellier. Entouré de mouches, il donne une impression de souillure et évoque la réprobation, alors m00EAme que son pouce levé semble suggérer que la situation est sous contrôle.
Figure 4 – Image humoristique réalisée par le dessinateur Karak [19] et reprise par l’association des riverains de Garosud (Montpellier) sur leur site internet [20]. Le rat représente ici l’usine Amétyst de Montpellier. Entouré de mouches, il donne une impression de souillure et évoque la réprobation, alors m00EAme que son pouce levé semble suggérer que la situation est sous contrôle.
23 Ces différentes actions de publicisation faites autour de la gêne édifient ce que Peirce appelle des qualisignes [Peirce, 1938 ; Munn, (1986) 1992], c’est-à-dire des signes qui expriment, matérialisent et véhiculent les qualités d’un ressenti. Ces qualisignes sont incarnés par des états du corps (moues de répulsion, témoignages expressifs…), des signes extérieurs de la putréfaction (présence de mouches), des objets utilisés pour s’en prémunir (masques respiratoires, pièges à mouches). Si l’on poursuit le travail d’analyse en mobilisant les catégories sémiologiques proposées par Peirce, ces formes de matérialisation affective de la nuisance renvoient principalement à des signes « indiciels ». L’indice, contrairement à l’icône ou au symbole, est le type de signe qui affiche le plus de proximité avec le monde matériel. Il traduit une « connexion physique directe » avec ce qu’il représente [21] [Peirce, 1938 : 1372 cité dans Jackson, 2011]. Selon Jackson [2011], l’olfaction renvoie principalement à des indices car cette forme de sensorialité est quasi exclusivement liée à l’expérience immédiate des récepteurs olfactifs au contact des molécules odorantes. Dans les contextes de gêne olfactive, ces formes indicielles sont primordiales pour matérialiser et rendre compte d’un phénomène a priori invisible. Ces indices peuvent, par la suite, prendre des formes de représentation plus abstraites pouvant aussi servir de support à cette communication inter-subjective pour symboliser ou imager la nuisance. Les figures de la mouche ou du rat sont, par exemple, fréquemment mobilisées pour évoquer la souillure et mettre en responsabilité l’usine polluante (cf. figure 4).
24 à travers la mobilisation de cette diversité de qualisignes, c’est un véritable « travail émotionnel » [22] [Hochschild, 2003a, 2003b] portant sur les ressentis sensoriels qui est mis en œuvre. Ce travail consiste à susciter une émotion qui n’existe pas nécessairement au préalable chez leurs interlocuteurs, à suggérer une manière de sentir et de réagir face à la nuisance. Il s’agit, pour ces entrepreneurs d’affects, d’instaurer un régime tout à la fois d’attention et de dénonciation en suggérant une manière d’être affecté par la nuisance. Ce travail ne renvoie pas à une simple règle sociale de conduite émotionnelle désincarnée. Il induit chez les riverains une sensibilité à la nuisance non seulement parce que l’attention est de nature à attiser les perceptions, mais aussi parce que les démonstrations d’affects ont cette capacité de faire ressentir les sensations au plus profond. C’est la raison pour laquelle l’un des répertoires d’action privilégiés des personnes gênées est de proposer aux interlocuteurs qu’ils souhaitent convaincre de « venir sentir » les odeurs [23]. Il s’agit, pour les riverains gênés, de « rendre sensible » les autres individus aux odeurs [Despret, 2004 ; Latour, 2004 ; Hennion, 2006], de leur apprendre à être affectés de la même façon qu’ils le sont, de leur faire vivre le processus d’éveil qu’ils ont eux-mêmes vécus. C’est en somme une forme d’apprentissage des sens [Condillac, (1754) 1984] visant à rendre les autres sensibles à la nuisance autant qu’on l’est.
Une réception différenciée
25 La réception de ce travail affectif dans les réseaux locaux d’interconnaissance est évidemment complexe et sélective. Ce que montre le travail de terrain est que celle-ci peut être très différenciée. Selon les individus, les sensibilités peuvent varier du tout au tout. Le témoignage d’un couple de riverains montpelliérains ayant acheté leur pavillon quelques années avant la construction de l’installation de traitement des déchets a été, pour moi, révélateur de cette réception différenciée au sein d’un même foyer. Alors que la femme du couple me décrivait pendant la première heure d’entretien un engagement très limité au sein du mouvement, un sentiment de gêne assez modéré, l’arrivée de son mari a laissé transparaître une toute autre image. Ses prises de parole étaient davantage dans la dénonciation. Il se plaignait des nuisances olfactives, selon lui, quasi-continuelles (« c’est quand même un petit peu tout le temps »), évoquait les empêchements personnels qu’il subissait au quotidien (au niveau des repas, de l’impossibilité d’inviter des convives), critiquait la gestion « déplorable » de cette affaire par les autorités locales, se plaignait de maux de tête et de gorge qu’il attribuait sans hésitation à l’usine. Ces deux façons de vivre la gêne, d’être affecté par la nuisance au sein d’un même foyer, témoignent de la grande variabilité des sensibilités. En réponse aux efforts de sensibilisation, certains individus se montrent indignés par les nuisances ; d’autres choisissent de les ignorer ; d’autres encore prennent sur eux, en espérant qu’elles s’atténueront peu à peu.
26 Cette grande variabilité dépend d’un nombre de facteurs qu’il serait ici bien difficile d’énumérer et de hiérarchiser. On peut toutefois remarquer quelques grandes tendances qui influencent cette dynamique de réception. Premièrement, l’exposition à la nuisance est assurément un élément essentiel. C’est au contact du phénomène odorant que l’attention se mobilise peu à peu. Les odeurs et autres sources de nuisances créent ce que Gibson appelle des affordances [24] [Gibson, 1979 : 127] négatives vécues comme d’autant plus gênantes qu’elles sont situées au cœur des contextes de vie des individus. L’intrusion des nuisances dans l’espace domestique crée un sentiment d’agression, de transgression du « chez soi », cet espace refuge supposé protéger l’intimité des individus. La plupart des personnes gênées sont des riverains, habitants près des installations odorantes, directement touchés dans leur espace d’intimité domestique par les nuisances. Un degré important d’exposition à la nuisance n’est toutefois pas une condition nécessaire. Certains individus peuvent s’engager dans le mouvement et devenir sensibles aux odeurs par inquiétude vis-à-vis du risque de dépréciation économique ou plus simplement par solidarité envers les personnes les plus gênées. C’est le cas notamment de l’une des personnes que j’ai interviewé qui a adhéré au mouvement des riverains par soucis de solidarité avec les habitants les plus touchés. Sa sensibilité aux odeurs s’est accrue petit à petit au fils des interactions avec le groupe de riverains et de sa participation au jury de nez.
Sur les nuisances, au début, je n’étais pas très attentive pour la raison que je ne savais pas bien identifier les choses. Puis, on a progressé, on nous a fait notre éducation en matière d’odeurs. […] Vendredi soir dernier, par exemple, j’avais des gens à dîner chez moi. Je sors à 23h30, ça explosait l’odeur de BRS ! Tout de suite, je me suis mis devant mon ordinateur et j’ai envoyé un mail à tout notre groupe pour dire : « ça sent ! » C’est moins grave que le voisinage direct, puis on n’a pas les nuées de mouches, mais c’est quand même un peu surprenant ! À vol d’oiseau, je ne sais pas à quelle distance cela représente, 1,5 km peut-être, mais les odeurs sont quand même un peu bizarres. L’Anjou est très particulier car quand ils [les riverains les plus proches] ont les vents d’ouest, ils en prennent en plein. Et nous, c’est quand c’est dans l’autre sens, dans le nord. Quand ça se sent chez nous, ça ne sent pas chez eux. C’est plutôt eux qui ont les odeurs et les mouches quand même. (Femme, 57 ans)
28 Un deuxième facteur de sensibilisation est certainement celui lié à l’attachement au territoire. Il est utile de préciser que ce sont avant tout les habitants propriétaires qui constituent le noyau dur des réseaux locaux de mobilisation contre les usines de traitement des déchets. La prédominance de propriétaires concernés dans les cercles de mobilisation montre à quel point la gêne est profondément associée à des ressentis affectifs indissociables non seulement de la qualité du cadre de vie mais aussi du risque de dépréciation économique des biens immobiliers [25]. Ce risque est un puissant moteur de mobilisation et de sensibilisation, car contrairement aux habitants locataires, les propriétaires jouent leur patrimoine économique dans cette affaire. Leur sensibilité est d’autant plus réactive qu’elle est directement liée au danger que représente une dégradation pérenne du cadre de vie et de la valeur immobilière associée.
Quand on a acheté ici on n’a pas acheté les odeurs et l’usine. On a un bien qui est sympa. Qu’est-ce que ça vaut, qu’est-ce que ça vaudra demain si l’usine pète, si les nuisances continuent, une très forte médiatisation ? Ça pose aussi ce type de questions-là. (Homme, 48 ans)
30 La réaction affective au travail de sensibilisation dépend donc du degré d’attachement au territoire. Cet attachement n’étant pas nécessairement qu’économique : certains riverains vivent aussi la nuisance comme une altération de leur territoire de vie auquel ils sont affectivement et symboliquement attachés [Tapia, 1978].
31 Enfin, les rapports de loyauté dans lesquels les individus sont enserrés peuvent aussi jouer sur les dynamiques de sensibilisation. Certaines études ont montré que le degré de tolérance des riverains peut varier en fonction de leur rapport plus ou moins « nourricier » à l’usine polluante [26] [Tapia, 1978]. Le fait d’être employé ou d’exercer une activité économique dans l’usine en proximité peut être un facteur de « dé-sensibilisation ». Dans les deux cas étudiés, l’adhésion explicite à une règle d’indignation s’est limitée aux personnes habitant à proximité de l’usine malgré l’exposition à la nuisance des personnes travaillant sur le territoire (employés de l’usine odorante y compris). Cette relative imperméabilité entre les résidents et les acteurs économiques suggère que la convergence des revendications est une entreprise risquée car elle peut être perçue comme une forme de trahison. D’une part, les salariés des installations polluantes sont bien entendu liés à leur employeur par un rapport de loyauté qui empêche toute manifestation de solidarité envers les riverains. S’associer aux mouvements de contestation reviendrait à adopter une position de défiance difficilement tenable vis-à-vis de leurs employeurs [27]. D’autre part, les mouvements locaux de contestation se sont peu élargis aux entreprises situées en proximité de la source de nuisance. Ce relatif désintérêt montre que les logiques de sensibilisation à la nuisance et de mobilisation empruntent des trajectoires différentes dans les mondes professionnels qu’il serait intéressant d’approfondir. Cette faible mobilisation de la part des acteurs économiques peut être vécue par les personnes gênées comme une forme de déloyauté, à l’instar de ces trois riverains qui regrettent le manque de solidarité entre acteurs du territoire :
F - Ils [les entreprises locales] sont tributaires des services [de la mairie]. Là [par exemple] il y a une entreprise de sanitaires qui travaille avec la mairie, ils sont liés.
C - Aucun n’a voulu faire partie de l’association.
M - On est allé les voir [les entreprises], on les a contactées. […] Y a pas moyen. Ça a pas marché. Il y en avait un ou deux qui avait promis, et puis ils sont partis.
F - Mais ce n’est pas qu’avec la mairie. C’est une histoire de connaissances, de machins. Alors là c’est l’agglo. C’est vaste l’agglo... Donc les entreprises sont bridées par ça. […] Enfin le fait est que c’est très difficile. Il n’y a quasiment plus que des entreprises sur ce secteur et personne ne bouge. Ils mettent des appareils pour traiter des mouches, pour enlever les odeurs. (M : homme 62 ans ; F : femme 59 ans ; C : femme 60 ans)
La gêne comme processus cognitif et attentionnel
33 L’exposé de la dynamique des affects en situation a permis de mieux saisir le processus de déclenchement et de propagation de la gêne. Les qualia de gêne ne sont pas de simples réponses mécaniques à des stimuli extérieurs, ce sont de véritables états dans lesquels on entre. Ces états d’attachement à la nuisance pourraient, à ce titre, être rapprochés de ce que les sciences cognitives ont appelé le « biais de contagion » : les individus soumis à une succession de signaux ont tendance à aligner leur niveau de perception sur les stimuli antérieurs [Hollingworth, 1910 ; Akrami et al., 2018]. Si ce biais de mémorisation sensorielle explique certainement en partie l’entrée dans un régime d’attention et la difficulté à s’y soustraire, le travail de terrain qui vient d’être exposé met en lumière une dimension supplémentaire. L’entrée dans ces états fait suite à des processus complexes de conscientisation et de compréhension du phénomène. La relation que les sujets entretiennent avec l’objet de leur angoisse est ancrée dans un rapport très intime à la nuisance, dans une connaissance fine de ses variations, dans un rapport de familiarité avec ses occurrences. La gêne est un ressenti dont les modalités d’existence s’appuient sur une activité profondément réflexive. Les ressentis, leurs modalités, leurs formes d’expression font l’objet d’une constante attention, évaluation et réévaluation de la part des individus gênés.
34 Ce constat rejoint les résultats des travaux réalisés en anthropologie sur la gêne sonore. Paul-Louis Colon a mis en évidence l’enchevêtrement entre les perceptions et les pratiques sociales, le caractère proprement réflexif des ressentis. Les individus deviennent gênés lorsqu’ils prennent conscience de l’existence d’un bruit indésirable, d’une récurrence fâcheuse, lorsqu’ils développent une connaissance fine du phénomène et une sensibilité à la nuisance [Colon, 2008, 2010, 2012]. La transformation de l’attention portée au phénomène est, autrement dit, cruciale dans l’installation dans la durée d’un sentiment de gêne. Les processus sensoriels, physiologiques, psychologiques œuvrent communément dans la mise en place insidieuse de cet état. Les individus sont irrémédiablement enclins à se pencher sur le phénomène, à en connaître les ressors, à diriger leur attention vers la nuisance, dans l’espoir ultime de reprendre le contrôle sur la situation. C’est bien la transformation de leur régime d’attention aux choses [Hennion et Teil, 2004] qui constitue un des facteurs essentiels dans l’inscription du sentiment de gêne dans la durée. La gêne olfactive se distingue, pour cette raison, du phénomène de dégoût avec lequel elle est souvent confondue. Alors que le dégoût est marqué par un rapport à l’instantanéité, une répulsion corporelle qui engage le corps dans sa totalité [Miller, 1997 ; Durham, 2011 ; Memmi et al., 2011], la gêne olfactive s’inscrit davantage dans la durée. Si la confrontation aux odeurs peut être caractérisée par des épisodes de dégoût, le phénomène devient vraiment « gênant » à partir du moment où il se répète, où l’on en prend conscience, où l’attention se cristallise irrémédiablement. C’est bien l’inscription dans le temps d’une affordance obsessionnelle qui caractérise le phénomène de gêne environnementale.
La gêne comme productrice d’attachements délétères
35 Cette transformation du régime d’attention portée à la nuisance entretient une relation paradoxale d’attachement entre les individus gênés et l’objet de leur dérangement. Il prend la forme d’une proximité qui renvoie davantage à ce qui entrave affectivement et fait souffrir qu’à ce qui affranchit, autorise ou réalise. Ce type d’attachement non désiré, qui engendre de la souffrance, peut être qualifié de « délétère ». Il fait écho à d’autres formes d’attachements nocifs dont les êtres humains peuvent faire l’expérience. Qu’ils s’agissent du junky face à sa drogue, du boulimique face à son appétit irrépréhensible, ou encore du fumeur face à sa cigarette, les modalités de coexistence entre les humains et leur environnement sociotechnique immédiat peuvent générer des attachements qui, paradoxalement, font souffrir. Ces attachements ne sont pas toujours désirés, contrôlés, heureux. Ils peuvent être anxiogènes, addictifs, destructeurs, sans pour autant que les individus soient totalement passifs dans cette relation [28]. L’attachement à la nuisance se construit peu à peu aux termes de prises de conscience, d’interrogations que le phénomène soulève, d’enquêtes entreprises par les individus gênés pour mieux en cerner les contours. C’est un processus d’éveil attentionnel qui peu à peu crée un lien difficilement contrôlable entre la nuisance et l’être gêné. Ce processus est ici moins façonné par la curiosité de la découverte, la passion pour les variations [Hennion, 1993] ou encore l’attrait pour l’interdit que par le désir de reprendre prise sur une situation anxiogène [29] [Colon, 2012]. Cela ne signifie en rien que la matérialité des molécules odorantes est un élément totalement secondaire dans cette affaire. Les odeurs jouent au contraire un rôle presque symétrique à celui joué par l’être gêné aux prises avec son besoin de compréhension et de maîtrise de la situation. Ce qui caractérise ce type d’attachement est justement la double relation, active et passive, dans laquelle se trouvent les individus qui y sont confrontés. Ils sont tout à la fois victimes de la nuisance, pris au piège par les molécules odorantes, cernés par les « affordances » négatives et, dans le même temps, acteurs de leur propre sentiment de gêne du fait de leur implication personnelle dans l’effort de compréhension et de résolution du problème. Bruno Latour a très bien décrit la difficulté à décrire ces formes d’attachement qui nous relient aux choses, en particulier la difficulté à penser la relation entre l’objet de l’attachement (l’odeur) et son sujet (la personne gênée) [30] [Latour, 2000]. Est-ce la nuisance qui gêne les individus ou bien les individus qui sont – ou se mettent dans la position d’être – gênés par la nuisance ? Comment appréhender la relation d’emprise en sachant que les personnes gênées sont aussi, en partie, acteur de leur état ? Pour bien saisir l’ambivalence du phénomène, il convient d’adopter ici ce que Latour appelle la « voix moyenne », cette sorte d’entre-deux où l’individu agissant est aussi agi par la nuisance. Le sentiment de gêne est une opération de rapprochement réciproque entre des affordances environnementales désagréables, d’une part, et des êtres sensibles dotés d’une capacité à s’y intéresser, de l’autre.
La gêne comme phénomène collectif
36 L’entrée dans ces états d’attachement ne consiste pas en un processus exclusivement individuel. Elle s’appuie sur des formes d’interactions et d’échanges où les ressentis sont formulés, exposés, partagés. Les déclenchements d’états de gêne sont profondément ancrés dans des expériences sensorielles et sociales. Les qualia se « déploient » à travers des collectifs variés, non uniformes. Ils se propagent grâce à la capacité qu’ont les individus à les exprimer, et à les ressentir en retour. Au terme de ces processus, c’est une réelle sensibilisation à la gêne qui est opérée, c’est un changement profond du régime d’attention portée à la nuisance qui se trame (les personnes sensibilisées seront d’autant attentives à l’apparition d’une odeur), c’est une intériorisation intime et charnelle des affects ressentis qui s’inscrit dans les consciences.
37 Cette sensibilisation passe par un véritable travail composite. Le terrain a en particulier permis de mettre en lumière la figure et le rôle des entrepreneurs d’affects dans ces dynamiques d’échanges qui, à l’instar des entrepreneurs de morale [Becker, (1963) 1994] ou de mémoire [Buscatto, 2006], contribuent à la grande variété du répertoire de l’action militante. Il ne s’agit toutefois pas ici de faire exister un principe moral ou une vérité mémorielle, mais bien de faire vivre une réalité affective et de l’inscrire dans le long processus de négociation collective du bien commun. Il s’agit notamment de rendre les autres sensibles au dérangement occasionné, aux affects ressentis, aux préjudices encourus. Ce travail de sensibilisation procède non seulement par contact direct et sensoriel avec la source de dérangement, par des mises en situation olfactives, mais aussi par des mécanismes d’empathie, de compassion et de partage des subjectivités, au terme desquels les individus se figurent la situation de gêne et en éprouvent les désagréments. Il passe par la diffusion de signes matérialisant la qualité des ressentis (qualisignes) qui agissent comme ce qu’Hennion appelle des médiations, c’est-à-dire « les moyens même que l’on se donne pour saisir l’objet » [Hennion, 2004b : 12]. L’effet de « contagion » est conditionné par la qualité de ces médiations qui sollicitent l’esprit et le corps dans toute sa matérialité.
38 La description de ces processus nous invite à concevoir la gêne olfactive comme un phénomène profondément collectif. Malgré le caractère intime du rapport à l’olfaction et aux ressentis, le déclenchement des mécanismes d’attention fait intervenir des processus sociaux à part entière. L’intimité ne consiste pas en une entité exclusivement individuelle, restreinte à la seule enveloppe corporelle d’êtres isolés de toute interaction sociale. Bien au contraire, elle constitue ce qui donne de la proximité entre les êtres, ce qui les lie affectivement les uns aux autres. Elle donne lieu à des dynamiques qui participent de la construction du lien affectif, de l’espace de sociabilité et de la construction du territoire [31]. Si l’intimité relève du domaine du self et de la relation, cela ne signifie pas qu’elle se restreint à la seule sphère privée [Cole et Durham, 2007]. « Intimacy can take place across space » [Durham, 2011 : 148]. Alors que la gêne peut facilement donner lieu à des pratiques de confinement, d’éloignement, d’évitement, voire de rejet, elle peut aussi susciter le partage, l’empathie, la compassion. La souffrance ressentie peut devenir un objet collectif, social à proprement parler, pas uniquement limité au seul spectre de la corporalité intime, ou à la frontière de la maisonnée (domus). Elle peut être à l’origine de démonstrations d’empathie et de solidarité allant au-delà des cercles habituels de l’intime. Elle se répand peu à peu sur un territoire dont la délimitation dépend non seulement d’éléments contextuels locaux (formes d’attachements au territoire, degrés de concernement des individus, état des réseaux locaux d’interconnaissance, rapports de loyauté envers les acteurs économiques locaux…), mais aussi de processus socio-sensoriels marqués par l’expérience concrète de la nuisance. L’adhésion à la règle de dénonciation des nuisances se construit autour d’un ensemble d’expériences sensibles et d’interactions sociales entre des personnes gênées et d’autres ayant la capacité à se mettre à la place des personnes les plus touchées, à en imaginer les méfaits. La diffusion de la quale de gêne répond moins à un phénomène « irrationnel » de contagion émotionnelle déconnecté du contexte de la nuisance, qu’à une dynamique des affects pleinement ancrée dans la matérialité (moléculaire) du phénomène, la sensorialité des corps, la nature expérientielle des ressentis.
Perspectives
39 Il convient, pour finir, de dégager les implications pratiques qui découlent de cette façon d’appréhender la gêne olfactive comme une forme d’attachement délétère à la nuisance. Premièrement, il n’est plus question d’opposer les ressentis authentiques aux malfaçons, mais bien de distinguer les individus « contaminés » ou non par ces états. Pour les individus contaminés, les perceptions sont d’autant plus affûtées, la tolérance aux odeurs dégradée, le niveau d’attention plus élevé. La moindre odeur peut devenir anxiogène, source de dérangement et de mécontentement. C’est la raison pour laquelle, il est souvent fait allusion au dépassement d’un seuil à partir duquel les choses ne sont plus comme avant. Il ne s’agit pas d’un seuil mesuré en termes de fréquences de dépassement, de concentrations d’odeur, ou encore de durée d’exposition, mais bien d’une étape clé suite à laquelle les individus s’installent dans un état d’où il est bien difficile de revenir en arrière. La question de la sensibilité – et plus particulièrement des différences de sensibilité – ne se pose plus exclusivement en terme de déterminants biologiques ou psychosociaux. Elle met en jeu des processus foncièrement hybrides où les différentes évolutions physiologiques, sensorielles, psychologiques et sociales sont susceptibles de développer une sensibilité à la nuisance. Deuxièmement, la sortie de ces états d’attention ne va pas de soi. Elle ne suit pas automatiquement la baisse des fréquences et des intensités. La moindre manifestation de l’odeur peut entraîner, pour ces esprits en alerte, un sentiment de gêne indépendamment des évolutions « objectives » de concentrations odorantes. Elle peut alimenter ou réactiver des états d’attention soutenue plus ou moins pérennes. La permanence de ces états dans la durée explique, à bien des égards, les situations souvent rencontrées par les industriels dans lesquelles les améliorations techniques réalisées ne suffisent pas à faire disparaître un mécontentement. Certes les différentes étapes des processus dialogiques sont parfois marquées par des précédents qui alimentent un sentiment d’injustice, mais ce mécontentement est également lié à un niveau élevé d’attention à la nuisance qui, pour qu’il s’amoindrisse, nécessite des périodes calmes et prolongées. Les phénomènes d’« accoutumance » ou d’« habituation » souvent évoqués, souhaités voire fantasmés dans les contextes d’implantations industrielles conflictuelles ne sont en réalité pas systématiques [32]. Car il s’agit bien de se défaire d’une emprise, de se désensibiliser, de se détacher d’une affordance qui fait souffrir.
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : Gêne environnementale, Attachement, Entrepreneurs d’affects, Nuisances odorantes, Quale
Date de mise en ligne : 14/05/2019
https://doi.org/10.3917/ethn.192.0421Notes
-
[1]
Cf. [https://www.youtube.com/watch?v=gDYfv-bzzOQ consulté le 21 mars 2018].
-
[2]
Dans son article précurseur de 1974, Nagel a certainement été l’un des premiers à aborder la conscience d’un point de vue phénoménologique et à en formuler les difficultés philosophiques et méthodologiques [Nagel, 1974].
-
[3]
Laurence Ralph [2013] a, par exemple, montré comment se sont développés un récit et une mémoire collective relative aux exactions de la police de Chicago dans les années 1970-1980 autour de la souffrance – ce qu’il nomme la « quale of pain ». Le ressenti de douleur s’est diffusé dans l’espace et le temps ; il a contribué à la création d’une conscience historique locale au-delà des limites du self. Dans leur article sur les funérailles publiques au Bostwana, Durham et Klaits ont quant à eux mis en évidence la façon dont le chagrin éprouvé dans l’intimité du cercle familial pouvait se répandre dans un cercle plus large lors des rituels funéraires [Durham et Klaits, 2002]. Enfin, Livingston [2008] a montré, de son côté, comment la gestion du dégoût peut devenir intersubjective et comment des émotions paradoxales sont à l’œuvre dans le traitement des enfants handicapés ou cancéreux au Botswana. Les personnes qui y sont confrontées sont partagées entre le dégoût provoqué par la vue des corps abimés par les tumeurs, les traitements chimiothérapiques, et les mastectomies, et l’exigence d’humanité (le « Botho ») qui les poussent à surmonter ces images et odeurs répulsives pour accompagner dignement ces enfants.
-
[4]
Ce travail d’enquête entre dans le cadre d’un projet d’étude plus large sur les modes d’existence de la gêne olfactive, et en particulier sur le rôle des outils de mesure des odeurs dans la gestion des situations de nuisances.
-
[5]
Candau et Jeanjean [2006] parlent d’une « anthropologie de l’indicible » dans la mesure où la mise en perspective des ressentis et de ses formes d’expression ne peut compter sur des matériaux olfactifs en bonne et due forme (contrairement à un travail sur la parole, les sons ou les images).
-
[6]
Ces riverains ont été choisis selon une diversité de critères : intensité du niveau de gêne ressentie, participation à des dispositifs collectifs de qualification de la nuisance, engagement dans des mouvements d’opposition à l’usine.
-
[7]
Le caractère progressif de cette prise de conscience est très attaché au type d’odeurs et à leur intensité. Certaines odeurs peuvent, en effet, à l’inverse, provoquer des réactions physiologiques instantanées (inhalations moins intenses, augmentation de la fréquence cardiaque, activation du nerf trijumeau…).
-
[8]
Candau utilise le concept similaire d’« emprise olfactive » pour désigner les artifices odorants utilisés en marketing pour aménager l’espace odorant, susciter le désir et l’acte d’achat [Candau, 2000 : 18].
-
[9]
Il s’agit de l’association de riverains « Sebio » à Saint Barthélémy d’Anjou et de « Garosud » à Montpellier.
-
[10]
Nous empruntons à Rosenwein [2002, 2006] la notion de « communautés émotionnelles » qui correspondent à des ensembles humains où se tissent des liens émotionnels entre les individus et des modes singuliers d’expression de ces émotions [Rosenwein, 2002 : 320].
-
[11]
Il s’agit de l’Adech à Bayonne, la Féve en Vendée, ou encore de l’Arivem en Seine Saint-Denis.
-
[12]
Pour une étude de la façon dont les mouvements sociaux se constituent autour de liens affectifs, cf. par exemple l’ouvrage de Lofland [1996].
-
[13]
à Montpellier, une plainte collective a été déposée en gendarmerie auprès du procureur de la République, tandis qu’à Saint-Bathélémy d’Anjou un référé en justice a été initié par les riverains.
-
[14]
Dans le cas de Montpellier, plusieurs reportages sur les problèmes survenus à l’usine Amétyst ont été diffusés aux journaux télévisés de France 2 et de TF1.
-
[15]
Cette difficulté à « montrer » les odeurs est à l’origine d’une grande frustration chez les riverains : « Là vous êtes arrivé vers 17h30. Il y a une heure de ça, ça sentait à plein ! Et là vous arrivez, vous n’avez rien senti… » (Homme 65 ans)
-
[16]
Ces descripteurs empruntent tant aux matières odorantes (odeurs d’« ordures fraîches », de « poubelles fermentées », de « compost », etc.) qu’aux différents éléments techniques de la chaine de procédés industriels (odeur de « biolfiltre », de « fermentation alcoolique », etc.). L’une des fortes odeurs rencontrée sur les deux sites étudiés provenait notamment des « BioRéacteurs Stabilisateurs » (odeur de « BRS »), partie amont du procédé de traitement mécano-biologique correspondant à des enceintes cylindriques rotatives dans laquelle des déchets sont stockés pendant quelques jours pour être dégradés.
-
[17]
Pour une présentation du type de méthodologie employée pour mettre en place des jurys de nez, cf. par exemple Perrin et al. [1994].
-
[18]
http://lesvertsbagnolet.over-blog.com/article-visite-a-l-usine-tmb-biopole-d-angers-108560356.html, consulté le 20 mars 2018.
-
[19]
Cf. [http://karak.over-blog.com/].
-
[20]
Cf. [http://riverainsgarosud.org/], consulté le 16 mars 2018.
-
[21]
En prenant l’exemple des formes de représentation de l’autorité véhiculée par la figure du shérif aux états Unis, Peirce illustre l’indicialité par la sensation éprouvée en situation lorsque ce dernier pose sa main ferme sur l’épaule d’un prévenu. Cette matérialité immédiate du signe contraste avec l’icône ou le symbole qui peuvent, eux, être représentés respectivement par l’image évocatrice d’un shérif en uniforme (icône) ou par des documents officiels détaillant les pouvoirs conférés à ce type de fonction (symbole) [Peirce, 1938 ; Jackson, 2011].
-
[22]
Hochschild définit ce travail émotionnel comme un « acte par lequel on essaye de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment » [Hochschild, 2003b : 32].
-
[23]
« On n’hésite pas à interpeller les députés, et on a fait fort quand même. Quand il [le député] est venu pour les élections, on lui a dit : “viens sentir !” » (Femme, 57 ans)
-
[24]
Gibson définit les affordances comme l’ensemble des possibilités d’action que l’environnement offre aux individus, « en bien ou en mal » : « The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill. » [Gibson, 1979 : 127].
-
[25]
Cet aspect est d’ailleurs souvent considéré comme une forme non légitime de revendication. Il renvoie au syndrome NIMBY, phénomène supposé d’égoïsme de la part d’habitants opposés à l’implantation d’un équipement urbain [Trom, 1999].
-
[26]
Selon Tapia, « la notion de pollution, et notamment de pollution odorante, [peut être] rejetée, soit parce qu’elle éveille une certaine culpabilité, plus ou moins consciente, à l’égard de l’usine nourricière, par ailleurs tout à fait intégrée au paysage et assimilée au processus de fonctionnement de l’organisation sociale locale, soit parce qu’elle trouble l’image harmonieuse du milieu de vie entretenue jalousement par la population, soit enfin parce que l’attention est focalisée sur d’autres dangers, réels ou imaginaires, menaçant l’équilibre profond, intuitivement pressenti, de la communauté villageoise. » [Tapia, 1978 : 50].
-
[27]
S’ajoute à cela le risque, pour les salariés, de perdre leur emploi si l’usine venait à fermer.
-
[28]
Pharo a, par exemple, très bien décrit la façon dont les personnes sous emprise de stupéfiants entrent ou sortent de ces états d’addiction [Pharo, 2011].
-
[29]
Je rejoins ici l’argument de Colon pour qui ce qui motive les individus n’est pas, à l’instar de l’activité culturelle, « de se mettre en condition d’être affecté, mais plutôt de tenter de retrouver un contrôle sur une affection qui existe déjà. » [Colon, 2012 : 98].
-
[30]
Latour prend l’exemple du père de Mafalda qui tout à la fois fume sa cigarette et « est fumé » par sa cigarette.
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[31]
Nous adoptons ici la définition de l’intimité proposée par Durham [2011 : 147] qui renvoie aux « ways that people in close proximity form relations to one another that are affective in nature and responsive to “larger” social processes. »
-
[32]
Les situations d’odeurs très désagréables vécues dans les milieux professionnels (comme par exemple les odeurs fortes et agressives auxquelles sont confrontés les médecins légistes) ont, à l’inverse, plus de chances de donner lieu à des phénomènes de tolérance et d’acceptation. Malgré la violence de certaines odeurs, celle-ci sont considérées par les professionnels comme partie intégrante des conditions d’exercice de leur métier [Candau, 2000 : 57].