Notes
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[1]
C’est un point sur lequel Sarah Gensburger revient plus loin dans son livre (chapitre « Propriété » : 74-79) et qui a des implications juridiques pour les institutions qui entreprennent de collecter et d’archiver le contenu de ces mémoriaux (voir le dossier sur les archives d’hommages aux victimes d’attentats dans Bazin et Van Eeckenrode, 2018).
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[2]
Béatrice Fraenkel, dans son étude sur les écrits disséminés dans les rues de New York à la suite du 11-Septembre, mentionne par exemple l’existence d’un habitant qui aurait pris en charge l’« autel de Chico » [2002 : 39], un mémorial où les hommages aux victimes se seraient accumulés suite à la réalisation d’une fresque murale par un artiste local. De même, toujours après le 11-Septembre, voir les observations réalisées par Margaret Yocom [2006] autour du mémorial populaire apparu au Pentagone.
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[3]
Voir notamment la belle étude d’Alexander T. Riley [2015] sur le mémorial du crash du vol United 93, détourné le 11 septembre 2001 (en particulier le chapitre 4 : 111-155). Bien qu’elle ne porte pas sur un mémorial « post-attentat », on peut également mentionner l’étude du psychologue Guy Lesœurs sur le mémorial populaire qui s’est organisé autour de la flamme du pont de l’Alma après la mort de Lady Diana en août 1997, où l’on trouve un chapitre consacré aux « permanents » et « intermittents » du mémorial [2005 : 86-88]. Concernant les premiers, l’auteur mentionne « Monsieur G. et son épouse », un couple également mentionné par Denise Glück [1999 : 235-236], ayant fait l’objet de plusieurs articles dans la presse, mais dont on sait peu de choses ; quant aux « intermittents », il reste évasif, parlant « d’autres personnes qui refusent d’être assimilées à des gardiennes » [Lesœurs, 2005 : 86].
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[4]
Les deux premières enquêtes ont été menées de 2006 à 2011 par Gérôme Truc dans le cadre de sa thèse de doctorat, soutenue à l’EHESS en 2014 [Truc, 2014]. La troisième est réalisée par Maëlle Bazin depuis 2015 dans le cadre d’un doctorat en cours à l’Université Paris 2.
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[5]
Voir Sylvain Antichan, « La topographie légendaire de la place de la République : du 13 novembre au 100 mars », séminaire « Politiques des sciences » (M. Barthélémy et al.), EHESS, Paris, 1er décembre 2016.
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[6]
C’était déjà le cas de l’homme évoqué dans la scène introductive, comme on le constatera en revenant au récit de Sarah Gensburger [2017 : 16].
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[7]
Entretien réalisé le 12 juillet 2016 avec la porte-parole du collectif.
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[8]
https://www.facebook.com/17plusjamais/.
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[9]
Il est difficile d’établir le nombre exact de membres du collectif 17 Plus Jamais, compte tenu de sa durée dans le temps, de l’instabilité des participations et du caractère officieux des adhésions. On peut toutefois estimer que plusieurs centaines de personnes ont pris part de façon ponctuelle ou régulière à l’entretien du mémorial de la place de République entre janvier 2015 et août 2016. Concernant le noyau dur, les profils sociaux étaient assez divers. On y trouvait presque autant de femmes que d’hommes, exerçant dans des secteurs professionnels variés (restauration, communication, finance…), et des étudiants aussi, toutes les catégories d’âges étant représentées, à l’exclusion des moins de 15 ans et des plus de 70 ans. Cela dit, on observait au sein de ce noyau dur deux récurrences significatives : une disponibilité de temps en journée et un engagement dans le milieu associatif.
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[10]
« Charlie Hebdo : le collectif 17 plus jamais », France Inter, 28 janvier 2015, 2 minutes.
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[11]
Des contestations renouvelées à plusieurs reprises, dont les médias se sont fait écho. En avril 2015, une société privée d’entretien des fontaines nettoie le monument de la place de la République, ce qui suscite des réactions indignées. Au même endroit, mais cette fois-ci lors de la COP21, des militants écologistes, encerclés par les forces de police, se saisissent de fleurs et bougies pour les jeter sur leurs opposants, le tout finissant par un piétinement collectif du mémorial. L’incident est largement relayé par les médias, qui n’hésitent pas à parler de « saccage » et de « profanation ».
-
[12]
Tous les autres mémoriaux éphémères consécutifs aux attentats de janvier et novembre 2015 ont en revanche été retirés et nettoyés assez rapidement, quelques semaines après, ou quelques mois pour les mémoriaux autour du Bataclan. Le contenu des mémoriaux post-attentats du 13-Novembre a été collecté, classé et numérisé par les Archives de Paris : http://archives.paris.fr/r/137/hommages-aux-victimes-des-attentats-de-2015/.
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[13]
Entretien réalisé le 12 mai 2016 avec un responsable de la Direction de la Propreté et de l’Eau du XIe arrondissement.
-
[14]
Survenu à trois jours d’élections nationales, cet attentat fut d’emblée attribué à l’ETA par le gouvernement sortant, dirigé par José María Aznar, qui fit personnellement pression sur les médias nationaux pour qu’ils en restent à cette version, alors que, très rapidement, la presse internationale pencha plutôt pour un attentat islamiste. Les élections furent finalement remportées contre toute attente par le PSOE et son jeune leader de l’époque, José Luis Rodríguez Zapatero. Il en résulta de durables et profondes controverses dans la société espagnole autour des circonstances de cet attentat et de ses conséquences politiques, la droite accusant la gauche d’être arrivée au pouvoir grâce aux terroristes, la gauche accusant la droite d’avoir voulu maquiller les faits et manipuler l’opinion, et les théories de la conspiration prospérant dans ce contexte [Chueca, 2012].
-
[15]
“ Por tercer año, la asociación de pintores realistas de España rinde su homenaje a las víctimas de los atentados del 11M, y repudia los lugares institucionales seudo artísticos, que alejan del punto donde ocurrieron los hechos salvajes e impiden que los artistas plásticos, tradicionales, y el público se expresen en su propia tierra, Madrid. / Repudiamos la indiferencia y la falta de humanismo institucional de los gobiernos de Madrid (CM, Ayto y Ministerio de Cultura). / MADRID 11M 2004/2007 ”.
-
[16]
À l’inverse, par exemple, de l’attentat du 11 mars 2004 en Espagne, dont il était question dans la scène précédente, de la prise d’otages de Beslan en Russie ou encore de l’attentat contre l’AMIA-DAIA en Argentine (voir par ailleurs, dans ce même numéro d’Ethnologie française, les contributions d’Anne Le Huérou et de Sébastien Tank-Storper).
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[17]
On peut sans peine étendre ici le constat à tous les cas de mort violente, puisqu’on observe aussi des phénomènes de mémorialisation publique des sites d’accidents de la route [Everett, 2002 ; Clark, 2007] et ceux de catastrophes industrielles, crashs d’avion, incendies, etc. [Clavandier, 2004], même lorsque les familles des défunts ont pu récupérer leurs corps et disposent donc, a priori, d’autres lieux pour se recueillir en leur mémoire.
-
[18]
À l’inverse, si le mémorial du 11-Septembre, inauguré à New York en septembre 2011, peut apparaître davantage « réussi » de ce point de vue, c’est que tout en incarnant à un niveau très abstrait le souvenir des tours du World Trade Center, au travers de leurs empreintes reconstituées sous la forme de deux plans d’eau carrés et de cascades, il ménage en même temps une place pour le deuil privé des proches de chaque victime. Les plans d’eau en question sont en effet entourés de la liste des noms des défunts, organisés là aussi, comme dans le mémorial de Londres, par lieu de mort (c’est-à-dire, ici, par étage et lieu de travail dans chaque tour), mais inscrits sur les rebords des plans d’eau de telle manière qu’il est possible d’accrocher à côté de chacun d’eux des fleurs, un drapeau, un ruban, ou quoique ce soit d’autre sans que cela apparaisse comme une dégradation du mémorial [Blais, 2015].
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[19]
Rappelons que certaines des premières études à noter l’existence de gardiens de la mémoire portaient sur le mémorial populaire apparu aux abords du site de son décès accidentel à Paris [Glück, 1999 ; Lesœurs, 2005].
1 Dans son livre Mémoire vive. Chroniques d’un quartier : Bataclan 2015-2016, la sociologue Sarah Gensburger rapporte une altercation à laquelle elle assista place de la République à Paris, tandis qu’elle rentrait chez elle avec sa fille un soir de décembre 2015. Quelques semaines après les attaques terroristes du 13-Novembre, la statue au centre de la place est encore entourée de milliers de fleurs, bougies, messages et objets divers, accumulés là en souvenir des victimes de ces attentats et de ceux les ayant précédés en janvier 2015 [Bazin, 2017]. Une femme à vélo est arrêtée devant et interpelle un homme, debout sur le socle de la statue, des papiers à la main. Désignant ces derniers, elle lui dit : « Vous n’avez pas le droit. Ce n’est pas à vous. » L’homme se justifie en expliquant qu’il ne les retire pas, mais qu’il souhaite les plastifier dans un souci de protection, car il est membre d’un collectif ayant pour mission d’entretenir publiquement la mémoire des victimes en « préservant » les hommages déposés là pour eux. La femme continue à protester : « Si les gens les ont déposés là pour eux comme ça, c’est leur droit. Et c’est bien aussi que cela s’abîme, se détruise. Moi, j’aime quand les fleurs se fanent. » [Gensburger, 2017 : 16].
2 Pour qui s’intéresse aux mémoriaux populaires post-attentats, la scène est riche d’enseignements. Elle manifeste d’abord l’ambiguïté de leur statut : à qui sont ces mémoriaux ? Aux victimes et à leurs proches ? Aux citoyens qui les constituent par leurs offrandes ? Aux propriétaires des lieux où ils prennent forme ? À tout un chacun, c’est-à-dire à personne, dès lors qu’ils sont dans l’espace public [1] ? De cette ambiguïté découle de possibles conflits d’appropriation autour de ces mémoriaux (« Vous n’avez pas le droit. Ce n’est pas à vous », dit bien la femme). Et comme on le voit ici, émerge au cœur de ces conflits une catégorie d’acteurs qui interroge les deux propriétés principales généralement attribuées à ces mémoriaux : leur caractère « spontané » et « éphémère » [Santino, 2006 ; Doss, 2008 ; Margry et Sánchez-Carretero, 2010], par opposition aux mémoriaux institutionnels, tels les monuments commémoratifs ou musées-mémoriaux. L’altercation rapportée par Sarah Gensburger révèle en effet l’existence de personnes qui, sans être mandatées par l’État ou par la collectivité, s’estiment « en droit » d’intervenir sur ces mémoriaux, voire s’en font un devoir – de sorte que leur existence et leur agencement ne seraient pas si « spontanés » –, dans le but de les faire perdurer – donc de les rendre le moins éphémères possible.
3 Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’« entrepreneurs de mémoire » [Pollak, 1993 : 30]. Ces derniers conçoivent un discours, ou un récit, mémoriel, et le promeuvent ; ils créent des représentations communes du passé et s’efforcent de les imposer dans l’espace public ; ils se battent par exemple pour obtenir la reconnaissance de crimes « oubliés », tel l’esclavage [Michel, 2015]. Les individus dont il est ici question font autre chose : a minima, ils veillent sur des mémoriaux, ils se mobilisent sur ces sites pour y entretenir le souvenir des victimes, souvent en réaction à l’(in)action en la matière des pouvoirs publics. En ce sens, ce sont plutôt des « gardiens de la mémoire », d’une mémoire qui existe déjà publiquement et qu’ils veulent voir perdurer. Cela étant, ces gardiens, par leur action, influent bien souvent de facto sur le contenu des mémoriaux, et donc sur le « discours mémoriel » que ceux-ci portent dans l’espace public. C’est singulièrement le cas lorsque ces gardiens conçoivent leur tâche comme un travail d’entretien (et non pas seulement de surveillance), qui implique, comme dans la scène rapportée plus haut, de se saisir des messages dont un mémorial populaire se constitue et de les réagencer, parfois en supprimant aussi purement et simplement ceux qu’ils jugent inconvenants. Certains gardiens de la mémoire agissent parfois – qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils le revendiquent ou non – en entrepreneurs de mémoire ; cela ne veut pas dire pour autant que ces deux catégories d’acteurs se confondent.
4 Or, si la figure des entrepreneurs de mémoire commence à être aujourd’hui bien documentée [Michel, 2010 ; Gensburger et Lefranc, 2017], celle des gardiens de la mémoire reste plus méconnue. Et c’est particulièrement vrai dans le cas des mémoriaux post-attentats. Bien que les attentats de masse donnent désormais systématiquement lieu dans les sociétés occidentales à des formes de mémorialisation de l’espace public – qu’il s’agisse de mémoriaux de rue ou de mémoriaux institutionnels [Heath-Kelly, 2016] –, les recherches portant sur ces sites mémoriels, même lorsqu’elles procèdent d’une approche ethnographique, relèvent parfois l’existence de ces gardiens [2], mais ne s’attardent guère sur eux – à de rares exceptions près [3]. C’est cette lacune que nous voudrions, par le présent article, contribuer à combler. Pour ce faire, nous proposons de revenir successivement sur trois scènes, semblables à celle évoquée en ouverture. Elles sont issues d’observations que nous avons réalisées dans le cadre d’enquêtes extensives, menées durant plusieurs années, sur trois cas : les sites mémoriels de l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid, ceux de l’attentat du 7 juillet 2005 à Londres, et, enfin, la place de la République à Paris après les attentats de janvier et novembre 2015 [4]. Si nous avons retenu ces trois scènes – ordonnées ici suivant le temps qui, à chaque fois, s’est écoulé depuis l’attentat –, c’est que chacune d’entre elles éclaire une dimension du phénomène qui nous intéresse ici, en même temps qu’elles mettent en lumière de manière particulièrement nette ce qui se joue à travers lui : à savoir la tension, qui s’observe dans les sociétés occidentales contemporaines, entre la mémorialisation publique d’attentats de masse et des rapports plus personnels à ces événements.
Scène 1 – Paris, place de la République, 15 juin 2016
5 Au soir même de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, des milliers de personnes se rassemblèrent place de la République, à Paris. Un important mémorial populaire se forma ainsi autour de la statue centrale, qui devint avec le temps un point de recueillement en hommage aux victimes des autres attaques terroristes qui suivirent, en France et ailleurs dans le monde, au cours des années 2015 et 2016. Rapidement, un collectif dénommé « 17 Plus Jamais » (en référence au nombre de personnes tuées par les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015), se donna pour mission d’entretenir ce mémorial. Très actifs durant les premiers mois, ces gardiens se sont peu à peu désengagés, à cause de dissensions au sein du groupe, du déclin du mémorial et de l’occupation de la place par le mouvement Nuit Debout [5]. C’est à un moment charnière dans l’existence de ce collectif que se situe la scène suivante, observée par Maëlle Bazin, un an et demi après les attentats de janvier, et quelques jours après les attentats d’Orlando aux États-Unis.
6 J’arrive sur la place à 15h. Quelques tentes et bâches indiquent la présence de militants de Nuit Debout, des familles profitent du kiosque à jeux, tandis que des skateurs s’exercent en face de clients se prélassant sur la terrasse du café avoisinant. Plusieurs jeunes sont assis sur le socle du monument à la République, certains avachis, voire à moitié allongés sur une plateforme originellement dévolue à une fontaine. Un comportement qui aurait été impensable quelques mois auparavant, lorsque le monument accueillait encore sur son pourtour des centaines de fleurs, papiers et objets divers. Seules traces restantes de ce mémorial, les milliers de graffitis auxquels se mélangent de façon croissante des écrits politiques, et la statue du lion – cet élément symbolisant le suffrage universel placé au bas du monument, dont la base rappelle la forme d’un autel – sur laquelle est regroupée la quasi-totalité des hommages restants. Cinq personnes adoptent une attitude recueillie devant ces reliquats. Je prends le temps de lire les nouveaux messages, et de faire quelques photos en attendant l’arrivée des membres du collectif 17 Plus Jamais avec qui j’ai rendez-vous.
7 Sur les trois premiers à me rejoindre, deux sont encore très impliqués pour la conservation des hommages : une femme âgée d’environ 70 ans qui habite une rue voisine de la place et un homme d’une quarantaine d’années ayant pris en charge l’entretien des fleurs et des plantes à République, mais aussi celles au mémorial du Bataclan. Ce dernier porte un badge « Life for Paris » – l’une des deux associations de victimes des attentats du 13 novembre 2015. Comme les autres membres réguliers du collectif, il n’a pas de lien direct avec les victimes des attentats de janvier ou de novembre, mais il a participé à de nombreux événements organisés par cette association. Tout en tenant un discours très critique envers les militants de Nuit Debout « qui cassent tout », tous les deux me montrent fièrement le résultat de leurs dernières opérations de nettoyage, « c’est beau, hein ? ». Nous sommes ensuite rejoints par la porte-parole du collectif (environ 35 ans) accompagnée d’un autre membre (environ 20 ans). Nous entreprenons de réorganiser un peu les hommages.
Photo 1 – Le graffiti « amour » et les affichettes « Je suis policier » et « Je suis Orlando », place de la République, Paris, 16 juin 2016 (Maëlle Bazin).
Photo 1 – Le graffiti « amour » et les affichettes « Je suis policier » et « Je suis Orlando », place de la République, Paris, 16 juin 2016 (Maëlle Bazin).
8 Alors que nous sommes tous les six debout sur le socle au niveau du lion, « la vitrine du mémorial » comme le désignent certains membres, et que l’un d’entre nous l’escalade pour y scotcher deux messages rédigés sur des feuilles A4, « Je suis Orlando » et « Je suis policier », un homme d’environ 40 ans déboule en scooter à vive allure. Il stoppe son véhicule devant le monument, et met pied à terre en nous interpellant de manière assez virulente : « Pourquoi vous recouvrez le mot “amour” ? » Tout le monde est un peu étonné, le mot en question (peint à la bombe en blanc sur le haut de la patte avant de l’animal en bronze) est toujours visible, la feuille ne recouvrant que partiellement le bas de la lettre « M » (Photo 1). S’engage alors une longue conversation où l’homme dit qu’il ne faut pas recouvrir les anciens messages, que c’est bien d’en mettre de nouveaux mais qu’il faut respecter les autres. « Vous pouvez être policier ou Orlando, mais vous laissez le mot “amour” ! » Les membres du groupe expliquent que ce n’était pas leur intention. Celui qui accrochait le message désigne alors un autre graffiti, « Fuck le FN », pour justifier son respect envers tous les messages présents, même ceux à connotation politique. Quelques passants se rapprochent pour écouter la conversation, un autre homme intervient mais je suis trop éloignée pour entendre. La porte-parole du collectif prend alors la défense de son collègue, louant son engagement et son dévouement pour l’entretien du mémorial. Elle justifie et légitime son action par l’appartenance à 17 Plus Jamais, ayant recours de façon appuyée au pronom « nous [6] », tout en indiquant du doigt un autocollant apposé sur le socle avec le symbole du collectif, une épingle à nourrice décorée de boutons colorés. Elle invite l’homme à monter sur le monument pour les rejoindre, et ajoute en aparté : « Il y en a marre de ceux qui nous disent faites ceci faites cela, ils ont qu’à monter et venir ! ». Redoutant que la conversation s’échauffe, je décale de quelques centimètres le scotch. L’homme me remercie et continue à discuter. Je lui demande s’il est l’auteur de ce graffiti : « Non, mais c’était des gens qui étaient venu là, qui soutenaient Charlie, et qui avaient marqué “amour”. » Il se désigne comme un « témoin » de cet acte d’écriture, dont il souligne la sacralité par l’union qu’il symbolise : « comme si vous assistiez à un mariage ». Il ajoute : « Moi, j’irais jamais enlever un mot qu’un gars a mis, je trouve que ce serait dommage de camoufler et d’escamoter un truc qui a été fait ici pendant la rage de ce qui s’est passé. On n’était pas d’accord, mais en même temps, il y avait de l’amour. » (Il s’avéra, après consultation des photographies réalisées lors des observations, que le graffiti en question émerge seulement dans le courant du mois d’avril 2016, et non pas dans l’immédiat après-attentat.) La conversation dérive ensuite quelque temps sur les causes du terrorisme, puis l’homme remonte sur son scooter en nous saluant amicalement.
9 *
10 Le récit de cette séquence en situation d’observation participante au sein du collectif 17 Plus Jamais fait écho à la scène qui ouvre cet article : des membres de ce groupe sont interpellés dans leur travail de gardiens de la mémoire par un tiers, quelques mois après les attentats. L’une comme l’autre témoignent de l’appropriation du mémorial de la place de la République par ces gardiens auto-désignés, qui s’attribuent une mission de protection et de régulation des messages, mais que leur contestent, pour des motifs différents, des passants les voyant à l’œuvre. Afin de comprendre ce qui est en jeu ici, il est nécessaire de revenir brièvement sur la genèse du collectif. De façon assez significative, celui-ci est né d’une confrontation : quelques jours après les attentats de janvier 2015, des passants s’insurgent de voir des agents d’entretien de la ville de Paris retirer des hommages place de la République [7]. Si la mairie a suspendu les interventions sur le monument en lui-même, le sol de l’esplanade, parsemé de petits mémoriaux formés au fil des jours, doit en effet être dégagé. Celle qui sera à l’origine du collectif 17 Plus Jamais assiste à la scène, et passe alors un accord avec les employés de la ville : lui laisser quelques heures pour rapatrier les hommages sur le monument. Très rapidement, elle crée une page Facebook [8] pour communiquer sur son action, fédérer des volontaires et planifier avec eux d’autres interventions sur le mémorial. Un noyau dur d’une quinzaine de personnes [9] se constitue ainsi, dont certains, au pic de l’activité du collectif, consacreront chaque semaine plusieurs heures par jour à l’entretien du mémorial. Cet engagement les conduit à se l’approprier, à la fois physiquement – ils s’autorisent à monter sur le socle de la statue et en régulent l’accès – et symboliquement – avec l’apposition de leur symbole à plusieurs endroits sur le monument et parfois sur les hommages. Mais chacun de leurs gestes est légitimé à leurs yeux par une mission de conservation. Le collectif estime ne pas agir pour lui-même, mais pour la collectivité et le bien commun, pour « sauver l’Histoire », dit la porte-parole lors d’une interview [10]. Or cette conception de leur action est le fruit d’un accord tacite avec la mairie de Paris qui, depuis les protestations suscitées par leurs premières tentatives d’intervention sur la place [11], leur délègue officieusement la gestion du monument [12] : « Le plateau de la République étant entretenu, on n’allait pas y mettre notre grain de sel pour éventuellement rentrer en conflit avec les personnes en place [13] ». On pourrait donc penser que les gardiens de la mémoire apparaissent tout simplement là où les pouvoirs publics ne parviennent pas à gérer eux-mêmes des mémoriaux populaires, et que le phénomène, par conséquent, n’a qu’un temps : celui des premiers mois suivant un attentat de masse, lorsque son souvenir est encore vif et qu’il continue à susciter dans la société des réactions diverses [Truc, 2016]. Qu’en est-il, dès lors, dans le temps long, à mesure que le souvenir de l’attentat s’éloigne, que sa mémoire s’institutionnalise et que les pouvoirs publics reprennent la main ? Les gardiens de la mémoire ne seraient-ils pas un simple épiphénomène lié aux mémoriaux populaires et à leur mauvaise gestion par les pouvoirs publics ? Passons aux scènes suivantes pour le savoir.
Scène 2 – Madrid, gare d’Atocha, 11 mars 2007
11 À la suite de l’attentat survenu le 11 mars 2004 à Madrid, qui fit 191 morts et plus de 1850 blessés, d’importants mémoriaux populaires se formèrent dans et autour de la gare d’Atocha, considérée comme l’épicentre de l’attaque [Sánchez-Carretero, 2011]. Au bout de trois mois, ces mémoriaux furent retirés et remplacés par un dispositif informatique, baptisé « Espacio de Palabras », visant à transposer sur un plan virtuel les hommages aux victimes, dans l’attente de la création d’un monument commémoratif [Truc, 2018]. Celui-ci ne put toutefois empêcher, dans les premières années après l’attentat, la résurgence de mémoriaux populaires dans l’enceinte de la gare à chaque date anniversaire. La scène suivante, observée par Gérôme Truc, se déroule le 11 mars 2007 dans l’après-midi, tandis qu’un nouveau mémorial populaire se forme à côté du dispositif informatique, à l’entresol de la gare.
12 Comme l’année dernière, je passe la majeure partie de ce 11 mars, qui tombe cette année un dimanche, à Atocha. Les années précédentes, des mémoriaux populaires s’y étaient reformés en l’espace de 24 heures. Cette fois, des consignes ont été données aux agents d’entretien de la gare pour faire en sorte que cela ne soit plus le cas. C’est qu’il existe désormais un monument commémoratif, vers lequel doivent se tourner ceux qui souhaitent encore honorer la mémoire des victimes. Ce monument, qui consiste en un cylindre de verre s’élevant au milieu du rond-point en face de l’entrée de la gare et en une salle de recueillement aménagée juste en-dessous, à laquelle on accède depuis l’entresol de la gare, a été inauguré il y a quelques heures à peine, à midi. D’importantes disputes ont éclaté dans le public en marge de la cérémonie, témoignant des tensions encore vives qui entourent en Espagne la mémoire de cet attentat, trois ans après les faits [Truc, 2011] [14]. Maintenant que la foule a été dispersée par la police et que les choses sont revenues à la normale à l’extérieur de la gare, je me suis posté à l’intérieur, au niveau de l’entresol. Lorsque j’arrive, à 14h30, je dénombre à proximité de l’Espacio de Palabras, posés à même le sol, une douzaine de cierges et bougies, une dizaine de bouquets, ainsi qu’un badge pacifiste et un petit bout de papier imputant la responsabilité de l’attentat à l’ancien chef du gouvernement, José María Aznar, pour avoir envoyé des troupes espagnoles en Irak contre l’avis de son peuple. Je m’éloigne une heure, le temps d’aller faire un tour sur les quais des Cercanías – là où trois bombes ont explosé le jour de l’attentat – et dans la salle de recueillement sous le monument commémoratif, qui constitue désormais le mémorial officiel. À mon retour, tout a disparu. Un agent d’entretien, une femme âgée d’une quarantaine d’années, arrive avec un balai et une serpillère pour enlever les derniers pétales de fleurs et effacer quelques traces de cire au sol. Je constate qu’il y a dans la poubelle de son chariot plusieurs bougies éteintes et des bouquets de fleurs.
13 À peine une demi-heure après son passage, vers 16h30, un homme et une femme âgés tous deux d’une cinquantaine d’années allument quatre bougies au pied d’un pilier de soutènement situé à droite de l’Espacio de Palabras – là même où s’était reformé l’année précédente un important mémorial populaire – et scotchent dessus deux feuilles A4. Sur l’une figure la reproduction d’une œuvre d’art composée d’un patchwork de colombes de la paix, sur l’autre ce message rédigé à l’ordinateur en lettres capitales : « Pour la troisième année, l’association des peintres réalistes d’Espagne rend hommage aux victimes de l’attentat du 11-Mars, et rejette les lieux institutionnels pseudo-artistiques, qui éloignent de l’endroit où se sont produits les faits sauvages et empêchent que les artistes plasticiens traditionnels et le public puissent s’exprimer en leur propre terre, Madrid. Nous dénonçons l’indifférence et le manque d’humanisme institutionnel des gouvernants de Madrid (Région, mairie et Ministère de la Culture). Madrid 11-Mars - 2004/2007 [15] ». Alors que l’homme et la femme sont encore là, et que quelques autres personnes commencent à prendre des postures recueillies devant les bougies, le même agent d’entretien que tout à l’heure passe devant eux, souffle sur les bougies pour les éteindre et commence à les pousser dans sa balayette. Immédiatement, ils se ruent sur elle pour protester avec virulence, ils crient au scandale en invoquant la liberté d’expression et le respect du deuil. L’agent d’entretien se justifie en expliquant qu’elle ne fait rien d’autre que d’appliquer les consignes qui lui ont été données, mais n’insiste pas, et laisse finalement en place les feuilles A4 et les bougies, que l’homme s’empresse de rallumer.
14 Quelques minutes plus tard, deux couples arrivent pour déposer à leur tour des bougies. L’homme les prévient que les agents d’entretien de la gare ne laissent plus faire. Les nouveaux venus s’étonnent : « Ils les enlèvent ? Vraiment ? Ils ne les laissent pas ? » L’homme confirme et s’indigne : « Oui. Et c’est un manque de respect ! C’est un droit fondamental ! Nous avons le droit, en tant que citoyens, d’exprimer notre émotion et notre deuil où nous le voulons. » Lui et sa femme se sont désormais postés à côté du pilier pour veiller sur le petit mémorial en cours de formation. L’homme interpelle tous ceux, de plus en plus nombreux à mesure que la fréquentation de la gare s’intensifie en cette fin d’après-midi, qui s’approchent à leur tour pour déposer quelque chose, qui une bougie ou un cierge, qui un bouquet. Je l’entends qui critique le mémorial officiel qui vient d’être inauguré à quelques mètres : « C’est bien gentil, ce monument ! Ils font ça pour se donner bonne conscience, pour se justifier… Mais cela ne peut pas, ni ne doit, remplacer le droit fondamental des gens à venir apporter ici trois fois rien, qui ne dérange personne : un petit dessin, un petit poème… »
15 Dans le même temps, la femme qui l’accompagne me repère en train de les observer et de prendre des notes. Vraisemblablement désireuse de trouver quelqu’un qui pourrait faire écho à leur parole critique, elle vient me demander si je suis journaliste. Je lui réponds que non, et lui explique que je suis un étudiant en sociologie qui travaille sur les commémorations de l’attentat, ce qui ne semble pas vraiment la satisfaire. Quelques instants plus tard, c’est l’homme qui cette fois-ci vient vers moi et s’enquiert d’un ton vif de savoir si je travaille pour la police. Il me faut plusieurs minutes pour le convaincre que ce n’est pas le cas et dès lors qu’il comprend que je suis sincère, il en vient à me mettre en garde : je ne devrais pas venir ici seul, car si je ne suis ni un journaliste, ni un espion étranger travaillant pour le gouvernement, alors il se pourrait bien que je me fasse enlever… par des agents du gouvernement, justement. Il m’explique parler en connaissance de cause parce qu’il a jadis connu la dictature en Argentine, d’où il est originaire, et qu’il « me ressemblait » étant jeune (même barbe de quelques jours, mêmes lunettes), mais ne veut pas m’en dire plus. Il semble en fait raisonner comme si l’Espagne n’était toujours pas, même trente ans après la mort de Franco, un État de droit démocratique... J’entrevois alors ce que son insistance à vouloir, à cet endroit et en cet instant, défendre un « droit fondamental » du « peuple » à commémorer les victimes de l’attentat de Madrid comme il l’entend doit à sa trajectoire socio-biographique et à sa socialisation politique dans le contexte de la dictature militaire argentine.
16 Tandis que nous discutons (au total une vingtaine de minutes), le nombre de personnes qui viennent déposer quelque chose en souvenir des victimes auprès du pilier va croissant, et le mémorial gagne ainsi en volume lentement mais sûrement. Plus aucun agent d’entretien, depuis le « scandale » survenu vers 16h30, ne s’en est approché. L’homme et la femme restent encore un peu auprès de lui après notre discussion puis se décident à partir en début de soirée, le mémorial ayant vraisemblablement atteint une taille critique lui garantissant que plus personne n’osera y toucher (Photo 2). Il continuera à grossir dans la soirée, jusqu’à la fermeture de la gare, sans toutefois jamais atteindre la taille de celui qui s’était formé au même endroit l’année précédente.
Photo 2 – Le mémorial populaire reconstitué dans l’enceinte de la gare d’Atocha au soir du 11 mars 2007, Madrid (Gérôme Truc).
Photo 2 – Le mémorial populaire reconstitué dans l’enceinte de la gare d’Atocha au soir du 11 mars 2007, Madrid (Gérôme Truc).
17 *
18 Ce qui se passe dans la gare d’Atocha en ce 11 mars 2007 est assez rare. Coexistent alors trois strates différentes de la mémorialisation publique d’un attentat : celle des mémoriaux populaires qui apparaissent dès après l’événement, celle d’un dispositif informatique de transition mis en place pour endiguer ces mémoriaux populaires dans l’attente d’un mémorial officiel, et celle, enfin, de ce mémorial officiel. Nous sommes désormais trois ans après l’attentat, et l’action des pouvoirs publics – et dans le cas présent celle des dirigeants de la gare d’Atocha – reste difficile. Le « mémorial virtuel » mis en place dans la gare ne suffit pas : il est débordé, et contesté, en ce jour de commémoration, comme il l’avait déjà été les années précédentes. Certains préfèrent toujours déposer des bougies, des fleurs ou un message préparé à l’avance, plutôt que, ou en plus, de taper in situ sur l’une des bornes informatiques un message pour les victimes, de sorte que des petits mémoriaux populaires se reconstituent à côté d’elles. Mais comme cette année le monument commémoratif officiel a entre temps ouvert au public, les consignes données aux agents d’entretien à cet égard ont été durcies. C’est ainsi que réapparaissent dans la gare, certes l’espace de quelques heures, des gardiens de la mémoire qui veillent à ce que soit respecté le « droit » des citoyens à exprimer leur deuil comme ils le veulent et là où ils le veulent, au plus près de l’endroit où les événements se sont produits. On voit ici, peut-être plus encore que place de la République, ce que ce combat a de politique (et ce qu’il doit, on l’a souligné au cours du récit, à une socialisation politique particulière) : c’est aussi, à l’évidence, car les mémoriaux populaires comportent une charge politique [Santino, 2006] – qui s’entend ici comme une charge critique adressée aux dirigeants politiques (cf. le message manuscrit incriminant Aznar vite jeté à la poubelle par un agent d’entretien) – que ces gardiens entreprennent de défendre le droit des citoyens à les reconstituer quand et où bon leur semble, versus une mémoire institutionnelle perçue comme aseptisée. On retrouve donc encore bien ici la variable du rapport aux pouvoirs publics : tandis que dans la scène précédente, les gardiens surgissent en réaction à leur prise de recul, ici, ils s’affirment dans la dénonciation de leur reprise en mains de l’espace mémoriel. Cette dénonciation pointe en même temps l’importance d’un autre enjeu : celui de l’attachement au lieu même de l’événement et de sa mémorialisation publique initiale [Truc, 2012]. Les gardiens de la mémoire veulent, littéralement, garder la mémoire de ce qui a eu lieu en son lieu exact, et perçoivent en conséquence les mémoriaux institutionnels qui s’en éloignent – et en éloignent ce faisant le public – comme d’autant plus inauthentiques, ou illégitimes. On pourrait penser que cette tension n’est due qu’à une période de transition, justement parce que le mémorial institutionnel vient alors, à Madrid, d’être tout juste inauguré, et qu’elle est vouée à disparaître avec le temps. Venons-en à la dernière scène pour voir ce qu’il en est.
Scène 3 – Londres, Hyde Park, 7 juillet 2009
19 Contrairement à l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid ou, plus récemment, à ceux de janvier et novembre 2015 Paris, l’attentat du 7 juillet 2005 à Londres, qui fit 52 morts et près de 800 blessés, n’a pas donné lieu à un phénomène de concentration mémorielle en un site considéré comme l’épicentre symbolique de l’attaque (la gare d’Atocha à Madrid, la place de la République à Paris). À Londres, on assista plutôt à une mémorialisation erratique dans l’espace public urbain, aux abords des différents lieux marqués par l’attentat (stations de métro et Tavistock Square) et sur d’autres sites symboliques de la ville (comme Trafalgar Square), sans qu’un lieu paraisse l’emporter sur les autres. Ainsi est-ce au final à Hyde Park, sans rapport direct avec les événements du 7-Juillet, mais où existait déjà un mémorial en hommage à Lady Diana et un autre pour les victimes de l’Holocauste, qu’un monument commémoratif pour les victimes de cet attentat fut érigé [Allen, 2015 ; Truc, 2017]. La scène qui suit, observée elle aussi par Gérôme Truc, se déroule dans l’espace de ce mémorial. On se situe cette fois-ci quatre ans après l’attentat. Mais comme à Madrid en 2007, le monument a été inauguré le matin même.
20 Après avoir assisté à l’inauguration du monument aux victimes, puis visité dans l’après-midi les différents sites mémoriels de l’attentat du 7 juillet 2005, je reviens à Hyde Park en fin de journée. Tout au long de l’après-midi, de nombreux Londoniens sont venus voir par eux-mêmes à quoi ressemble le monument (même si son inauguration a été éclipsée dans les médias par les funérailles de Michael Jackson). À 20h20, je dénombre une vingtaine de visiteurs dans et autour du mémorial. Un groupe de quatre personnes âgées d’une vingtaine d’années arrive alors : un jeune homme aux cheveux décolorés, et trois jeunes femmes, dont deux ont les cheveux teints en rouge. La troisième, en arrivant dans le mémorial, manque de défaillir ; elle se raccroche à un pilier puis titube, visiblement très éprouvée. Une des deux autres jeunes femmes l’invite à s’asseoir dans l’herbe et la réconforte. Le jeune homme, pendant ce temps, semble méditer parmi les piliers, s’arrêtant notamment sur un ruban rose attaché à l’un des piliers par quelqu’un quelques heures plus tôt, qu’il caresse doucement. Une quinzaine de minutes s’écoulent ainsi, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent seuls dans le mémorial. Tandis que je les observe depuis un banc situé à environ dix mètres de là, ils décident de s’approprier un pilier parmi ceux du groupe correspondant à l’explosion sur la Piccadily Line entre King’s Cross et Russell Square. Ils y accrochent deux roses, une rouge et une blanche, à l’aide d’une ficelle et le jeune homme inscrit dessus au stylo bic le nom de leur ami tué dans l’attentat. Puis il sort de sa sacoche une bouteille de bière, la décapsule, et coince la capsule entre le pilier et la ficelle enroulée autour, semblant ainsi signifier qu’il boit à la santé du défunt, tandis que les jeunes femmes se passent tour à tour le stylo et ajoutent chacune sur le pilier un petit mot à son intention. Après avoir écrit le sien, la jeune femme qui avait failli s’effondrer en arrivant, manifestement la plus émue des trois, étreint le pilier en pleurant.
21 Quelques personnes passent par le mémorial pendant ce temps-là, sans que quiconque ne prête attention au groupe, ni ne lui fasse de remarque. Vers 20h45, toutefois, un homme âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un costume bleu marine et portant un sac à dos, les aborde. Après avoir parlé un bref instant avec eux, je le vois qui commence à quitter le mémorial d’un pas décidé. C’est alors que la jeune femme la plus affectée se jette sur lui et se met à le frapper en hurlant : « Qui êtes-vous ? Qui diable êtes-vous ? Vous ne pouvez pas faire ça !! C’était notre ami ! Notre ami ! ». Surpris, l’homme a le réflexe de se protéger la tête avec la main et cherche à prendre la fuite, mais la jeune femme lui arrache son sac à dos. Très vite, deux gardes du parc, attirés par les cris, arrivent pour les séparer. Ils immobilisent la jeune femme, puis rendent à l’homme son sac à dos, tandis que le jeune homme aux cheveux décolorés accourt pour prendre son amie dans ses bras et la calmer. Après avoir tiré au clair la situation, les gardes laissent l’homme en costume repartir. Arrive au même moment un couple curieux de savoir ce qui vient de se passer. Je m’approche aussi. Une des deux jeunes femmes aux cheveux teints en rouge nous explique alors que l’homme en costume, après s’être présenté comme un survivant du 7-Juillet, leur a reproché de s’être approprié un pilier alors que le mémorial a été construit pour toutes les victimes, et d’avoir inscrit sur lui le nom de leur ami alors qu’il figure déjà, avec tous les autres, sur la plaque derrière le monument. « Mais, justifia-t-elle, nous avions besoin de le faire. C’est notre cœur qui nous a dit de le faire. C’était notre ami, vous comprenez… Et il n’avait que 22 ans. »
22 La situation se calme peu à peu, jusqu’à ce que, peu après 21h, la scène manque de se reproduire. Tandis que les trois jeunes femmes discutent désormais avec les gardes, le jeune homme aux cheveux décolorés, lui, est retourné dans le mémorial, et, les larmes aux yeux, étreint le pilier marqué du nom de son ami. Un homme d’environ 60 ans, lui aussi en costume, avise alors la scène, s’approche du pilier et, découvrant le nom inscrit dessus au stylo bic, s’indigne à son tour. Il pointe du doigt la liste des noms et demande au jeune homme quel besoin il a bien pu avoir de dégrader ainsi un monument qui vient d’être inauguré, alors que le nom de son ami figure sur la plaque. Puis, voyant la bouteille de bière vide posée au pied du pilier, il lui fait aussi remarquer que le mémorial n’est pas une poubelle… Le jeune homme accepte de reprendre la bouteille vide, tout en essayant de justifier son geste. Face au manque d’empathie de son interlocuteur, comme de guerre lasse, il finit par relever ses manches et par lui mettre sous le nez les entailles qu’il a aux poignets. Je l’entends lui dire : « J’ai déjà essayé de me suicider plusieurs fois, alors foutez-moi la paix ! » Finalement, il faut que l’une de ses amies ayant suivi la scène de loin arrive pour éviter que les choses ne s’enveniment à nouveau : celle-ci tire par le bras le jeune homme visiblement sur le point de craquer, le prend dans ses bras pour le réconforter, puis lui fait rejoindre le reste du groupe, resté en retrait avec les gardes du parc. Ceux-ci, d’ailleurs, se seront tout du long montrés très compréhensifs : à aucun moment ils n’ont blâmé les jeunes pour leur comportement, mais ont plutôt cherché à les calmer en leur adressant des mots de réconfort. Lorsque ces gardes se décident à partir, le jeune homme serre l’un d’entre eux dans les bras pour le remercier. Puis les quatre jeunes leur emboîtent le pas quelques instants plus tard, à peu près une heure après être arrivés. Quand je reviens sur place le lendemain, les fleurs sont toujours là, attachées au pilier par leur ruban (Photo 3), mais les inscriptions au stylo bic ont été effacées. Le ruban noué autour d’un autre pilier est toujours là lui aussi, et des fleurs ont été déposés au pied de quelques autres d’entre eux.
Photo 3 – Fleurs et rubans attachés autour d’un pilier du monument en mémoire des victimes de l’attentat du 7 juillet 2005, Hyde Park, Londres, 8 juillet 2009 (Gérôme Truc).
Photo 3 – Fleurs et rubans attachés autour d’un pilier du monument en mémoire des victimes de l’attentat du 7 juillet 2005, Hyde Park, Londres, 8 juillet 2009 (Gérôme Truc).
23 *
24 On pourrait, au vu de cette scène, se demander qui sont exactement les gardiens de la mémoire. Tant le groupe de jeunes qui s’approprient un pilier en souvenir d’un de leurs amis morts dans l’attentat que les deux hommes qui les interpellent coup sur coup adoptent une posture normative concernant ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire dans le mémorial pour honorer « correctement » la mémoire des victimes. Et ni les uns, ni les autres ne restent durablement dans l’espace pour défendre ou imposer leur vision des choses : la mobilisation des personnes en présence ne va pas au-delà des altercations qui les opposent. Si nous avons toutefois retenu cette scène pour clore cet article, c’est qu’elle invite à ne pas réifier cette catégorie d’acteurs que nous nommons « gardiens de la mémoire » : celle-ci vaut d’abord et avant tout comme symptôme d’un problème plus général qui traversait déjà les scènes précédentes et qui ressort de manière particulièrement nette ici. Même dans un mémorial institutionnel éloigné des lieux de l’attentat et des mémoriaux populaires qui s’y sont formés, et même quand l’attentat en question – celui du 7 juillet 2005 à Londres, donc – est désormais vieux de quatre ans, et qu’il n’a pas, contrairement à d’autres, suscité de controverses vives et durables dans le pays frappé [16], s’observe encore une tension entre la construction d’une mémoire publique de l’attentat et des rapports plus personnel à cet événement. Ces rapports, nous apprend cette scène, ne relèvent pas simplement du « concernement » de citoyens sans lien direct avec les victimes, ayant vécu l’événement par l’entremise des médias [Truc, 2016], mais peuvent aussi relever du deuil privé de personnes ayant perdu quelqu’un qu’elles connaissaient dans l’attentat – les gestes rapportés ici s’apparentant à ceux d’un rituel funéraire comme l’on peut en voir ailleurs, par exemple sur les lieux d’un accident de la route [Everett, 2002 ; Clark, 2007]. La présence récurrente, dans les mémoriaux populaires, de photos des victimes et de messages adressés à certaines d’entre elles singulièrement en témoigne aussi : les lieux de mémorialisation publique d’un attentat sont aussi des lieux où des personnes peuvent vouloir honorer publiquement la mémoire de certaines victimes en particulier, et non pas seulement de toutes les victimes en général [17]. De là une tension, donc, qui conduit, comme dans cette scène observée à Londres, à des conflits d’appropriation qui, même quatre ans après, ne sont pas de nature différente de ceux qui peuvent s’observer quelques semaines ou mois après un attentat, tels ceux ayant conduit la ville de Paris à se désengager de la gestion du mémorial de la place de la République après les attentats de janvier 2015, de sorte que les gardiens de la mémoire du collectif 17 Plus Jamais ont pu apparaître et gagner en importance. Cette tension inhérente au processus de mémorialisation publique d’un attentat de masse ne cesse donc pas du simple fait que l’on créé un mémorial institutionnel en un lieu qui se voudrait « neutre ». Tout dépend en fait de la forme prise par ce mémorial. Et là est bien, au fond, le seul enjeu d’un tel mémorial : faire en sorte qu’il parvienne à régler durablement cette tension. C’est, pourrait-on dire, ce qui, très pragmatiquement, fait qu’il apparaîtra, ou non, comme « réussi ». Cette scène observée à Londres témoigne du fait que le mémorial créé à Hyde Park pour les victimes du 7 juillet 2005 ne fait pas assez place à la singularité des victimes : il est composé d’autant de piliers d’acier que de personnes tuées, et ces piliers ont été regroupés en fonction des différents sites de l’attentat, qui sont gravés dessus, mais les noms des victimes elles-mêmes n’y figurent pas – elles ne se trouvent que sur une plaque à côté, ce qui ne suffit pas aux proches d’une victime observés ici [18].
Conclusion
25 On n’aurait donc pas tort de considérer les gardiens de la mémoire comme un épiphénomène propre aux mémoriaux populaires de rue, qui serait simplement dû à un défaut de gestion de ces espaces par les pouvoirs publics, et quoiqu’il en soit voués à disparaître à mesure que le temps passe et que ces mémoriaux vont déclinant. Les conflits d’appropriation autour de mémoriaux post-attentats, non pas seulement populaires mais aussi institutionnels, décrits et analysés dans cet article témoignent du fait que l’existence de ces gardiens renvoie, plus profondément, à une tension qui s’observe dans les sociétés occidentales entre la construction d’une mémoire publique d’un attentat de masse et des rapports plus personnels à cette attaque terroriste. Les membres du collectif 17 Plus Jamais à Paris, l’homme originaire d’Argentine représentant une association de peintres à Madrid et les amis d’une des victimes de l’attentat du 7 juillet 2005 à Londres sont, chacun à leur manière et avec des intensités différentes, pris dans cette tension qui, littéralement, les dépasse.
26 Le problème, soulignons-le, n’est pas propre aux attentats : on observe pareil phénomène de mémorialisation publique à chaque fois qu’un événement est vécu comme « traumatique » dans une société, qu’il s’agisse de la mort d’une personnalité (par exemple Lady Diana [19]), d’une catastrophe collective, ou d’une tuerie, qu’elle soit d’origine terroriste ou non. S’agissant toutefois du cas spécifique des attaques terroristes, sur lequel nous nous sommes concentrés ici, la tension qui donne aux gardiens de la mémoire leur raison d’être peut être rapportée à la conjonction de trois éléments, qui transparaissent dans les trois scènes rapportées ici.
27 1) Le type spécifique d’épreuve que représentent les attentats de masse pour la cohésion de sociétés pluralistes, socialement différenciées, prises dans leur ensemble [Truc, 2016], qui se traduit notamment par la constitution d’importants mémoriaux populaires, non seulement sur les lieux des attentats, mais aussi en d’autres places publiques, dans les villes frappées comme en-dehors. Tant à Paris, qu’à Londres et Madrid, ces mémoriaux post-attentats ont pris une ampleur remarquable, et connu des résurgences en dépit des mesures prises par les pouvoirs publics pour limiter leur emprise sur la voie publique – du fait précisément de l’action de gardiens de la mémoire.
28 2) Le besoin, déjà noté jadis par Maurice Halbwachs [(1950) 1997], que nous avons, à la fois individuellement et collectivement, d’inscrire la mémoire des événements importants pour nous (dont ceux vécus comme traumatiques, mais pas seulement) dans des lieux [Truc, 2012]. Dans chacune des scènes, s’observent des individus qui ont des rapports différents à un même attentat – directement affectés ou pas, plus ou moins concernés, et à des titres divers – mais qui ont tous en commun d’attacher de l’importance à son souvenir et d’être là où ils sont pour l’entretenir.
29 3) La tendance générale, enfin, à l’individualisation des sociétés occidentales [Le Bart, 2009 ; Martuccelli, 2010], qui rend plus difficile que jamais aujourd’hui la conception dans ces sociétés de mémoriaux « collectifs », au sens de Koselleck [1997], c’est-à-dire destinés à affirmer l’identité d’une communauté clairement définie (par exemple « la nation française ») qui survit aux morts et pour qui ces morts font « sens ». Les monuments érigés en France après la Première Guerre mondiale le furent sans équivoque au nom de la patrie rendant hommage à ses enfants morts pour la défendre. Les choses sont plus floues aujourd’hui, s’agissant des monuments aux victimes d’un acte terroriste, comme celui pour les victimes de l’attentat du 7 juillet 2005 à Hyde Park, ce qui laisse davantage place à des conflits d’appropriation – qui sont aussi, en un sens, des conflits d’interprétation – comme ceux décrits et analysés dans cet article.
30 La présence de gardiens de la mémoire sur des mémoriaux post-attentats apparaît donc avant tout comme le fruit de cette tension, inhérente au processus de mémorialisation publique de tout attentat de masse, dès lors que celui-ci marque la collectivité et qu’il concerne bien plus de personnes qu’il n’en affecte directement, sans qu’on puisse pour autant déterminer simplement quelle « communauté de deuil » se forme ainsi [Truc, 2016], ce qui complique l’intervention des pouvoirs publics dans le processus mémoriel. On commettrait une erreur en cherchant à réifier cette catégorie pour l’étudier « en soi », car on tendrait alors inévitablement à la couper des contextes d’action dans lesquels elle se manifeste, autant que du processus social dont elle procède. Pour autant, une fois compris de quoi les gardiens de la mémoire sont le symptôme, ce sont les ressorts et les déterminants de ce type particulier d’engagement – à distinguer, une fois encore, de celui des entrepreneurs de mémoire, même s’ils ne sont pas sans rapport – qu’il faudrait saisir plus finement. Réaliser des entretiens biographiques avec des gardiens de la mémoire permettraient ainsi de mieux cerner les dispositions et les facteurs sociaux qui portent certains individus plutôt que d’autres à endosser ce rôle social (socialisation familiale, rapport au politique, situation professionnelle, etc.). À l’évidence, ici comme pour d’autres types de mobilisations et de pratiques mémorielles post-attentats [Antichan, 2017], la « force de l’événement » [Latté, 2012] et l’expérience particulière qu’ont pu en avoir certains individus ne font pas tout.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Mémoriaux populaires, Terrorisme, Espaces publics, Mémoriaux post-attentats, Gardiens de la mémoire
Mise en ligne 29/01/2019
https://doi.org/10.3917/ethn.191.0063Notes
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[1]
C’est un point sur lequel Sarah Gensburger revient plus loin dans son livre (chapitre « Propriété » : 74-79) et qui a des implications juridiques pour les institutions qui entreprennent de collecter et d’archiver le contenu de ces mémoriaux (voir le dossier sur les archives d’hommages aux victimes d’attentats dans Bazin et Van Eeckenrode, 2018).
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[2]
Béatrice Fraenkel, dans son étude sur les écrits disséminés dans les rues de New York à la suite du 11-Septembre, mentionne par exemple l’existence d’un habitant qui aurait pris en charge l’« autel de Chico » [2002 : 39], un mémorial où les hommages aux victimes se seraient accumulés suite à la réalisation d’une fresque murale par un artiste local. De même, toujours après le 11-Septembre, voir les observations réalisées par Margaret Yocom [2006] autour du mémorial populaire apparu au Pentagone.
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[3]
Voir notamment la belle étude d’Alexander T. Riley [2015] sur le mémorial du crash du vol United 93, détourné le 11 septembre 2001 (en particulier le chapitre 4 : 111-155). Bien qu’elle ne porte pas sur un mémorial « post-attentat », on peut également mentionner l’étude du psychologue Guy Lesœurs sur le mémorial populaire qui s’est organisé autour de la flamme du pont de l’Alma après la mort de Lady Diana en août 1997, où l’on trouve un chapitre consacré aux « permanents » et « intermittents » du mémorial [2005 : 86-88]. Concernant les premiers, l’auteur mentionne « Monsieur G. et son épouse », un couple également mentionné par Denise Glück [1999 : 235-236], ayant fait l’objet de plusieurs articles dans la presse, mais dont on sait peu de choses ; quant aux « intermittents », il reste évasif, parlant « d’autres personnes qui refusent d’être assimilées à des gardiennes » [Lesœurs, 2005 : 86].
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[4]
Les deux premières enquêtes ont été menées de 2006 à 2011 par Gérôme Truc dans le cadre de sa thèse de doctorat, soutenue à l’EHESS en 2014 [Truc, 2014]. La troisième est réalisée par Maëlle Bazin depuis 2015 dans le cadre d’un doctorat en cours à l’Université Paris 2.
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[5]
Voir Sylvain Antichan, « La topographie légendaire de la place de la République : du 13 novembre au 100 mars », séminaire « Politiques des sciences » (M. Barthélémy et al.), EHESS, Paris, 1er décembre 2016.
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[6]
C’était déjà le cas de l’homme évoqué dans la scène introductive, comme on le constatera en revenant au récit de Sarah Gensburger [2017 : 16].
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[7]
Entretien réalisé le 12 juillet 2016 avec la porte-parole du collectif.
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[8]
https://www.facebook.com/17plusjamais/.
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[9]
Il est difficile d’établir le nombre exact de membres du collectif 17 Plus Jamais, compte tenu de sa durée dans le temps, de l’instabilité des participations et du caractère officieux des adhésions. On peut toutefois estimer que plusieurs centaines de personnes ont pris part de façon ponctuelle ou régulière à l’entretien du mémorial de la place de République entre janvier 2015 et août 2016. Concernant le noyau dur, les profils sociaux étaient assez divers. On y trouvait presque autant de femmes que d’hommes, exerçant dans des secteurs professionnels variés (restauration, communication, finance…), et des étudiants aussi, toutes les catégories d’âges étant représentées, à l’exclusion des moins de 15 ans et des plus de 70 ans. Cela dit, on observait au sein de ce noyau dur deux récurrences significatives : une disponibilité de temps en journée et un engagement dans le milieu associatif.
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[10]
« Charlie Hebdo : le collectif 17 plus jamais », France Inter, 28 janvier 2015, 2 minutes.
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[11]
Des contestations renouvelées à plusieurs reprises, dont les médias se sont fait écho. En avril 2015, une société privée d’entretien des fontaines nettoie le monument de la place de la République, ce qui suscite des réactions indignées. Au même endroit, mais cette fois-ci lors de la COP21, des militants écologistes, encerclés par les forces de police, se saisissent de fleurs et bougies pour les jeter sur leurs opposants, le tout finissant par un piétinement collectif du mémorial. L’incident est largement relayé par les médias, qui n’hésitent pas à parler de « saccage » et de « profanation ».
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[12]
Tous les autres mémoriaux éphémères consécutifs aux attentats de janvier et novembre 2015 ont en revanche été retirés et nettoyés assez rapidement, quelques semaines après, ou quelques mois pour les mémoriaux autour du Bataclan. Le contenu des mémoriaux post-attentats du 13-Novembre a été collecté, classé et numérisé par les Archives de Paris : http://archives.paris.fr/r/137/hommages-aux-victimes-des-attentats-de-2015/.
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[13]
Entretien réalisé le 12 mai 2016 avec un responsable de la Direction de la Propreté et de l’Eau du XIe arrondissement.
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[14]
Survenu à trois jours d’élections nationales, cet attentat fut d’emblée attribué à l’ETA par le gouvernement sortant, dirigé par José María Aznar, qui fit personnellement pression sur les médias nationaux pour qu’ils en restent à cette version, alors que, très rapidement, la presse internationale pencha plutôt pour un attentat islamiste. Les élections furent finalement remportées contre toute attente par le PSOE et son jeune leader de l’époque, José Luis Rodríguez Zapatero. Il en résulta de durables et profondes controverses dans la société espagnole autour des circonstances de cet attentat et de ses conséquences politiques, la droite accusant la gauche d’être arrivée au pouvoir grâce aux terroristes, la gauche accusant la droite d’avoir voulu maquiller les faits et manipuler l’opinion, et les théories de la conspiration prospérant dans ce contexte [Chueca, 2012].
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[15]
“ Por tercer año, la asociación de pintores realistas de España rinde su homenaje a las víctimas de los atentados del 11M, y repudia los lugares institucionales seudo artísticos, que alejan del punto donde ocurrieron los hechos salvajes e impiden que los artistas plásticos, tradicionales, y el público se expresen en su propia tierra, Madrid. / Repudiamos la indiferencia y la falta de humanismo institucional de los gobiernos de Madrid (CM, Ayto y Ministerio de Cultura). / MADRID 11M 2004/2007 ”.
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[16]
À l’inverse, par exemple, de l’attentat du 11 mars 2004 en Espagne, dont il était question dans la scène précédente, de la prise d’otages de Beslan en Russie ou encore de l’attentat contre l’AMIA-DAIA en Argentine (voir par ailleurs, dans ce même numéro d’Ethnologie française, les contributions d’Anne Le Huérou et de Sébastien Tank-Storper).
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[17]
On peut sans peine étendre ici le constat à tous les cas de mort violente, puisqu’on observe aussi des phénomènes de mémorialisation publique des sites d’accidents de la route [Everett, 2002 ; Clark, 2007] et ceux de catastrophes industrielles, crashs d’avion, incendies, etc. [Clavandier, 2004], même lorsque les familles des défunts ont pu récupérer leurs corps et disposent donc, a priori, d’autres lieux pour se recueillir en leur mémoire.
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[18]
À l’inverse, si le mémorial du 11-Septembre, inauguré à New York en septembre 2011, peut apparaître davantage « réussi » de ce point de vue, c’est que tout en incarnant à un niveau très abstrait le souvenir des tours du World Trade Center, au travers de leurs empreintes reconstituées sous la forme de deux plans d’eau carrés et de cascades, il ménage en même temps une place pour le deuil privé des proches de chaque victime. Les plans d’eau en question sont en effet entourés de la liste des noms des défunts, organisés là aussi, comme dans le mémorial de Londres, par lieu de mort (c’est-à-dire, ici, par étage et lieu de travail dans chaque tour), mais inscrits sur les rebords des plans d’eau de telle manière qu’il est possible d’accrocher à côté de chacun d’eux des fleurs, un drapeau, un ruban, ou quoique ce soit d’autre sans que cela apparaisse comme une dégradation du mémorial [Blais, 2015].
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[19]
Rappelons que certaines des premières études à noter l’existence de gardiens de la mémoire portaient sur le mémorial populaire apparu aux abords du site de son décès accidentel à Paris [Glück, 1999 ; Lesœurs, 2005].