Notes
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[1]
Voir dans la suite pour plus de détails sur ces statistiques.
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Traduction de informal caregivers : cette expression renvoie à un familier, un ami ou un partenaire qui prend soin d’une personne âgée ou d’un malade, en assumant des formes différentes d’assistance (administration de médicaments, soins hygiéniques, etc.), les aidants informels peuvent vivre avec le malade ou dans un autre endroit.
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[3]
On parle de « phase terminale » lorsque le pronostic du médecin concernant l’espérance de vie du patient est égal ou inférieur à quatre mois.
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[4]
Il convient toutefois de noter qu’un certain nombre de malades étaient satisfaits de leur situation dans la maison des soins palliatifs et qu’ils étaient contents d’y être hospitalisés. Dans ces cas, les raisons principales de la préférence pour le centre de soins palliatifs résidaient d’abord dans le fait de « ne pas être un poids pour leur famille » et, ensuite, dans le caractère rassurant de l’assistance permanente, vue comme une garantie de contrôle de la douleur.
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[5]
En effet, comme beaucoup d’autres malades, cette femme ne savait pas ce qu’était un centre de soins palliatifs et croyait se trouver dans une maison de retraite.
1Dans l’une des histoires mises en scène dans le film Médecin de campagne (2016) de Thomas Lilti, un vieil homme demande à son médecin de lui promettre de le laisser mourir chez lui, et de ne pas le faire hospitaliser, pour aucune raison, même si, pour lui, cela devait signifier mourir avant l’heure. Il veut rester près de son chien et là où il se sent « chez lui » ; il n’y a pas d’autre endroit où il voudrait mourir. Pourtant, en l’absence du docteur Werner qui est lui-même atteint d’une tumeur au cerveau, sa suppléante fait hospitaliser le vieillard auquel le médecin avait promis de poursuivre les soins à domicile. À l’hôpital, le vieil homme se mure dans un silence obstiné qui ne sera brisé que par l’intervention du docteur Werner qui, au mépris des règles de l’hôpital, aidera le malade à « s’évader ». Thomas Lilti – qui a lui-même été médecin – dresse le portrait, aux traits parfois trop accentués, d’un médecin de ville, une jeune femme issue du milieu hospitalier jugé froid et déshumanisé, et d’un vieux médecin de campagne dévoué corps et âme à ses patients, en mettant en scène les dilemmes auxquels tant le malade que le médecin se trouvent confrontés en cas de maladie en phase terminale. Avec une certaine nostalgie du terroir d’antan, le cinéaste compare une fin de vie vécue chez soi à la « brutalité » de l’hôpital, avec sa technologie omniprésente et son indifférence clinique qui contrastent avec le cadre champêtre où vit le vieillard.
2Dans un autre film de 2016, intitulé Juste la fin du monde, le réalisateur canadien Xavier Dolan représente le cadre familial d’une tout autre façon. Ici, la maison familiale n’est pas le foyer confortable et rassurant décrit par Thomas Lilti. Au contraire. C’est un espace de violence verbale, d’impossibilité de communiquer, où la maladie ne peut pas être dite. Le film raconte l’après-midi de Louis, un jeune écrivain homosexuel à succès, qui retourne dans sa famille après douze ans d’absence pour annoncer sa maladie et sa mort imminente. À la maison, il a une suite d’apartés avec chacun des membres de la famille, de dialogues avortés et de malentendus, mais finalement il n’arrive pas à dire les choses : « Ils ne veulent pas, ne peuvent pas entendre. » Bien que le spectateur puisse raisonnablement supposer que le frère et la belle-sœur ont deviné la condition de Louis, nul ne parvient à faire exploser les non-dits. Une situation décrite à travers l’écriture filmique, qui n’est pas sans rappeler les silences et les phrases embarrassées typiques de la mutual pretense awareness (feindre de ne pas savoir) théorisée dans les années 1960 par Barney Glaser et Anselm Strauss [1965].
3Au-delà de l’aspect fictionnel du cinéma, ces deux représentations différentes de la maison et des liens familiaux devant la maladie sont intéressantes car elles nous permettent d’introduire la dialectique entre la maison comme lieu où mourir et les tensions familiales que la maladie, et en particulier la maladie en phase terminale, crée dans l’espace domestique.
4D’après les statistiques [1], la grande majorité des Italiens (76 %) expriment le désir de mourir dans le lieu qui leur est le plus familier, c’est-à-dire « chez eux », alors que moins de la moitié des décès surviennent au domicile, avec de grands écarts entre les régions. Les données relatives aux lieux de décès ne surprennent pas, et ce en raison du processus de « médicalisation » de la vieillesse et de la mort qui a concerné la plupart des sociétés européennes au cours du xxe siècle [Illich, 1973], et parce que beaucoup d’autres pays connaissent des situations similaires. Mais ce qui prête davantage à réflexion, c’est le fait que malgré ces processus et malgré les changements survenus dans la structure familiale qui ne contribuent plus à identifier facilement des « aidants informels » [2], le domicile reste l’endroit où préfèreraient mourir trois personnes sur quatre. Une donnée qui soulève l’une des questions centrales de cet article, à savoir : pourquoi la maison est-elle le meilleur endroit où mourir, s’il est de plus en plus difficile de trouver des proches pouvant aider et de se faire soigner chez soi ? Qu’est-ce qui sous-tend le désir de mourir dans son environnement domestique ?
5Sur la base des résultats d’une recherche menée durant quatorze mois sur le terrain, de 2013 à 2016, dans le centre de soins palliatifs Sergio Sugliano de la Fondazione FARO à Turin, je tenterai de répondre à cette question en partant d’une réflexion sur la dimension morale de la « maison », en tant qu’espace des relations intimes et des obligations familiales. La « maison » est l’espace où la personne affirme son autonomie par rapport à la société et, en même temps, le lieu où elle établit un lien de réciprocité avec les autres membres de la famille. Ce concept de « maison » peut ainsi s’avérer utile pour expliquer les raisons pour lesquelles les proches qui aident éprouvent souvent un sentiment de culpabilité lorsqu’ils décident de faire transférer le malade dans un centre de soins palliatifs, comme s’ils n’avaient pas été capables de respecter le pacte initialement conclu avec leur proche. De ce fait, il convient donc d’analyser également les dynamiques familiales au moment du passage aux soins palliatifs, un passage qui signifie mettre un terme au « combat » pour la guérison [Melucci, 1994].
6Dans un article précédent, je m’étais focalisé sur ce passage, en mettant l’accent sur le transfert du malade de son domicile ou de l’hôpital au centre de soins palliatifs [Gusman, 2016], un passage auquel, le plus souvent, le malade et sa famille ne s’étaient pas suffisamment préparés et qui peut s’avérer particulièrement douloureux tant pour l’entourage du malade que pour le malade lui-même lorsqu’il sait que sa maladie est en phase terminale. Mais cette transition ne doit pas être considérée uniquement comme un déplacement physique d’un endroit (le domicile) à un autre (le centre de soins palliatifs). Il peut aussi exister sans devoir quitter le domicile. En effet, l’accès à un programme à domicile implique souvent des transformations profondes au niveau, tant de l’organisation de l’espace domestique, des rythmes de la vie de tous les jours, que des rapports au sein du réseau familial. Le malade en phase terminale [3] devient de plus en plus dépendant des aidants informels à mesure qu’il perd ses espaces d’autonomie. Être soigné chez soi durant les derniers mois de sa vie et y mourir ne signifie pas pour autant que la mort n’est pas « médicalisée », cela signifie plutôt que la médicalisation de la mort sort de l’espace hospitalier pour entrer dans l’espace domestique du malade.
7Il s’agit donc davantage d’une « médicalisation de la maison » où le passage concerne le malade, en relation à son environnement domestique et à son entourage. Aujourd’hui nous pouvons observer deux processus complémentaires : une « domestication de l’hôpital » dans les maisons de soins palliatifs et une « médicalisation du domicile » lorsque les malades sont soignés chez eux. Dans ce cas, c’est l’espace domestique qui se « médicalise » puisqu’il doit être réaménagé pour pouvoir y installer le matériel médical nécessaire pour soigner le malade en fin de vie. Dès lors, certaines questions se posent : le domicile du malade n’est-il pas dénaturé par la présence de ces appareils médicaux, que reste-t-il du cadre familial et « domestique » ? Quelle idée de la « maison » ont les personnes qui déclarent préférer mourir à leur domicile ? Idéalisent-elles la « mort naturelle », ou pensent-elles plutôt à une « médicalisation » du domicile ? Dans quelle mesure la maladie et l’assistance prodiguée au malade, dans ce cas de figure, affectent-elles ses relations avec l’entourage ? Quelles tensions apparaissent entre le malade et les aidants informels, et entre ceux-ci et les autres membres de la famille ?
8Cette réflexion s’inscrit autant dans les études portant sur les changements que les soins palliatifs ont introduits dans la perception de la fin de vie, que dans celles sur le domicile et les questions identitaires liées à la maison face au vieillissement. Cette partition est utile pour analyser le vieillissement et la vision sociale de la fin de vie et de la mort dans une perspective légèrement décentrée.
Le centre de soins palliatifs : un lieu où se sentir « comme à la maison » ?
9C’est à partir d’une ethnographie dans un centre de soins palliatifs à Turin que je me suis concentré sur la question de la maison comme lieu où mourir. Au cours des premières semaines de ma recherche, j’ai souvent été frappé par la volonté insistante de certains malades hospitalisés de rentrer chez eux pour y être soignés, et dans certains cas, « pour mourir ». Je ne comprenais pas vraiment ce qui motivait cette requête, puisque le centre de soins en question est un endroit confortable où les malades reçoivent une assistance permanente, avec un bon rapport opérateurs/malades (un infirmier pour sept lits), et sans restrictions des visites familiales. J’étais d’ailleurs persuadé que le centre de soins palliatifs représentait une excellente possibilité pour les proches qui doivent assister un malade en fin de vie, de se réapproprier leur rôle d’épouse ou de mari, de fille ou de fils, ou autre, sans devoir prodiguer eux-mêmes les soins médicaux, contrairement à ce qui se passe en cas de soins à domicile.
10Un cas en particulier m’avait fait réfléchir, celui d’un homme de 86 ans qui n’était plus autonome, et qui avait donc besoin d’aide pour se déplacer ou pour manger. Il insistait pourtant pour rentrer chez lui, au point de devenir agressif avec son entourage et le personnel de santé, même si sa femme n’était plus en mesure de l’assister et si son fils unique n’était pas très présent. Il avait toujours refusé la présence d’une aide à domicile, mais il disait la vouloir à présent, pour pouvoir rentrer chez lui et y mourir. Après toute une série de dilemmes, sa femme ayant fini par admettre qu’elle n’avait plus la force d’assister son mari à la maison pendant la phase terminale de la maladie, le vieillard est décédé à l’hospice Sugliano.
11Quelles sont les raisons qui sous-tendent cette volonté d’être soigné et de mourir chez soi ? Pour répondre à cette question, nous examinerons brièvement les caractéristiques du centre de soins palliatifs où j’ai mené la plupart de mes recherches, c’est-à-dire l’hospice Sergio Sugliano de Turin. Cette structure a été ouverte en 2001 par la Fondation faro et fait partie d’un réseau régional qui compte douze centres de soins palliatifs, ainsi que des équipes mobiles de soins à domicile. Elle se situe sur une colline, à proximité de la ville, dans un environnement calme et verdoyant. Le centre de soins comprend 14 chambres individuelles, une salle commune, une cuisine pour les visiteurs et deux terrasses qui offrent une vue magnifique sur la ville de Turin. Il ne fait pas partie d’un centre hospitalier, et les malades qui sont admis à l’hospice Sergio Sugliano proviennent de l’un des hôpitaux de la ville ou de leur domicile.
12Le centre de soins est un lieu qui « ne ressemble pas à un hôpital », comme le soulignaient volontiers les malades ou les membres de leurs familles lors de mes entretiens. En effet, les choix qui ont été faits sur le plan esthétique et architectural visent à reproduire l’ambiance domestique plutôt que celle des chambres d’hôpital. Cependant, deux des malades interrogés ont également déclaré que le centre de soins n’est qu’un « semblant de maison » car la présence de matériel médical, l’odeur de désinfectant – même si elle est moins forte que dans les couloirs d’un hôpital –, le son des sonnettes d’appel des malades, etc., influent sur l’ambiance sensorielle, ce qui la rend vaguement ambiguë, comme s’il s’agissait d’une sorte d’« hôpital déguisé », ce qui est conforme à la vocation des soins palliatifs qui est de réduire la présence visible de la technologie durant la phase terminale de la maladie, dans un effort de « domestiquer » l’hôpital.
13Les chambres de l’hospice Sergio Sugliano sont toutes individuelles, dotées de fauteuils qui, si nécessaire, peuvent se transformer en lit pour accueillir un aidant qui souhaite passer la nuit près du malade. Ce dernier et son entourage peuvent alors considérer la chambre comme leur « maison temporaire » ; par conséquent, ils peuvent entrer et sortir librement, la décorer comme ils le souhaitent, etc. L’assistance médicale présente un bon rapport infirmiers/malades, avec la présence permanente de personnel médical, ce qui n’est pas possible en cas de soins palliatifs à domicile. Beaucoup de malades, ainsi que leur entourage, estiment que cette présence continue est une garantie en matière de contrôle de la douleur ; ce dernier est en effet l’un des aspects qui inquiète le plus les malades et les aidants informels, ceux-ci ne se sentant pas toujours capables de faire face à une crise aiguë. En témoigne par exemple le cas d’une femme qui, après avoir passé trois nuits blanches à la suite d’une nouvelle crise de détresse respiratoire de sa mère, a décidé de la faire transférer (contre son gré) au centre de soins.
14Cette option m’apparaît donc appropriée pour les malades en fin de vie qui peuvent ainsi bénéficier d’une assistance médicale efficace dans la gestion des symptômes et le contrôle de la douleur, tout en ayant la possibilité de passer le plus de temps possible avec leurs proches. Pourtant, et bien que satisfaits de l’assistance qu’ils recevaient, certains malades souhaitaient rentrer chez eux.
15C’est à partir de ces constatations, à la suite des entretiens avec les malades et les aidants informels, que j’ai commencé à me focaliser sur le thème de la « maison comme lieu de soins et du mourir ». Les cas présentés ici diffèrent en fonction des conditions de santé des malades et de l’endroit où ils se trouvaient au moment de l’entretien. Le premier groupe se compose de personnes que j’ai rencontrées au centre de soins palliatifs Sergio Sugliano. Dans cette structure, les malades évoquaient souvent avec nostalgie une « maison » idéalisée, à l’abri des conflits et des soucis. Dans certains propos, la maison semble également incarner l’image de la personne en bonne santé, donc le souvenir d’un passé serein. Le deuxième groupe réunit des malades pris en charge à l’hôpital de jour d’oncologie de l’hôpital Gradenigo de Turin, mais qui ont déjà été admis dans un programme de soins palliatifs. Par conséquent, la fin des soins actifs approche, ce qui représente une phase de grande incertitude pour le malade et son entourage qui doivent décider où continuer les soins : à domicile ou dans un centre de soins palliatifs. Il y a aussi de l’incertitude quant à la progression de la maladie dans les mois qui suivront, à la possibilité d’une perte progressive d’autonomie dans les activités quotidiennes, et dans ces cas-là, « rester chez soi » semble plutôt signifier « rester dans les conditions actuelles ». Le troisième et dernier groupe est celui des malades qui bénéficient des soins palliatifs à domicile et des équipes mobiles de la Fondation faro. L’espace domestique des malades a été « médicalisé », transformé en lieu de soins, et pour lesquels un ou plusieurs membres de la famille, ou un ami est devenu un proche aidant. J’examinerai par la suite l’effet de ces processus sur la perception de l’espace intime qu’est la maison pour le malade et sa famille. Mais avant de traiter cette question, il convient de sortir un moment du cadre restreint de ces trois groupes pour analyser les statistiques sur le mourir qui concernent l’Italie.
Comment meurt-on en Italie (et comment veut-on y mourir) ?
16Dans une étude comparative des données de plusieurs pays européens, il a été demandé aux participants – atteints de cancer à un stade avancé – de dire où ils préfèreraient mourir [Gomes et al., 2012]. 76 % des Italiens ont répondu qu’ils préféraient mourir à leur domicile, 12 % dans un centre de soins palliatifs, et seulement 5,5 % à l’hôpital.
17Pour les autres pays, seul le résultat des Pays-Bas est plus élevé (83 % à leur domicile), ce qui s’explique par la disponibilité d’un réseau étendu d’assistance médicale à domicile dans ce pays. Dans l’ensemble des pays examinés, la majorité de la population préfère mourir à son domicile. En analysant les facteurs qui sous-tendent ces résultats, les auteurs suggèrent que la seule variable significative est l’âge des personnes interrogées. Les taux sont effectivement beaucoup plus élevés dans le groupe d’âge 16-44 ans, pour diminuer ensuite dans le groupe des 45-60, et augmenter de nouveau à partir de 60 ans. D’autres études conduites en Angleterre sur une population de malades de cancer en phase terminale indiquent qu’il convient également de tenir compte des conditions de santé des personnes interrogées, car elles pourraient changer d’avis si elles tombaient malades, leur préférence passant ainsi du domicile au centre de soins palliatifs ou à l’hôpital pour l’assistance qualifiée et permanente fournie, et parce qu’elles ne veulent pas représenter un poids pour leur famille [Thomas, Morris et Clark, 2004].
18L’étude Senti-melc [Bertolissi et al., 2012] a couvert 4,3 % de la population italienne. Selon ses résultats, en 2009‑2010, 47,4 % des décès sont survenus au domicile du malade, 38,5 % à l’hôpital, 8,5 % dans une maison de retraite, 5 % dans un centre de soins palliatifs, et 1 % dans d’autres lieux. Dans une autre étude conduite en Italie portant sur des personnes atteintes de cancer ou de maladies chroniques et dégénératives, qui représentent la quasi‑totalité des malades qui recourent aux soins palliatifs, 44,4 % sont décédées à leur domicile, 45,7 % à l’hôpital, 6,1 % dans un centre de soins palliatifs et 3,8 % dans une maison de retraite [Cohenet al., 2015].
19Il s’agit de données significatives car elles montrent l’écart entre le lieu de décès souhaité et la réalité. Mais pour mieux comprendre le cas de l’Italie, il convient de se concentrer également sur les différences régionales. En effet, l’étude Senti-melc fait apparaître des écarts entre les régions : 47,4 % des décès survenus au domicile au niveau national se concentrent principalement dans le nord-est du pays (23,8 %) et dans le sud du pays (71 %). D’autres données importantes concernent le fait qu’en Italie, le malade est rarement informé du diagnostic posé et de son pronostic vital, contrairement à d’autres pays, comme la Belgique, les Pays-Bas et la Suisse. En Italie, le médecin annonce le diagnostic posé dans 60 % des cas, le diagnostic d’une maladie incurable dans 35 % des cas et le pronostic vital engagé dans seulement 32 % des cas.
20Ces données sont à mettre en parallèle avec celles qui montrent que le recours aux soins palliatifs durant les trois derniers mois de vie est assez faible : 63 % des malades de cancer en phase terminale n’ont reçu aucun traitement palliatif, 18 % ont été soignés à leur domicile par une équipe mobile de soins palliatifs, 5 % ont séjourné dans un centre de soins palliatifs et 10 % ont reçu un traitement de la douleur à l’hôpital. Dans le sud du pays, où 71 % des malades cités dans l’étude sont morts à leur domicile, seulement 14 % ont bénéficié de l’assistance d’une équipe mobile de soins palliatifs. Dans les régions du sud de l’Italie, la prise en charge de la fin de vie est encore laissée principalement aux familles, tant pour des raisons « socioculturelles » liées à la volonté des familles de soigner le malade à son domicile, que pour des raisons d’ordre économique et politique, se justifiant notamment par la faible présence dans ces régions de services d’assistance à domicile, de maisons médicalisées et d’équipes mobiles de soins palliatifs. Le cadre qui ressort de cette étude est celui d’un pays marqué par de grandes différences entre les régions, et où il existe un écart significatif entre la volonté des malades et la gestion de la fin de vie, avec un taux élevé de décès à l’hôpital et un faible taux de recours aux soins palliatifs, tant à domicile que dans les centres de soins.
21Le développement des soins palliatifs n’a pas ralenti la « médicalisation de la mort » puisqu’en 1991, 32 % des décès survenaient à l’hôpital. Une donnée qui ne surprend pas, car même dans un pays comme le Royaume-Uni où l’hospice movement s’est développé bien plus tôt qu’en Italie, les décès à l’hôpital des suites d’un cancer sont passés de 50 % en 1987 à 55,5 % en l’an 2000.
22En revanche, si au Royaume-Uni comme dans d’autres pays, le développement des centres de soins palliatifs semblait d’abord la seule voie possible pour fournir une assistance médicale en mesure de garantir le contrôle de la douleur et des symptômes, tout en délestant l’entourage des malades du poids de leur accompagnement, à partir des années 1990, une réforme des politiques en matière de santé a envisagé la possibilité de « vieillir chez soi », et d’y mourir. Ces politiques ont d’abord été présentées comme une ouverture permettant aux malades de choisir le lieu où ils souhaiteraient être soignés, en tenant compte de leur préférence pour leur domicile, tel qu’il ressort des sondages. Mais on ne saurait faire abstraction de la composante économique de ces politiques. Une étude réalisée au Québec montre que le coût annuel de l’assistance d’une personne âgée dans une structure hospitalière s’élève à environ 60 000 dollars, et se réduit à 35 000 dollars avec l’housing pour personnes âgées, et davantage encore avec l’assistance à domicile assortie de l’engagement des aidants, c’est-à-dire des membres de la famille ou des aides à domicile payées par la famille du malade [Leibing et al., 2016].
23Aux États-Unis, l’accompagnement des personnes âgées est déjà confié en bonne partie aux familles, ce qui, selon certains chercheurs, représentera un énorme problème social avec le vieillissement de la génération des baby boomers (personnes nées en Occident entre 1946 et 1964), étant donné que cette génération est le résultat d’une explosion démographique historique et que le nombre d’aidants potentiels est très faible [Buch, 2015].
24Cette tendance semble donc aller dans le sens des soins à domicile, ce qui coïncide avec la préférence exprimée par les malades. Toutefois deux questions se posent : est-ce que cela signifie une « démédicalisation » de la mort, ou plutôt une médicalisation de l’espace domestique des malades ? Et jusqu’à quel point la volonté du malade correspond-elle à celle de son entourage ? Des tensions et des dilemmes peuvent apparaître dans la famille concernant les décisions relatives à la fin de vie des malades. Mais avant d’examiner ces questions, rappelons brièvement quelle est l’idée de « maison » qu’ont les malades lorsqu’ils déclarent vouloir « mourir chez eux ».
Le domicile comme lieu de soins
25Il convient d’abord de rappeler les concepts de « maison/domicile » et d’« espace domestique » pour mieux comprendre le processus de médicalisation de l’espace domestique, c’est-à-dire la façon dont cet espace est transformé en lieu de prestation des soins et réaménagé afin de pouvoir offrir l’assistance médicale au malade, et pour analyser le domicile comme lieu de la fin de vie et du mourir.
26Des études récentes définissent la maison comme un espace familier et privé [Putnam, 2006]. En ce sens, la distinction entre house (espace physique à organiser et habiter) et home (espace à caractère intime et identitaire) s’estompe. Les deux dimensions ne peuvent pas être séparées, car elles sont intrinsèquement liées. Comme l’a écrit Tim Ingold [2000], construire et organiser l’espace physique, c’est déjà l’« habiter ». Le domicile n’est donc pas considéré dans sa matérialité, mais plutôt comme un système de relations étroitement liées, entre les habitants de la maison et l’espace même, et entre ceux qui occupent cet espace. Les relations familiales, notamment, jouent un rôle essentiel dans ces processus de transformation de l’espace domestique. Janet Carsten [2004] a mis l’accent sur la relation étroite qui existe entre la construction du home et la formation des liens de parenté, par conséquent sur la signification symbolique et sociale de la maison, tant comme lieu où se forme la mémoire familiale que comme espace où la culture of relatedness se crée.
27J’interprète ici la maison comme « espace vécu », imprégné et porteur de sens, d’expériences, de perceptions et d’émotions. Dans cette perspective, l’espace de la maison, lieu des tâches quotidiennes, des choix esthétiques et des objets (donc également de la mémoire), devient pour ses habitants un moyen d’expression de leur identité. Espace privé, intime, les relations et les obligations familiales qui y sont vécues sont considérées comme fondamentales à des fins non seulement d’une « bonne vie », mais aussi d’une « bonne mort ». La « maison » est l’espace où se développent l’autonomie de la personne par rapport à la société et les liens de réciprocité et d’interdépendance avec les autres membres de la famille. Ainsi, le domicile s’imprègne d’une dimension morale autour de laquelle gravitent les soins durant la phase terminale de la maladie.
28En outre, il est intéressant de noter que l’appropriation de l’espace domestique se fait à travers les tâches quotidiennes et les objets. Avec la perte progressive de l’autonomie qui caractérise les phases avancées de la maladie, les gestes qui permettaient de s’approprier cet espace deviennent de plus en plus difficiles à accomplir, voire impossibles. Dans trois des cas examinés, les malades ont indiqué le fait de ne plus pouvoir faire leur ménage comme un facteur significatif de la perte d’autonomie et du sentiment d’être « chez soi ». Par ailleurs, la présence de matériel médical modifie l’esthétique de l’intérieur, au point que certains malades parlent d’un processus d’« expropriation » de leur espace privé ; en témoigne cette affirmation d’une femme de 82 ans : « cet appartement n’est plus ma maison, les choses ont été déplacées, je ne dors même plus dans mon lit ». La perte d’identité de la maison, qui devient un lieu dépersonnalisé, est vécue en même temps que la perte d’identité individuelle, que la déchéance du corps et de l’espace domestique qui, dans les deux cas, ne sont plus « domestiqués ». Ce que les malades déplorent, c’est une perte de contrôle progressive, sur eux-mêmes et sur leur espace.
29Comme nous l’avons vu, les études mentionnées font apparaître que la majorité des personnes préfèrent être soignées et mourir chez elles. Cependant, les soins à domicile sont à l’origine de transformations importantes dans l’espace domestique. Jusqu’à quel point ces transformations affectent-elles la perception de la maison comme lieu de l’intimité, de l’identité et de la construction des liens familiaux ? La mise en place de soins palliatifs à domicile implique de déconstruire le sentiment d’être « chez soi » du malade et de ceux qui vivent avec lui [Angus et al., 2005]. Souvent le choix de rester à la maison et d’y être soigné exprime la volonté du malade de poursuivre une vie « normale », dans un cadre familial. Les transformations de l’espace domestique qui devient un espace de soins confèrent à l’individu le statut de « malade », et à la maison celui de lieu « médicalisé ». La maison et le lieu des soins (généralement, l’hôpital) correspondent normalement à deux réalités si différentes qu’elles s’avèrent inconciliables. Que devient la maison lorsque ces deux réalités, et les tâches s’y rattachant, se superposent et doivent coexister dans un même espace, c’est-à-dire lorsque la maison est transformée pour s’adapter à la prestation de soins ?
30Examinons d’abord le plan esthétique-sensoriel. La perception de « maison » est aussi la résultante d’expériences sensorielles et physiques, de routines domestiques dans l’accomplissement des tâches quotidiennes, telles que faire le ménage et la cuisine, qui créent un lien étroit entre l’habitant et le lieu habité. Cela fait partie de ce que Robert Rubinstein [1989] a appelé le processus d’entexturing de la maison.
31Au cours des entretiens que j’ai réalisés, plusieurs malades ont mis l’accent sur la centralité de cette expérience dans la construction du rapport physique avec la maison, et sur la perte de cette dimension comme un élément essentiel de la maladie. Les odeurs et les goûts associés à la sphère domestique sont altérés par les nouvelles mesures d’hygiène prises, par la présence d’odeurs « d’hôpital », par le fait de ne plus pouvoir cuisiner certains aliments et d’en cuisiner d’autres en raison de la maladie. Un exemple représentatif est le cas d’une femme de 78 ans qui a déclaré que l’un des moments où elle a pris conscience de sa maladie a été lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle n’était plus capable de préparer le repas du dimanche pour ses deux fils, ses belles-filles et ses trois petits-enfants. Avant, le dimanche, la maison se remplissait de bonnes odeurs de cuisine, du rire et du chahut de ses petits-enfants. J’avais rencontré cette femme lorsqu’elle était à l’hospice Sugliano. Elle m’avait confié :
Deux mois avant de venir ici, le dimanche la maison était vide, on ne déjeunait plus tous ensemble ; ils venaient me voir dans l’après-midi, mais l’ambiance était complètement différente, il n’y avait plus le joyeux désordre du déjeuner, tout le monde parlait à voix basse.
33Dans un autre cas, un homme de 75 ans se plaint que sa maison ne sent plus le café le matin, parce que le médecin lui a interdit d’en boire : « Maintenant, quand je me réveille le matin, les premières odeurs que je sens sont celles des plaies ouvertes et des médicaments ».
34Les choix esthétiques sont également conditionnés par la nécessité de transformer la maison en un lieu de soins. L’organisation des espaces de soins suit une logique fonctionnelle et certains critères, tels que le respect des normes, la facilité de nettoyage et d’entretien, le confort du malade, qui s’adaptent mal à un espace initialement conçu selon d’autres critères. Dans certains cas, les malades se sont plaints du fait que l’espace domestique avait été médicalisé et transformé en « service hospitalier », comme l’explique une femme de 77 ans.
Ici, il y avait le meuble ancien qui venait de la maison de ma mère ; un très beau meuble, rare, en bois décoré. On a dû le démonter et le mettre au sous-sol parce qu’il n’y avait plus de place dans la chambre avec toutes les choses qu’ils ont apportées. Le salon est devenu une chambre d’hôpital. Mon mari dort à l’étage du dessus, dans notre chambre. Mais moi, vous voyez, je suis confinée ici, dans mon hôpital domestique. Je ne bouge presque plus, je vis entre cette chambre et la cuisine.
36Il va de soi que la superposition de deux réalités différentes, celle des soins et celle de l’« habiter », transforme la maison en un espace que se « disputent » des objets qu’on ne trouve pas habituellement dans une maison. Ainsi, le lit double inclinable, le masque à oxygène, le déambulateur et autres appareils entrent dans l’environnement domestique et le transforment à travers un processus de médicalisation de la maison. De cette manière, le choix de se faire soigner chez soi pour rester dans son milieu familial et intime, par opposition à la dépersonnalisation de l’hôpital, s’avère partiellement compromis. Même si l’espace domestique conserve des caractéristiques identitaires, une ou plusieurs chambres sont médicalisées dans la maison, avec des équipements qui rappellent constamment la maladie au malade et à son entourage et, dans les cas examinés, l’imminence de la mort. Dans certains cas, pour « isoler » la maladie et la mort et les confiner hors de l’espace habité, l’entourage décide de créer une séparation à l’intérieur de la maison. Une pièce est alors réservée aux soins, fermée la plupart du temps, et séparée le plus possible du reste de la maison qui peut ainsi conserver un semblant de « normalité ». Par exemple, voulant séparer espace de maladie et espace habité, une famille a fait installer un lavabo près de la chambre du malade, pour ne pas devoir prendre l’eau destinée à l’hygiène et aux soins du malade dans la cuisine ou la salle de bain.
37Outre les aspects esthétiques et organisationnels de l’espace domestique, il y a une autre dimension qu’il convient d’analyser brièvement. Il s’agit de l’autonomie et de la liberté individuelle dans l’espace domestique. Le domicile représente l’espace de l’autonomie, où l’institution ne rentre pas. Certains des malades interrogés ont mis l’accent sur l’importance d’être « chez soi » car, comme l’a souligné l’un d’entre eux, âgé de 72 ans : « Ici je peux faire ce que je veux ; je n’aime pas du tout les rythmes de l’hôpital. J’aime me réveiller tard le matin et prendre les repas assez tard, par exemple, déjeuner à 13 h 30. Mais à l’hôpital, on sert le repas à midi. Moi, je n’ai pas faim, à cette heure-là. » Dans d’autres entretiens, les malades ont surtout insisté sur la possibilité d’aller et venir librement, de sortir quand ils le veulent, etc., ce qui fait de la maison un espace de liberté, contrairement à l’hôpital que la plupart des malades interrogés perçoivent comme une institution « totalisante » [Goffman, 1961], où l’individu est contraint de respecter des horaires de repas et de réveil, de rester inactif, et où il est constamment contrôlé par le personnel médical. Ces entretiens donnent une image de la « maison » plutôt idéalisée où les problèmes du quotidien, tels que ceux liés à la maladie, sont effacés. La maison est le lieu où l’individu se sent libre et autonome, ce qui n’était pas le cas de la grande majorité des malades interrogés, puisque n’étant plus autonomes, ils ne pouvaient plus accomplir les activités quotidiennes et avaient besoin d’assistance. Ainsi le passage au statut de « malade » s’opère également à la maison, même sans transfert physique.
38Comme nous le verrons par la suite, les transformations de l’espace domestique, dans l’autonomie de la personne et les relations familiales affectent l’image de soi du malade. Ainsi, l’image d’un « soi » indépendant, productif – les références au travail sont fréquentes – et en bonne santé est perdue. Le rapport entre la maison et cette image de soi est souvent fort pour la personne âgée, puisque c’est cette dernière, lorsqu’elle était encore jeune et en bonne santé, qui a construit cette maison et la famille qui y a vécu. Le récit des malades en fin de vie interrogés montre que la maison est le symbole de leur vie, de ce qu’ils ont su « construire » et ce qu’ils sont en train de perdre.
39Un exemple représentatif en ce sens est le cas d’un homme de 87 ans qui durant son séjour à l’hospice Sugliano était très inquiet pour le sort de sa maison. Il avait passé soixante ans de sa vie dans une petite maison située dans un village près de Turin. Il l’avait construite lui-même, avec son père. Il insistait auprès de ses deux fils pour qu’ils ne la vendent pas après sa mort :
Ils ne comprennent pas la valeur de cette maison, voyez-vous. Ils vivent dans un appartement, et disent qu’ils n’ont aucune intention de changer, que la maison familiale est vieille et qu’il y a beaucoup de travaux à faire. Moi, je n’ai jamais vécu dans un appartement, avec des gens autour qui décident de ce que je peux faire ou ne pas faire. Cette maison est le lieu où nous avons construit notre famille, et aujourd’hui ils veulent la vendre, me confia-t-il lors d’un entretien en présence de son fils aîné.
41La maison incarne donc l’image de soi, l’image de la famille et de ses liens. Des liens qui sont souvent affectés par le choix du lieu des soins et de la fin de la vie.
Dilemmes éthiques et tensions familiales : le transfert au centre de soins palliatifs
42Nous avons vu que l’idée de maison qu’ont les malades s’oppose à l’espace strictement réglementé de l’institution hospitalière. L’ambiance familiale et intime de la maison incite à la considérer comme un espace d’autonomie et de liberté qui sera limité à l’hôpital. De quelle façon cette contraposition se transforme-t-elle lorsque l’espace de soins n’est pas l’hôpital mais un lieu qui « ne ressemble pas à un hôpital » comme, par exemple, l’hospice Sergio Sugliano qui a été le cadre de cette étude sur le terrain ? Dans cette structure, les restrictions d’horaires et de mouvement ne s’appliquent que dans une moindre mesure. Pourtant, comme on l’a déjà indiqué, beaucoup de malades rencontrés au centre de soins palliatifs voulaient rentrer chez eux, ou se plaignaient que leur entourage ait décidé de les faire transférer à l’hospice Sergio Sugliano contre leur volonté [4]. Pour comprendre les raisons de ces plaintes, il faut tenir compte de la « stigmatisation culturelle » qui affecte le centre de soins palliatifs, perçu comme un lieu « où l’on va mourir », ce que confirme une étude menée en Australie [Broom et Cavenagh, 2011]. Cette perception négative se retrouve en Italie, mais il ne faut pas surestimer l’impact de cette stigmatisation, en particulier dans un contexte où, en 2008, seulement 45,4 % des personnes interrogées à l’occasion d’un sondage connaissaient l’existence des soins palliatifs [Federazione Cure Palliative, 2009] et où le pronostic vital n’est annoncé que dans un cas sur trois.
43Ce qui semble le plus déterminant dans les cas examinés est davantage le conflit qui existe entre le désir du malade d’être soigné chez lui et la volonté ou la possibilité de son entourage de recourir à un service de soins palliatifs à domicile. Les dilemmes éthiques qui apparaissent dans ces situations concernent, en premier lieu, les aidants informels qui sont ceux qui supportent le poids de l’assistance à domicile du malade. L’aidant informel est une figure ambiguë où les rôles se superposent et où la frontière entre care et cure devient perméable [Biaudet et Godfroid, 2016]. En cas de recours à un service de soins palliatifs à domicile, les aidants deviennent partie intégrante de l’équipe médicale, même si c’est à titre informel : ils sont préparés aux activités de soins quotidiens et à la manière d’intervenir en cas de crise aiguë. En effet, l’une des conditions requises pour l’accès au service de soins à domicile est qu’il y ait au moins deux proches disposés à faire fonction d’aidants, ou qu’une aide soit présente à domicile. D’ailleurs, il n’est pas rare que la décision de faire transférer le malade dans un centre de soins palliatifs soit prise après plusieurs mois d’assistance à domicile. Les volontés du malade et de son entourage peuvent coïncider au début, mais finissent par diverger à mesure que la maladie progresse, les aidants se sentant de plus en plus fatigués ou ne se sentant plus capables de gérer la situation.
44Comme l’a souligné João Biehl [2012], prendre soin d’un malade en fin de vie est souvent une source de crises et de conflits au sein de la famille. Les tensions concernent les rôles respectifs dans l’assistance apportée au malade : qui doit faire quoi, à quel endroit, qui doit prendre en charge les frais des soins, etc. On assiste ainsi à la recherche d’un équilibre toujours difficile entre les malades, leur entourage et les aidants.
45Un exemple représentatif est le cas d’une femme de 84 ans qui a été transférée dans le centre de soins palliatifs après quatre mois de soins à domicile, une décision prise par ses deux filles qui sont aussi ses soignantes. Les tensions qui affectent les relations familiales dans cette situation sont évidentes. La mère, surtout durant les deux premières semaines à l’hospice Sergio Sugliano, reste silencieuse, l’air sombre. Elle ne parvient pas à comprendre la décision de ses filles : « Elles savent bien que pour moi quitter ma maison c’est comme mourir avant l’heure. J’ai toujours dit que je préférerais mourir plutôt que d’aller dans une maison de retraite [5], et pourtant m’y voilà. J’ai dû quitter ma maison, toutes mes affaires, mes souvenirs, mes vêtements, mes meubles pour venir ici. » Au cours d’un autre entretien, avec l’une de ses filles, les dilemmes et les tensions apparaissent encore plus marqués :
Nous savons bien qu’elle voulait rester chez elle, mais nous étions vraiment épuisées ma sœur et moi. Vous savez, nous étions en train de tomber malades nous aussi, ce qui aurait encore compliqué les choses. Ça a été une décision difficile, nous avons beaucoup pleuré le jour où l’ambulance est venue chercher notre mère pour la transférer ici. En plus, notre tante, la sœur de notre mère, qui n’a presque rien fait pendant les mois où nous l’avons soignée à la maison, nous a dit des choses terribles, que nous sommes égoïstes, et que ce que nous faisions était quelque chose que des filles ne devraient jamais faire à leur mère, à celle qui leur a donné la vie.
47Ce propos renvoie à l’obligation de réciprocité, exprimée par la tante maternelle qui accuse les deux femmes de ne pas avoir respecté le lien d’interdépendance qui se crée entre les membres d’une même famille. Dans d’autres cas, des tensions similaires avaient « obligé » les aidants informels à continuer de dispenser les soins à domicile. Par conséquent, les conflits apparaissent lorsque les attentes du malade ou de son entourage sont déçues, mais aussi lorsqu’elles sont satisfaites, car les proches peuvent se sentir « emprisonnés » dans les liens de réciprocité.
48Les statistiques font apparaître que, devant faire un choix, la majorité des Italiens préfèreraient mourir chez eux, « à la maison ». Mais ces résultats ne nous permettent pas de comprendre quelle idée de la « maison » ont les personnes qui ont répondu à ce type d’enquête. Ce sont le désir de rentrer chez eux et la nostalgie pour leur environnement domestique souvent exprimés par des malades de l’hospice Sergio Sugliano lors de nos entretiens qui m’ont porté à réfléchir sur la perception de la « maison » comme lieu des soins et du mourir.
49Le centre de soins palliatifs est perçu d’une façon très différente de l’hôpital « classique », en raison des espaces d’autonomie qu’il offre et de la personnalisation des soins qui inclut la gestion des symptômes, et surtout le contrôle de la douleur. Et pourtant, il y a souvent une forte tension entre « domicile » et « lieu de soins » dans le discours des malades, qui associent la maison au « vieux soi », désormais perdu [Broom et Cavenagh, 2011 : 105-106]. Cette tension présente un aspect paradoxal, car le fait d’être soigné chez soi transforme la maison, tout au moins en partie, en un « lieu de soins », ce qui implique des modifications dans l’organisation de l’environnement domestique, la présence inhabituelle de matériel médical et le changement de statut de la personne qui y vit et qui passe d’habitant à « malade ».
50Par conséquent, « mourir chez soi » ne signifie pas, pour le moins dans les cas examinés dans cette étude, aspirer à une « mort naturelle » ou « démédicalisée », ce qui n’a été évoqué qu’une seule fois par une femme qui a déclaré regretter le temps où « l’on mourait chez soi entouré des siens ». Dans la plupart des cas, les familles qui soignent un malade en fin de vie chez lui, sans l’assistance d’une équipe mobile, ne le font pas par choix, mais parce qu’il n’y a pas de service de soins à domicile disponible, principalement dans le sud du pays, ou parce qu’ils attendent que le service soit activé ; dans ces situations les malades sont souvent accompagnés aux urgences, en cas de crise aiguë.
51Nous observons ainsi un double processus de « domestication » de l’hôpital et de médicalisation de l’espace domestique. Si, dans le contexte des soins palliatifs, l’objectif est de proposer aux malades une alternative aussi confortable que leur maison, il n’en reste pas moins que cela conduit, en même temps, à une médicalisation de l’espace domestique. Le passage au statut de malade (et en particulier de malade en fin de vie) peut donc s’opérer sans transfert à l’hôpital ou au centre de soins palliatifs. Ainsi que le montrent d’autres études, le homecare implique « le passage de la maison vécue comme lieu de vie autonome à la maison comme lieu de soins, avec une modification des relations et des statuts sociaux », [Barrett, Hale et Gauld, 2012 : 364], c’est-à-dire de nouveaux rôles, de nouvelles règles et de nouvelles obligations, comme nous l’avons vu en analysant les changements qui surviennent dans les relations familiales lorsqu’il est nécessaire de prendre soin d’un malade en fin de vie. Dans certains de ses derniers travaux, Arthur Kleinman [2009 ; 2010] a réaffirmé que la prestation de soins (caregiving) est une activité fondamentale pour l’être humain dans des situations telles que celles qui sont décrites ici ; dans ces situations, la compassion naturelle (natural caring) se transforme en une relation malade/aidants. De la sorte, le rôle des aidants informels présente des aspects problématiques liés d’une part, à la propension de l’être humain à prendre soin des siens et, de l’autre, aux liens de réciprocité et d’obligation (par exemple, entre les enfants et leurs parents) qui plongent leurs racines dans le réseau familial.
52Vieillir, être soigné et mourir chez soi sont des processus qui s’inscrivent dans un cadre de représentations complexes de l’espace domestique et des relations qui s’y nouent, de liens de réciprocité, de volontés qui se confrontent, et qui souvent se heurtent au problème du choix du lieu où le malade en fin de vie passera ses derniers mois. ■
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Mots-clés éditeurs : Maison, Italie, Soins palliatifs, Réseaux familiaux, Lieu de soins
Date de mise en ligne : 12/07/2018
https://doi.org/10.3917/ethn.183.0503Notes
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[1]
Voir dans la suite pour plus de détails sur ces statistiques.
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[2]
Traduction de informal caregivers : cette expression renvoie à un familier, un ami ou un partenaire qui prend soin d’une personne âgée ou d’un malade, en assumant des formes différentes d’assistance (administration de médicaments, soins hygiéniques, etc.), les aidants informels peuvent vivre avec le malade ou dans un autre endroit.
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[3]
On parle de « phase terminale » lorsque le pronostic du médecin concernant l’espérance de vie du patient est égal ou inférieur à quatre mois.
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[4]
Il convient toutefois de noter qu’un certain nombre de malades étaient satisfaits de leur situation dans la maison des soins palliatifs et qu’ils étaient contents d’y être hospitalisés. Dans ces cas, les raisons principales de la préférence pour le centre de soins palliatifs résidaient d’abord dans le fait de « ne pas être un poids pour leur famille » et, ensuite, dans le caractère rassurant de l’assistance permanente, vue comme une garantie de contrôle de la douleur.
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[5]
En effet, comme beaucoup d’autres malades, cette femme ne savait pas ce qu’était un centre de soins palliatifs et croyait se trouver dans une maison de retraite.