Notes
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[1]
Le nombre de corps légués dépasse celui des corps non réclamés au cours des années 1960. À la faculté de médecine de Paris, en 20 ans, de 1960 à 1980, le nombre de corps légués passe de proche de 0 à 1000 par an environ, celui des corps non réclamés de 400 à proche de 0.
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[2]
Le don du corps repose sur la rédaction d’une fiche de renseignements et d’un document manuscrit par lequel le donateur s’engage à donner son corps à un établissement de médecine receveur. Selon les centres de don, une contribution financière peut être demandée pour le transport du corps. Le donateur reçoit en échange une carte, dite de donneur ou de donateur, qui devra être présentée au moment du décès pour que le corps soit transféré. La famille, les proches, ne peuvent s’opposer aux volontés du défunt et doivent contacter le centre auprès duquel le défunt avait souscrit un engagement. Les termes de « donneur » et « donateur » sont souvent employés comme synonymes. Il est cependant préférable d’utiliser le terme « donateur » car il s’agit bien, sur le plan juridique, de la donation, par contrat, d’un « bien » à une institution.
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[3]
L’article R2213-13 du Code général des collectivités territoriales, réglementant la police des funérailles dans le cas des dons du corps à la science, énonce simplement que le corps doit faire l’objet d’une « inhumation ou crémation ». En pratique les corps sont crématisés dans le cadre réglementaire de l’élimination des pièces anatomiques. L’article R44-1 du Code de la santé publique stipule en effet que « sont assimilés aux déchets d’activités de soins, les déchets issus des activités d’enseignement, de recherche ». Et l’article R1335-9 du même Code énonce que « les pièces anatomiques d’origine humaine destinées à l’abandon doivent être incinérées ». Notons ici que le terme incinéré renvoie au domaine du déchet, quand celui de crémation s’applique à la personne humaine décédée. De fait, l’ambiguïté de l’alternative entre inhumation et crémation, et le choix des mots entre crémation et incinération, reflètent la difficulté d’identification socio-juridique du corps donné à la science. Concrètement, celle-ci varierait en effet selon que le corps a subi une transformation chimique (formalisation versus conservation à basse température) ou physique (démembrement ou non).
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[4]
Notamment en Île de France (école de chirurgie de Paris, faculté René-Descartes), dans les Hauts-de-France (Lille), en Auvergne-Rhône-Alpes (Lyon, Saint-Etienne).
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[5]
Cet article reprend et prolonge une étude sur la ritualité funéraire en absence de corps et particulièrement dans le cas du don du corps à la science [Bernard et Le Grand Sebille, 2015].
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[6]
La collecte de données n’a pas permis d’interroger des proches de donateurs dans la région où l’option de remise des cendres n’existe pas, ni de donateurs ou proches de donateurs ne souhaitant pas de remise de cendres dans la région où elle était proposée. L’accès aux futurs donateurs nous a en effet été permis par un laboratoire ne disposant que des coordonnées des donateurs, et l’accès aux proches de donateurs par un crématorium ne disposant que des coordonnées des proches souhaitant bénéficier d’une remise d’urne. Nous avons néanmoins systématiquement interrogé les donateurs sur les réactions de leurs proches à leur décision et disposons d’éléments sur les raisons potentielles du refus de l’option remise de cendres dans le discours des donateurs et de leurs proches.
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[7]
Les usages des corps par les Centres de don du corps ont également fait l’objet d’entretiens avec 6 moniteurs ou professeurs d’anatomie, ainsi que de 2 observations de séances de Travaux pratiques de dissection. Ces données témoignent de quelques traces de ritualisations profanes marquant la solennité de « la séance de dissection » remarquées déjà par [Godeau, 1993].
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[8]
Entre 12 % (Angleterre) et 18% (Nouvelle-Zélande) des enquêtés (15% pour les Pays-Bas).
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[9]
Entre 6 % (Angleterre, Nouvelle-Zélande) et 8 % (Pays-Bas) des donateurs évoqueraient une raison économique mais ces estimations sont probablement sous-évaluées, tant ce motif est peu facilement avouable. Notons que, dans une majorité de laboratoires d’anatomie, le don du corps est payant (autour de 1000 euro), mais que la contribution demandée aux donateurs pour la prise en charge de leur corps demeure moins élevée qu’un enterrement ou qu’une crémation classique. L’effectivité de l’argument économique est corroborée par l’enquête quantitative de [Naïditch, 2016] sur l’évolution de la base de données d’un centre de don du corps. Celle-ci montre une baisse du nombre d’inscriptions aux moments où les prix demandés augmentaient.
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[10]
Certaines religions interdisent le don du corps et excluent donc toute possibilité d’accompagnement religieux. Ce n’est pas le cas pour les religions chrétiennes, mais célébrer une messe sans cercueil peut poser problème dans certaines paroisses souvent au nom d’une conception selon laquelle le corps mort doit revenir à Dieu (qu’il s’agisse d’un respect des conventions rituelles, ou d’élaborations plus profondes sur le devenir du corps, de la résurrection ou du « retour à la poussière »). Notons par ailleurs que, dans le cas des remises d’urnes après les usages scientifiques, des proches de donateurs nous ont confié leur difficulté à trouver des officiants de culte acceptant une célébration en la seule présence d’une urne.
-
[11]
Cette dernière volonté nous semble s’inscrire dans la vision apparemment paradoxale du cadavre comme déchet organique naturel, dont il faut bien se débarrasser, mais utile, revalorisé, recyclé, ce qui annule justement son caractère de déchet. À ce sujet, voir Anstett, 2015.
-
[12]
Penchant du côté de la « personne », [Touzeil-Divina et Bouteille-Brigant, 2015] proposent une redéfinition du cadavre en « personne défunte » et appellent de leurs vœux une réflexion et une réglementation spécifique à son endroit. Reconnaissant son caractère hybride, Gleize [2016] évoque quant à elle la nécessité d’un « droit des biens personnifiés » qui « concilie droit de propriété et respect du corps humain ».
-
[13]
Selon nos informateurs dans les centres de dons du corps, ces lieux ont souvent été mis en place dans les années 1990-2000, époque où il est devenu tangible que le nombre de corps légués a largement dépassé le nombre de corps abandonnés, et que les motivations du don sont de moins en moins économiques.
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[14]
Cette dimension est aussi connue des psychologues s’intéressant aux deuils difficiles ou pathologiques. Sur le cas du don du corps, voir [Bacqué, 2016]
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[15]
Le rapport de l’igas/igener (op.cit. : 70-71) invitait à favoriser les remises de corps aux familles notamment pour renforcer la « traçabilité » des différents éléments du corps et pour « limiter le démembrement au strict nécessaire ». Cette demande pourrait illustrer une préoccupation sociale, grandissante depuis les années 1990, au sujet de la « dématérialisation » des corps [Memmi, 2014 ; 2015]. Elle peut être mise en parallèle avec les réglementations de la crémation qui, entre 2005 et 2010, ont étendu aux cendres le principe de décence, de respect et de dignité en vigueur pour les corps morts. Cette réglementation peut être interprétée comme une assimilation des cendres au cadavre. Dans ce cadre, l’interdiction de disperser les cendres en divers endroits rejoindrait le tabou du démembrement. Il reste à se demander si, et en quoi, la fragmentation des cendres suppose un manque de décence, de respect et de dignité porté au corps, et, in fine, au défunt.
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[16]
L’existence d’un « double-deuil » pénible nécessiterait une enquête croisant tout à la fois les expériences des endeuillés ayant bénéficié d’une remise d’urne, celles de ceux n’en ayant pas bénéficié, et enfin celles des endeuillés ayant fait réaliser un enterrement ou une crémation classique. Elle repose davantage sur une conviction que sur des résultats scientifiques. L’hypothèse du double-deuil déployée par certains laboratoires d’anatomie suppose une dimension potentiellement pathogène de l’« épreuve de réalité » lorsqu’elle n’apparaît pas rapidement après le décès. Ce présupposé rappelle a contrario celui des sages-femmes étudiées par Memmi [2011] selon lequel ne pas montrer aux parents le corps du bébé ou du fœtus décédé serait délétère, en conséquence de quoi s’est instituée la présentation de ces corps. Dans l’institution des remises d’urne, on retrouve cette représentation dominante selon laquelle il serait bon, sans doute difficile sur le moment mais apaisant à terme, de vivre des rituels et de se confronter aux morts dans une forme de matérialité, plutôt que d’élaborer une représentation des défunts exclusivement intrapsychique, c’est-à-dire non étayée sur la perception de la réalité de la mort. Dans le cas des bébés morts comme dans celui des dons de corps à la science, la transformation du traitement funéraire, on le voit, peut se baser sur des idées contradictoires, sans que les conséquences subjectives sur les proches et parents puissent être évaluées.
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[17]
Ce mode opératoire de l’énumération est désormais régulièrement utilisé lors des hommages aux victimes de drames collectifs tels que les accidents d’avion ou les actes de terrorisme. Il fut utilisé par exemple lors de la cérémonie d’hommage aux victimes du terrorisme le 19 septembre 2016 aux Invalides à Paris.
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[18]
Il s’agit là de la valeur initiatique des séances de dissection analysées par Godeau [1993] dans son étude ethnologique de la socialisation professionnelle des étudiants en médecine.
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[19]
Jeanjean et Laudanski [2013] montrent que les professionnels de la mort ne parlent pas des cadavres dans le registre du déchet. Si les vocables de la viande et des choses sont certes surreprésentés, c’est le mot de « corps », qui s’applique aussi bien au vivant qu’au mort, qui est le plus utilisé. « Il existe à l’inverse une tension pour en faire autre chose qu’un déchet » [ibid. :150]. Par exemple, les agents de la chambre mortuaire « expriment leur désapprobation à propos des proches de défunts qui apportent les vêtements de ces derniers dans des sacs poubelle ».
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[20]
Sur la conception du corps mort dans un laboratoire d’anatomie, oscillant entre personnalisation et objectivation (dont celle de « livre d’anatomie en 3 dimensions »), voir Bernard [2017].
1Chaque année, en France, environ 2 500 corps de personnes décédées sont légués à l’une des 28 institutions de médecine autorisées à les recevoir afin qu’ils servent soit à la formation initiale et continue des médecins, soit à la recherche, fondamentale ou appliquée, dans le domaine biomédical.
2Jusqu’à la moitié du xxe siècle environ, la formation et la recherche scientifique sur les cadavres se faisaient sur les corps non réclamés des personnes décédées dans les hôpitaux [Le Breton, 1993 ; Ménenteau, 2009]. Depuis, c’est bien le don, relevant du régime juridique du legs, qui prévaut [Chartreau, 2001] [1]. Les établissements destinataires sont dès lors tenus de pourvoir aux funérailles, la donation ayant valeur testamentaire [2].
3Marginale statistiquement (0,5 % des décès), cette option funéraire interroge les normes funéraires – la tenue d’une cérémonie en présence du corps – et les conceptions qui les sous-tendent, affirmant l’importance des rituels et des ancrages matériels personnalisés pour la mise en mémoire et le deuil. En effet, dans la grande majorité des régions françaises, le don du corps annule le plus souvent toute possibilité de ritualisation funéraire. Les corps doivent être transférés dans les 48 heures suivant le décès, ce qui laisse peu de temps aux proches et parents pour procéder à un cadrage cérémoniel. Les laboratoires les utilisent ensuite pendant une durée variant de quelques semaines à plusieurs années, avant de les envoyer à la crémation [3]. Enfin, les cendres sont généralement dispersées dans un espace dédié des jardins des crématoriums locaux, ou au cimetière, dans une tombe collective et anonyme érigée en mémoire des « généreux donateurs ». Pour les proches, les défunts semblent donc disparaître totalement et rapidement, et avec eux toute possibilité de rituel puis de recueillement sur des lieux de mémoire individualisés (tombe, cavurne, columbarium, lieu de dispersion personnel).
4Mais l’on tend actuellement vers une meilleure prise en compte des attentes des endeuillés et vers un développement de formes de ritualisations spécifiques. Alors que rien ne les y oblige, de nombreux laboratoires indiquent approximativement la date de crémation aux proches désireux de savoir si leur proche « repose en paix ». Certains centres leur proposent d’assister à des cérémonies collectives d’hommage, au cours desquelles, tout en permettant aux familles de commémorer les défunts, l’institution médicale exprime sa gratitude envers les donateurs. Depuis quelques années, une nouvelle pratique a même vu le jour – dans quelques régions seulement [4] : celle de la remise de l’urne cinéraire aux familles qui le souhaitent, pour peu que le donateur avait exprimé son accord. Les proches peuvent alors, quelques mois après le décès, déposer ou disperser les cendres en un lieu qui fait sens pour eux ou pour le défunt.
5Dans ce contexte, il nous a semblé pertinent d’interroger les donateurs et leurs proches sur cette démarche atypique de don du corps et sur ses conséquences. Que pensent les donateurs de l’absence de rituel funéraire « classique » compte tenu de son potentiel coût affectif pour les proches ? En quoi le don du corps à la science oblige-t-il à recomposer la ritualité funéraire, là où, justement, elle semblait disparaître ? Questions qui appellent plusieurs réponses possibles et dont la diversité rejoint celles des pratiques mises en place par les laboratoires d’anatomie.
6L’enquête [5] se base sur quatre principaux types de données : des entretiens avec 14 futurs donateurs (dont un couple) dans une région où les cendres sont déposées dans une tombe collective anonyme appartenant à la faculté de médecine ; des entretiens avec 15 proches de donateurs (dont 4 sont aussi futurs donateurs) dans une région où ils ont pu bénéficier d’une remise d’urne cinéraire [6] dans un délai de deux à six mois après la mort de leur proche ; une enquête téléphonique auprès des 28 centres de don du corps français (2 non-réponses) sur leurs pratiques vis-à-vis des familles ; l’observation de trois cérémonies collectives d’hommage aux donateurs, dans trois régions différentes, réunissant utilisateurs des corps [7] et proches des donateurs défunts.
Les donateurs : partir sans laisser de trace ?
« Être utile » et « faire simple »
7Lorsqu’ils sont interrogés sur les raisons de leur choix, les donateurs mettent en avant le sens qu’ils donnent à leur geste, le don, vu comme un acte positif en ce qu’il permet d’être utile à la formation des médecins ou à la médecine en général, même après sa mort. Ce motif est souvent couplé à des discours généraux sur la nécessité de l’altruisme ou de la solidarité. Sans surprise, le monde médical est perçu comme une institution animée par ces valeurs louables. Quelques-uns lui reconnaissent une dette personnelle et laissent à penser que leur geste peut être compris comme une forme de contre-don. M. Bla, 65 ans, époux d’une donatrice, explique que « le choix de l’école de chirurgie s’est fait car c’est là que la chirurgienne qui a opéré ma femme a fait ses études ». M. Ver, donateur de 85 ans, témoigne aussi de cette dette :
J’ai été hospitalisé [plusieurs fois] dont une fois où j’ai subi une intervention du Pr. [nom du chirurgien]. Je me suis renseigné sur lui et j’ai vu qu’il travaillait aussi dans un laboratoire d’anatomie. Je me suis posé la question [du don du corps] parce qu’il m’a sauvé la vie.
9Pourtant, dans les entretiens comme dans les enquêtes quantitatives existant sur le sujet, un autre ensemble de raisons apparaît : vouloir « échapper à la cérémonie des funérailles » [8] [Richardson and Hurwitz, 1995 ; Mc Klea and Stringer, 2010 ; Bolt, 2010 ; Bolt, 2012]. Ce motif est rarement le mobile premier ; il vient généralement se mêler aux autres raisons [Bernard, 2016]. Il n’en reste pas moins instructif d’un regard décalé voire tranchant d’avec le discours prônant l’importance des rituels et des sépultures.
10Le choix du don du corps est en effet souvent motivé par un souci de simplicité. M. Ber, 84 ans, souhaite « éviter les formalités » à ses proches : « C’est quand même pas une affaire de tout repos, c’est contraignant, c’est une forme de service que je rends également à ma famille, en donnant mon corps à la science. » Pour d’autres, c’est faire venir des personnes éloignées géographiquement qui pose problème. Mme Gra, 90 ans, explique qu’elle ne veut « pas faire déranger les gens pour venir jusque là ; ça fait trop de soucis ». Mme Mag, 81 ans, témoigne aussi de ce souci pratique : « quelques-uns de nos enfants ont 5 heures de route à faire pour venir. Donc je me demande si ça ne les arrange pas plus que ça ne les dérange ».
11Cependant, ce souci de rendre service en minimisant les formalités cache parfois des raisons économiques [9]. M. Le Ten, 28 ans, fils de donateur, explique que son père « ne voulait pas de ce type de cérémonial qui coûte “une blinde”, il m’a dit “ne va pas mettre tes sous dans un enterrement, je n’ai pas envie d’avoir mon nom sur une pierre, ça ne sert à rien” ». Mme Cho, 55 ans, fille de donatrice, évoque aussi cet aspect : « sa première hantise, c’était de nous compliquer la vie d’une façon ou d’une autre. Mais comme elle était très économe, il y avait aussi une affaire d’argent derrière tout ça ». Ce motif économique est néanmoins peu évoqué tant il est moins socialement valorisable, et donc moins facilement avouable, que le souci altruiste de servir la médecine ou ses proches.
Une vision critique et détachée de la ritualité funéraire
12En contraste des raisons présentées comme altruistes – être utile à la science et éviter les démarches funéraires à ses proches –, certaines justifications du don du corps, non contradictoires avec les raisons altruistes, apparaissent comme plus individuelles. Celles-ci concernent l’idée que les rituels funéraires ne correspondent, pour les donateurs, ni à un besoin ni à un souhait.
13M. Par, 82 ans, situe précisément l’origine de sa réflexion envers le don du corps dans ce manque d’attachement aux cérémonies :
Je n’ai jamais attaché d’importance à ce que deviendra mon corps, enfin, à des obsèques ou à la sépulture […] D’aller sur la tombe de quelqu’un, ça ne m’apporte rien. Pour moi c’est froid, c’est anonyme, ça ne m’apporte rien sur le plan des sentiments […] Et d’autre part, je n’aime pas beaucoup les grandes cérémonies, surtout celles qui me concernent.
15Cette distance des donateurs envers le rituel prend parfois la forme d’une certaine répulsion. C’est le cas de Mme Fou, 50 ans, pour qui les tombes et leur individualisation, « ça me met mal à l’aise, les cimetières je n’aime pas, je n’y vais jamais, mais alors quand en plus il y a la photo sur la tombe, ça me glace ».
16Les donateurs ne sont donc pas souvent ennuyés à l’idée de ne pas laisser trace après leurs morts. Mme Gra établit un parallèle avec les soldats inconnus : « franchement… Avec tous les gens qui meurent qui sont inconnus, voyez, dans les guerres et tout le bazar… » Et beaucoup d’autres ne rejettent pas l’idée de la fosse commune, tel M. Par : « on pourrait me mettre dans la fosse commune, ça n’a aucune importance ».
17Ce faisant, les donateurs élaborent un discours sur l’inutilité des rituels funéraires et des sépultures. Certains préféreraient voir davantage leurs proches de leur vivant, plutôt qu’ils ne se déplacent pour leurs obsèques. « Les honneurs on en a besoin avant », explique ainsi M. Thi, 81 ans. D’autres estiment que les visites au cimetière, et, de manière générale, le culte des ancêtres, se perdent dans la société contemporaine. M. Bou, 52 ans, fils de donatrice, explique que sa mère « ne rejetait pas l’enterrement classique pour le côté traditionnel, mais parce qu’elle estimait que les gens de toute façon ne viendraient pas sur sa tombe ». Pour M. Thi, « c’est pour toutes les familles pareil. C’est les larmes le jour ; et après... Tout a son temps… De toute façon maintenant, les tombes ils les démolissent 30 ans après… Et il n’y a plus de familles dans les cimetières... On est vite oubliés. »
18À ce discours sur l’inutilité de la ritualité funéraire peuvent s’ajouter deux formes de critiques adressées aux attitudes de deuil et aux cérémonies.
19« Ce dont vous parlez, là, le temps de l’enterrement, les gens ils pleurent, mais du temps de leur vivant, ils ne sont pas venus vous voir. Alors il y a de la comédie aussi hein ! » avance Mme Gir, 71 ans. C’est la raison pour laquelle Mme Mag ne voudrait pas de rituel en son honneur : « parce que ça amène certaines personnes à s’immiscer dans le jugement de la personne qui disparaît. Et c’est toujours pour des louanges, et ça, ça m’agace, cela ne me va pas ».
20M. Par renchérit : « [Aux obsèques de ma jeune sœur] il y a des choses qui m’ont un peu agacé, une espèce de mise en scène, et puis une certaine hypocrisie de la part de certaines personnes ». M. Har, 78 ans, se montre presque virulent vis-à-vis de ce qu’il appelle la « sensiblerie » des attitudes de deuil :
Je lui ai dit [à sa nièce] : voilà ce que je vais faire [le don du corps]. Elle s’est récriée en disant… Mais ça n’a aucun intérêt ce qu’elle a dit… Elle a dit : « on ne pourra pas aller [sur la tombe] penser à toi’ ». C’est ridicule cette histoire ! Ce n’est pas en allant au cimetière qu’on fait ça ! C’est dans la tête, dans l’affection qu’il nous reste. On pense ici, chez soi. La signification du cimetière, de lui apporter des fleurs, c’est uniquement du sentimentalisme personnel et égoïste. C’est de la sensiblerie.
22On note ainsi parfois une certaine conflictualité larvée avec la famille, comme si, dès lors, le don du corps pouvait se comprendre comme un ultime pied de nez. « Il n’aurait pas voulu que toutes les personnes qui lui ont tourné le dos à une période de sa vie viennent pleurer sur sa tombe » explique M. le Ten, fils de donateur.
23À cette critique des émotions feintes s’ajoute celle de la difficulté du moment pour les proches sincèrement éprouvés. « Mon père ne voulait pas que les gens pleurent. Se réunir pour pleurer, ce n’est pas du tout ce qu’il voulait », rajoute M. le Ten. Pour M. Bar, 64 ans, l’absence de rituel funéraire « non seulement ne pose pas de problème, mais en plus c’est une des raisons de notre choix. Ma femme comme moi, on considère que ce sont des moments douloureux et complètement inutiles pour les proches et donc que c’est une bonne chose de les zapper. »
24Pour ces donateurs, l’absence de rituel ne constitue donc pas un obstacle au choix de don du corps. Au contraire, elle peut constituer dans certains cas un motif premier, notamment parce que le rituel funèbre est conçu comme une épreuve déplaisante et inutile.
Une porte entrouverte : « ils feront comme ils voudront »
Des marques de souci de ritualité pour soi
25Les marques de souci de rituels pour eux-mêmes ne sont cependant pas tout à fait absentes des discours des donateurs. D’abord, contrairement à l’une de nos hypothèses de départ selon laquelle les donateurs étaient très majoritairement athées, un bon nombre exprime des convictions religieuses et souhaite que leur départ soit accompagné par un officiant de culte. « Elle était très croyante et quelques semaines avant son décès, elle a demandé à ne pas avoir de rites religieux, mais à voir un prêtre », témoigne M. Man au sujet de sa mère. C’est aussi le cas pour la mère de Mme Emm, qui « a eu ce qu’on appelait avant le sacrement des malades. Donc elle était… elle avait tout ce qu’il faut ». Certains, comme Mme Fou, donatrice, associent d’ailleurs précisément leur geste à une forme de générosité chrétienne : « tendre la main à ceux qui en ont besoin, c’est ça pour moi être chrétien ». C’est pour cette raison qu’elle aimerait qu’une messe soit célébrée : « ce que je veux, c’est que les gens sachent et comprennent ma démarche ». Ces témoignages interpellent quant à l’individualisation des façons d’être chrétien, puisque donner son corps implique une dérogation aux conventions rituelles traditionnelles de cérémonie en présence du corps [10].
26Là où la remise des cendres est possible, c’est la destination des cendres qui peut manifester une portée symbolique. « Ma mère voulait que ses cendres soient mises avec sa mère, ma grand-mère, donc j’ai œuvré pour que ce soit fait en ce sens » explique M. And, fils de donatrice, tandis que le frère de Mme Guy, quant à lui, voulait que ses cendres soient dispersées « autour du noyer [qu’ils avaient planté ensemble] parce qu’il voulait être de l’engrais en fait » [11].
27Cependant, les donateurs ne sont pas majoritairement attachés à l’idée d’un rituel pour eux-mêmes. En revanche, un nombre important se pose des questions sur le ressenti de leurs proches, et peut estimer que cela pourrait être bien « pour eux ».
La considération de la sensibilité des proches
28Ce souci du rituel « pour les autres » se manifeste a minima dans le fait que l’absence de cérémonie et de sépulture individuelle est souvent évoquée afin de minimiser les surprises et éventuelles déceptions. Mme Gir explique avec humour qu’elle « en parle aux autres sans chercher à les influencer. Je les informe pour qu’ils ne soient pas surpris. Quand je vais à des obsèques, je ne manque pas de dire qu’ils ne viendront pas aux miennes ! ». M. Ver évoque le « questionnement » que sa démarche a entraîné chez ses proches : « c’est peut-être un peu raide. Parce que c’est un peu frustrant au départ de se dire que le deuil ne pourra pas se faire normalement auprès du défunt, mais ensuite on en parle ». Sa femme, présente durant l’entretien, intervient alors pour dire qu’« au départ, ça m’a déchiré le cœur, mais après j’ai compris ses arguments » avant de préciser qu’elle fera dire une messe sans présence du corps, et de noter avec ironie : « de toute façon les morts sont rarement présents physiquement ! ».
29Ces discussions familiales semblent d’autant plus nécessaires que les proches de donateurs évoquent souvent ce passage de la surprise, voire du choc de l’annonce, à l’acceptation du choix de leur proche. Cette acceptation peut d’ailleurs conditionner la prise de la carte de donateur. Mme Sai, donatrice de 54 ans, explique qu’elle a d’abord « hésité […] pour mes enfants, parce qu’il n’y a pas de caveau », mais qu’elle s’est finalement décidée quand ceux-ci lui ont dit qu’elle pouvait bien faire comme bon lui semblait. Cela étant, les donateurs savent aussi qu’ils peuvent revenir sur leur donation. « Je sais que je ne suis pas prisonnier de cette décision, et que s’il y avait des obstacles insurmontables, je pourrais ne pas donner suite », rappelle M. Ver. Et, de fait, les estimations chiffrées communiquées par les centres de don du corps font état d’un fort décalage entre le nombre de dossiers de donation souscrits et le nombre de dons effectifs : l’école de chirurgie de Paris, par exemple, enregistre en moyenne 800 dossiers chaque année mais ne reçoit que 250 corps environ [Taleb et Rocle, 2016]. Même si d’autres facteurs peuvent être en cause (déménagements, perte de la carte…), c’est que, selon toute vraisemblance, un certain nombre de donateurs renoncent à leur idée devant les réticences de leurs proches, ou que leurs proches ne contactent pas les centres de don du corps au moment du décès du donateur.
30Une partie des donateurs reconnaissent donc que certains de leurs proches pourraient éprouver un manque. C’est le cas de M. Par qui se demande comment va réagir sa fille qui est « un peu religieuse » et « un peu sentimentale ». Pour cette raison, il souhaite l’orienter vers une forme de commémoration plus joyeuse : « Ce que je compte leur dire aussi [à sa fille et petits-enfants], c’est : “quelques jours après ma mort, réunissez-vous autour d’une bonne table, souvenez-vous des bons moments qu’on a passé ensemble, ce sera toujours plus sympathique pour vous que d’aller larmoyer autour de mon cercueil” », tout en prenant soin de préciser qu’« ils feront ce qu’ils voudront ! ».
31Mais ce choix laissé aux familles quant à la pertinence de « faire quelque chose » se concrétise très différemment selon les modalités de fonctionnement des différents centres de don du corps.
32Dans les régions où l’offre de remise de cendres n’existe pas, les proches désireux de commémorer le défunt ne peuvent le faire qu’hors des lieux de rituel ad hoc, auprès de la tombe collective pour les « généreux donateurs » ou autour d’un repas par exemple. S’ils désirent une cérémonie religieuse, et si tant est qu’ils trouvent un prêtre d’accord, ils doivent accepter l’idée d’une messe sans présence du corps ou de son dérivé (l’urne), ou un rappel du nom du défunt lors des messes de Toussaint.
33Dans les régions où les remises de cendres existent, en revanche, les possibilités sont plus étendues. Les proches pourront en effet, passés les délais de l’utilisation du corps et de la crémation, disperser ou déposer les cendres dans un lieu de mémoire spécifique, et choisir ou non de donner à ce moment un caractère collectif. Les donateurs sont donc amenés à se positionner concrètement sur leurs volontés, c’est-à-dire sur la forme et l’étendue de leur « disparition ». La convergence des estimations statistiques faites par les secrétariats des établissements proposant une remise d’urne est à cet égard remarquable : 20 % seulement des donateurs s’y opposeraient et souhaiteraient donc vraiment « disparaître » ; 80 % des donateurs l’accepteraient – ou ne s’y opposeraient pas – laissant le choix final à leurs proches. Dans ces cas-là, la considération du coût affectif de l’absence de sépulture pour les proches est sûrement un motif majeur.
34Mme Emm, fille de donatrice, explique ainsi que « ma mère ne souhaitait pas qu’on récupère les cendres, elle voulait simplement être dispersée au jardin du souvenir, et j’ai mon jeune fils qui a estimé que, lui, il voulait récupérer quelque chose pour faire le deuil. C’est ce qui nous a fait changer d’avis ». Pour d’autres, l’offre de remise d’urne a même fait émergé de nouvelles volontés. « Quand ma mère a décidé de donner son corps à la science, il n’était pas prévu de restituer les cendres. Ce n’est que plus tard qu’il y a eu une nouvelle façon de faire […] Je trouvais ça bien dans la mesure où elle avait demandé qu’elle soit mise à côté de sa mère », explique M. And, fils de donatrice. Et la remise d’urne pourrait même, dans certains cas, conditionner le don. Mme Luc, donatrice et fille de donatrice dans une région où cette offre existe, ne savait pas que cette possibilité était l’exception, non la règle :
J’ai une fille en bas âge, et, pour moi, la restitution des cendres, cela fait partie du deuil. Je comprends que les gens en aient besoin. Donc oui, [s’il n’y en avait pas] ça changerait peut-être les choses […] Moi, qu’on me jette n’importe où, je m’en fiche, mais c’est pour les personnes qui restent.
36Impliquant la nécessité de prendre en considération les sensibilités des proches, la question de la remise d’urne peut par conséquent apparaître aussi parfois comme une pierre d’achoppement dans les familles. La mère de Mme Cho « n’acceptait pas que je récupère quoi que ce soit… ça m’avait un peu choqué… je n’ai pas voulu… elle avait son caractère… j’ai laissé le temps agir un petit peu… et puis un jour on en a reparlé et elle m’a dit “écoute, si tu veux récupérer les cendres pour faire quelque chose c’est possible” donc on a décidé d’aller dans ce sens ».
37Le regard des donateurs sur la ritualité funéraire est donc globalement ambivalent. D’un côté, l’absence de cérémonie et de sépulture pour eux n’est guère un obstacle à leur décision. Ils expriment au contraire souvent indifférence, scepticisme, voire hostilité envers les rituels funéraires. De l’autre, ils reconnaissent que leur choix peut surprendre, susciter de l’incompréhension, voire de la peine et de la réprobation. Certains proches, de leur côté, témoignent en effet de l’importance qu’ils accordent au rituel et à la sépulture. Mais les possibilités de ritualisation varient fortement selon les régions et les pratiques des laboratoires d’anatomie. Cette disparité de pratiques s’explique par un cadre réglementaire sujet à controverses, ainsi que par divers arguments d’ordre éthique ou organisationnel.
Vers la reconnaissance de la peine des familles : les laboratoires d’anatomie et les problèmes de la ritualisation
Injonction sociale à la ritualisation et nouvelle sensibilité
38La ritualisation funéraire dans le cas du don du corps à la science semble se développer dans le cadre de la reconnaissance progressive, dans les centres de don du corps, de la valeur symbolique et affective qu’octroient aux dépouilles mortelles certains donateurs et certains de leurs proches. L’ontologie et la signification prêtées aux corps résultent de questionnements et de positionnements fondamentalement anthropologiques, éthiques et métaphysiques. Juridiquement, le cadavre est une énigme, du fait que le droit français s’organise sur une distinction entre les « biens » et les « personnes » peu à même de rendre compte du caractère hybride de ces corps légués à la science [12]. Sur le plan pratique, les utilisateurs des corps, dans les laboratoires d’anatomie, peuvent avoir tendance à les réifier, à les considérer comme des matériaux d’enseignement et de recherche, afin de pouvoir maîtriser leurs affects et travailler, ce qui n’exclut pas une reconnaissance de la dimension subjective de ces corps [Bernard, 2017]. Néanmoins, il pouvait sembler préférable, jusqu’à une période récente, d’occulter « le mort dans le corps » [Thomas, 1985] et de confiner les pratiques invasives et socialement transgressives du travail anatomique dans les marges des hôpitaux et facultés de médecine [Le Breton, 1993].
39Si la donne est en train de changer, c’est peut-être qu’apparaît une nouvelle sensibilité sociale à la dimension humaine de ces corps. Elle pourrait être due au fait que les donateurs sont de plus en plus nombreux et de moins en moins souvent des personnes sans ressources, ainsi qu’à la nécessité, pour les laboratoires d’anatomie et écoles de chirurgie, de faire connaître leur éthique, dans une perspective d’acceptabilité sociale. Aussi le don semble-t-il désormais commander un contre-don, afin de rendre hommage aux donateurs et de considérer la peine de leurs proches. Le don contraignant le bénéficiaire autant sinon davantage qu’il ne le rend libre d’utiliser ce qui est donné [Mauss, 2012], les établissements receveurs se voient moralement obligés de s’engager dans un échange symbolique avec les donateurs et leurs familles. Force est toutefois de constater que le contre-don de l’institution médicale se manifeste de manière très hétérogène. Sa forme minimale réside dans l’achat et l’entretien de monuments collectifs au pied desquels sont dispersées les cendres des donateurs [13]. Sa forme maximale réside dans les remises d’urne. Le modèle du don/contre-don serait ici opérant, à ceci près que l’échange n’est pas interpersonnel ; il engage une personne d’un côté et une institution de l’autre. Or les difficultés à ritualiser énoncées par les centres de don du corps se situent précisément dans des cadres institutionnels et organisationnels.
40Cette nouvelle sensibilité à la peine des proches et à l’hommage aux donateurs se trouve, malgré leur relative confidentialité, dans les discours ou textes publics sur le sujet. En 1995, un article du quotidien Libération pointait ainsi le « manque de ménagement de la sensibilité » des proches : « Il n’y a pas de restitution des restes anatomiques ou des cendres aux familles. C’est-à-dire pas d’enterrement ou de dépôt des cendres, ni de tombe sur laquelle se recueillir. » En 2001, un document de synthèse à l’attention des médecins [Gromb, Guilleron et Quatrehomme, 2001] concluait sur une note similaire : « Dernière disposition surprenante et susceptible de décourager les meilleures volontés, les laboratoires d’anatomie ne sont pas tenus d’avertir les familles du jour de la mise en bière. On peut toutefois espérer que la pratique fasse place à davantage d’humanité. » En 2002, un rapport de l’Institut général des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale de l’éducation nationale et de la recherche (IGENR), pointait quant à lui les insuffisances du cadre juridique : « Devenir de la dépouille, possibilité pour les familles de connaître les lieux et dates d’incinération [sic], restitution du corps aux familles, alternative éventuelle entre incinération et inhumation. à l’évidence, le cadre juridique actuel est trop succinct. » Et recommandait de « distinguer deux aspects de la situation, 1) l’usage du corps qui doit se faire dans le strict respect de la volonté du donateur, 2) le deuil qui est l’affaire de la famille et qui doit pouvoir se dérouler autour du cercueil et d’une cérémonie. Si la famille le souhaite, les textes doivent permettre un retour du corps pour qu’elle puisse organiser des obsèques ».
41Aujourd’hui, à notre connaissance, aucun centre de don du corps sauf un (et encore très exceptionnellement), ne remet le corps (mis en bière) aux familles après son utilisation. La raison est ici juridique : les établissements receveurs, nous l’avons vu, en sont les pourvoyeurs légaux et doivent procéder à l’inhumation ou à la crémation. Cependant, les choses ne sont pas aussi claires pour ce qui est de l’information des familles, à l’inscription du nom des donateurs sur les monuments collectifs, ou aux remises de cendres. Les difficultés que disent rencontrer les laboratoires proviennent tout à la fois d’aspects et questionnements juridiques, organisationnels et éthiques.
Le flou juridique de « l’anonymat »
42Sur le plan juridique, nombre d’établissements assurent être obligés de rendre anonymes les corps des donateurs. Selon un directeur de laboratoire, « le corps est transformé en un numéro d’arrivée. Par exemple : 2012-35. Le passage dans l’anonymat du corps nous fait oublier – par obligation – sa famille. » De manière sous-jacente, plusieurs arguments sont ici mobilisés.
43L’anonymisation serait nécessaire à ce que les usagers des corps ne sachent pas qui ils manipulent. S’il y a là un argument éthique ou déontologique, il n’en demeure pas moins que la division du travail dans les laboratoires permet à la fois une anonymisation pour les usagers des corps (en salles de TP, dans les parties techniques), et la possibilité de connaître l’identité des corps numérotés (au secrétariat). Si les dossiers comportent les coordonnées d’un proche à contacter, les secrétariats pourraient l’en informer de la fin des usages du corps.
44Un autre argument plus théorique serait le besoin de maintenir l’idéal d’un don impersonnel, ou plutôt dépersonnalisé. « On » – et non « M. X » ou « Mme Y » – donne son corps à la science. Cet argument rejoint les propos de M. Ver justifiant l’anonymat de la tombe collective :
A priori je ne pense pas que ce soit important que mon nom figure quelque part après ma mort. Peut-être pour ma famille ou les amis, trouver trace… mais c’est ambigu parce que cette revendication [d’avoir son nom sur la tombe] c’est aussi dire « je l’ai fait, voyez comme je suis beau » et je ne suis pas dans cet esprit.
46Les responsables ou secrétaires de laboratoire contactés évoquent encore de manière générale une « obligation légale ». Or, si le Code civil est très clair sur l’anonymat du don d’organe en vue des greffes, il ne dit rien sur le don du corps entier pour usages scientifiques et pédagogiques. Il est probable que les laboratoires extrapolent aux corps entiers la loi sur le don d’organes. Il semblerait donc que l’argument de l’anonymat ne soit guère fondé. Pour certains professionnels, il fonctionnerait comme un prétexte à l’absence de prise en considération des demandes des proches. Il est en tout cas un sujet de conflit entre les laboratoires et quelques familles, comme le suggère cet extrait de conversation avec un vieil homme, veuf de donatrice et futur donateur, et sa fille, à propos des monuments collectifs :
— Elle : Nous ce qui nous gêne, c’est qu’on ne puisse pas mettre un prénom, quelque chose qui fasse que quand on vient là, ça…
— Cela personnalise ?
— Elle : Oui, c’est ça.
— Lui : Rien qu’un prénom déjà.
— Elle : Et puis moi j’estime qu’un prénom n’enlève pas l’anonymat… Il n’y a que les gens qui connaissent…
— Michel… René…
— Elle [un peu irritée] : Qu’est-ce que vous voulez que ça fasse ?!…
— Lui : C’est une chose qu’on avait pensé pouvoir faire…
— Elle : Eh bien tu vois, apparemment non. [On a demandé mais] ils n’étaient pas d’accords.
— Lui [le Professeur], ce qu’il m’explique, c’est que quand il travaille sur un corps, il a l’obligation que ce soit anonyme, ce que je comprends tout à fait. Ce n’est pas pour ça qu’on doit l’être ici [sur la tombe].
48L’inscription de l’identité des donateurs sur les stèles collectives, on le voit, peut être objet de négociation entre les familles et les laboratoires. En l’absence de personnalisation des monuments, des arrangements ou bricolages rituels peuvent apparaître de façon « dématérialisée », pour reprendre les termes de M. Bla, époux de donatrice : « Nous allons jeter des fleurs dans la rivière, sur un pont, à un endroit où ma femme s’était attachée. On l’a fait à chaque fois que des gens ont pu se libérer pour venir. » Mais l’absence de matérialité dans la commémoration – que peut venir combler un nom sur une stèle – peut poser problème, causer regrets ou ressentiments à certains.
On a proposé aux frères de ma femme de venir s’y associer mais aucun n’est venu, poursuit M. Bla. En disant que c’était encore trop dur pour eux, qu’ils n’y arriveraient pas. Alors est-ce que ça a un lien avec le fait que c’est trop abstrait ? Parce que là on sent vraiment l’absence. Je me demande si le fait qu’il n’y ait rien, pas de cendres, pas de pompe, rien, ça soit quelque chose de trop dur, cette absence irrémédiable si vous voulez. Peut-être que le sens du rituel est dans le souvenir, mais qu’il doit s’ancrer dans quelque chose de matériel.
L’information sur « l’errance » des corps
50Malgré cette norme d’anonymat affichée, et bien qu’ils ne soient pas légalement tenus de le faire, beaucoup de centres de don du corps n’hésitent pas à informer les familles qui le demandent de la fin au moins approximative des usages du corps de leurs proches. Cette pratique semble assez répandue et représentative d’une attitude de compréhension de la douleur des familles. Certains secrétaires de laboratoire nous ont confié l’empathie ou la compassion qu’ils avaient parfois éprouvées face à l’expression du désarroi des proches. D’autres nous ont dit « répondre franchement » et sans problème, car cette demande n’a pas d’incidences sur le fonctionnement du service. Deux laboratoires au moins ont mis en place une procédure d’information de la date de crémation, par voie téléphonique ou postale, aux familles qui souhaitent la connaître.
51Toutefois, les appels des proches pour savoir « où ça en est », c’est-à-dire pour savoir si la crémation a eu lieu et s’ils peuvent aller se recueillir sur la tombe collective, sont rares voire très rares. Les secrétaires se hasardent à des estimations statistiques allant de 2 à 10 % des cas. Ce faible nombre d’appel s’explique sans doute en grande partie par le fait que les laboratoires s’emploient à prévenir les éventuels conflits, en demandant aux donateurs de prévenir leurs proches qu’ils n’auront plus droit de regard sur le corps. Il est fort probable que certains proches ne téléphonent pas parce qu’ils pensent qu’aucune information ne leur sera donnée. Comme pour les futurs donateurs qui ont émis des souhaits en apprenant qu’une remise d’urne était désormais possible dans leur région, l’absence d’offre de service peut déterminer une absence de demande.
52Cependant, les cas de familles désemparées qui téléphonent existent bel et bien. Même s’ils sont minoritaires, ils témoignent du sentiment qu’il faut parfois savoir que les usages scientifiques sur le corps sont terminés pour pouvoir commencer le deuil. En effet, l’imagination des usages des corps de leur proche peut être perturbante. M. Bou, fils de donatrice, évoque ainsi la période d’attente de la remise des cendres : « Pendant deux mois, c’est un peu difficile à vivre, parce qu’on se demande ce qu’ils font mais ça ils ne le disent pas, même si j’avais très bien compris. […] Une fois que j’ai récupéré les cendres, j’ai soufflé quoi. »
53C’est aussi plus généralement la difficulté d’amorcer un deuil tant que le corps connaît une forme d’errance et un destin non fixé qui est en cause. Cette complication du deuil est bien connue des anthropologues ayant observé l’inquiétude des vivants face aux morts qui sont parfois nommés mauvais morts en raison de la forme de leur décès, de l’absence de rituel, ou de règles non suivies dans son accomplissement [14]. Ceux-ci ne seraient pas à leur place, parce que la limite entre vivants et morts n’aurait pas été clairement établie, ce qui plonge les vivants dans une forme de déni qui n’exclut pas l’angoisse [Baudry, 1999]. L’errance des corps donnés à la science avant leur crémation renvoie à une délicate « transition » évoquée par Mme Guy, sœur d’un donateur :
C’était beaucoup trop long. Dans un enterrement classique, le deuil peut commencer tout de suite. Je suis restée 6 mois dans une transition où les autres restent une semaine maximum. Cela m’a paru long et pas long, parce que moins il était enterré, plus il était encore vivant, vous voyez, plus la date de la crémation approche, moins il vous appartient. J’ai détesté cette période de transition mais en même temps je ne voulais pas trop en sortir.
55Cette période transitionnelle, troublante pour les endeuillés, renvoie au concept de liminalité, notamment mis en évidence par Arnold Van Gennep [1909]. Selon lui, les morts et les endeuillés seraient, durant une période variable selon les cultures, mis en marge, et continueraient, d’une certaine manière, à vivre ensemble dans l’attente d’une séparation qui permettra aux morts d’être intégrés au monde des morts, et aux vivants d’être ré-agrégés au monde des vivants. Robert Hertz [1905], pour sa part, en étudiant les pratiques de doubles funérailles, avait conçu la période intermédiaire entre la mort biologique et la clôture des rites funéraires comme une période où le statut des morts était indéterminé. Ils ne seraient alors ni vivants ni morts, et les endeuillés continueraient de vivre comme si les morts étaient encore vivants. Ici, dans le cas du don du corps à la science, le défunt est encore utile aux vivants. Il est encore agissant : il montre à des étudiants l’anatomie, ses viscères permettent l’apprentissage des coelioscopies, ses muscles et articulations réagissent à des tests de sollicitation biomécanique. L’action de ces morts – sur le travail biomédical ou sur la psychologie des proches – ne relève ni d’une croyance naïve ni d’une élucubration théorique qui reviendraient à dire qu’ils ne sont pas vraiment morts. Elle conduit à donner de « l’épaisseur » aux morts en période liminale, ceux-ci pouvant alors être considérés, selon M.-A. Berthod [2005], comme occupant « une position fondamentalement paradoxale : ils seraient morts et vivants dans le même temps, et non pas indéterminés », ce qui explique pourquoi « ils viennent troubler l’ordre des choses en transformant, déplaçant et dynamisant continuellement la limite qui sépare les morts des vivants ».
56Cette problématique de l’errance des corps se complique d’un point de vue plus trivial si l’on considère les pratiques de démembrement des corps [15]. Un autre aspect des difficultés des laboratoires pour la ritualisation concerne en effet cet aspect peu évoqué du travail scientifique et pédagogique sur les corps. Tous les corps ne sont pas conservés entiers et destinés aux dissections, un certain nombre font l’objet de prélèvements qui seront dédiés à des projets de recherche ou des sessions de formation. Un directeur de laboratoire explique ainsi :
On va faire le collège des orthopédistes dans quelques mois, il va y avoir des sessions pratiques, et un cours sur l’épaule, il va falloir une quinzaine d’épaules en même temps, on ne va pas conserver tous les corps pendant ce temps là. Il va y avoir des segments de membres, qui vont être conservés au congélateur, pour que le jour du cours, on ait assez de matériel pour que les internes apprennent à travailler ; et puis le lendemain ce sera la hanche, et ce sera comme ça, donc…
58Dans ces cas-là, le corps est envoyé en plusieurs fois au crématorium. « Il faudrait imaginer qu’on conserve séparément [le corps et les membres] pendant des mois, ce serait complètement fou quoi… » Par conséquent, ce directeur est opposé à l’idée de remise d’urne parce qu’il serait à ses yeux « mensonger » de dire aux familles que « c’est fini » avec le présupposé qu’il serait important pour les familles d’avoir l’intégrité du corps. Nous ne savons pas réellement ce qu’en pensent les familles, car nous avons estimé que le sujet était trop délicat pour être amené en entretien. Certains laboratoires pratiquant les remises d’urne nous ont confié « rester flous » sur le sujet, i.e. que « les familles ne savent pas que tout le corps n’est pas dedans », tandis que d’autres organisent l’utilisation des corps en fonction des demandes des donateurs et des familles : aux dissections ceux qui feront l’objet de remises d’urne (le corps reste alors entier), à d’autres usages les autres corps. Ce double parcours implique néanmoins de composer avec les caractéristiques morphologiques des donateurs et leurs incidences sur les soins de conservation.
L’hypothèse du « double deuil »
59Un dernier argument mobilisé contre les remises d’urne aux familles concerne l’idée d’une épreuve psychologique à ne pas proposer aux familles malgré leur volonté. Ces remises feraient courir le risque d’un « double deuil », c’est-à-dire d’une reviviscence quelques mois plus tard de la douleur éprouvée au moment du décès. Impossible à vérifier sur le plan empirique [16], cette idée peut néanmoins être illustrée et nuancée par les entretiens menés auprès des proches ayant choisi de bénéficier d’une remise d’urne.
60L’attente est globalement bien vécue parce que les délais annoncés (en général trois mois) sont tenus. Cela n’empêche pas certains de vivre cette période dans une temporalité trouble, à cause de l’indétermination existentielle de ce corps mort encore utile aux vivants. Mais ce trouble peut parfois être atténué par la perspective de remise des cendres, comme l’explique Mme Luc : « C’est compliqué la période d’attente de restitution des cendres, mais si en plus on n’a rien, là ce serait vraiment dur quoi. » La remise de cendres peut être vécue comme une épreuve délicate mais aussi permettre l’enclenchement d’une démarche de deuil, comme dans le cas de Mme Deg :
J’ai fait une lettre à tout le monde, rendant hommage à mon père. Je m’étais dis ‘c’est bien, je vais avoir du temps pour la faire’, et puis finalement, je n’ai pas réussi à la faire avant d’avoir la date à laquelle on allait récupérer les cendres. À partir du moment où on a pu déterminer une date, les mots me venaient plus facilement.
62Et les bénéficiaires de remise d’urne sont nombreux à inviter proches ou amis, parfois un an après le décès, à une réelle commémoration autour de la dispersion ou du dépôt de l’urne [Le Grand Sebille, 2016]. Si l’idée d’une « double épreuve » est donc souvent évoquée, il n’en reste pas moins que ceux qui ont pu en bénéficier y ont majoritairement trouvé un intérêt affectif ou moral.
63La question « éthique » – les remises d’urne sont-elles bonnes ou non pour les proches – s’en trouve donc en partie renvoyée à l’appréciation des principaux concernés. Sont-ils nombreux à vouloir bénéficier de ce dispositif quand il est proposé ? Il faut ici noter l’hétérogénéité des pratiques concernant ces remises de cendres. Certains centres les proposent systématiquement en amont ou au moment du décès, tandis que d’autres n’y accèdent que sur demande expresse de la famille ou du donateur. Or il semble que le nombre de remises d’urne augmente lorsque la possibilité est proposée en amont. Les évaluations statistiques des établissements sont une nouvelle fois concordantes et instructives. Dans les centres qui ne remettent les cendres que sur demande de la famille, elles ne concerneraient que 5 à 10 % des cas. Une estimation curieusement proche de celle concernant les appels des proches qui veulent « savoir où ça en est » dans les centres qui ne proposent pas de remise d’urne… Dans les centres qui les proposent plus systématiquement, l’estimation du pourcentage de famille venant chercher les cendres est plus élevée, mais elle reste faible : entre 25 et 35 %. On peut faire l’hypothèse que l’épreuve de la remise des cendres, et les formalités qui doivent s’ensuivre, rebutent un certain nombre de proches. On ne peut exclure non plus que certains proches ne sont pas en recherche de commémoration ou de lieu de mémoire personnalisé, parce qu’ils n’en éprouvent simplement pas le besoin.
L’invention de cérémonies « collectives »
64Face aux divers problèmes que posent les remises de cendres ou la personnalisation des monuments collectifs, certains centres ont pris l’initiative d’inviter périodiquement les proches de donateurs à des cérémonies où est rendu hommage aux donateurs de façon collective. Dans une région, le nom de chaque donateur est énoncé par un de ses proches qui est ensuite inviter à allumer une bougie [17]. Dans d’autres l’anonymat demeure, mais l’observation de ces cérémonies laisse à penser qu’elles remplissent certaines attentes des proches.
Observation d’une cérémonie. À [nom de la ville] il y a 4 cérémonies par an. Les familles des donateurs décédés dans le trimestre précédant la cérémonie sont invitées par voie postale. Il y a une soixantaine de personnes (ce qui serait moins que d’habitude selon un organisateur). Le rassemblement a lieu dans la grande salle du crématorium. Le recueillement a commencé par des morceaux de musique (piano classique) avant que le responsable du laboratoire d’anatomie tienne ce discours :
« Il y a quelques semaines, un de vos proches faisait don de son corps à la science. Nous comprenons parfaitement que vous ayez pu en être choqué. Nous voulons par cette cérémonie rendre hommage aux donateurs ainsi qu’à leur famille. Nous voulons aussi vous dire toute l’importance pour la formation initiale des jeunes médecins, pour la formation continue de leurs aînés, et pour la progression des connaissances scientifiques. Importance tout d’abord pour l’apprentissage de l’anatomie pour les plus jeunes. C’est au laboratoire que les étudiants mettent en pratique les notions apprises en amphithéâtre. C’est aussi le lieu de la première confrontation de bon nombre de ces jeunes médecins avec la mort [18]. Importance ensuite pour la formation continue des étudiants plus âgés. Malgré les avancées technologiques, la médecine, et plus encore la chirurgie, garde un aspect manuel indéniable. Comme l’artisan, le chirurgien doit effectuer un geste parfait, qui ne s’acquiert que par la répétition. C’est au laboratoire d’anatomie qu’il apprend à poser un nouveau modèle de prothèse qui fera remarcher ses opérés. C’est là aussi que l’anesthésiste, par exemple, vient acquérir une nouvelle technique d’infiltration qui permettra de soulager les patients. Importance enfin du don du corps pour l’amélioration des connaissances scientifiques qu’il s’agisse de recherche anatomique fondamentale, de recherche appliquée, ou d’imagerie. Soyez-en certains, le geste de votre proche n’a pas été vain. Leur souvenir doit rester associé dans vos esprits à ce geste généreux, à cette volonté d’aider son prochain même au-delà de la mort. Je vous remercie, je les en remercie ».
Puis, deux autres personnes [dont un maître de cérémonie du crématorium] ont pris la parole pour énoncer des discours à la fois généraux et de circonstance sur le souvenir, la perpétuation par les vivants des valeurs du défunt, ou la poursuite de la vie malgré l’absence. Les discours étaient ponctués de musique, et, à leur suite, chacun s’en est allé jeter des pétales devant le monument érigé en l’honneur des donateurs. Enfin tout le monde rentre dans la salle pour partager café et biscuits.
De nos échanges en marge de ces cérémonies avec les personnes présentes, il ressort que le moment important de ces cérémonies est la prise de parole des médecins expliquant à quoi servent les corps. Une femme d’une cinquantaine d’années nous dit : « Moi ça m’a quand même fait du bien, ça rend les choses plus concrètes. Et c’était bien de voir les jeunes [les étudiants en médecine présents]. » Le temps informel du café permet à certains de venir poser des questions aux professeurs. Ainsi, de manière complémentaire l’objectif de ces cérémonies est aussi, selon un enseignant, de « désamorcer d’éventuels conflits familiaux, dans le cas où des proches du défunt ne voulaient pas qu’il donne son corps à la science, en leur disant que c’est réellement utile ».
66Les cérémonies permettent aux endeuillés de réévaluer leur peine à l’aune de la valeur accordée au corps donné et à l’acte de donner. Elles permettent aussi de se rendre compte que ce qui peut être vécu comme une épreuve personnelle est aussi partagée par d’autres. Elles peuvent apporter à chacun le soutien moral de la présence de tous. Et lorsqu’il n’y a pas de remise d’urne, les cérémonies collectives apparaissent comme un intermédiaire entre l’anonymisation totale (les donateurs comme collectif d’anonymes) et la personnalisation (les proches sont invités en vertu de leur lien avec le défunt).
67L’étude de la ritualité funéraire dans le cas des dons de corps à la science permet à la fois d’affirmer et de nuancer la pertinence d’une représentation dominante tant dans le sens commun que dans la littérature savante, celle d’une profonde utilité, « pour les vivants » [Thomas, 1985], des rites funéraires et des lieux de mémoire individualisés des défunts.
68Cette « orthodoxie funéraire » se trouve confirmée par les discours des proches des donateurs qui ont accepté de se voir remettre l’urne contenant les cendres de leurs proches décédés, dans une région où ce dispositif existe. Ceux-ci témoignent du soulagement de savoir que les utilisations scientifiques du corps de leur proche ont pris fin, de clore une période où le défunt se situe dans un interstice entre la vie et la mort, de pouvoir utiliser le temps de la dispersion ou du dépôt de l’urne dans un lieu ad hoc pour inviter les proches du défunt à une cérémonie ou à un temps de recueillement, de pouvoir, enfin, savoir où reposent précisément les restes du défunt pour lui rendre visite. L’importance d’une ritualité funéraire se trouve aussi confortée par la réussite des cérémonies organisées par certains laboratoires en vue de rendre hommage à un ensemble de donateurs.
69Mais d’un autre côté, l’analyse de cette configuration funéraire atypique invite à nuancer la représentation dominante. Les donateurs, d’abord, font souvent montre d’une indifférence par rapport à un rituel « pour eux » et élaborent parfois des discours très critiques envers la ritualité funéraire en général, même s’ils concèdent que l’absence de rituel et de possibilité de se recueillir auprès d’un lieu de mémoire individualisé – comme c’est le cas dans la majorité des régions françaises – peut être douloureuse pour leurs proches. Les proches de donateurs, ensuite, ne sont pas tous demandeurs de ritualité, loin s’en faut. Même si l’absence de possibilité rituelle peut créer une absence de demande, les retours d’expérience des laboratoires ayant mis en place le dispositif de remise d’urne montrent que de nombreux proches ne donnent pas suite à la proposition. Leur refus peut s’expliquer par la crainte de (re)vivre une expérience émotionnelle déplaisante, mais aussi par un non-attachement aux normes funéraires traditionnelles.
70Les laboratoires d’anatomie, quant à eux, reconnaissent bien, malgré des formes d’objectivation nécessaires pour faire le travail, la dimension subjective des corps sur lesquels ils travaillent, tant il est difficile, en effet, de se départir de l’humanité présente, ou résurgente, dans le cadavre [Le Breton, 2006]. Objet liminal, rétif aux catégorisations nature/culture ou animalité/humanité, son ontologie interpelle. Biologiquement voué au retour à la nature, il suscite partout un traitement culturel à la fois technique et symbolique. Sans doute le respect des humains envers le mort provient-il d’une empathie envers le vivant qu’il fut, et de l’effet-miroir qu’il tend. Le corps mort est-il plus qu’un déchet organique ? Le langage ordinaire traduit les ambivalences de la pensée sur le cadavre [Courtois, 2013] mais même en contexte professionnel, habitué, où la mort et les corps pourraient être banalisés, on ne se résout pas à en faire ni un simple objet, ni un déchet [19]. Les laboratoires d’anatomie comprennent donc le souci de ritualité, d’hommage, que manifestent certaines familles. Cependant, ce souci est très inégalement pris en charge et les pratiques sont très hétérogènes. Le cadre juridique (sur la primordialité des volontés du défunt) et testamentaire (le dossier de donation qui les rend pourvoyeurs légaux des funérailles) peut leur permettre de mettre les familles hors-jeu. Certains centres peuvent ainsi ne pas s’embarrasser de faire ériger des monuments pour l’ensemble des donateurs, de renseigner les familles sur la date de crémation de leur proche, de proposer des cérémonies, ou des remises d’urne. Pourtant, ces modalités existent dans d’autres centres. Elles peuvent certes poser des problèmes de logistique ou d’interprétation juridique. Mais elles peuvent aussi témoigner d’une compréhension du désarroi de certains proches, et de la reconnaissance de l’institution médicale envers les donateurs. Elles participeraient ainsi d’une acceptabilité sociale de la formation et de la recherche sur sujets cadavériques.
71Ainsi, l’étude de cette configuration triangulaire – les donateurs, les proches, les établissements receveurs – laisse entrevoir un conflit de perception au sujet du corps donné à la science. Les donateurs le considèrent souvent comme « quelque chose » qui, dès lors qu’ils seront morts, ne leur appartiendra plus, et deviendra un déchet encombrant et inutile pour les vivants, s’il n’est pas justement donné à un établissement de formation et de recherche médicale. Les proches, quant à eux, peuvent persister à voir « le mort dans le corps », et ne pas supporter l’idée des travaux sur le corps, ni l’incertitude concernant sa place concrète et symbolique. Les établissements, pour leur part, ont besoin de ces « matériaux » [20] pour travailler, ainsi que de relations pacifiées avec les familles.
72Ce conflit de perception traduit les intérêts matériels et affectifs des différents acteurs, et questionne les normes et représentations sociales qui les sous-tendent. D’une part, les initiatives de ritualisation rappellent l’importance, moins générale cependant qu’on ne le pensait avant de réaliser l’enquête, de l’accompagnement des défunts pour les proches. Alors que l’histoire des pratiques médicales sur les corps morts tendait à faire disparaître, et les corps et la ritualité funéraire, ceux-ci reviennent sur le devant de la scène avec les initiatives de remise d’urnes et de cérémonies collectives. D’autre part, les obstacles à la ritualisation s’appuient sur le statut ambigu du corps donné à la science, sensible notamment sur le plan du droit. L’absence de représentation commune laisse ainsi ouvert arrangements et inventions « par le bas », tout en empêchant une harmonisation des pratiques régionales. Il devient dès lors nécessaire de s’interroger plus avant sur l’ontologie de ces morts en situation liminale, impensés socialement, et dont le traitement rituel – ou son absence – affecte très diversement les endeuillés.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Bacqué Marie-Frédérique, 2016, « Donner son corps à la science. Aspects psychologiques de la médicalisation du corps après la vie », Études sur la mort, 149 : 83-92.
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Mots-clés éditeurs : Don, Science, Rituel funéraire, Deuil, Corps
Date de mise en ligne : 29/03/2018.
https://doi.org/10.3917/ethn.182.0345Notes
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[1]
Le nombre de corps légués dépasse celui des corps non réclamés au cours des années 1960. À la faculté de médecine de Paris, en 20 ans, de 1960 à 1980, le nombre de corps légués passe de proche de 0 à 1000 par an environ, celui des corps non réclamés de 400 à proche de 0.
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[2]
Le don du corps repose sur la rédaction d’une fiche de renseignements et d’un document manuscrit par lequel le donateur s’engage à donner son corps à un établissement de médecine receveur. Selon les centres de don, une contribution financière peut être demandée pour le transport du corps. Le donateur reçoit en échange une carte, dite de donneur ou de donateur, qui devra être présentée au moment du décès pour que le corps soit transféré. La famille, les proches, ne peuvent s’opposer aux volontés du défunt et doivent contacter le centre auprès duquel le défunt avait souscrit un engagement. Les termes de « donneur » et « donateur » sont souvent employés comme synonymes. Il est cependant préférable d’utiliser le terme « donateur » car il s’agit bien, sur le plan juridique, de la donation, par contrat, d’un « bien » à une institution.
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[3]
L’article R2213-13 du Code général des collectivités territoriales, réglementant la police des funérailles dans le cas des dons du corps à la science, énonce simplement que le corps doit faire l’objet d’une « inhumation ou crémation ». En pratique les corps sont crématisés dans le cadre réglementaire de l’élimination des pièces anatomiques. L’article R44-1 du Code de la santé publique stipule en effet que « sont assimilés aux déchets d’activités de soins, les déchets issus des activités d’enseignement, de recherche ». Et l’article R1335-9 du même Code énonce que « les pièces anatomiques d’origine humaine destinées à l’abandon doivent être incinérées ». Notons ici que le terme incinéré renvoie au domaine du déchet, quand celui de crémation s’applique à la personne humaine décédée. De fait, l’ambiguïté de l’alternative entre inhumation et crémation, et le choix des mots entre crémation et incinération, reflètent la difficulté d’identification socio-juridique du corps donné à la science. Concrètement, celle-ci varierait en effet selon que le corps a subi une transformation chimique (formalisation versus conservation à basse température) ou physique (démembrement ou non).
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[4]
Notamment en Île de France (école de chirurgie de Paris, faculté René-Descartes), dans les Hauts-de-France (Lille), en Auvergne-Rhône-Alpes (Lyon, Saint-Etienne).
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[5]
Cet article reprend et prolonge une étude sur la ritualité funéraire en absence de corps et particulièrement dans le cas du don du corps à la science [Bernard et Le Grand Sebille, 2015].
-
[6]
La collecte de données n’a pas permis d’interroger des proches de donateurs dans la région où l’option de remise des cendres n’existe pas, ni de donateurs ou proches de donateurs ne souhaitant pas de remise de cendres dans la région où elle était proposée. L’accès aux futurs donateurs nous a en effet été permis par un laboratoire ne disposant que des coordonnées des donateurs, et l’accès aux proches de donateurs par un crématorium ne disposant que des coordonnées des proches souhaitant bénéficier d’une remise d’urne. Nous avons néanmoins systématiquement interrogé les donateurs sur les réactions de leurs proches à leur décision et disposons d’éléments sur les raisons potentielles du refus de l’option remise de cendres dans le discours des donateurs et de leurs proches.
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[7]
Les usages des corps par les Centres de don du corps ont également fait l’objet d’entretiens avec 6 moniteurs ou professeurs d’anatomie, ainsi que de 2 observations de séances de Travaux pratiques de dissection. Ces données témoignent de quelques traces de ritualisations profanes marquant la solennité de « la séance de dissection » remarquées déjà par [Godeau, 1993].
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[8]
Entre 12 % (Angleterre) et 18% (Nouvelle-Zélande) des enquêtés (15% pour les Pays-Bas).
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[9]
Entre 6 % (Angleterre, Nouvelle-Zélande) et 8 % (Pays-Bas) des donateurs évoqueraient une raison économique mais ces estimations sont probablement sous-évaluées, tant ce motif est peu facilement avouable. Notons que, dans une majorité de laboratoires d’anatomie, le don du corps est payant (autour de 1000 euro), mais que la contribution demandée aux donateurs pour la prise en charge de leur corps demeure moins élevée qu’un enterrement ou qu’une crémation classique. L’effectivité de l’argument économique est corroborée par l’enquête quantitative de [Naïditch, 2016] sur l’évolution de la base de données d’un centre de don du corps. Celle-ci montre une baisse du nombre d’inscriptions aux moments où les prix demandés augmentaient.
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[10]
Certaines religions interdisent le don du corps et excluent donc toute possibilité d’accompagnement religieux. Ce n’est pas le cas pour les religions chrétiennes, mais célébrer une messe sans cercueil peut poser problème dans certaines paroisses souvent au nom d’une conception selon laquelle le corps mort doit revenir à Dieu (qu’il s’agisse d’un respect des conventions rituelles, ou d’élaborations plus profondes sur le devenir du corps, de la résurrection ou du « retour à la poussière »). Notons par ailleurs que, dans le cas des remises d’urnes après les usages scientifiques, des proches de donateurs nous ont confié leur difficulté à trouver des officiants de culte acceptant une célébration en la seule présence d’une urne.
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[11]
Cette dernière volonté nous semble s’inscrire dans la vision apparemment paradoxale du cadavre comme déchet organique naturel, dont il faut bien se débarrasser, mais utile, revalorisé, recyclé, ce qui annule justement son caractère de déchet. À ce sujet, voir Anstett, 2015.
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[12]
Penchant du côté de la « personne », [Touzeil-Divina et Bouteille-Brigant, 2015] proposent une redéfinition du cadavre en « personne défunte » et appellent de leurs vœux une réflexion et une réglementation spécifique à son endroit. Reconnaissant son caractère hybride, Gleize [2016] évoque quant à elle la nécessité d’un « droit des biens personnifiés » qui « concilie droit de propriété et respect du corps humain ».
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[13]
Selon nos informateurs dans les centres de dons du corps, ces lieux ont souvent été mis en place dans les années 1990-2000, époque où il est devenu tangible que le nombre de corps légués a largement dépassé le nombre de corps abandonnés, et que les motivations du don sont de moins en moins économiques.
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[14]
Cette dimension est aussi connue des psychologues s’intéressant aux deuils difficiles ou pathologiques. Sur le cas du don du corps, voir [Bacqué, 2016]
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[15]
Le rapport de l’igas/igener (op.cit. : 70-71) invitait à favoriser les remises de corps aux familles notamment pour renforcer la « traçabilité » des différents éléments du corps et pour « limiter le démembrement au strict nécessaire ». Cette demande pourrait illustrer une préoccupation sociale, grandissante depuis les années 1990, au sujet de la « dématérialisation » des corps [Memmi, 2014 ; 2015]. Elle peut être mise en parallèle avec les réglementations de la crémation qui, entre 2005 et 2010, ont étendu aux cendres le principe de décence, de respect et de dignité en vigueur pour les corps morts. Cette réglementation peut être interprétée comme une assimilation des cendres au cadavre. Dans ce cadre, l’interdiction de disperser les cendres en divers endroits rejoindrait le tabou du démembrement. Il reste à se demander si, et en quoi, la fragmentation des cendres suppose un manque de décence, de respect et de dignité porté au corps, et, in fine, au défunt.
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[16]
L’existence d’un « double-deuil » pénible nécessiterait une enquête croisant tout à la fois les expériences des endeuillés ayant bénéficié d’une remise d’urne, celles de ceux n’en ayant pas bénéficié, et enfin celles des endeuillés ayant fait réaliser un enterrement ou une crémation classique. Elle repose davantage sur une conviction que sur des résultats scientifiques. L’hypothèse du double-deuil déployée par certains laboratoires d’anatomie suppose une dimension potentiellement pathogène de l’« épreuve de réalité » lorsqu’elle n’apparaît pas rapidement après le décès. Ce présupposé rappelle a contrario celui des sages-femmes étudiées par Memmi [2011] selon lequel ne pas montrer aux parents le corps du bébé ou du fœtus décédé serait délétère, en conséquence de quoi s’est instituée la présentation de ces corps. Dans l’institution des remises d’urne, on retrouve cette représentation dominante selon laquelle il serait bon, sans doute difficile sur le moment mais apaisant à terme, de vivre des rituels et de se confronter aux morts dans une forme de matérialité, plutôt que d’élaborer une représentation des défunts exclusivement intrapsychique, c’est-à-dire non étayée sur la perception de la réalité de la mort. Dans le cas des bébés morts comme dans celui des dons de corps à la science, la transformation du traitement funéraire, on le voit, peut se baser sur des idées contradictoires, sans que les conséquences subjectives sur les proches et parents puissent être évaluées.
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[17]
Ce mode opératoire de l’énumération est désormais régulièrement utilisé lors des hommages aux victimes de drames collectifs tels que les accidents d’avion ou les actes de terrorisme. Il fut utilisé par exemple lors de la cérémonie d’hommage aux victimes du terrorisme le 19 septembre 2016 aux Invalides à Paris.
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[18]
Il s’agit là de la valeur initiatique des séances de dissection analysées par Godeau [1993] dans son étude ethnologique de la socialisation professionnelle des étudiants en médecine.
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[19]
Jeanjean et Laudanski [2013] montrent que les professionnels de la mort ne parlent pas des cadavres dans le registre du déchet. Si les vocables de la viande et des choses sont certes surreprésentés, c’est le mot de « corps », qui s’applique aussi bien au vivant qu’au mort, qui est le plus utilisé. « Il existe à l’inverse une tension pour en faire autre chose qu’un déchet » [ibid. :150]. Par exemple, les agents de la chambre mortuaire « expriment leur désapprobation à propos des proches de défunts qui apportent les vêtements de ces derniers dans des sacs poubelle ».
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[20]
Sur la conception du corps mort dans un laboratoire d’anatomie, oscillant entre personnalisation et objectivation (dont celle de « livre d’anatomie en 3 dimensions »), voir Bernard [2017].