Notes
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[1]
Pour les Wallisiens interrogés sur la crise de 2005, on se trouvait « au bord de la guerre civile », chacun des deux « camps » se faisant face avec des armes. Dès 2003, certains Wallisiens (les rénovateurs) estimaient que le roi Tomasi Kulimoetoke, en fonction depuis 1959, très affaibli et malade, n’était plus en mesure de régner et devait être destitué, la destitution des chefs étant une pratique coutumière courante à Wallis [Douaire‑Marsaudon, 1998 : 101]. D’autres Wallisiens (les pro‑palais ou royalistes) considéraient au contraire qu’il convenait, au vu du charisme du roi, de le laisser régner jusqu’à son décès. Sur la crise de 2005 [Angleviel, 2006 : 148‑151].
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[2]
On ne développera pas ici l’histoire de cette crise politique, celle‑ci débordant de loin le sujet du présent article. Par ailleurs, l’enquête de terrain qui a servi à la collecte de données a été faite à Wallis (et non à Futuna), c’est donc de la société wallisienne dont il est principalement question ici. Cependant, quand l’analyse peut s’appliquer à Futuna, on le précise dans le texte.
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[3]
En 2003, le gouvernement français a créé cette entité dans l’idée de faire évoluer les statuts des anciennes colonies vers plus d’autonomie et la reconnaissance de spécificités culturelles, institutionnelles ou judiciaires.
-
[4]
Communication de Mika Tui, Wallis, janvier 1990.
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[5]
Les Wallisiens contemporains considèrent la tradition chrétienne comme faisant partie de leur héritage culturel propre, même s’ils savent pertinemment que le christianisme leur a été imposé au xixe siècle.
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[6]
L’organisation traditionnelle de Wallis – et de Futuna – est celle d’une chefferie polynésienne structurée autour d’une hiérarchie d’offices associés à un titre. Celui‑ci circule au sein d’une famille étendue (kainga) et il est dévolu sous certaines conditions à un membre de cette famille, généralement par les aînés de lignées. Il n’échoit donc généralement pas à un héritier en ligne directe. Ce titre, qui implique une fonction de protection et de défense est attribué plutôt à des hommes, mais le titre royal peut échoir à une femme (plusieurs reines dans l’arbre généalogique des lignées royales wallisiennes). Tous les titres, aristocratiques ou roturiers, sont transmis en filiation indifférenciée (par les hommes et par les femmes).
-
[7]
Arrivés en 1837, les missionnaires maristes catholiques et français, convertissent rapidement la population de Wallis et Futuna après le meurtre du père Chanel (1842) et la conversion du hau (roi) de Wallis.
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[8]
Les programmes de développement sont destinés à favoriser l’essor socio‑économique de l’île.
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[9]
Ce désintérêt de l’administration coloniale française vis‑à‑vis de la population îlienne n’a pas empêché certains administrateurs, sincèrement curieux des us et coutumes des habitants, de s’efforcer de la comprendre. Mais un administrateur ne restant qu’un petit nombre d’années en poste, ces efforts sont restés rares et leurs effets limités. Le manque d’attention de l’administration coloniale envers les habitants de Wallis‑et‑Futuna renvoie au fait que Wallis‑et‑Futuna a longtemps représenté des intérêts économiques assez minces pour la France (même si aujourd’hui on s’intéresse de plus près aux nodules polymétalliques du fond des océans). En revanche, la position des deux groupes d’îles dans le Pacifique occidental a toujours été un atout stratégique, jugé de plus en plus crucial par tous les gouvernements français en raison de l’évolution politique de la Nouvelle‑Calédonie vers une plus grande autonomie, voire à terme vers l’indépendance.
-
[10]
À noter que les Wallisiens de Nouvelle‑Calédonie ont, eux aussi, recours très majoritairement à la justice coutumière quand des conflits les opposent à d’autres Wallisiens de Nouvelle‑Calédonie, cette justice étant gérée par les chefs coutumiers wallisiens de Nouvelle‑Calédonie.
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[11]
Le Code Bataillon a été publié, en wallisien et en français, en 1981, par Karl Rensch sous le nom de « Tohi Fono o Uvea, Code de Wallis 1870 ». Le manuscrit se trouve dans les archives épiscopales de Lano (Wallis). Pierre Bataillon a aussi rédigé une remarquable notice sur Wallis‑et‑Futuna, publiée en 1841 dans Les Annales de la Propagation de la Foi.
-
[12]
Tohi Fono o Uvea, Code de Wallis 1870, Rensch, 1981, art. I.
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[13]
En 1842, le roi de Wallis, Soane Patita Lavelua signa une demande officielle de protectorat adressée à la France. Cette demande resta néanmoins nominale jusqu’en 1886.
-
[14]
On doit cependant noter qu’à cette époque, et jusqu’en 1961, beaucoup de chefs, s’ils sont instruits comme tout Wallisien dans la religion catholique, ne savent pas lire.
-
[15]
En principe, dans les limites de la loi statutaire, s’il y a meurtre, l’affaire tombe sous la juridiction de droit commun. On verra plus loin que dans la pratique les choses ne sont pas aussi simples.
-
[16]
Cette justice de « droit local » mais prévue par la loi statutaire devait comprendre des tribunaux du 1er et du 2e degré, composés d’un président, avec des assesseurs (quatre ou six) désignées par le préfet sur présentation du président du tribunal du droit commun et du chef coutumier de chaque circonscription, donc du roi pour Wallis.
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[17]
Comme le note Olivier Aimot sans autre explication.
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[18]
Le recensement de 1996 totalise une population wallisienne et futunienne de 13 705 habitants dont 98 % de souche polynésienne et seulement 2 % d’origine européenne [Trouillet‑Tamole, 1995 : 134].
-
[19]
Une racine de kava. Entrer dans un tribunal, ou toute autre réunion formelle en présence des chefs coutumiers, sans cette racine de kava, est considéré comme un affront [Pilioko, 1997 : 7].
-
[20]
Dans le dernier quart du xxe siècle, Wallis‑et‑Futuna – et surtout la société wallisienne – subit d’importantes transformations, économiques et sociales, intellectuelles et idéologiques. Outre le boom des naissances et l’arrivée à l’âge adulte d’une génération mieux formée que ses aînés, on assiste à l’essor d’une classe moyenne tournée vers le monde extérieur, lui empruntant une part grandissante de ses modèles de consommation ou de réussite socio‑économique, comme en témoigne, par exemple, le développement de l’entreprenariat à Wallis même [Van der Grijp, 2006]. La monnaie, autrefois réservée aux Européens et à quelques familles de fonctionnaires locaux, devient plus abondante. La société wallisienne adopte rapidement le modèle de la société de consommation, provoquant la multiplication des grandes surfaces de vente (hypermarchés) comme l’endettement croissant des ménages auprès des banques. Peu à peu, le modèle de la réussite par l’argent et les affaires concurrence sans le faire disparaître celui, devenu plus « classique » mais aussi plus désuet, du « bon » chef coutumier, fondé sur la capacité à rassembler les hommes et à faire fructifier les ressources terrestres et halieutiques.
-
[21]
Sioli Pilioko et Mika Tui, communication personnelle.
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[22]
On assiste à un phénomène analogue en Nouvelle‑Calédonie, dans les mêmes années, concernant les femmes, lesquelles vont se servir de plus en plus souvent de la juridiction française de droit commun pour faire reconnaître et punir les violences dont elles sont victimes [Salomon, 2001].
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[23]
Les conflits immobiliers, toujours nombreux à Wallis, se sont accrus dans la décennie 1990 avec le développement des grandes surfaces de vente [Paul van der Grijp, 2006 : 93].
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[24]
Le conseil territorial des Femmes, créé en 1970, est constitué par les femmes qui exercent une activité en rapport avec la collectivité wallisienne. Il s’occupe de questions comme les droits des femmes, la violence envers les femmes, et tout ce qui touche à l’éducation et à la santé ; il dispose de fonds qui sont votés par l’Assemblée territoriale.
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[25]
À cette époque, la fille du roi logeait au palais, en principe pour s’occuper de son père. De nombreux Wallisiens condamnaient le fait qu’elle « gouverne » non seulement le palais mais aussi le fenua (pays) en lieu et place du Lavelua. Comme on l’a dit, le titre royal n’échoit pas nécessairement aux enfants du roi en fonction, la fille du roi n’avait donc, pour beaucoup de Wallisiens, aucune légitimité politique pour se substituer au roi vieilli et malade.
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[26]
En 1990, lors du premier terrain anthropologique de l’auteure à Wallis, la population wallisienne – ainsi que les chefs – considéraient que « toutes » les offenses, excepté le meurtre, devaient être jugées par la loi coutumière.
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[27]
Les fonctionnaires français métropolitains expatriés à Wallis touchaient, à cette époque, un salaire – net d’impôt – plus de deux fois supérieur à celui des fonctionnaires wallisiens. Cette inégalité de traitement avec les fonctionnaires locaux provoqua, dans les années 1990, des grèves à répétition dont certaines aboutirent à des augmentations substantielles de quelques‑uns des salaires locaux.
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[28]
Le jeune homme, conduisant en état d’ivresse, avait tué un motocycliste.
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[29]
Dans le cas présent, jusqu’au tribunal de première instance de Mata Utu (capitale de Wallis‑et‑Futuna).
-
[30]
L’un des textes les plus détaillés sur le fonctionnement de la justice coutumière à Wallis et Futuna est celui de Georges Pilioko intitulé « Journée Justice sur le Territoire de Wallis et Futuna, 11 avril 1997 ». Ce texte n’a jamais été publié mais il existe aux archives du service territorial des Affaires Culturelles, à Mata‑Utu (Wallis).
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[31]
Le conflit entre les royalistes et les réformateurs continue de toucher toutes les familles wallisiennes comme j’ai pu le constater en janvier 2017.
1 La société wallisienne connaît depuis de nombreuses années une crise politique profonde. Déclenchée, en apparence, par un conflit dynastique surgi entre partisans de la révocation du roi et partisans de son maintien dans sa fonction, ce conflit va peu à peu se généraliser jusqu’à devenir une crise du pouvoir politique dans son ensemble. En 2005, le conflit dynastique avait atteint une situation critique : occupation de l’aéroport, barricades, envoi par la France de deux pelotons de gendarmerie [1]. Il paraît se calmer par la suite avant d’entrer de nouveau dans une phase conflictuelle aiguë avec un événement tout récent et complètement inédit, la nomination de deux chefferies distinctes et concurrentes (mars‑avril 2016) et l’intronisation de deux rois.
2 Cette crise politique va toucher toutes les institutions wallisiennes, celles héritées de la colonisation française comme celles qui relèvent de la gestion coutumière wallisienne. L’institution judiciaire wallisienne relevant simultanément de l’une et de l’autre comme on le verra, va se trouver tout particulièrement mobilisée à cette occasion. Cependant, cette mobilisation de l’institution judiciaire par les Wallisiens eux‑mêmes doit être interprétée non comme un simple effet collatéral du conflit dynastique mais comme l’un des éléments moteurs d’une crise politique majeure. Si l’on élargit en effet le cadre historique de l’analyse en amont des événements associés au conflit dynastique wallisien, on découvre que la décennie 1990 est émaillée d’une série d’« affaires judiciaires » inédites puisqu’on y voit des Wallisiens assigner d’autres Wallisiens, y compris des chefs coutumiers, non pas devant la justice coutumière mais devant la justice républicaine. C’est l’une de ces affaires, survenue à la fin de la décennie 1990 – appelée ici « affaire K. » – qui nous servira d’étude de cas pour comprendre les ressorts et les enjeux de la vie politique contemporaine à Wallis [2].
3 Afin de fournir les repères nécessaires à la compréhension de la démonstration, nous commencerons par présenter le contexte politico‑juridique propre à la société wallisienne.
La collectivité d’outre‑mer de Wallis‑et‑Futuna : repères
4 Wallis constitue aujourd’hui avec Futuna, sous la forme de trois royaumes polynésiens – ’Uvéa (Wallis), ‘Alo et Sigave (Futuna) – une collectivité d’outre‑mer. Ce nouveau statut a succédé, en 2003, à celui de territoire d’outre‑mer sous lequel vivait Wallis‑et‑Futuna depuis 1961 [3]. En 1989, lors de ma première enquête de terrain à Wallis‑et‑Futuna, les Wallisiens avaient communément recours à quatre concepts‑clés pour décrire et faire comprendre leur société : la coutume, la Mission, la politique et la jeunesse. Pour les Wallisiens, ces quatre notions représentaient les « forces agissantes » de leur société [4].
5 La « coutume » renvoie généralement à trois ordres de réalité. En premier lieu, à un ensemble de règles que les Wallisiens considèrent comme fondant la manière de vivre faka fenua (à la manière du pays), bien que cet ensemble, considéré comme relevant de la « tradition », se soit largement imprégné d’idées venues d’ailleurs, que ce soit celles qui relèvent de la religion chrétienne (à partir de l’arrivée des missionnaires en 1837) ou, plus récemment, de l’accélération de la mondialisation (après le statut de 1961 transformant Wallis‑et‑Futuna en territoire d’outre‑mer) [5]. Dans un sens plus restreint, le terme de « coutume », comme dans des expressions comme « faire la coutume », fait référence au système de prestations, dons et contre‑dons, qui se pratique encore couramment à Wallis, soit pour les rituels de passage (naissances, mariages, communions, funérailles) soit pour les rituels associés à la chefferie, ou encore lors des fêtes religieuses ou républicaines (14 juillet). Enfin, le terme « coutume » sert aussi à désigner la chefferie – sa composition, ses fonctions, son idéologie et ses pratiques – dite « coutumière » [6]. À Wallis, il existe six chefs de haut rang, dits aliki (terme traduit improprement par « nobles »), censés détenir une relation privilégiée au divin, couronnés par un chef suprême, le hau, qui porte le titre de Lavelua. Ces six chefs aliki forment aujourd’hui un Conseil des ministres coutumiers, dirigé par un Premier ministre qui porte le titre de Kalae kivalu. Le Lavelua, appelé aujourd’hui « roi », appellation utilisée par les missionnaires maristes à leur arrivée à Wallis, est considéré par les Wallisiens comme « l’autorité supérieure et le juge suprême ». Les six ministres et le roi constituent ce que l’on appelle aujourd’hui « la grande chefferie » [Trouillet‑Tamole et Simete, 1995 : 133]. Aux côtés des chefs de haut rang (aliki), il existe des chefs roturiers – de rang moindre mais eux aussi titrés – chargés de gérer la vie des villages. Ces chefs de village (pule kolo), au nombre de 21, souvent jeunes et instruits, parlant le wallisien et le français, jouent aujourd’hui un rôle important auprès de la population [ibid. : 134].
6 À la fin du xix e siècle, la colonisation française s’est appuyée sur une division territoriale ancienne, tripartite, pour en faire un niveau politico‑administratif intermédiaire entre le village et le fenua (le « pays »), en créant à la tête de chacune des trois divisions – (Hihifo au nord, Hahake au centre et Mua au sud) – rebaptisées « districts », des faipule, dotés de pouvoirs de police et de justice, et coiffés par un pulu’i’uvea (chef de la police). Tous les chefs, y compris le hau, peuvent être déposés par la chefferie, sur la demande des autres chefs ou sur celle de la population. Et de fait, avant le règne de Tomasi Kulimoetoke (1959‑2007), la plupart des hau ont été déposés après quelques années, parfois quelques mois.
7 Aux côtés de l’organisation coutumière, une autre institution a joué un rôle majeur dans l’histoire wallisienne : la Mission. La Mission désigne aujourd’hui le clergé de l’église catholique, prêtres, religieuses et évêque, la plupart wallisiens [7]. Depuis la christianisation, quasiment achevée en 1842, il existe une interpénétration très forte entre la mission et la chefferie. Cette dernière est chargée de l’entretien des membres du clergé qui reçoivent, au même titre que les chefs, une part des dons apportés par les villageois lors des rassemblements coutumiers. Jusqu’à la promulgation de la loi de 1961 qui a transformé le Protectorat français en territoire d’outre‑mer, tout l’enseignement était sous la direction de l’Église catholique. En 1961, une mission d’enseignement a été confiée par l’État à la direction de l’enseignement catholique pour le niveau primaire exclusivement.
8 Tout ce qui, au sein de l’organisation politique propre à Wallis, ressortit aux institutions de la République française, à leurs principes et à leur fonctionnement (assemblées, conseils, élections, partis politiques etc.), est désigné par les Wallisiens par le terme général de « la politique ». Le gouvernement de la France est représenté par un préfet qui détient le pouvoir exécutif ; il est assisté d’un conseil territorial constitué des trois rois (un roi à Wallis et deux à Futuna) et de trois personnes nommées par lui avec l’assentiment de l’Assemblée territoriale. Le préfet a un droit de veto sur les lois votées par l’Assemblée territoriale (sauf en ce qui concerne le foncier et les programmes de développement) [8]. Celle‑là (20 conseillers élus tous les cinq ans au suffrage universel) est l’assemblée délibérative. La collectivité territoriale d’outre‑mer de Wallis‑et‑Futuna est représentée en France métropolitaine par un député et un sénateur. L’administration française en la personne du préfet a joué un rôle non négligeable dans la crise politique qui nous occupe, ce qui lui a valu de nombreuses critiques au sein de la population. On doit cependant remarquer que cet engagement de l’administration française dans la vie politique des habitants de l’île est un phénomène très tardif. Tous les témoignages concordent pour montrer le peu d’intérêt – pour ne pas dire l’indifférence condescendante – manifesté d’une manière générale, avant 1961 (statut de tom), par les autorités coloniales françaises envers la population de l’archipel et ses autorités coutumières [9].
9 À la fin du siècle dernier, la population de Wallis‑et‑Futuna était en plein boom démographique et, dans les années 1990, les moins de 20 ans constituaient plus de 50 % de la population. La jeunesse (kau tupulaga) était alors « la » question de société par excellence et l’objet de débats passionnés. Elle l’est toujours aujourd’hui mais pour des raisons différentes, voire opposées.
10 Dans le Wallis de la période 1982‑2001, la jeunesse faisait référence à deux catégories de population, bien distinctes. D’une part, une vague puissante d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes, résultant de l’excès de la natalité sur une mortalité enfin en recul important. À cette époque, les habitants du territoire, devant l’afflux massif des « jeunes » (classes d’âge entre 0 et 20 ans), s’inquiétaient déjà des ressources offertes par le territoire en matière de formation et d’emploi. Cependant, les Wallisiens utilisaient aussi l’expression « les jeunes » pour désigner une « autre catégorie» de population, nettement plus politique, celle constituée par les adultes entre 30 et 45 ans, ans, autrement dit ceux qui, bien qu’en âge d’exercer des responsabilités au plan coutumier, en étaient empêchés par les « vieux » (matua) accusés de monopoliser les offices de chefs. La décennie 1990 sera précisément celle où s’est organisée l’opposition de ces « jeunes », trentenaires ou quadragénaires, éduqués dans les séminaires de Nouvelle‑Calédonie, souvent en compagnie des leaders indépendantistes kanak de l’époque, puis revenus au pays, pressés de mettre fin au monopole politique des aînés coutumiers et de jouer eux‑mêmes un rôle dans la vie politique du « pays ». On doit noter aussi que certains d’entre eux – en particulier ceux qui deviendront les leaders politiques des 25 dernières années – avaient acquis une solide formation syndicale, dispensée dans des stages organisés par le syndicat Force ouvrière.
11 Si la fin du xx e siècle est ainsi, pour les Wallisiens et les Futuniens, l’époque de la célébration de la jeunesse comme force vive et agissante du pays, il en va bien différemment aujourd’hui. La population de Wallis‑et‑Futuna – 12 197 personnes au recensement de 2013 – est en effet touchée de nos jours par le phénomène de la décroissance, avec une diminution de 18 % en 10 ans (2003‑2013). Or, le phénomène de cette décroissance, s’il peut être imputé en partie à la baisse de la natalité, est dû dans une proportion croissante à l’augmentation de l’émigration de ces « jeunes » qui, une fois scolarisés à Wallis, préfèrent chercher du travail en Nouvelle‑Calédonie ou en France, ou même – phénomène récent – en Nouvelle‑Zélande ou en Australie, le fenua présentant trop peu de possibilité ou d’opportunité en matière d’emploi pour des jeunes aujourd’hui nettement mieux formés qu’autrefois.
Brève histoire des institutions judiciaires wallisiennes
12 La justice wallisienne contemporaine présente un double visage, à la fois dans son organisation, ses principes et ses pratiques. Cette situation résulte de l’histoire, et plus particulièrement de l’histoire coloniale. Les Wallisiens d’aujourd’hui sont parfaitement conscients de cette configuration peu commode qu’ils ont en héritage : une justice coutumière qu’ils se représentent comme fondée sur des traditions et transmise de génération en génération, tout en étant largement pénétrée d’influences extérieures comme le christianisme, et une justice « républicaine » imposée par les lois constitutionnelles françaises. Cependant, il serait faux de considérer que les Wallisiens et les Futuniens opposent les deux formes de leur système judiciaire – justice coutumière et justice républicaine – à partir d’un axe tradition/modernité. Il serait plus exact de dire que jusque très récemment, les Wallisiens regardaient la justice coutumière comme étant « leur justice », c’est‑à‑dire une justice pratiquée par eux et entre eux, et la justice républicaine comme celle réservée aux non‑Wallisiens/Futuniens, c’est‑à‑dire aux métropolitains, et plus généralement aux Papalangi (les Blancs, les Occidentaux). Si l’on observe les pratiques de la juridiction coutumière dans le dernier tiers du xx e siècle – au moins jusqu’à la décennie des « affaires » (1990‑ 2000) –, on constate en effet qu’environ 98 % des Wallisiens vivaient sous le régime du droit local et avaient uniquement recours à la justice coutumière [10]. On s’expose à ne rien comprendre des rapports que les Wallisiens et les Futuniens entretiennent avec leur justice – et plus largement de la situation politique actuelle – si l’on ne conserve pas en mémoire certains des aspects spécifiques de ce système judiciaire et de son histoire.
13 Parmi les missionnaires maristes arrivés en 1837, le Père Bataillon va jouer un rôle religieux, intellectuel et politique de premier plan dans l’histoire juridique wallisienne. En 1870, devenu conseiller de la reine Amelia, il rédige, en wallisien, un recueil de lois et de règlements, connu aujourd’hui sous le nom de « Code Bataillon », qu’il fait promulguer par la reine [11]. C’est ce Code Bataillon qui va servir de base juridique à la justice appelée aujourd’hui « coutumière ». Le Code Bataillon comportait à l’origine une « loi sur le droit » qui stipulait que toute la population autant wallisienne qu’étrangère était soumise à la loi du gouvernement :
Et la loi du gouvernement est que tous les hommes qui habitent à Uvéa y sont soumis : les Blancs, les Chinois et tous les hommes de quelque pays que ce soit qui habitent Uvéa. Ils sont tous également soumis à la loi uvéenne [Rensch, 1981 : 17 ; cité dans Aimot, 1995 : 176].
15 Le texte du Code Bataillon reprend à son compte les règles d’organisation du royaume, mais en renforçant la centralisation autour du roi :
Il y a un chef suprême unique à Wallis. On l’appelle le roi du pays. Il est la source de toute autorité dans le pays. C’est lui qui désigne les ministres et les autres chefs à qui il délègue son autorité comme à ses auxiliaires [12].
17 Le Code Bataillon est aussi un recueil de préceptes moraux et d’interdits – ce que le père Bataillon appelle les règles de « bonne conduite » – qui rend caduc tout principe du droit coutumier allant à l’encontre de la morale catholique. La religion catholique devient la religion unique du royaume. Pour toutes les questions qui concernent le mariage – devenu indissoluble –, la filiation et, de manière plus générale, l’organisation de la famille, le Code Bataillon impose les règles catholiques. Très au fait de ce qui se passait ailleurs dans le Pacifique avec la spoliation des terres indigènes, le Père Bataillon y inclut aussi l’interdiction de la vente de toute parcelle de terre à un étranger. En 1886, le traité de protectorat stipule que « la reine conserve toute son indépendance et toute son autorité sur les naturels [13] ». C’est donc la chefferie coutumière qui continue d’administrer la justice, soit au niveau du village, avec le chef de village, soit, au niveau du fenua (pays), avec le hau (roi), assisté de la grande chefferie. Bien entendu, les chefs coutumiers, convertis à la religion catholique, étaient censés dès 1870 adopter et faire appliquer le Code Bataillon [14].
18 Le 8 août 1933, un décret de l’administration française créait une justice de paix à compétence étendue, soumettant dans certains cas Wallisiens et Futuniens au système juridique français [Aimot, 1995 : 175]. On peut donc dire que pendant presque un siècle, depuis la christianisation en 1842 jusqu’en 1933, la justice wallisienne, assez largement repensée par un prêtre catholique français dans le dernier tiers du xix e siècle, a soumis tous les habitants de Wallis au pouvoir judiciaire des chefs coutumiers, le « roi » (Lavelua) étant considéré comme la plus haute autorité en matière de justice.
19 En principe, la justice française installée par le décret de 1933 concerne trois catégories de personnes : les citoyens français ; les étrangers, quelle que soit leur nationalité ; enfin ceux que l’on appelle les « protégés » français, c’est‑à‑dire ceux qui, issus des colonies françaises, ne sont ni citoyens ni « Indigènes » de Wallis‑et‑Futuna, et ont statut spécial vis‑à‑vis de la France, comme les Kanak. Les « Indigènes » de Wallis et Futuna continuent, eux, d’être jugés selon la coutume, revue et corrigée par le Code Bataillon, considérée à la fois par les Wallisiens et les autorités françaises comme étant la loi locale, coutumière. Toutefois, avec l’instauration de la justice de paix, la loi française peut dans certains cas être appliquée aux « Indigènes ». Si l’une des personnes d’un statut mentionné plus haut (citoyen français, protégé ou étranger) est impliquée dans une procédure judiciaire concernant des Indigènes de Wallis‑et‑Futuna, toute l’affaire tombe alors sous le coup de la juridiction française.
20 Comme l’a souligné dans son article, publié en 1995, le premier président de la cour d’appel de Nouméa, Olivier Aimot, l’ensemble de cette organisation judiciaire est resté très largement dominé par le droit local, et cela principalement en raison du petit nombre de Français et d’étrangers présents à Wallis et Futuna ; or, « cette situation devait, en droit, subsister jusqu’à la loi du 29 juillet 1961, et même bien au‑delà, à titre de règle non écrite » [Aimot, 1995 : 177, mes italiques].
21 En 1961, avec la création du territoire d’outre‑mer, la loi statutaire stipule que tous les Wallisiens et les Futuniens ont désormais la nationalité française et jouissent des droits, des prérogatives, des libertés et des obligations associés à la citoyenneté française. L’article 5 de la loi statutaire organise deux juridictions distinctes : « Il est institué sur le territoire des îles Wallis et Futuna une juridiction de droit commun comprise dans le ressort de la cour d’appel de Nouméa et une juridiction de droit local. »
22 Les habitants qui n’ont pas le statut de droit commun mais demeurent sous le statut de droit particulier – à l’époque, quasiment toute la population des îles – conservent leur statut original sauf s’ils décident d’y renoncer expressément. Autrement dit, même s’il n’existe plus qu’une seule citoyenneté – française – les citoyens en question relèvent néanmoins de deux statuts juridiques différents. La loi statutaire spécifie aussi le périmètre de la juridiction coutumière. En 1961, l’article 4 de cette loi (article 4) prévoyait que le régime domanial et foncier serait à déterminer par décret [Trouillet‑Tamole et Simete, 1995 : 135]. Cependant, cet article, jamais appliqué, fut finalement abrogé et aujourd’hui – c’est l’une des particularités remarquables de Wallis‑et‑Futuna – le système foncier continue d’être régi et administré par les autorités coutumières [15]. La grande nouveauté de la loi de 1961 en matière de justice est qu’elle stipule que le droit commun est le seul droit pertinent pour le jugement en matière pénale :
La juridiction de droit commun est la seule compétente en matière pénale. Elle applique sans discrimination la loi pénale en vigueur dans le territoire. Elle est également compétente en matière civile et commerciale sous réserve des compétences dévolues à la juridiction de droit local.
24 Autrement dit, si la loi fondamentale de 1961 reconnaît bien l’existence de deux juridictions, l’une « française et de droit commun », l’autre « coutumière et de droit particulier », elle prive aussi cette dernière juridiction d’une partie de ce qui était jusque‑là son champ d’application.
25 En 1978, un arrêté du Haut‑commissaire de la République créait, dans le territoire de Wallis‑et‑Futuna, une « juridiction de droit local » avec des tribunaux comprenant des assesseurs coutumiers, comme en Nouvelle‑Calédonie [16]. Pourtant, comme le dit le premier président de la cour d’appel de Nouméa, Olivier Aimot, dans un article de 1995, en le déplorant, « cette juridiction n’a en fait jamais vécu », contrairement à ce qui s’est passé en Nouvelle‑Calédonie [Aimot, 1995 : 178] [17].
26 Voici comment le même Olivier Aimot résume l’histoire judiciaire wallisienne :
Ainsi […], l’autorité coutumière était‑elle presque unique dans le domaine judiciaire jusqu’en 1933, puis partagée mais encore largement dominante de 1933 à 1961 et enfin limitée, au moins dans les textes sinon dans les faits, à une partie du domaine civil depuis 1961, tout en étant de plus en plus contestée dans ses modalités de fonctionnement par ceux auxquels elle s’applique [ibid. : 178].
L’organisation judiciaire dans la décennie 1990
28 Les citoyens wallisiens français se distinguent donc par l’existence de deux statuts juridiques différents : le statut de droit commun et le statut de droit particulier, la vie juridique demeurant, au début de la décennie 1990, encore très largement dominée par le recours au droit particulier [18]. Si la juridiction de droit commun s’exerce sous la direction d’un procureur de la République et d’un juge de la cour d’appel de Nouméa, la juridiction coutumière, quant à elle, s’exerce à trois niveaux : le village, le district et le tribunal du roi, instance suprême (requise pour les meurtres). Les séances se déroulent faka fenua, à la manière du pays, c’est‑à‑dire selon un cérémonial particulier réglé par la coutume et toujours oralement.
29 Les plaignants arrivent ensemble au fono (lieu des réunions avec la chefferie) du village, du district ou du roi, avec un ma’ukava qui est offert aux chefs présents [19]. Un homme désigné par les chefs, le Tu’ifakamau, dirige les débats et donne son avis sur le conflit, mais sans prendre de décision. Ce sont les chefs coutumiers qui prennent la décision finale et décident de la sanction après avoir écouté les parties, les rapports d’enquête et le Tu’ifakamau. La sanction consiste en amendes payées aux chefs en argent ou en vivres ou en travaux d’intérêt collectif. Il faut préciser que lorsque les chefs délibèrent puis jugent et sanctionnent, ce sont les plaignants qui sont chargés de les nourrir, ce qui généralement dissuade ces derniers de faire durer les délibérations.
30 À la suite du jugement et de la sanction, le recours est possible comme par exemple annuler la sanction : il suffit d’aller trouver un chef coutumier ou d’avoir recours à une personne respectable, reconnue par tous comme étant de haute moralité. Pour les gens aux revenus modestes, cette pratique du fakahola te tu’a est la seule voie de recours. Cependant, le recours le plus courant et le plus apprécié, c’est le te fai hu ou le fakalele. Le fakalele (faire la bonne chose) ou te fai hu (demande de pardon) est de rigueur quand il y a eu meurtre. Celui qui est déclaré coupable doit demander pardon à la famille de la victime et préparer un repas pour celle‑ci ainsi que pour la chefferie et enfin pour tous ceux qui ont été mêlés à l’histoire. Une fois que le rituel du fakalele est accompli dans les règles, l’action juridique est terminée [Pilioko, 1997 : 7 et suivantes].
31 La justice coutumière est donc quasi entièrement dans les mains des chefs coutumiers qui détiennent, au nom du Lavelua, l’autorité suprême et qui décident à la fois du jugement et de la sanction. Comme le remarque Sioli Pilioko, il n’y a aucune « séparation des pouvoirs » selon le modèle de Montesquieu : ici, ce sont les mêmes qui dirigent – la chefferie coutumière – et qui administrent la justice. Par ailleurs, le tribunal coutumier, quel que soit le niveau où il se place, ne s’appuie pas sur des textes écrits. Enfin, ce que vise principalement la juridiction coutumière, ce n’est pas la recherche du ou des coupables, c’est celle d’une « conciliation », selon l’expression d’Olivier Aimot [1995], afin de mettre un terme au conflit, de rétablir l’harmonie entre les deux parties opposées, bref de restaurer la paix sociale du village, du district, ou du fenua (le pays).
32 On constate cependant avec Olivier Aimot (cf. supra) que la justice coutumière est, dans ce temps‑là, de plus en plus objet de critiques de la part de ses propres administrés. La décennie 1990 est en effet précisément celle où l’on voit se multiplier, « auprès de la juridiction républicaine française », des plaintes visant des chefs coutumiers, fait totalement inédit jusque‑là. Dans le sillage des transformations issues de la globalisation, des chefs au profil nouveau, actifs dans le business, vont accéder aux offices coutumiers [20]. Certains parmi eux vont être accusés par la population d’ignorer la coutume voire même de trahir certaines de ses règles. L’un des cas les plus emblématiques est celui d’un « jeune » chef accusé d’avoir profité de sa fonction coutumière pour gagner un contrat dans un marché : quand on lui signifia qu’en raison de sa forfaiture, il devrait renoncer à l’office coutumier qu’il occupait (et à l’indemnité qui allait avec), il refusa, un acte jugé « inimaginable », « scandaleux », par la plupart des Wallisiens [21]. Aujourd’hui, plus de 15 ans après, et en dépit du fait que la coutume demeure pour tous les Wallisiens vivant à Wallis un point d’ancrage fort de leur société, il est de moins en moins rare d’utiliser la juridiction française, républicaine, de droit commun pour mettre en accusation les chefs coutumiers qui abusent de leur statut en l’utilisant à leur profit personnel [22].
33 Dans les années 1990, on assiste donc, avec la mise en accusation de certaines pratiques de la chefferie coutumière, à l’essor d’une critique de plus en plus systématique de ce qui constitue le système judiciaire wallisien dans son ensemble. L’exemple le plus flagrant des contradictions issues des pratiques judiciaires est celui qui concerne le système foncier. Comme on l’a vu, toutes les affaires associées au foncier relèvent en principe, encore aujourd’hui, du droit particulier, donc de la justice coutumière [23]. Cependant, si le conflit entraîne des violences – et c’est assez souvent le cas avec les querelles foncières –, alors l’affaire passe à la juridiction pénale et relève du droit commun, de la loi républicaine. Or, dans la pratique, la plupart des violences associées aux conflits sur la terre sont jugées et punies par les chefs coutumiers selon le droit particulier tout simplement parce qu’à cette époque « les parties saisissent encore largement les instances coutumières indifféremment de litiges civils ou d’infractions pénales » [Aimot, 1995 : 181]. Mais, comme l’ont fait justement remarquer la procureure de la République Antonia Trouillet‑Tamole et le juge Emeni Simete (tous deux Wallisiens), « qui dit règlement du litige dit forcément règlement de tous les litiges autant civils que pénaux » [Trouillet‑Tamole et Simete, 1995 : 137‑138]. Autrement dit, pour la justice coutumière, dont le but est de rétablir la paix sociale, il s’agit de régler « l’ensemble » de ce qui a constitué le conflit et donc d’infliger aussi la punition chargée de réguler la paix sociale. Avec la confiscation aux chefs de tout ce qui relève du pénal, on voit comment devient quasiment inévitable « un débat continuel entre les coutumiers et les magistrats de la juridiction de droit commun sur cette compétence ».
34 L’étude de cas que nous allons présenter maintenant sous le nom de « l’affaire K. » présente une sorte de condensé des contradictions et des dysfonctionnements issus des transformations historiques de la justice à Wallis. Mais au‑delà de cet aspect, cet exemple nous aide à comprendre ce qui est en jeu dans l’implication et le rôle de l’institution judiciaire au sein de la crise politique wallisienne.
Une étude de cas : l’affaire K.
35 L’affaire K. débute en 1998 lorsque le conseil territorial des femmes intente une action devant la justice « républicaine », en déposant une plainte contre le plus éminent de ses membres, la présidente, que l’on appellera ici K. [24]. Certaines femmes du conseil, en effet, avaient remarqué des anomalies dans les comptes et un « trou » dans la caisse, puisque 5 millions de francs pacifique (environ 42 000 euros) avaient disparu. Convoquée devant le bureau du conseil des femmes, la présidente livra des explications peu convaincantes. Après bien des hésitations, le conseil décida de porter plainte auprès de la juridiction républicaine française contre sa présidente. L’affaire fut donc mise en jugement auprès d’un procureur de la République – une femme wallisienne – et d’un juge (de Nouméa). On découvrit assez rapidement des preuves des malversations de K. et la confirmation que l’argent avait disparu sans réelles justifications.
36 Dans le Wallis de l’époque, K. était une femme de prestige : elle avait été à l’origine de la création du conseil des femmes, en était devenue la présidente. Elle avait été par ailleurs conseillère territoriale (trois femmes seulement avaient occupé cette fonction avant elle), donc élue à l’Assemblée territoriale. Membre d’une famille aliki, elle était aussi la grande amie de la fille du roi – ce qui a son importance dans notre étude de cas. Enfin, elle occupait l’emploi envié de comptable dans l’une des trois grandes surfaces de vente de Wallis. Tout le monde savait qu’elle fournissait un certain nombre d’articles et des denrées au palais royal, sans que rien n’ait jamais pu être prouvé.
37 Convoquée à de nombreuses reprises par la procureure, K. ne se présenta jamais devant le tribunal. Après avoir subi des pressions de plus en plus fortes de la part des chefs coutumiers, la procureure reçut un jour la visite des six chefs aliki qui agissaient en son absence au nom du Lavelua (le roi Tomasi Kulimoetoke). S’adressant à la magistrate, ils lui tinrent ces propos : « Maintenant c’est terminé pour toi, cette femme ne viendra pas te fournir une quelconque explication, la seule chose que tu dois faire, c’est arrêter cette affaire. » La procureure tenta d’expliquer les implications de la justice française aux membres de la chefferie – lorsqu’une action judiciaire est engagée et qu’elle repose sur des preuves avérées, elle va jusqu’au bout de la procédure et ne peut s’arrêter en chemin. Les chefs écoutèrent puis repartirent sans un mot. K. fut jugée par défaut à Nouméa et condamnée à la sentence maximale, soit deux ans de prison – dont six mois fermes – et cinq ans de suspension des droits civiques. Elle aurait pu faire appel mais ne se manifesta pas. Grande amie de K., la fille du roi vint en personne demander à la procureure qu’un non‑lieu fût rendu. Le fils du roi lui proposa par ailleurs de se substituer à K. en prison, sans plus de succès, aucune de ces propositions n’étant recevable auprès de la cour de Nouméa. Craignant une arrestation, K. se réfugia finalement au palais royal [25] mais les gendarmes – wallisiens – qui devaient normalement l’arrêter et la mettre en prison n’osèrent pas entrer dans le palais royal de peur d’affronter directement le Lavelua.
38 La population wallisienne se scinda alors en deux camps opposés, ceux qui défendaient K. et ceux qui la jugeaient coupable. Un débat passionné se développa dans toute l’île, chaque famille se divisant en deux, aux dires des Wallisiens, les uns pour soutenir la justice « coutumière », les autres pour se ranger du côté de la justice « républicaine ». Le sénateur, qui déclara vouloir défendre l’honneur du roi, se plaça aux côtés de K. Le député, en revanche, se déclara en faveur des lois de la République, défendant l’idée que puisque K. s’était rendue coupable d’un vol au sein d’une institution de la République (le conseil territorial des femmes), elle devait en rendre compte devant la justice de la République. L’Assemblée territoriale elle‑même se lézarda. Le Kalae kivalu, grand chef aliki, « Premier ministre », deuxième personnage coutumier après le roi, fit un discours télévisé retentissant, déclarant que la loi de la République à laquelle les femmes du conseil territorial des femmes avaient fait appel, devait être respectée. À la suite de son intervention, il fut démis de sa fonction par le roi et les chefs coutumiers.
39 Heureusement pour K. – et pour le roi –, le 40e anniversaire du règne de ce dernier eut lieu peu de temps après, et un conseiller, envoyé au Lavelua par le président de la République française, Jacques Chirac, avisa le roi de demander à K. de solliciter l’amnistie présidentielle. Ce qu’elle fit. La procédure légale fut suspendue et K. libérée en attendant la décision présidentielle. Jacques Chirac ne pouvait évidemment pas se placer au‑dessus la loi française, mais il ne souhaitait pas non plus créer un conflit avec le principal chef coutumier du Territoire. Les choses en restèrent donc là jusqu’à la réélection du président en 2002, occasion à la faveur de laquelle une amnistie générale fut proclamée.
Justice coutumière versus justice républicaine
40 L’affaire a donc débuté par une « plainte » du conseil territorial des femmes auprès de la justice de la République française. Une telle procédure paraît normale dans la mesure où la plainte émane d’une institution, le conseil des femmes, création de l’État français. Mais ce qui est plus intrigant, c’est que la plainte a été déposée par des Wallisiennes contre une autre Wallisienne, K., une femme appartenant à une élite sociale, économique et politique en vertu de son rang aliki ainsi que, dans une moindre mesure, son implication dans « la politique » et de sa profession de comptable.
41 On peut donc s’étonner que cette femme‑là ait été assignée en justice par ses collègues pour au moins deux raisons : d’une part, parce que porter une accusation contre une personne aliki est considéré comme un manquement sévère à l’étiquette généralement observée entre les gens de rangs différents. D’autre part, qu’une telle accusation soit faite auprès de la justice française n’est pas non plus convenable, la norme pour beaucoup de Wallisiens impliquant de s’adresser aux autorités coutumières [26]. Dans ces conditions, il devient difficile de ne pas voir dans le dépôt de plainte contre K. devant la justice républicaine une manifestation des Wallisiens, sinon de défiance vis‑à‑vis de la justice coutumière, au moins d’une mise en doute de son autorité voire de sa compétence.
42 L’affaire dont il est question prend cependant une tournure politique à partir du moment où K. se réfugie au palais royal, autrement dit à partir du moment où elle se place d’elle‑même sous la protection du roi, donc sous la juridiction coutumière, faisant mine d’ignorer tout ce qui se déroule du côté de la justice française (convocations de la procureure, réunion des preuves contre elle, déroulement du procès et condamnation). Cette position, qui en appelle à la légitimité de la coutume comme instance supérieure à la loi républicaine, va, comme on l’a vu, susciter un véritable débat au sein de la société wallisienne pendant plusieurs années avant la crise dynastique de 2005 et la rupture entre partisans (les rénovateurs) et adversaires (les pro‑palais) de la révocation du roi. Pour un certain nombre de Wallisiens, K. était en effet bien davantage une victime qu’une coupable puisque son tort avait été d’apporter « aide et soutien » au Lavelua, comme le veut la coutume. Cette aide et ce soutien paraissaient d’autant plus « justes » selon eux que les chefs coutumiers et le roi, qui travaillaient pour la collectivité wallisienne au même titre que les fonctionnaires métropolitains – dont le préfet – recevaient certes une indemnité de fonction, mais dont le montant paraissait dérisoire comparé à celui des salaires et des primes versés aux hauts fonctionnaires papalagui (blancs, métropolitains) [27]. Ensuite, pour une très large majorité de Wallisiens, l’autorité supérieure et le juge suprême à Wallis, n’est pas le préfet – lequel est avant tout le représentant du gouvernement français –, mais le roi coutumier, le hau, celui qui porte le titre le plus élevé de la chefferie, le Lavelua Tomasi Kulimoetoke. Autrement dit, et puisque l’on se trouvait là dans une situation de conflit de compétence entre deux instances judiciaires – la justice coutumière et la justice républicaine –, il apparaissait donc, aux yeux d’un certain nombre de Wallisiens, conforme à la norme d’avoir recours à l’ordre judiciaire coutumier. Partant, il était également conforme à la norme que K. soit jugée par la chefferie coutumière selon le « droit particulier », lequel était à cette époque le droit de (presque) tout le monde (wallisien). Il était par conséquent légitime que K. s’en remette au roi, « juge suprême » selon ce même droit.
43 Demeurait néanmoins l’épineuse réalité : la plainte émanait tout de même de femmes wallisiennes – et pas n’importe lesquelles – ; elle avait bien été déposée auprès de la justice de la République française. Deux événements plus tardifs relancèrent les discussions au sein du fenua (pays) au sujet du conflit de compétence judiciaire ouvert par l’affaire K. et redynamisèrent les passions concernant la légitimité régalienne des pouvoirs en question, celui du roi coutumier et celui de l’État républicain. En 2001, l’un des petits‑fils du roi, accusé de viol, se réfugia lui aussi au palais royal. En 2005, un autre petit‑fils du Lavelua, condamné à 18 mois de prison pour homicide involontaire, fit de même après avoir refusé de se présenter devant le tribunal [28]. De tels événements ne purent en aucun cas être considérés par les Wallisiens comme étrangers à l’affaire K. puisqu’ils en reproduisaient très précisément le scénario.
La confrontation de deux univers juridiques opposés
44 L’affaire K. aboutit finalement à la confrontation de deux univers juridiques restés jusque‑là quasiment étrangers l’un à l’autre : la juridiction coutumière et la juridiction républicaine. En dépit du fait qu’ils ont eu à partager la même histoire, chacun de ces univers possède sa logique et son fonctionnement propres. Pour la justice républicaine, on le sait, toute procédure engagée à partir d’une plainte déposée en justice, surtout quand elle est étayée par des preuves, va, en principe, jusqu’au jugement et à l’administration de la peine (ou au non‑lieu) [29]. La procédure judiciaire coutumière est, comme on l’a vu, très différente à la fois dans ses principes, dans ses pratiques et dans ses visées [30]. D’une part, le système juridique coutumier est entièrement sous le contrôle des chefs coutumiers, en particulier sous celui du roi, considéré comme le juge suprême. D’autre part, la justice est rendue oralement, sans texte de loi écrit, même si le Code Bataillon a servi longtemps – et sert encore – de socle juridictionnel en particulier pour tout ce qui relève de la vie familiale (mariage) et des interdits moraux. Par ailleurs, même si le jugement prononcé par le roi (ou son représentant) est irrévocable et immédiatement exécutoire, on peut toujours recommencer un procès après un changement de chefferie (ce qui est assez souvent pratiqué dans les affaires juridiques concernant la terre). Enfin, comme le montre bien la pratique du fakalele, les buts visés par la justice coutumière ne sont pas la recherche de la vérité ni la désignation du coupable et sa punition, mais principalement le retour à la paix sociale.
45 On a donc ici deux univers juridictionnels que tout oppose, « deux systèmes de pensée institutionnels culturellement différents », selon l’expression de Sioli Pilioko [1997 : 2], qui ont vécu côte à côte, quasiment chacun pour soi, jusqu’à la fin de la dernière décennie du xx e siècle. On constate néanmoins que, sur la durée, la juridiction républicaine française l’emporte peu à peu sur la juridiction coutumière locale, l’étape décisive de ce processus étant, bien sûr, la confiscation du domaine pénal au détriment des chefs coutumiers et au profit de la juridiction républicaine française. Comme l’avait fait remarquer Olivier Aimot en 1995 :
ce long affrontement entre l’autorité coutumière, lentement affaiblie par l’autorité de la République, laisse supposer que le droit commun est en passe de supplanter le droit particulier de façon paradoxale à un moment de l’histoire du monde où le droit des peuples à leur identité culturelle est de plus en plus généralement reconnu [1995 : 178].
47 Il n’est cependant pas certain que l’on puisse aujourd’hui, en 2017, soit plus de 20 ans plus tard, reprendre terme pour terme, les propos d’Olivier Aimot. Parler du lent renforcement de la juridiction républicaine au détriment de la juridiction coutumière correspond aux faits mais cette évolution ne doit pas se concevoir au regard d’une « victoire » d’un champ sur l’autre, tant celui de la juridiction coutumière reste encore dominant en termes de nombre de justiciables au moins, dans la société wallisienne. Par ailleurs, il n’est pas certain que les Wallisiens conçoivent aujourd’hui cette confrontation, voulue et déclenchée par eux, comme l’expression de l’affrontement entre deux « identités culturelles » – ou dans les termes d’une opposition entre tradition et modernité. Ce serait trop simple et peu conforme aux réalités de la vie politique wallisienne. Même si les Wallisiens sont parfaitement conscients qu’ils ont hérité, à travers leur histoire coloniale, d’une justice à deux visages, même s’il leur arrive d’opposer l’une et l’autre juridictions – faka fenua/occidentale –, ils ont acquis, au fur et à mesure de leur utilisation la connaissance du fonctionnement de cette justice double en sachant tirer profit de ses contradictions et de ses impasses.
48 L’affaire K. est riche d’enseignements divers qui se déploient sur plusieurs plans, juridique, socio‑économique, politique, psychologique, etc. [Douaire‑Marsaudon, 2011 : 250‑259]. Il faut toutefois prendre la mesure de ce qu’elle a représenté pour les Wallisiens car la controverse ainsi déclenchée amorce et préfigure le conflit qui déchirera à peu près toutes les familles wallisiennes dans les années qui vont suivre et jusqu’à aujourd’hui [31]. Le ressort principal de l’affaire K. c’est la confrontation récente entre deux justices qui s’exercent différemment à Wallis, justice coutumière et justice républicaine. Pour la première fois – il y en aura d’autres (cf. supra) –, les deux juridictions du pays sont en quelque sorte mises en concurrence par les Wallisiens eux‑mêmes qui vont progressivement se réapproprier cette institution de pouvoir sous ses deux espèces, pourrait‑on dire. Plutôt que d’identifier cette récupération à des séries de « manipulations » du système judiciaire, il convient bien davantage de parler de la réappropriation progressive, par les Wallisiens, de cet outil de la vie collective et citoyenne qui se nomme « la justice ». Si, derrière la confrontation des juridictions wallisiennes initiée par l’affaire K., la question qui reste posée aujourd’hui est celle de savoir qui, de la coutume ou de l’État français – et subsidiairement, qui dans la coutume – possède le pouvoir régalien le plus légitime, pour les Wallisiens, il s’agit aussi de trouver comment, aujourd’hui, faire fonctionner ensemble l’une et l’autre de ces institutions et mettre ainsi fin à un conflit qui paraît s’installer dans la durée.
Remerciements
49 Je suis infiniment reconnaissante à Mika Tui, Siolo Pilioko, Atonia Trouillet‑Tamole, Emeni Simete, Hivoni Hanisi, Pipiena Keletaona, Pelenata Halagahu‑Papilio et Kimi Seo pour leur aide bienveillante et leurs précieux conseils. Le texte présenté ici est une version actualisée du chapitre « Justice in Wallis‑’Uvea », parue dans le livre édité par Elfriede Hermann, Changing Contexts—Shifting Meanings, Transformations of Cultural Traditions in Oceania, University of Hawai’i Press, 2011.
Références bibliographiques
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- Angleviel Frédéric, 2006, “Wallis and Futuna”, The Contemporary Pacific, 18(1): 148‑151.
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- De Deckker Paul (dir.), 1995, Coutume autochtone et évolution du droit dans le Pacifique sud, Paris, L’Harmattan.
- Douaire‑Marsaudon Françoise, 1998, Les Premiers Fruits. Parenté, identité sexuelle et pouvoirs en Polynésie occidentale (Tonga, Wallis et Futuna), Paris, cnrs Éditions / Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
- Douaire‑Marsaudon Françoise, 2011, “Justice in Wallis‑’Uvea. Customary Rights and Republican Law in a French Overseas Territory”, in Elfriede Hermann (ed.), Changing Contexts—Shiffting Meanings. Transformations of Cultural Traditions in Oceania, Honolulu, University of Hawai’i Press: 250‑259.
- Pilioko Georges (Sioli), 1997, « Journée Justice sur le Territoire de Wallis et Futuna » [texte dactylographié non publié], Territoire des Îles Wallis et Futuna, Service Territorial des Affaires Culturelles.
- Rau Eric, 1935, La Vie juridique des Indigènes des Îles Wallis, Paris, L’Harmattan.
- Rensch Karl. H. (ed.), 1981, Tohi fono o ‘Uvea, Code de Wallis 1870, Canberra, Archipelago Press.
- Salomon Christine, 2002, « “Mettre au tribunal”, “Claquer un procès” : les nouvelles ripostes des femmes kanakes en Nelle‑Calédonie », Archives de politique criminelle, 24(1) : 161‑176.
- Trouillet‑Tamole Antonia et Emeni Simete, 1995, « Les règles coutumières à Wallis et Futuna », in Paul de Deckker (ed.), Coutume autochtone et évolution du droit dans le Pacifique sud, Paris, L’Harmattan : 132‑139.
- Van Der Grijp Paul, 2006, « Entrepreneurs des îles : développement des petites et moyennes entreprises à Wallis (Polynésie occidentale) », Journal de la Société des océanistes, 122‑123 : 91‑108.
Mots-clés éditeurs : droit commun/droit particulier, chefferie, histoire coloniale, collectivité d’outre‑mer, coutume, justice
Date de mise en ligne : 25/01/2018
https://doi.org/10.3917/ethn.181.0081Notes
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[1]
Pour les Wallisiens interrogés sur la crise de 2005, on se trouvait « au bord de la guerre civile », chacun des deux « camps » se faisant face avec des armes. Dès 2003, certains Wallisiens (les rénovateurs) estimaient que le roi Tomasi Kulimoetoke, en fonction depuis 1959, très affaibli et malade, n’était plus en mesure de régner et devait être destitué, la destitution des chefs étant une pratique coutumière courante à Wallis [Douaire‑Marsaudon, 1998 : 101]. D’autres Wallisiens (les pro‑palais ou royalistes) considéraient au contraire qu’il convenait, au vu du charisme du roi, de le laisser régner jusqu’à son décès. Sur la crise de 2005 [Angleviel, 2006 : 148‑151].
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[2]
On ne développera pas ici l’histoire de cette crise politique, celle‑ci débordant de loin le sujet du présent article. Par ailleurs, l’enquête de terrain qui a servi à la collecte de données a été faite à Wallis (et non à Futuna), c’est donc de la société wallisienne dont il est principalement question ici. Cependant, quand l’analyse peut s’appliquer à Futuna, on le précise dans le texte.
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[3]
En 2003, le gouvernement français a créé cette entité dans l’idée de faire évoluer les statuts des anciennes colonies vers plus d’autonomie et la reconnaissance de spécificités culturelles, institutionnelles ou judiciaires.
-
[4]
Communication de Mika Tui, Wallis, janvier 1990.
-
[5]
Les Wallisiens contemporains considèrent la tradition chrétienne comme faisant partie de leur héritage culturel propre, même s’ils savent pertinemment que le christianisme leur a été imposé au xixe siècle.
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[6]
L’organisation traditionnelle de Wallis – et de Futuna – est celle d’une chefferie polynésienne structurée autour d’une hiérarchie d’offices associés à un titre. Celui‑ci circule au sein d’une famille étendue (kainga) et il est dévolu sous certaines conditions à un membre de cette famille, généralement par les aînés de lignées. Il n’échoit donc généralement pas à un héritier en ligne directe. Ce titre, qui implique une fonction de protection et de défense est attribué plutôt à des hommes, mais le titre royal peut échoir à une femme (plusieurs reines dans l’arbre généalogique des lignées royales wallisiennes). Tous les titres, aristocratiques ou roturiers, sont transmis en filiation indifférenciée (par les hommes et par les femmes).
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[7]
Arrivés en 1837, les missionnaires maristes catholiques et français, convertissent rapidement la population de Wallis et Futuna après le meurtre du père Chanel (1842) et la conversion du hau (roi) de Wallis.
-
[8]
Les programmes de développement sont destinés à favoriser l’essor socio‑économique de l’île.
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[9]
Ce désintérêt de l’administration coloniale française vis‑à‑vis de la population îlienne n’a pas empêché certains administrateurs, sincèrement curieux des us et coutumes des habitants, de s’efforcer de la comprendre. Mais un administrateur ne restant qu’un petit nombre d’années en poste, ces efforts sont restés rares et leurs effets limités. Le manque d’attention de l’administration coloniale envers les habitants de Wallis‑et‑Futuna renvoie au fait que Wallis‑et‑Futuna a longtemps représenté des intérêts économiques assez minces pour la France (même si aujourd’hui on s’intéresse de plus près aux nodules polymétalliques du fond des océans). En revanche, la position des deux groupes d’îles dans le Pacifique occidental a toujours été un atout stratégique, jugé de plus en plus crucial par tous les gouvernements français en raison de l’évolution politique de la Nouvelle‑Calédonie vers une plus grande autonomie, voire à terme vers l’indépendance.
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[10]
À noter que les Wallisiens de Nouvelle‑Calédonie ont, eux aussi, recours très majoritairement à la justice coutumière quand des conflits les opposent à d’autres Wallisiens de Nouvelle‑Calédonie, cette justice étant gérée par les chefs coutumiers wallisiens de Nouvelle‑Calédonie.
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[11]
Le Code Bataillon a été publié, en wallisien et en français, en 1981, par Karl Rensch sous le nom de « Tohi Fono o Uvea, Code de Wallis 1870 ». Le manuscrit se trouve dans les archives épiscopales de Lano (Wallis). Pierre Bataillon a aussi rédigé une remarquable notice sur Wallis‑et‑Futuna, publiée en 1841 dans Les Annales de la Propagation de la Foi.
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[12]
Tohi Fono o Uvea, Code de Wallis 1870, Rensch, 1981, art. I.
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[13]
En 1842, le roi de Wallis, Soane Patita Lavelua signa une demande officielle de protectorat adressée à la France. Cette demande resta néanmoins nominale jusqu’en 1886.
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[14]
On doit cependant noter qu’à cette époque, et jusqu’en 1961, beaucoup de chefs, s’ils sont instruits comme tout Wallisien dans la religion catholique, ne savent pas lire.
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[15]
En principe, dans les limites de la loi statutaire, s’il y a meurtre, l’affaire tombe sous la juridiction de droit commun. On verra plus loin que dans la pratique les choses ne sont pas aussi simples.
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[16]
Cette justice de « droit local » mais prévue par la loi statutaire devait comprendre des tribunaux du 1er et du 2e degré, composés d’un président, avec des assesseurs (quatre ou six) désignées par le préfet sur présentation du président du tribunal du droit commun et du chef coutumier de chaque circonscription, donc du roi pour Wallis.
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[17]
Comme le note Olivier Aimot sans autre explication.
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[18]
Le recensement de 1996 totalise une population wallisienne et futunienne de 13 705 habitants dont 98 % de souche polynésienne et seulement 2 % d’origine européenne [Trouillet‑Tamole, 1995 : 134].
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[19]
Une racine de kava. Entrer dans un tribunal, ou toute autre réunion formelle en présence des chefs coutumiers, sans cette racine de kava, est considéré comme un affront [Pilioko, 1997 : 7].
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[20]
Dans le dernier quart du xxe siècle, Wallis‑et‑Futuna – et surtout la société wallisienne – subit d’importantes transformations, économiques et sociales, intellectuelles et idéologiques. Outre le boom des naissances et l’arrivée à l’âge adulte d’une génération mieux formée que ses aînés, on assiste à l’essor d’une classe moyenne tournée vers le monde extérieur, lui empruntant une part grandissante de ses modèles de consommation ou de réussite socio‑économique, comme en témoigne, par exemple, le développement de l’entreprenariat à Wallis même [Van der Grijp, 2006]. La monnaie, autrefois réservée aux Européens et à quelques familles de fonctionnaires locaux, devient plus abondante. La société wallisienne adopte rapidement le modèle de la société de consommation, provoquant la multiplication des grandes surfaces de vente (hypermarchés) comme l’endettement croissant des ménages auprès des banques. Peu à peu, le modèle de la réussite par l’argent et les affaires concurrence sans le faire disparaître celui, devenu plus « classique » mais aussi plus désuet, du « bon » chef coutumier, fondé sur la capacité à rassembler les hommes et à faire fructifier les ressources terrestres et halieutiques.
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[21]
Sioli Pilioko et Mika Tui, communication personnelle.
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[22]
On assiste à un phénomène analogue en Nouvelle‑Calédonie, dans les mêmes années, concernant les femmes, lesquelles vont se servir de plus en plus souvent de la juridiction française de droit commun pour faire reconnaître et punir les violences dont elles sont victimes [Salomon, 2001].
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[23]
Les conflits immobiliers, toujours nombreux à Wallis, se sont accrus dans la décennie 1990 avec le développement des grandes surfaces de vente [Paul van der Grijp, 2006 : 93].
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[24]
Le conseil territorial des Femmes, créé en 1970, est constitué par les femmes qui exercent une activité en rapport avec la collectivité wallisienne. Il s’occupe de questions comme les droits des femmes, la violence envers les femmes, et tout ce qui touche à l’éducation et à la santé ; il dispose de fonds qui sont votés par l’Assemblée territoriale.
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[25]
À cette époque, la fille du roi logeait au palais, en principe pour s’occuper de son père. De nombreux Wallisiens condamnaient le fait qu’elle « gouverne » non seulement le palais mais aussi le fenua (pays) en lieu et place du Lavelua. Comme on l’a dit, le titre royal n’échoit pas nécessairement aux enfants du roi en fonction, la fille du roi n’avait donc, pour beaucoup de Wallisiens, aucune légitimité politique pour se substituer au roi vieilli et malade.
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[26]
En 1990, lors du premier terrain anthropologique de l’auteure à Wallis, la population wallisienne – ainsi que les chefs – considéraient que « toutes » les offenses, excepté le meurtre, devaient être jugées par la loi coutumière.
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[27]
Les fonctionnaires français métropolitains expatriés à Wallis touchaient, à cette époque, un salaire – net d’impôt – plus de deux fois supérieur à celui des fonctionnaires wallisiens. Cette inégalité de traitement avec les fonctionnaires locaux provoqua, dans les années 1990, des grèves à répétition dont certaines aboutirent à des augmentations substantielles de quelques‑uns des salaires locaux.
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[28]
Le jeune homme, conduisant en état d’ivresse, avait tué un motocycliste.
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[29]
Dans le cas présent, jusqu’au tribunal de première instance de Mata Utu (capitale de Wallis‑et‑Futuna).
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L’un des textes les plus détaillés sur le fonctionnement de la justice coutumière à Wallis et Futuna est celui de Georges Pilioko intitulé « Journée Justice sur le Territoire de Wallis et Futuna, 11 avril 1997 ». Ce texte n’a jamais été publié mais il existe aux archives du service territorial des Affaires Culturelles, à Mata‑Utu (Wallis).
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[31]
Le conflit entre les royalistes et les réformateurs continue de toucher toutes les familles wallisiennes comme j’ai pu le constater en janvier 2017.