Couverture de ETHN_173

Article de revue

Les familles homoparentales féminines dans la bio‑économie reproductive

Pages 425 à 436

Notes

  • [1]
    L’expression « famille homoparentale féminine » est une commodité de langage qui ne préjuge en rien que le couple parental fonctionne comme un bloc uni. Les deux conjointes ne partagent pas toujours les mêmes opinions même si globalement le projet parental revêt prioritairement une dimension conjugale.
  • [2]
    La notion de « modèle de parenté » est développée dans Déchaux [2017].
  • [3]
    Si les premières banques de sperme commerciales sont créées aux EU au début des années 1970, le marché international du sperme n’émerge qu’à partir des années 1990 et 2000.
  • [4]
    Selon les cas, l’idiome biologique peut répondre à un souci de vérité (dire ce qu’est la réalité) ou fonctionner comme rhétorique performative (établir la réalité en la nommant ou en la figurant).
  • [5]
    En 2010, Cryos International prévoyait qu’en 2015 les couples lesbiens représenteraient 10 % de la clientèle, proportion stable depuis 2005, alors que la part de couples hétérosexuels déclinerait passant de 80 % à 40 % et que celle des femmes seules augmenterait passant de 10 % à 50 % [Fortier, 2011 : 292].
  • [6]
    Le site de Cryos International est traduit en vingt langues.
  • [7]
    Le terme « race » (Cryos International) ou « race/ethnicity » (European Sperm Bank) est l’une des rubriques du catalogue de donneurs.
  • [8]
    Nous parlons de « clientes » pour désigner la clientèle des banques.
  • [9]
    Libération Next, octobre 2015.
  • [10]
    Les deux banques renvoient chacune à un lien internet pour les clientes qui voudraient s’informer sur le test utilisé.
  • [11]
    Le lien fourni par European Sperm Bank permet d’obtenir son propre test.
  • [12]
    L’analyse portant sur l’offre de services des deux banques étudiées, la question de savoir quel usage en font les consommateurs n’est pas traitée.
  • [13]
    Dans son enquête auprès de clientes lesbiennes de trois banques de sperme aux EU, Laura Mamo [2005] souligne l’importance de ce partenariat qu’elle assimile à un procédé d’apparentement (kinship device).
  • [14]
    Même en définissant strictement le phénotype sur une base anatomique et physiologique, interviennent aussi l’influence du milieu et les variations génétiques.
  • [15]
    Les banques, qui peuvent alors vendre de plus grosses quantités de paillettes, ont un intérêt commercial évident à faire la promotion de la germanité génétique.
  • [16]
    Cryos International écrit sur son site web : « The benefits of using the same donor are obvious. […] The children will be 100 % genetically related and therefore have the best chance of having similar features ».
  • [17]
    Voir Nicholas Agar (Liberal Eugenics, 2004) et R. M. Green (Babies by Design. The Ethics of Genetic Choice, 2007). Citons aussi Julian Savulescu, professeur de philosophie à Oxford et la revue Bioethics qui publie régulièrement des analyses défendant les thèses de l’eugénisme libéral.
  • [18]
    Slate.fr, 15 mai 2013. Lee Silver a conçu un système informatique de dépistage de maladies génétiques sur des embryons virtuels à partir de l’adn du donneur de sperme et de celui de la future mère. Les deux banques sont partenaires de la société qu’il a créée (Le Figaro, 24 avril 2014).
  • [19]
    Par opposition à celle, interne, qui découle de la socialisation familiale.
  • [20]
    À l’argument de prévention médicale s’ajoute chez certains théoriciens de l’eugénisme libéral celui de l’augmentation des capacités cognitives. Les deux banques ne s’aventurent pas sur ce terrain sinon indirectement en précisant le niveau d’éducation du donneur. Certains établissements aux États‑Unis mentionnent toutefois le QI des donneurs.
  • [21]
    En particulier la composition du dossier médical.
  • [22]
    On parle ici de la reconnaissance sociale et non seulement légale.
  • [23]
    Un compte rendu des rencontres annuelles avec des photos figure sur le site de la clinique pour les familles qui ne peuvent s’y rendre.
  • [24]
    La clinique laisse le choix du type de don (anonyme ou ouvert) à ses clientes. Elle accepte aussi qu’elles viennent avec leur propre donneur (formule du « donneur connu »).
  • [25]
    Interprétation qui met en évidence l’usage performatif de l’idiome biologique (Voir supra note 4).
  • [26]
    On se sépare ici de Laura Mamo [2005] et de Petra Nordqvist [2011] qui soulignent l’influence de la bioéconomie reproductive sur la construction de la parenté des familles homoparentales féminines. La première montre que de nombreuses lesbiennes clientes de banques de sperme aux EU sélectionnent finement le phénotype du donneur et l’utilisent comme un procédé pour « apparenter » le couple de femmes et l’enfant ; la seconde relève l’influence des cliniques dans la manière dont les familles parviennent à réifier le sperme, à neutraliser sa valeur de substance corporelle.

1 Les familles homoparentales féminines [1] souhaitant accéder à la parenté par recours à la procréation médicalement assistée (PMA) hétérologue – c’est‑à‑dire faisant appel à un donneur de sperme – s’adressent au marché globalisé de la reproduction, qu’il s’agisse de banques de sperme, de cliniques spécialisées en insémination artificielle ou des deux lorsque les paillettes achetées en banques de sperme sont utilisées pour une insémination en clinique. Ces familles ne constituent qu’une partie de la clientèle des banques alors que certaines cliniques se spécialisent dans la pma pour couples lesbiens. Distinguons alors au sein de la bio‑économie reproductive le marché du sperme proprement dit et les cliniques pratiquant la pma pour les couples de femmes.

2 Dans quelle mesure les valeurs promues en matière de procréation par les banques de sperme se retrouvent‑elles dans la manière dont les familles homoparentales féminines s’efforcent de construire le lien de parenté entre le couple et l’enfant ? La marchandisation du sperme conduit‑elle à renforcer l’influence de la biologie qui, dans le cadre du « modèle de parenté » [2] euraméricain, tient une place centrale dans la façon de définir le lien de parenté et de désigner les places de chacun ? On répondra en se situant à deux niveaux : celui du marché du sperme à travers l’étude du positionnement des banques, puis celui des familles homoparentales féminines qui se sont adressées à des cliniques.

Le marché du sperme et la biologisation de la parenté

3 Le marché international du sperme est aujourd’hui une composante importante de la bio‑économie reproductive [Kroløkke et al., 2012] [3]. Les banques de sperme (et les cliniques disposant de leur propre stock de gamètes) qui forment ce marché du côté de l’offre répondent à une demande diversifiée faite en partie de couples lesbiens recourant à l’insémination artificielle avec don de sperme (iad). Pour les couples qui ne veulent pas d’une iad avec don anonyme, la possibilité, proposée par les banques de sperme, de choisir le donneur est appréciée. Quel rapport ces intermédiaires biomédicaux entretiennent‑ils avec l’idiome biologique, c’est‑à‑dire avec une manière d’énoncer la parenté qui met en avant la composante biologique du lien [4] ? En quoi participent‑ils à la reconfiguration des représentations et des normes de parenté ? L’analyse du positionnement commercial et de l’offre de services de deux grandes banques européennes (Cryos International et European Sperm Bank) apporte des éléments de réponse.

Cryos International et European Sperm Bank

Fondé en 1987 au Danemark par Ole Schou, diplômé en études commerciales, Cryos International se présente comme « la plus grande banque de sperme au monde » avec un catalogue d’environ 500 donneurs et une clientèle répartie sur 80 pays. En 2001 Cryos International crée une filiale aux EU. À partir de 2006 est proposée la formule du don « ouvert » (donneur non anonyme). En 2009 la banque, qui fournissait jusqu’alors uniquement des cliniques, s’ouvre aux particuliers. Le sperme acheté par un particulier peut être livré à une clinique pour une insémination médicale ou à domicile pour une insémination « artisanale ».
European Sperm Bank est installée au Danemark. Dirigée par Susanne Tinshel, généticienne, et disposant d’un catalogue de 250 donneurs, la banque se situe sur un créneau plus médicalisé que Cryos International : l’accent est mis sur la qualité scientifique du dépistage génétique (genetic screening) et la précision du questionnaire médical auquel les donneurs sont soumis. European Sperm Bank travaille avec des cliniques et des particuliers. La banque propose aussi la livraison à domicile.

Pragmatisme commercial et éthique minimale

4 Cryos International et European Sperm Bank offrent une large gamme de services et accueillent toutes les demandes qu’elles soient le fait de couples hétérosexuels, homosexuels ou de célibataires [5]. Internationaux [6], leurs sites web sont conçus pour pouvoir tout faire en ligne : sélectionner le sperme, choisir sa formule, réserver son donneur, etc. Cryos International propose d’expédier les paillettes par colis postal à domicile (avec instructions de manipulation selon le type de conditionnement) pour celles qui préféreraient une insémination chez soi plutôt qu’en clinique. Les deux banques se veulent très rigoureuses quant à la qualité du sperme : 5 à 10 % des candidats donneurs sont finalement acceptés. Ils doivent passer de nombreux tests médicaux et psychologiques et répondre à un questionnaire sur l’état de santé de leurs proches parents. Le genetic screening est destiné à repérer toute maladie génétiquement transmissible. Le prix des paillettes varie selon divers paramètres : qualité du sperme, préparation (traitement destiné à le purifier, indispensable si l’insémination se fait en clinique), densité (motilité), type de conservation et volume commandé. Les deux établissements veillent aussi à diversifier leur catalogue sur le plan des phénotypes et de la « race » [7].

5 De plus en plus de clientes [8] souhaitant obtenir des informations sur le donneur sans nécessairement connaître son identité, les deux banques proposent le « profil détaillé » : la formule permet de dissocier l’accès aux données non identifiantes de la révélation de l’identité du donneur et d’une prise de contact éventuelle (on parle alors d’open donor). La cliente a donc le choix entre quatre options : anonymat ou identité du donneur ; profil de base ou profil détaillé avec, dans ce dernier cas, possibilité d’obtenir un éventail plus ou moins large d’informations non identifiantes.

6 Le profil détaillé le plus complet comprend une interview du donneur, des photos de lui bébé ou enfant, sa généalogie (père, mère, frères, sœurs, grands‑parents, European Sperm Bank ajoutant les oncles et tantes) avec pour chaque parent des informations physiques (taille, âge, couleur des yeux et des cheveux, etc.), médicales (antécédents médicaux), sociales (race, profession, niveau scolaire, etc.) et psychologiques (goûts, tempéraments, etc.) ; une lettre manuscrite traitant des raisons d’être donneur ; un enregistrement audio (souvent la lettre lue) ; un test de personnalité. L’ensemble représente un document de dix à vingt pages, la formule proposée par European Sperm Bank comprenant des informations médicales plus détaillées. Chaque service (qualité et volume des gamètes, donneur ouvert ou anonyme, type de profil) a un coût. Pour une paillette, les prix s’échelonnent de 60 à plus de 1 000 euros. Il faut ajouter les frais d’envoi (de 40 à plus de 500 euros) ou de réservation de dépôt (de 40 à plus de 1 000 euros).

7 Si le discours des banques de sperme combine considérations économiques et rhétorique altruiste [Almeling, 2007], leur positionnement éthique est minimaliste dans la mesure où il renvoie les couples à leurs propres décisions. Le slogan de Cryos International « To help childless make their dream come true » ne s’accompagne d’aucun contenu éthique sinon l’idée que le consentement est la valeur clé. La banque présente les avantages et les inconvénients des formules de l’anonymat et du don ouvert et renvoie à des écrits ou des blogs pour se faire une opinion, suggérant que la vérité morale est subjective et qu’il n’existe pas de norme absolue en matière de procréation. Les établissements font le nécessaire pour s’adapter à la demande en postulant que les couples sont informés et savent ce qu’ils veulent. Associant pragmatisme et libéralisme culturel, le patron de Cryos International déclare : « Je suis farouchement pour la liberté individuelle. […] Je n’ai pas à juger si tout cela est bien ou mal. […] Si nous pouvions reproduire l’odeur ou montrer la peau du donneur, nous le ferions [9] ». On peut parler d’une éthique minimale, neutre à l’égard des visions du bien, fondée sur les valeurs de liberté et de consentement. À chacun de choisir selon sa conception du bien.

Rationaliser le choix et maîtriser les aléas

8 Les sites internet des deux établissements sont organisés autour du catalogue de donneurs. Cryos International met l’intégralité de son catalogue (480 donneurs en février 2016) en accès libre sur sa page d’accueil – chaque donneur étant identifié par un pseudo –, alors que European Sperm Bank affiche un exemple type et exige un forfait de 100 euros pour consulter pendant trois mois son catalogue (252 donneurs en février 2016). La cliente procède en quelques clics à une sélection assez fine du donneur selon un ensemble de paramètres : race, couleur des cheveux, couleur des yeux sont les critères par défaut. Elle peut en ajouter d’autres : outre les critères physiques (taille, poids, groupe sanguin, motilité du sperme, etc.), elle a aussi le choix entre le profil (de base ou détaillé) et l’anonymat ou le don ouvert. Elle accède alors à un ensemble de vignettes qui renseignent sur la composition de chaque profil : y a‑t‑il un enregistrement audio ? Peut‑on réserver de manière exclusive le sperme ? Etc.

9 Chaque donneur est défini comme la somme d’un ensemble de traits (physiques, psychologiques, sociaux) composant le profil détaillé. Un bref questionnaire (profession, niveau d’étude, autoportrait psychologique, souvenirs d’enfance, goûts culinaires, musicaux, artistiques, couleur favorite, animal préféré, etc.) vise à cerner l’identité du donneur, que ce dernier ait ou non opté pour la levée de l’anonymat. Dans la partie généalogique, une dizaine d’items sert à caractériser les parents proches. Ce formatage est comparable à celui des sites de rencontre sur internet [Fortier, 2011] : le profil de la personne est donné par les réponses, courtes et univoques, à des questions et rubriques standards.

10 Le test de personnalité est une pièce importante du profil détaillé. Il consiste en un test psychologique [10] destiné à dégager le tempérament du donneur. Son compte rendu recourt à une mise en forme scientifique (courbes, graphes, concepts techniques). Différents quotients sont calculés et situés dans la distribution moyenne ; Cryos International propose un graphe de personnalité en étoile avec commentaire des points forts et des points faibles. Cette mise en forme répond à un souci d’objectivation : la cliente peut comparer les scores des donneurs qu’elle a sélectionnés, la forme étoilée des graphes de personnalité. Rédigé sous une forme plus libre, l’avis du personnel sur le donneur vient compenser l’aspect réifiant du test. L’utilisation d’un langage numérique situant la personne par rapport à la moyenne ainsi que le repérage et le commentaire des forces et des faiblesses expriment une intention évaluative qui s’appuie sur une norme de référence – statistique (la distribution moyenne) ou psychologique (le profil « équilibré ») – afin de rendre le choix le moins aléatoire possible.

11 Le test proposé par European Sperm Bank comprend un volet particulier. Les scores du donneur (de 0 à 10), qui se distribuent sur quatre échelles de personnalités, sont commentés une fois replacés dans la distribution moyenne. Suit un classement en quatre types psychologiques (Artisans, Guardians, Idealists, Rationals) assortis de commentaires détaillés (dont une rubrique sur « le travail et la carrière professionnelle ») qui ne concernent que le type, non la personne elle‑même. Une analyse des différents appariements de types (ex : Guardian + Rational ou Guardian + Idealist) permet à la cliente, à partir de sa propre vision d’elle‑même ou de son test de personnalité [11], de rechercher le type pouvant constituer avec elle (ou le couple) la paire la plus proche de ce qu’elle désire. Ce service qui vise à optimiser le choix du géniteur selon le critère des paires de tempéraments assimile le donneur à un partenaire, non pas conjugal ou sexuel, mais biogénétique dans le but d’engendrer un enfant.

Une logique du design biogénétique

12 On ne trouvera rien d’explicite sur la nature de ce partenariat entre cliente et donneur dans le discours des banques de sperme car cela contredirait le principe selon lequel les clientes sont libres de leur choix. Les services proposés jouent toutefois sur la croyance en une hérédité naturelle des traits : la cliente soucieuse de transmission génétique doit pouvoir trouver dans les informations à sa disposition de quoi minimiser les aléas [12].

13 Sans aller jusqu’à en faire une personne avec qui nouer une relation, voir dans le donneur, au‑delà du sperme avec ses caractéristiques organiques, un partenaire ayant telle ou telle propriété revient à l’assimiler à un profil humain. La substance biogénétique « paillette » ne se détache de son support humain que de manière relative : plus qu’un ensemble de cellules vivantes, elle est un potentiel de traits personnels susceptibles de se transmettre. En choisissant tel sperme, on achète un phénotype et une probabilité génétique (même minime) d’avoir tel enfant. Le projet procréatif relève d’une logique de design biogénétique : la sélection du profil humain entend réduire les aléas dans le processus qui conduit à la naissance de l’enfant. Si toutes les clientes n’ont pas forcément cet objectif, le souci d’efficacité commerciale pousse les banques à l’envisager et à offrir à leur clientèle le maximum de garanties : celle d’avoir un enfant d’un homme apprécié, qu’on aurait pu soi‑même choisir dans la vie, mais aussi, plus secrètement sans doute, celle de voir en lui un phénotype génétiquement transmissible [13]. Les généticiens savent bien que les aléas sont nombreux et que phénotypes et génotypes ne sont pas équivalents [14] : à propos du genetic screening, les deux banques étudiées rappellent que l’élimination de tout aléa en matière de maladie génétiquement transmissible est impossible. Mais simultanément elles encouragent ce désir de contrôle qui fait du parent le designer de l’enfant.

14 En témoigne cet autre service permettant de réserver le sperme d’un donneur spécifique. La réservation, d’une durée qui peut aller de trois mois (40 euros) à dix ans (1 000 euros), garantit qu’il ne sera pas nécessaire de changer de donneur en cours de traitement et surtout que, en cas de naissances ultérieures, les enfants seront genetic siblings appelés aussi des diblings [Melhuus, ce numéro], c’est‑à‑dire germains consanguins (issus d’un même donneur). Elle suppose de valoriser fortement ce qui est biologiquement transmissible. Plutôt que médicales, les raisons avancées invitent à minimiser les risques : la conception d’un enfant n’exigeant que très rarement un seul cycle de traitement, il est prudent d’anticiper plusieurs cycles et de réserver le donneur de son choix pour une durée déterminée [15]. La logique du design biogénétique conduit ainsi les banques à promouvoir au rang de « vraie » germanité un lien purement génétique [16]. Pour celles qui voudraient disposer d’un géniteur exclusif, être sûres que ses paillettes ne seront pas utilisées pour d’autres couples et que les enfants n’auront pas de demi‑frères ou de demi‑sœurs « dans la nature », Cryos International propose une réservation permanente pour un tarif de 12 000 euros.

Un eugénisme du libre choix

15 Le design biogénétique mène logiquement à l’eugénisme entendu comme « sélection consciente et volontaire » de la reproduction humaine en vue d’améliorer le patrimoine génétique [Taguieff, 1991 : 24]. Cryos International l’assume et consacre une page de son site à cette notion. Les modalités, positive et négative, de l’eugénisme sont distinguées, la première étant présentée comme une démarche familiale et bienveillante : « pratiqué individuellement par les parents de leur propre volonté », l’eugénisme positif rejoindrait la tendance naturelle des individus de toute espèce à assurer la « survie des plus forts » (creating the fittest). Rapproché des pratiques ordinaires d’appariement dans la sociabilité amoureuse et opposé au « mauvais » eugénisme, celui d’un État autoritaire, cet eugénisme du libre choix est banalisé.

16 La réhabilitation s’opère au nom des valeurs du marché [Sandel, 2007] : l’objectif est de répondre aux désirs des parents designers vus comme des consommateurs. Cette approche décomplexée rejoint la notion d’« eugénisme libéral », introduite aux États‑Unis dans les années 2000 par un courant d’idées [17] qui recommande un eugénisme librement consenti, respectant le pluralisme moral et les choix individuels. Dans la foulée du philosophe Robert Nozick qui, dès les années 1970, défendait l’idée d’un « supermarché génétique » dont la principale vertu serait de n’impliquer aucune décision centralisée établissant le type humain futur, ce courant, très implanté aux États‑Unis et au Royaume‑Uni, défendu par des bio‑éthiciens et par des entrepreneurs du secteur des biotechnologies, juge essentielle l’information des futurs parents et prône le plus large accès aux nouvelles techniques de sélection reproductive.

17 Cet eugénisme du libre choix est sous‑tendu par un calcul probabiliste du moindre risque. En ne retenant que 5 à 10 % des candidats donneurs, le genetic screening des banques permet d’écarter la survenue de maladies génétiquement transmissibles et le profil détaillé met en avant des traits qui pourraient être héréditaires. Pourquoi alors s’en remettre au hasard ? « Même un choix partiellement éclairé est meilleur que le hasard », soutient le généticien Lee Silver [18]. Fruit d’un raisonnement probabiliste, la logique de la sélection positive des traits invite à faire le pari d’une « hétérodétermination externe » [19] [Habermas, 2002 : 118] du phénotype de l’enfant à naître. La place devenue vacante du hasard est occupée par un « hétéro‑profil ». La croyance en une hérédité naturelle des qualités humaines qui est au cœur de l’idiome biologique de la parenté constitue le soubassement de ce calcul du moindre risque.

18 L’eugénisme du libre choix se veut bienveillant. Récusant tout absolu moral, tolérant à l’égard de la pluralité des orientations sexuelles et familiales, il s’appuie sur des valeurs de contrôle et de maîtrise [Sandel, 2007], voire d’amélioration de l’équipement génétique : les parents, supposés vouloir le meilleur pour l’enfant, doivent pouvoir choisir son phénotype [Savulescu, 2001]. Pour les banques, l’objectif est moins de viser à une ressemblance entre parents et enfants – il appartient à chacun de juger s’il s’agit là d’un objectif souhaitable – que de produire des enfants sains et robustes [20] en minimisant les risques de maladies transmissibles. Le marché du sperme promeut ainsi une vision biologique de la parenté, plus spécialement de la filiation, dans laquelle la maîtrise du déterminisme génétique encourage l’aspiration à un enfant de qualité dont il est possible de contrôler l’équipement génétique.

Les familles homoparentales féminines et le marché de la reproduction

19 Si les banques de sperme mettent en avant une conception biogénétique de la parenté, qu’en est‑il des familles homoparentales féminines qui recourent au marché de la reproduction ? En France, certaines d’entre elles s’adressent à des cliniques étrangères qui autorisent l’iad pour les couples de femmes. Les clini­ques belges ou espagnoles pratiquent l’insémination avec sperme anonyme conformément à la législation dans ces deux pays. Pour les couples lesbiens qui souhaitent choisir le donneur, les banques de sperme ainsi que les cliniques proposant le don ouvert sont une alternative. Quelle conception de la parenté préside à ces décisions ? Quel est le sens du choix du donneur pour celles qui l’exigent ? Peut‑on par analogie avec les banques de sperme parler d’une visée de contrôle ? Procédons à une exploration à partir de cinq cas de familles homoparentales féminines.

Les 5 familles homoparentales féminines rencontrées

Les entretiens (individuels et de couple) ont été effectués en 2013‑2014. La mère de naissance figure en gras.
Famille 1 : Mathide (38 ans, bac +3, employée dans une association) et Annabelle (37 ans, bac +3, au chômage), mariées, une fille (3 mois) née à la suite d’une iad avec donneur ouvert (clinique danoise).
Famille 2 : Juliette (32 ans, bac +5, consultante en urbanisme) et Pauline (52 ans, bac +5, consultante en relations humaines), mariées, une fille (2 ans et demi) née à la suite d’une iad avec donneur ouvert (clinique danoise).
Famille 3 : Stéphanie (33 ans, bac +2, clerc de notaire) et Aurélie (42 ans, bac +2, clerc de notaire), non mariées, une fille (2 ans) née à la suite d’une iad avec donneur anonyme (clinique espagnole).
Famille 4 : Marianne (48 ans, bac +4, éducatrice spécialisée) et Catherine (41 ans, bac +4, gérante d’une pme), mariées, deux filles (10 et 7 ans), nées à la suite d’une iad avec donneur anonyme (clinique belge).
Famille 5 : Séverine (42 ans, bac +3, infirmière) et Louise (45 ans, bac +3, infirmière), mariées, une fille (3 ans), née à la suite d’une fivd avec donneur anonyme (clinique belge).

Deux conceptions de la bilatéralité

20 Si le coût et les facilités de procédure [21] sont des critères importants et rendent attractif le choix d’une clinique dans un pays frontalier, ils doivent composer avec l’attitude à l’égard de la bilatéralité parentale qui apparaît comme un élément décisif. Deux conceptions de la bilatéralité s’opposent : en optant pour une clinique belge ou espagnole, il est impossible de choisir le géniteur et de lui faire une place autre que symbolique dans la configuration familiale ; opter pour une clinique dans un autre pays, au Danemark, répond au contraire à la volonté de le choisir et d’avoir accès à son identité (deux des cinq familles étudiées y eurent recours).

21 Dans le premier cas, le couple lesbien se définit comme couple parental exclusif. Si le géniteur peut être mentionné sur un plan symbolique, il n’a aucune existence concrète. Son effacement en tant que personne conditionne aux yeux du couple l’établissement d’une filiation strictement bilatérale entre les deux mères et l’enfant. Le géniteur étant vu comme un intrus, il est préférable qu’il reste anonyme.

22

— Stéphanie : Le tiers pour moi, ça a été plus compliqué qu’avec Aurélie parce que, moi, à la base, j’avais du mal à imaginer qu’il ne puisse pas y avoir de père. Et puis quand on en parlait avec Aurélie, elle m’a dit, à juste titre : « Mais moi, je suis quoi au milieu, s’il y a un père, une mère ? » Je me suis mise à sa place cinq minutes et je me suis dit : c’est vrai, elle a raison, c’est complètement injuste. Donc, là au moins, elle a deux parents et voilà. […] Un enfant a besoin de deux parents qui l’aiment et qui s’aiment, c’est tout ! (famille 3).
— Marianne : Non on n’a pas fait l’insémination avec donneur connu. On aurait pu le faire, chose qu’on n’a pas faite parce qu’on ne voulait pas de troisième personne dans l’affaire, dans le sens où cette personne aurait pu devenir un parent. Parce que ça arrive aussi que des géniteurs, dans les cas de donneurs connus, veuillent reconnaître leur paternité.
Catherine : On s’était dit, au départ, « tiens, pourquoi pas faire ça avec un futur parrain ? », qu’on avait plus ou moins désigné. Puis rapidement on s’est dit non, c’est une histoire de couple, on n’a pas envie de partager notre gosse avec un tiers qu’on connaît. […] C’était notre projet à nous deux (famille 4).

23 On peut parler dans le second cas d’une bilatéralité ouverte. Le choix du donneur est précieux car il rend possible l’accès aux origines. C’est moins le phénotype du donneur qui compte que le fait de pouvoir l’incarner à travers des éléments identifiants et de rendre ultérieurement possible pour l’enfant l’accès aux origines. L’éventuel lien de ressemblance avec l’enfant selon le type de donneur choisi est secondaire par rapport à l’argument psychologique de la connaissance des origines tenue pour une composante essentielle de l’identité du sujet. La dimension biologique – savoir de qui on est issu – ne vaut qu’à travers son retentissement imaginaire : pouvoir ancrer son histoire dans une origine, mettre une identité sur le donneur, ne pas simplement le figurer par un statut. Ces éléments l’emportent sur toute autre considération, même financière.

24

— Mathilde: Dans le choix du pays, on ne s’est pas dit « on va choisir l’Espagne parce que c’est plus près et moins cher ». On était prêtes à mettre un peu plus, de la même façon un donneur ouvert c’est un peu plus, mais ça ne comptait pas, ça ne comptait pas du tout (famille 1).

Accès aux origines et souci de normalité

25 Depuis quelques années, des voix se sont élevées dans le débat public pour dénoncer la souffrance des enfants nés de géniteurs inconnus et mettre fin à l’anonymat du don de gamètes [Mehl, 2011]. Un discours d’inspiration psychanalytique prônant un accès possible aux origines et se réclamant de réformes récentes conduites dans certains pays européens (Suède, Pays‑Bas, Royaume‑Uni) s’est largement diffusé. Si, en 2011, les lois bioéthiques sont restées inchangées sur ce point, indéniablement l’idée d’un accès aux origines a gagné en légitimité. Certaines familles homoparentales féminines reprennent ses principaux arguments : refuser le mensonge ou le déni, reconnaître une dimension humaine et intentionnelle à l’acte du don.

26

— Question : Qu’est‑ce qui était important dans le choix que vous avez fait que ce soit un donneur ouvert ?
— Annabelle : Quand même se donner, même si on ne maîtrise pas tout et que l’on n’a pas entièrement les rênes en main, on a cette petite possibilité. […] Oui, si vraiment pour l’enfant, au fond de lui, c’est très important de connaître une partie de ses origines, de pas lui fermer directement la porte par un choix.
— Mathilde : Parce qu’on a lu des choses aussi ou on a entendu des témoignages comme quoi pour certains enfants ne pas pouvoir avoir accès à leurs origines ça aurait pu être très compliqué à vivre, notamment le fait que par exemple en France il y a un organisme qui s’appelle le Cecos où les médecins ont les informations sur les donneurs, où ils ont tout dans des bureaux, dans des fichiers, classés et si l’enfant se présente et qu’il demande des informations sur son donneur, on lui dit non alors que, les informations, elles sont dans le bureau, quoi.
— Annabelle : Il y a d’autres personnes que la personne concernée qui peuvent le savoir mais pas la personne concernée et, ça, ça peut être mal vécu. […] Parce que la politique jusqu’à présent c’était de masquer pour les couples hétéro le fait qu’il y ait un donneur et qu’on fasse en sorte que les parents ce soit de « vrais » parents quoi ! (famille 1).

27 Avec le pacs (1999), puis l’ouverture du mariage aux couples de même sexe (2013), le couple homosexuel s’est progressivement institutionnalisé. Les projets d’alternative à la famille – vue par les homosexuels des années 1970 et 1980 comme une « institution bourgeoise » –, ont fait place à un désir de couple et de famille, traduisant l’aspiration à vivre une homosexualité tranquille, pour l’essentiel réduite à la vie privée. L’arrivée de l’enfant confronte les familles à un ensemble de difficultés qui contrarient ce désir de normalité : au quotidien, la filiation n’est que partiellement reconnue [22], le statut de la mère sociale est fragile, le vocabulaire familial est à inventer, l’enfant et le couple parental sont plongés dans un monde social parfois hostile. La plupart des couples lesbiens avec enfant se préparent à devoir faire face à ces difficultés et mettent en œuvre une parenté réflexive [Déchaux et Darius, 2016] de sorte que l’enfant n’ait pas à souffrir des conditions particulières de sa conception. L’accès aux origines, le fait de pouvoir nommer le géniteur et lui reconnaître une identité de personne, est une démarche de normalisation, l’enjeu étant de composer avec les attentes du milieu social (parentèle, voisinage, institutions scolaires et médicales, monde du travail, etc.) Le souci de normalité se renforce sous l’effet des difficultés, réelles ou anticipées [Ryan et Berkowits, 2009].

28 Ayant repéré cette quête de normalité, certaines cliniques ciblant les familles homoparentales féminines, comme Stork Klinik au Danemark, se démarquent du positionnement des banques de sperme qui s’adressent à une clientèle plus hétérogène.

La clinique Stork

Fondée en 1999 par Nina Stork, lesbienne et sage‑femme, qui elle‑même a eu recours à l’insémination artificielle (IA) et à la fiv, la clinique a pris un essor particulier à partir de 2007 lorsque la loi danoise a ouvert l’IA aux lesbiennes et aux femmes célibataires. En 2011, Stork Klinik a créé à Copenhague un autre établissement spécialisé dans la fiv. Depuis sa création, la clinique a permis la naissance de 5 001 enfants comme l’indique un compteur figurant sur son site web. Elle s’est spécialisée dans la pma pour couples lesbiens et dispose de son propre stock de sperme issu, via Cryos International et European Sperm Bank, de donneurs « d’apparence caucasienne/européenne, âgés en moyenne de 25 ans ». Les clientes ont toutefois la possibilité de se procurer le sperme par elles‑mêmes, soit auprès de banques de sperme, soit en recourant à un donneur de leur entourage.

29 La rhétorique altruiste se double chez Stork d’un engagement social en faveur des familles homoparentales féminines qui rompt avec la neutralité éthique des établissements du marché de la reproduction. Tout en proposant, comme Cryos International ou European Sperm Bank, la formule de réservation du sperme comme moyen d’obtenir des enfants consanguins de même géniteur, la clinique met prudemment en garde ses clientes contre une lecture exclusivement biologique du lien de parenté et rappelle l’importance de la cohabitation : « Pour certaines femmes ou certains couples, ce [la réservation] n’est toutefois pas important car elles/ils partent du principe que les enfants qui grandissent ensemble seront toujours frères et sœurs, qu’ils soient issus du même géniteur ou non », peut‑on lire sur le site web de la clinique.

30 Depuis 2007, Stork Klinik organise chaque année une « rencontre des cigognes » qui est l’occasion de réunir les enfants nés à la clinique et leurs parents [23]. Pensée comme un lieu d’échange et d’entraide, cette manifestation est aussi un moyen de contribuer à une meilleure reconnaissance sociale des familles homoparentales féminines. Le texte de présentation insiste sur le thème de l’accès aux origines :

31

La rencontre des cigognes s’adresse aux enfants qui commencent à penser à leurs origines, leur famille, comment ils ont été créés, etc. […] Pour beaucoup d’enfants, c’est une expérience forte de se trouver avec un si grand groupe d’autres enfants qui sont venus au monde de la même façon qu’eux. Nos souhaits concernant la rencontre des cigognes sont […] que nous puissions ensemble contribuer un peu aux images internes des enfants, leurs pensées et leurs sentiments concernant les questions « Qui suis‑je ? », « Je viens d’où ? »

32 L’accès aux origines ou, à défaut [24], le refus de tenir secrètes les conditions de la naissance participe d’une quête de normalité. C’est moins l’enfant de qualité, génétiquement équipé selon les préférences de parents designers, qui importe que l’enfant sans problème : faire en sorte qu’il puisse assumer ses origines et vivre comme n’importe quel enfant né dans des conditions « normales ».

Primat du conjugal et minoration du biologique

33 Plusieurs études montrent que les familles homoparentales féminines tentent par divers procédés d’aménager les liens biogénétiques pour établir leur parenté [Hayden, 1995 ; Jones, 2005]. Parfois le géniteur est même choisi dans la fratrie de la mère sociale [Côté, 2014]. Le but serait de combler le manque du biologique et de corriger l’asymétrie entre la mère de naissance et la mère sociale. Le choix du donneur serait utilisé par la mère sociale comme un moyen de sélectionner le phénotype à des fins de ressemblance entre l’enfant à naître et ses propres traits. Quant à la formule de réservation du sperme, elle servirait à fabriquer des consanguins. Nos données conduisent à nuancer cette interprétation [25] : sans être négligées, les données de la biologie ne sont pas fortement investies.

34 Laisser à la mère sociale le choix du donneur ne répond pas à une intention conjugale délibérée de design biogénétique en vue de renforcer « le visible de la parenté » [Fortier, 2009] et d’instituer les deux femmes mères à part égale. Si l’objectif est bien de rendre symétrique leur contribution, le critère de la ressemblance n’est pas identiquement investi par les deux conjointes.

35

— Question : Au niveau du choix du donneur que vous aviez fait, vous aviez juste pris la couleur des yeux, des cheveux ?
— Pauline : Couleur des yeux, des cheveux, poids, taille.
— Question : C’était par rapport à vos caractéristiques physiques ou pas tellement ?
— Pauline : Non, disons que si un peu parce qu’on est plutôt brunes et châtains et au Danemark il n’y en a pas beaucoup qui étaient brown hair, donc on a pris plutôt un « cheveu foncé » et on a pris les yeux noirs. Donc oui c’était un peu par rapport à nous.
— Juliette : Oui, ça aurait été un blond, ma foi…
— Pauline : Ça serait plutôt, plutôt grand, parce qu’on est grandes et puis voilà je l’ai pris grand et mince. […] C’est moi qui ai choisi. Elle [Juliette] m’a dit : « écoute, moi… »
— Juliette : Moi, je m’en foutais, tu aurais pu prendre un petit rouquin c’était pareil.
— Pauline : Elle m’a dit : « C’est ton affaire », alors j’ai fait mon truc.
— Juliette : C’est ta moitié.
— Question : C’était sa partie à elle ?
— Juliette : Oui, symboliquement c’était ça. C’est elle qui l’a choisi, donc elle a fait le job à sa façon.
— Question : Parce que pour vous justement au niveau biologique ça n’a aucune importance ?
— Juliette : Ben, c’est facile de dire « non, absolument pas », alors que c’est ma fille biologique, mais dans l’absolu j’aurais envie de te dire qu’en effet ça n’a pas d’importance, même si je trouve sympa de reconnaître des petits traits à moi quand je la regarde. Mais je ne pense pas que ce soit ça qui fasse un lien de plus (famille 2).

36 Pauline et Juliette diffèrent sur la question du choix des traits du donneur. En revanche, le souci de symétrie est central et doit être compris comme une division du travail : chacune des deux mères « fait son job », l’une choisit le donneur, l’autre porte l’enfant, toutes deux contribuant à part égale à la naissance. Il s’agit moins de simuler le lien biogénétique que de se rapprocher d’une expérience ordinaire de la naissance qui suppose le concours des deux parents, comme dans les couples hétérosexuels. Cette division du travail a sans doute une incidence symbolique au sens où le choix du géniteur peut faire de la mère sociale une mère génétique par procuration.

37 La formule de réservation du sperme est rejetée parce qu’elle majore la dimension biologique du lien avec l’enfant et fragilise la place de la mère sociale. Cette fois c’est Pauline, à qui est revenu le choix du donneur, qui minore la place du biologique.

38

— Question : Si vous aviez décidé d’en avoir un deuxième, vous ne prendriez pas le même donneur ?
— Pauline : Ah ça c’est sûr ! […] Justement le côté biologique n’a pas tant d’importance que ça pour nous. Et bizarrement vis‑à‑vis de moi, si ça avait été le même donneur, comme ma copine P., qui est maman sociale de deux petits garçons issus du même donneur, frères de sang à 100 %, ça donnait, si tu veux, une place plus importante, une place relativement importante, au donneur.
— Juliette : Oui c’est l’exclusivité génétique, ça t’exclut quoi ! (famille 2).

39 La réservation en vue d’obtenir des genetic siblings présente le grave défaut de faire primer la filiation (biologique) sur l’alliance : elle réintroduit le donneur et affaiblit le statut de la mère sociale. Or, pour de nombreuses familles homoparentales féminines, la dimension conjugale du projet parental est prioritaire [Déchaux et Darius, 2016]. Il importe que les deux femmes soient d’abord mères à parité pour qu’une filiation bilatérale, calquée sur le modèle de parenté dominant, puisse ensuite s’établir.

40 À cet égard, il n’y a pas de réelle différence entre les familles qui ont choisi la formule du donneur ouvert et les autres. Les premières ne donnent pas plus d’importance que les secondes au phénotype du donneur et à l’idée que le lien biogénétique fonde la filiation avec l’enfant. Elles développent une même conception de la ressemblance vue comme le produit d’un mimétisme résultant de l’éducation familiale.

41

— Marianne : Non, mais en fin de compte ces histoires de génétique et de sang pour moi ça n’a vraiment aucune importance, c’est vraiment plus ce qui va se passer après que pendant la grossesse, et puis après la naissance, c’est ça qui est important c’est toute la relation. En fin de compte on s’aperçoit que les petites, elles ressemblent aussi à Catherine. Mais parce qu’il y a des choses qu’elles prennent dans son comportement, dans ses mimiques, dans ses postures, voilà et que le sang, pff ! […] Parce que le fait d’être parent ce n’est pas qu’une histoire de cellules qui se rencontrent c’est surtout après, au quotidien, ce qui passe dans la convivialité, dans la relation sociale, dans la famille, plus que dans une rencontre de gamètes !
— Catherine (au sujet du choix du donneur par la clinique espagnole) : Alors en fait le médecin, nous a regardées et puis il nous a choisi un donneur européen…
— Marianne : Caucasien.
— Catherine : Quoi ? Oui type caucasien, c’est leur terme, parce que voilà, il nous a proposé pour savoir si on voulait un enfant métis et compagnie, on s’est dit « non mais c’est bon, c’est assez compliqué comme ça, on ne va pas non plus… » (rire) et il était bien d’accord avec nous, donc voilà, on n’a pas voulu rajouter en plus des sexes la couleur ou quoi, donc on est parti sur un donneur type européen.
— Question : Vous n’avez pas choisi en fonction de vos yeux, de vos cheveux ?
— Catherine : Non il n’y avait pas d’eugénisme plus que ça.
— Marianne : Et puis ça nous intéresse pas.
— Catherine : Non ça nous intéresse pas (famille 4).

Naturaliser la naissance

42 En dissociant sexualité et procréation, le don de sperme rend l’insémination « artificielle », assimilable à un acte médical qui marginalise celle des deux mères qui ne portera pas l’enfant. Sa participation à l’acte consistant à inséminer sa compagne est une façon de rectifier cette asymétrie en gommant la médicalisation de l’intervention. Elle vise à transformer l’acte d’insémination en une conception « naturelle » qui puisse être vécue comme la concrétisation d’une relation amoureuse entre deux femmes.

43 Certaines cliniques proposent à la mère sociale d’inséminer sa compagne ou de l’associer étroitement au déroulement de l’insémination. Pour Stork Klinik, l’objectif est de rendre aussi aisée que possible l’assimilation de l’insémination artificielle à un acte naturel. Les photos figurant sur le site web de la clinique représentent des chambres ou des pièces qui évoquent plus le domicile privé que l’univers hospitalier. La documentation précise : « Une insémination doit être une expérience agréable et positive, un bon moment. […] Nous tentons de créer un cadre agréable avec une ambiance chaleureuse, des bougies et éventuellement de la musique. […] Ce qui compte, c’est que votre expérience soit positive, que vous vous sentiez en sécurité et bien prise en charge. La couchette […] peut également accueillir votre partenaire si vous souhaitez vous reposer tou (te) s les deux après l’insémination. »

44

— Question : C’est vous qui l’avez inséminée, c’était un choix de votre part ?
— Pauline : Ben, c’est elle [la sage‑femme] qui me l’a proposé. En fait, c’est dans une petite pièce qui ressemble pas du tout à une chambre d’hôpital, tu as des tableaux au mur, tu as de la musique, tu as un petit sofa dans un coin. On avait branché l’iPhone, y’avait de la musique qu’on avait choisie. […]
— Juliette : […] Donc c’est un moment sympa, il y avait des bougies, des fruits secs, du thé, voilà dans une ambiance comme à la maison, plein de bienveillance, sans stress (famille 2).
— Question : Le fait de l’avoir inséminée est‑ce que c’était important pour vous ?
— Stéphanie : Oui c’était important parce que ça m’aurait dérangée que ce soit quelqu’un, enfin, parce que c’est le corps médical et que c’est toujours impressionnant… mais en fait, c’est tout simple quoi, il y a juste à pousser en fait (rire), c’est comme le monsieur on va dire, entre guillemets, donc oui, en plus je sentais qu’Aurélie était tendue. […] Je pense que ça nous a rapprochées. […] C’était important que ce soit nous qui le fassions, oui, oui.
— Question : Est‑ce que c’était important dans le sens où vous participiez ?
— Stéphanie : Oui bien sûr, dans le sens où moi je suis passive là‑dedans donc c’est vrai, c’est elle qui subit tout, les piqûres, etc. (famille 3).

45 Plutôt que de réaménager les liens biogénétiques, la préoccupation principale des deux familles citées est de « naturaliser » les conditions de la naissance, c’est‑à‑dire d’en gommer l’aspect techniquement assisté en rétablissant, de la sorte, la symétrie des deux mères mise à mal par le procédé technique. Il est frappant de voir que les formules du profil détaillé ou de la réservation du sperme sont dépréciées au point que les intéressées en négligent l’existence. Le prisme biologique les disqualifie alors que certaines informations comme le test de personnalité, qui situe toujours le donneur par rapport à une moyenne, pourraient intéresser les familles soucieuses de normalité pour leur enfant. Désir de normalisation et idiome biologique ne se recouvrent pas. L’hypothèse de la manipulation du biologique conduit à minimiser ce qui relève d’un simple désir de normalisation, celui d’être des parents comme les autres sans forcément privilégier le lien biogénétique. Si le marché du sperme renforce la biologisation de la parenté à travers la croyance en l’hérédité naturelle des traits, le recours au don de sperme n’oblige pas les familles homoparentales féminines à composer avec cette vision [26].

Contrôle versus normalisation

46 Au sein de la bio‑économie reproductive, l’analyse du positionnement commercial des banques de sperme montre que le marché des gamètes met en avant des valeurs de contrôle. Les banques conçoivent leurs services comme pouvant être utilisés par les parents pour devenir les designers de leur enfant en vue de parfaire son équipement génétique. Éthique minimale, maîtrise des risques et des aléas, rationalisation du choix, sélection du phénotype, confusion entre génotype et phénotype concourent à promouvoir un eugénisme de marché, décomplexé et domestique. Cette offre de services orientée vers la production d’un enfant de qualité, doté de traits propres à le rendre « meilleur », traduit l’intention de contrôle du patrimoine génétique et un primat de la filiation biologique.

47 Comment alors caractériser les familles homoparentales féminines qui recourent via la bio‑économie reproductive au don de sperme ? Faiblement reconnues, souvent stigmatisées, elles poursuivent un objectif de normalisation. Leur préoccupation est d’apparaître comme de vraies familles et de ne pas léser l’enfant en faisant peser sur lui leur défaut de légitimité. Au primat de la filiation biologique que le commerce du sperme contribue à renforcer, elles opposent celui de l’alliance – être un couple de mères à parité de statut – qui, dans leur esprit, conditionne la bilatéralité de la filiation. C’est pourquoi elles délaissent les services de design biogénétique proposés par le marché de la reproduction.

48 Valeurs de contrôle et souci de normalité ne se confondent pas. Les familles homoparentales féminines ne craignent pas l’aléa biologique car elles sont moins soucieuses de sélection et de prédictibilité génétiques (avoir un enfant doté de traits préalablement choisis) que de normalisation sociale (être considérées comme une famille ordinaire). Vouloir fonder la bilatéralité sur l’alliance plutôt que sur la filiation biologique est au cœur de la manière dont elles construisent leur parenté. Trois éléments s’y conjuguent : une aspiration égalitaire, mère de naissance et mère sociale étant de statut égal ; un désir d’institutionnalisation, le principe de la bilatéralité (deux parents, pas un de plus) respectant ainsi le fondement du modèle de parenté euraméricain ; une réponse à la stigmatisation sociale, les familles homoparentales féminines se présentant comme des familles « comme les autres ». ■

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Darius Mérylis et Jean‑Hugues Déchaux, 2016, « Les deux mères : familles homoparentales féminines en France », Journal des anthropologues, 144 : 123‑146.
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Mots-clés éditeurs : Banques de sperme, Familles homoparentales féminines, Biologie, Filiation, Marché de la reproduction

Mise en ligne 25/07/2017

https://doi.org/10.3917/ethn.173.0425

Notes

  • [1]
    L’expression « famille homoparentale féminine » est une commodité de langage qui ne préjuge en rien que le couple parental fonctionne comme un bloc uni. Les deux conjointes ne partagent pas toujours les mêmes opinions même si globalement le projet parental revêt prioritairement une dimension conjugale.
  • [2]
    La notion de « modèle de parenté » est développée dans Déchaux [2017].
  • [3]
    Si les premières banques de sperme commerciales sont créées aux EU au début des années 1970, le marché international du sperme n’émerge qu’à partir des années 1990 et 2000.
  • [4]
    Selon les cas, l’idiome biologique peut répondre à un souci de vérité (dire ce qu’est la réalité) ou fonctionner comme rhétorique performative (établir la réalité en la nommant ou en la figurant).
  • [5]
    En 2010, Cryos International prévoyait qu’en 2015 les couples lesbiens représenteraient 10 % de la clientèle, proportion stable depuis 2005, alors que la part de couples hétérosexuels déclinerait passant de 80 % à 40 % et que celle des femmes seules augmenterait passant de 10 % à 50 % [Fortier, 2011 : 292].
  • [6]
    Le site de Cryos International est traduit en vingt langues.
  • [7]
    Le terme « race » (Cryos International) ou « race/ethnicity » (European Sperm Bank) est l’une des rubriques du catalogue de donneurs.
  • [8]
    Nous parlons de « clientes » pour désigner la clientèle des banques.
  • [9]
    Libération Next, octobre 2015.
  • [10]
    Les deux banques renvoient chacune à un lien internet pour les clientes qui voudraient s’informer sur le test utilisé.
  • [11]
    Le lien fourni par European Sperm Bank permet d’obtenir son propre test.
  • [12]
    L’analyse portant sur l’offre de services des deux banques étudiées, la question de savoir quel usage en font les consommateurs n’est pas traitée.
  • [13]
    Dans son enquête auprès de clientes lesbiennes de trois banques de sperme aux EU, Laura Mamo [2005] souligne l’importance de ce partenariat qu’elle assimile à un procédé d’apparentement (kinship device).
  • [14]
    Même en définissant strictement le phénotype sur une base anatomique et physiologique, interviennent aussi l’influence du milieu et les variations génétiques.
  • [15]
    Les banques, qui peuvent alors vendre de plus grosses quantités de paillettes, ont un intérêt commercial évident à faire la promotion de la germanité génétique.
  • [16]
    Cryos International écrit sur son site web : « The benefits of using the same donor are obvious. […] The children will be 100 % genetically related and therefore have the best chance of having similar features ».
  • [17]
    Voir Nicholas Agar (Liberal Eugenics, 2004) et R. M. Green (Babies by Design. The Ethics of Genetic Choice, 2007). Citons aussi Julian Savulescu, professeur de philosophie à Oxford et la revue Bioethics qui publie régulièrement des analyses défendant les thèses de l’eugénisme libéral.
  • [18]
    Slate.fr, 15 mai 2013. Lee Silver a conçu un système informatique de dépistage de maladies génétiques sur des embryons virtuels à partir de l’adn du donneur de sperme et de celui de la future mère. Les deux banques sont partenaires de la société qu’il a créée (Le Figaro, 24 avril 2014).
  • [19]
    Par opposition à celle, interne, qui découle de la socialisation familiale.
  • [20]
    À l’argument de prévention médicale s’ajoute chez certains théoriciens de l’eugénisme libéral celui de l’augmentation des capacités cognitives. Les deux banques ne s’aventurent pas sur ce terrain sinon indirectement en précisant le niveau d’éducation du donneur. Certains établissements aux États‑Unis mentionnent toutefois le QI des donneurs.
  • [21]
    En particulier la composition du dossier médical.
  • [22]
    On parle ici de la reconnaissance sociale et non seulement légale.
  • [23]
    Un compte rendu des rencontres annuelles avec des photos figure sur le site de la clinique pour les familles qui ne peuvent s’y rendre.
  • [24]
    La clinique laisse le choix du type de don (anonyme ou ouvert) à ses clientes. Elle accepte aussi qu’elles viennent avec leur propre donneur (formule du « donneur connu »).
  • [25]
    Interprétation qui met en évidence l’usage performatif de l’idiome biologique (Voir supra note 4).
  • [26]
    On se sépare ici de Laura Mamo [2005] et de Petra Nordqvist [2011] qui soulignent l’influence de la bioéconomie reproductive sur la construction de la parenté des familles homoparentales féminines. La première montre que de nombreuses lesbiennes clientes de banques de sperme aux EU sélectionnent finement le phénotype du donneur et l’utilisent comme un procédé pour « apparenter » le couple de femmes et l’enfant ; la seconde relève l’influence des cliniques dans la manière dont les familles parviennent à réifier le sperme, à neutraliser sa valeur de substance corporelle.
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